En Rade

revue independante

La Revue indépendante No. 3, Janvier 1887

blue  Chapitre I et II. (No. 1, Novembre 1886.)

blue  Chapitre III. (No. 2, Décembre 1886)

blue  Chapitre IV et V. (No. 3, Janvier 1887)

blue  Chapitre VI, VII et VIII. (No. 4, Fèvrer 1887)

blue  Chapitre IX et X. (No. 5, Mars 1887)

blue  Chapitre XI et XII. (No. 6, Avril 1887)


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IV

Le lendemain, dès l’aube, vers les quatre heures, un coup de poing culbuta dans la chambre le battant de la porte. Réveillés en sursaut, Jacques et Louise virent, effarés, devant eux, l’oncle Antoine debout, dans une latrinière exhalaison de purin tiède.

— Mon neveu, fit-il, la bouteille passe !

— Quelle bouteille ?

— Eh pardi, celle de la bête ! Que je vous dise. Norine a couru vers le village chercher le berger ; moi, je peux pas être partout à la fois et j’ai crainte que la Lizarde, elle ne vêle, avant qu’ils aient monté la côte.

— Mais, dit Jacques en enfilant sa culotte, je ne suis pas sage-femme et j’ignore l’art de traiter la gésine des vaches ; aussi, je ne vois pas bien à quoi je pourrai vous être utile.

— Si da ; tant que ta femme allumera le feu et chauffera le vin pour la Lizarde, toi, tu pourras me donner un coup de main, en attendant que Norine et François arrivent.

Louise fit un signe à son mari, puis : je vous suis, dit-elle, allez devant que je m’habille.

En route, Jacques ne put s’empêcher de rire, en contemplant la figure de l’oncle, grêllée de points noirs.

— Ah çà, qu’avez-vous sur le visage ?

Le vieux cracha dans sa main, se la frotta sur les joues et l’examina.

— Ben, c’est des chiures ! j’ai dormi la nuit dans l’étable et, vrai, y en a, mon neveu, des mouches près du bestial !

Et il hâta le pas, arquant ses courtes jambes, rognonnant tout seul, râpant ses doigts sur la brosse de son menton, puis se grattant la tête sous son bonnet jambonné par les crasses.

Quand il ouvrit la porte de l’étable, Jacques vacilla. Une corrosive touffeur d’alcali traversée par des milliers de mouches lui perça la vue d’aiguilles et lui térébra de sifflements ronds les ouïes. L’étable, mal éclairée par une lucarne, était trop petite pour contenir ses quatre vaches, serrées, les unes contre les autres, sur des litières empoicrées par d’excrémentielles tartes.

— Ma piauvre Lizarde ! ma piauvre bête ! gémissait le père Antoine, en s’approchant de celle qui beuglait sourdement et le regardait, la tête retournée, de ses grands yeux vides. — Et, écartant à coups de souliers les autres, il caressa la Lizarde, lui parla bas ainsi qu’à un enfant, lui préta des noms d’amoureuses, l’appela « ma fanfan, ma fifille », l’encouragea à supporter le « mal joli », lui affirmant que si elle poussait ben, ça ne serait que l’affaire d’un moment, après quoi elle reprendrait sa taille.

Tout en se frottant le crâne, il disait à Jacques... C’est qu’elle passe de plus en plus la bouteille ! Bon sang de bon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle fout donc, Norine ? — En attendant, je vas toujours préparer de la filasse pour tirer le veau ; et, tout en tordant ses écheveaux, comme la Lizarde continuait à meugler, il vanta, pour la réconforter sans doute, la sûreté de son affection et les qualités de ses pis.

— Suppose que tu la traies, mon neveu, eh ben, elle te donnerait à peine du lait ! elle s’abandonne qu’avec Norine ; elle perd tout pour elle ; ah dame ! c’est point quand on aime, comme quand on aime point ! et elle est, comme le monde, la Lizarde, elle aime ceux qui la soignent !

Et les autres, c’est tout de même aussi comme elle ! — et il désignait les trois vaches qu’il interpella par leurs noms. « La Si Belle, la Barrée, la Noire », qui regardaient, d’un oeil indifférent, leur camarade mugissant maintenant, la tête levée, vers la lucarne.

— Je vas toujours y graisser la naissance, ça la soulagera, pensa le père Antoine, qui versa de l’huile dans une assiette, puis relevant la queue avec une main, enduisit avec l’autre les génitoires enflammés de la bête.

— Te vlà ! dit-il, en se retournant vers Louise qui arrivait. — Ben fais vite du vin chaud et prépare dans le seau avec du son une bonne eau blanche.

Qu’est-ce que t’as ? — et voyant sa nièce pâlir, il grommela entre ses dents : sacrées femelles ! c’est seulement pas décidées à aider les hommes ! — Louise blêmissait, car cette terrible odeur de l’étable lui chavirait le coeur ; Gaston la soutenait à la porte lorsque des éclats de voix annoncèrent la tante Norine.

— Ah ben, cria l’oncle, qui ne s’occupa plus du malaise de sa nièce ; ah ben, c’est pas tôt ! si vous n’êtes pas restés deux heures, vous n’en êtes pas restés une ; quoi donc que vous faisiez en route ?

— Eh, j’ons verdé le plus que j’ai pu, mon homme, fit le berger qui souleva sa casquette, en voyant Jacques.

Et il entra dans l’étable, assourdi par les piaillements de Norine qui baisait sur les bajoues sa vache dont les mugissements s’accéléraient, en se prolongeant.

J’ai idée que ça va y être, dit le berger, qui enleva son gilet à manches et recula sa casquette sur la nuque.

Des formes pointues de pieds se dessinaient dans le ballon diaphane qui sortait de la vache. Le berger creva l’enveloppe et les pieds apparurent, pas tout à fait crus, mais saignants comme ces pieds de moutons mal cuits, servis dans des restaurants aux prix infimes ; et Jacques, resté sur le seuil, vit les deux hommes entrer sous le derrière de la vache des bras nus et des mains enroulées de filasse et tirer, en sacrant, tandis que la bête ébranlait par ses beuglements l’étable.

— Bon sang de bon Dieu ! tiens bon, mon homme; non, non, va droit ; c’est qu’il pèse, le bougre ! — et tout à coup une masse gluante, énorme, déboula dans des éclaboussures de lochies et de glaires, sur un tas préparé de paille, pendant que l’entaille rouge ouverte sous la croupe de la vache se refermait, comme mue par un ressort.

— Eh ! n.. d. D.. .! tiens-le, ah ! le sacré cosaque ! grondait l’oncle, en bouchonnant le veau qui tentait de se lever sur ses pattes de devant et lançait de tous les côtés des coups de tête.

Norine entra avec un seau fumant de vin.

— Vous n’avez pas mis d’avoine dedans ? demanda le berger.

— Non, mon homme.

— C’est ben alors, parce que, voyez-vous, ça échauffe ; du chénevis si vous en avez, mais pas d’avoine. — Et l’on approcha le seau de la bête remise sur ses pattes et dont la vulve saignait des stalactites de morves roses.

La Lizarde lappa le vin d’un trait. Alors Norine s’agenouilla et se mit à la traire ; elle avait l’air de sonner les cloches et les mamelles fusaient, sous ses doigts humectés par une goutte de lait, une boue jaune bouillonnée de mousse.

— Tiens, bois, fit-elle, à la vache qui avala, en deux coups de langue, la purée de ses pis.

— Pour un beau veau, c’est un beau veau, dit le berger, en étanchant ses doigts avec un bouchon de paille ; la tante Norine demeurait en extase, les mains tombées sur le ventre et jointes.

La vache se remit à mugir.

— Ah çà, t’as pas fini de gueuler comme ça,........clama Norine. — F....-y donc sur le museau, à cette carne-là ! reprit l’oncle qui s’essuyait le front d’un revers de manche.

Il n’y avait plus de « fanfan » et de « fifille », plus d’appellations amoureuses, plus d’encouragement à bien vêler ; l’accouchement avait été des plus simples et le veau était né viable ; en même temps que leur inquiétude pécuniaire, leur tendresse avait pris fin.

Il ne s’agissait plus maintenant que de se reposer, en buvant un verre.

Ils rentrèrent dans la cahute et Norine sortit de l’armoire la bouteille à potion qui contenait de l’eau-de-vie et elle emplit les verres ; tout le monde trinqua et les vida d’un coup.

Puis Antoine se prit à causer avec le berger des délivrances, célèbres dans le pays, de certaines vaches.

— Dis-y donc au neveu, François, combien qu’il a fallu d’hommes pour faire vêler la vache à Constant ?

— Oh, Monsieur, fit le berger, en se tournant vers Jacques, il en a fallu huit, et des hommes qu’avaient du sang, allez ! — ah! je peux dire, que j’ai été outré de sueur, ce jour-là ! Oui, mon cher Monsieur, j’ai dû, sauf votre respect, enfoncer mon bras.... pour y tournibuler le veau et le faire descendre par la naissance ; et, c’est pas pour dire, mais il y a, comme séparation, une peau qu’est ben vétilleuse !

— Aussi, dit le père Antoine, t’es recommandé à la ronde comme un berger qu’a de la connaissance...

— Oui, et des fois que j’ai dit qu’il n’y a rien à faire, on peut aller chercher le vétérinaire de Provins, il a pas belle de s’en charger ; au reste il le sait, cet homme, car une fois venu il a vite fait de cracher et de remonter dans sa carriole.

— Ah ben, c’est tant, s’écria Norine, en approuvant du chef.

Jacques regardait le berger tandis qu’il parlait. C’était un petit homme, maigre, tortueux, un peu bancroche avec un profil dur, à la Bonaparte, et des yeux clairs qui riaient par instants et décelaient, avec un pli de la bouche rasée, une incurable ruse. Il avait aux pieds de ces chaussons de lisière, tressés, noirs et blancs, qu’on appelle, dans ce coin de la Brie, « des bamboches, » une chemise à raies bleues, un gilet à manches de lustrine noire, une culotte de velours à côtes, retenue par un ceinturon de cuir, en bandoulière une corne de fer-blanc et sur l’épaule un fouet.

— Allons, un verre, reprit Norine ; et de nouveau, l’on trinqua. François s’essuya les lèvres d’un revers de main et, après quelques recommandations, il descendit, en clopinant, la côte.

Alors pressé de questions par son neveu, le père Antoine parla du berger ; il expliqua qu’il était maintenant riche. Ah ! c’est que c’était là un bon métier ! — Tiens, il achète un taureau de deux ans quatre cents francs et il le revend six quand il a quatre ans : et pendant ce temps là, son robin qu’est le seul dans le village, lui fait des rentes !

Et il énuméra les profits : deux francs par tête de vache, l’an, — puis un boisseau de blé et de seigle, des oeufs à la Pâques, un fromage mou, quand la vache vêle, du vin à la vendange ; et quoi qu’il a à faire, je te le demande, à entretenir son robin pour qu’il soit toujours vif, à conduire le bestial du village dans le pré et à soigner ses bobos quand il en a. — Ah ! oui, c’est un bon métier, reprit le vieux, en réfléchissant, François a maintenant sa suffisance...

— Mais combien y a-t-il de vaches à Jutigny ?

— Ben, je compte qu’il y en a pour l’heure deux cent vingt-cinq.

— Et d’habitants ?

— Ça va vers les quatre cents, mon garçon.

Il y eut un temps de silence. Louise et Norine revinrent de l’étable où la jeune femme s’était aventurée, afin de voir le veau.

— Si tu savais comme il est gentil, dit-elle à son mari ; crois-tu, il boit dans un verre !

— Oui, en y ouvrant la gueule de force et il gigote, répondit la tante Norine qui paraissait sans enthousiasme pour cette façon civilisée de boire.

— Ici, c’est pas souvent comme ailleurs, reprit le vieux d’un ton docte. On ne les laisse pas téter ; on en perd plus, mais comme ça, ils ne suivent pas leur mère et ils ne broutent pas.

Il se mit à rire. — Tu te rappelles, Norine, le père Martin, le fruitier — qu’est là, à Jutigny, pour manger son bien, ajouta-t-il, en se tournant vers Jacques — il se croyait ben malin parce qu’il revenait de Paris ; il comptait pas que le veau s’engraisse seulement avec du lait. Il me disait : eh l’ancien, pourquoi donc que t’y mets une cage d’osier au museau de ton veau ? et il ricassait quand j’y disais : « mais c’est, mon homme, pour qu’il ne mange pas de la verdure ! »

Eh ben ! quand il a eu un veau qu’il a mené au marché de Bray, Achille lui a dit, en soulevant la paupière de son veau qu’était rouge, « mais c’est un bon républicain que t’amènes là » n’en faut point, et tous les autres bouchers lui ont dit de même ; et il l’a encore son veau qui mangeait de l’herbe !

— Alors, demanda Jacques, il faut que le veau soit anémié, complètement déprimé, pour qu’il se vende ?

— Sans doute, mon garçon, sans ça, sa viande serait pas mangeable !

— Faut qu’il tourne à la graisse, qu’il ait plus de sang, appuya sa femme. — Tiens, on sonne à la petite porte du haut, bah ! c’est pas à se déranger, elle est ouverte ; il n’y a qu’à lui donner un coup d’épaule.

Et, en effet, après un choc, des pas s’entendirent. Jacques mit le nez dehors et aperçut un être, bas du derrière, boiteux et replet.

— C’est le facteur ! dit le père Antoine.

— Ah ben, c’est tant !

L’homme était coiffé d’un immense chapeau de paille, entouré d’un ruban noir sur lequel était peint à l’huile, en lettres rouges, le mot « poste » et sur sa blouse en toile bleue à parements de drap garance, il portait une sacoche. Il salua en arrière, trama les pieds, déposa sa canne et dit :

— C’est vous qui êtes monsieur Jacques Marles ?

— Oui.

Il tendit une lettre et reboucla son sac.

— J’ai idée que tu ne regretterais pas de prendre un verre, fit Norine.

— Sûr, fit-il.

— Et comben que t’en as bu des litres, depuis que t’as commencé ta tournée, interrogea, en riant, le père Antoine ?

— Oh ! j’en ai point bu plus de sept !

— Sept ! s’écria Louise.

— Lui ! — oh, ma fille, il en avale dix sans être plus saoûl qu’à l’heure présente.

Le facteur eut, à la fois, une mine humble et satisfaite. Oui, mais c’est que je mange, dit-il d’un ton modeste.

— T’entends, Louise, va, quand vous aurez du reste, il vous le torchera, le temps de servir ; mais où donc que tu mets tout ce que tu bâfres ?

L’homme haussa les épaules et comme on lui apportait du pain et du fromage, il tira son couteau, se tailla une miche capable de rassasier tout un bivac, mit dessus un peu de l’urinaire avarie de ce fromage bleu, et engouffra le tout par bouchées énormes.

Entre temps, la mâchoire pleine, les joues bondissant en un flux et un reflux des deux côtés des tempes, il se plaignait de la longueur de sa tournée ; enfin, pour l’instant, le parcours était tout de même bon ; les propriétaires habitaient dans leurs châteaux ; ça allongeait souvent sa trotte, comme pour venir jusqu’à celui-ci, par exemple, mais il avait affaire à du bien brave monde qui n’oubliait pas le facteur.

Jacques, plongé dans la lecture de sa lettre, leva le nez à cette amorce de pourboires, mais le facteur dont les yeux brillaient et dansaient, en quelque sorte, dans leurs capotes sillonnées de rides, détaillait avec complaisance les bienfaits des riches. Là, chez le meunier de Tachy, il y avait toujours une bouteille et une croûte et souvent du fricot de la veille qu’on lui gardait ; au château de Sigy c’était mieux encore ; le jardinier lui donnait de la salade et des fruits et la dame veillait elle-même, à ce qu’il mangeât un morceau et ne partît jamais le gosier sec ; tout le monde l’aimait au reste, parce qu’on savait à qui l’on avait affaire — puis qu’en repartant pour Paris, l’on pensait à sa petite famille, car il avait deux enfants et c’est point dans le métier de facteur qu’on se fait du bien.

Fatigué par ce verbiage, Jacques songeait, en repliant sa lettre, à ses tracas qui allaient croissant. Un ami, qui s’était chargé de surveiller ses affaires dans la capitale, lui écrivait une lettre inquiétante.

Certitude maintenant affirmée de ne rentrer dans aucun fonds ; ses créanciers unis pour préparer la saisie de ses meubles ; d’autre part, refus du Crédit Lyonnais d’escompter des billets qu’il espérait convertir en argent liquide.

— Ça va mal, se dit-il.

— Allons déjeuner, fit Louise qui l’observait.

— Eh bien, reprit-elle quand ils furent seuls, que t’écrit Moran ?

Il lui passa la lettre et elle hocha la tête.

— Combien d’argent avons-nous ?

— Pas beaucoup, cinq cents francs au plus, car il y a déjà eu de la dépense et elle ajouta, en soupirant, et ce n’est pas fini !

— Comment cela ?

Elle entra dans des explications. Il avait fallu acheter d’abord pour une cinquantaine de francs d’ustensiles de cuisine et de vaisselle. Il fallait se procurer encore des avances de café, de cognac, de sucre, de poivre, de sel, de bougies, de charbon, toute une série d’achats difficiles à effectuer dans ce château perdu.

Au reste, la question de la nourriture se compliquait comme à plaisir. La bouchère de Savin, la seule bouchère qui existât dans le pays, à la ronde, se refusait absolument, ainsi que tous les autres commerçants d’ailleurs, à monter jusqu’à ce château qui n’était pas situé sur leur route ; de son côté, la femme qui vient, le samedi, de Provins, avec des provisions de légumes, de poulets, d’oeufs, la coquetière, ainsi qu’on la nomme, déclarait ne pas vouloir éreinter son cheval à grimper la côte.

Il n’y avait que le boulanger qui consentait à fournir le pain, et encore était-il convenu qu’il le déposerait en bas, à la porte du château, au bout de l’avenue, sur le chemin de Longueville, à cinq heures du soir.

— Ce sera commode, fit observer le jeune homme. Lorsqu’il pleuvra, nous mangerons de la mie détrempée, de là panade.

— Nous achèterons un panier sur le couvercle duquel on mettra des pierres.

— Mais voyons, l’oncle Antoine mange aussi du pain. Que diable ! il pourrait bien acheter le nôtre avec le sien !

— Tu n’en voudrais pas. Norine rapporte plusieurs pains à la fois, si bien qu’au bout de cinq ou six jours, c’est de la pierre. Tu en sais quelque chose du reste !

Jacques eut un geste de découragement.

Quant au vin, poursuivit-elle, nous devrons en faire venir une feuillette de Bray-sur-Seine ; l’oncle, dont la récolte a été maigre, l’an passé, s’offre d’ailleurs, si nous en avons de trop, à nous reprendre une moitié de la feuillette.

— Et elle coûtera, cette feuillette ?

— Une soixantaine de francs.

Jacques soupira.

— Ah çà mais qu’est-ce qu’il chantait ton oncle lorsqu’il assurait que nous trouverions tout ici, en abondance ?

— Il ne savait pas. Il s’imaginait probablement que nous vivrions ainsi que lui, d’un peu de pommes de terre et de fruits.

— Le plus clair de tout cela, c’est qu’il va falloir, chaque jour et quelque temps qu’il fasse, trotter pendant deux lieues dans la campagne, pour trouver une côtelette et du fromage. — Mais enfin, et Jutigny, et Longueville ? il n’y a donc pas de commerçants dans ces trous-là ?

— Non, c’est Savin qui les dessert. — J’espère cependant, reprit-elle, que nous finirons par nous organiser, car la soeur d’Antoine, la vieille Armandine, connaît à Savin une famille pauvre dont la petite fille ne va pas à l’école pour l’instant ; moyennant un prix à débattre, on enverrait l’enfant, chaque matin, ici ; nous lui donnerions les commissions et elle les rapporterait, après son déjeuner, dans l’après-midi.

Jacques commençait à croire que les économies réalisées à la campagne étaient un leurre et que la solitude, si séduisante à évoquer lorsqu’on réside en plein Paris, devient insupportable quand on la subit, loin de tout, sans domestique et sans voiture.

Et il passait en revue les inconvénients déjà découverts de ce château : voisinage menaçant de bêtes et d’hommes ; humidité glaciale, manque de confortable et disette d’eau ; puis encore certains abandons qui l’indignaient. Il avait en vain cherché dans le labyrinthe de ces pièces, les confessionnaux du corps, les pièces aménagées pour déverser ses fuyants secrets. Il avait fini, en bas, près de la chambre de la Marquise, par découvrir un petit réduit, mais il était dans un tel état de décrépitude qu’on n’y pouvait sans péril entrer.

Et c’était le seul.

Il avait exprimé son étonnement à l’oncle Antoine qui avait d’abord ouvert de grands yeux puis avait regardé Norine.

Elle trépigna de joie, se tapant sur les cuisses. — C’est-il donc que tu voudrais, mon neveu... .. dit-elle entre deux hoquets ; mais on se pose dehors, où qu’on est, comme nous !

Cette simple façon de résoudre une question gênante exaspéra tout bonnement le jeune homme.

Et il maugréa pendant une partie de la journée qui s’écoula d’ailleurs sans qu’il s’aperçut de l’égouttement des heures.

L’action sédative de la campagne le dorlotait encore et il ne connaissait pas l’ennui de l’oisiveté qui se traîne dans des chambres ressassées ou devant des paysages déjà vus ; il en était toujours à la période d’engourdissement, à cette bienheureuse lassitude du plein air qui émousse l’acuité des tracas et baigne l’âme dans des sensations assoupies de syncope, dans d’inertes impressions de vague ; mais si la tiédeur des matins agissait sur lui, comme un remède parégorique, comme un calmant, le deuil refroidi du crépuscule dispersait, de même qu’au premier jour, cette tranquillité qui faisait place à d’incertains malaises et à d’imperturbables et confuses transes.

Ce soir-là, après le dîner, il était descendu avec sa femme dans la cour du château et, assis sur des pliants, ils regardaient, silencieux, le jardin fatigué se ramasser sur lui-même et s’endormir ; et, bien qu’il éprouvât encore cette évagation qui détachait son esprit de l’idée sur laquelle il le voulait fixer, il sentait sourdre dans cet automne d’âme, les mystérieuses humiliations de la peur. Il contempla Louise. Mon Dieu ! qu’elle était pâle ! Il eut un frisson, car ces traits cernés décelaient la marche continue de la névrose et il redouta les prochaines attaques de l’indomptable mal, dans l’isolement de cette ruine.

Et ce mal-être presque douillet qui résulte de l’impuissance à se commander, se changea, chez Jacques, en de nettes inquiétudes ; son esprit disséminé se rassembla sur sa situation et sur celle de Louise. Il recula dans ses souvenirs, remonta dans sa vie, se rappela les bonnes années qu’ils avaient égrenées ensemble. Il avait fallu pour l’épouser se fâcher avec sa famille composée de négociants riches indignés de la basse extraction de cette femme issue d’une génération paysanne mal équarrie par la petite bourgeoisie d’un père. Il avait franchi ces haines, accepté sans regrets une entière rupture avec des parents dont il méprisait les appétits et les idées et qu’il ne visitait auparavant, du reste, qu’à de rares intervalles.

Eux, de leur côté, le jugeaient fou ; oui, bon à rien, mais pas encore fou, se disait Jacques qui n’ignorait pas l’opinion de sa famille. Oui, c’était vrai, il n’était bon à rien, incapable de s’éprendre des occupations recherchées des hommes, inapte à gagner de l’argent et même à le garder, insensible aux appâts des honneurs et au gains des places. Ce n’était pas cependant qu’il fût paresseux, car il avait d’immenses lectures, toute une érudition lointaine mais éparpillée, ingérée sans cible précise, méprisable par conséquent pour les utilitaires et les oisifs.

Cette question qu’il s’efforçait d’élaguer de ses préoccupations, la question de savoir à l’aide de quelles manigances il gagnerait désormais son pain, revenait l’assaillait, plus térébrante et plus têtue, alors surtout qu’il suivait des yeux sa femme affaissée sur son pliant et sans doute torturée, elle-même, par d’analogues craintes.

Il se leva et fit quelques pas dans la cour.

La nuit maintenant tombée déformait le vaisseau de l’église, en face, qui passait par les nuances du noir, très foncé, presque épaissi par des surjets d’ombre, aux endroits envahis par le lierre ; moins profond, plus délayé aux places nues des murs, clair encore dans le cadre des fenêtres dont les vitres en vis-à-vis paraissaient contenir une eau ténébreuse et trouble.

Jacques contemplait cette fonte lente de la pierre dans l’obscurité quand, du haut de l’église, un oiseau s’éleva, tel qu’un aigle, décrivit de ses ailes éployées une foudroyante parabole et tomba, avec un bruit sourd, du ciel dans le bois où des branches froissées craquèrent.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Louise, qui vint se serrer contre son mari.

— Mais c’est un chat-huant, sans doute. Ces oiseaux pullulent dans le clocher de l’église.

Il la prit sous le bras et ils se promenèrent dans la cour, saisi par le silence énorme de la campagne, ce silence fait d’imperceptibles bruits de bêtes et d’herbes qu’on entend lorsqu’on se penche.

La nuit devenue plus opaque, semblait monter de la terre, noyant les allées et les massifs, condensant les buissons épars, s’enroulant aux troncs disparus des arbres, coagulant les rameaux des branches, comblant les trous des feuilles confondues en une touffe de ténèbres, unique ; et presque compacte et dense, en bas, la nuit se volatilisait à mesure qu’elle atteignait les cimes épargnées des pins.

Enfin par-dessus l’église, le jardin, les bois, tout en haut, dans le ciel dur, sourdaient les froides eaux des astres. On eût dit de la plupart des sources lumineuses et glacées et de quelques-unes qui ardaient plus actives, des geysers renversés, des sources retournées de lueurs chaudes. Il n’y avait pas une vague, pas une nue, pas un pli, dans ce firmament qui suggérait l’image d’une mer ferme parsemée d’îlots liquides.

Jacques se sentait cette défaillance de tout le corps qu’entraîne le vertige des yeux perdus dans l’espace.

L’immensité de ce taciturne océan aux archipels allumés de fébricitantes flammes le laissait presque tremblant, accablé par cette sensation d’inconnu, de vide, devant laquelle l’âme suffoquée, s’effare.

Louise avait, elle aussi, fait évader sa vue dans ces lointains gouffres, suivant son mari dont l’oeil adultéré par le mirage d’une vision fixe, s’illusionnait, apercevant au hasard et à son gré, là où elles n’étaient pas, les constellations aux couleurs vives, les astres lilas et jaunes de Cassiopée, Vénus à la planète verte, les terres rouges de Mars, les soleils bleus et blancs de l’Orion.

Guidée par son mari, elle s’imaginait, de son côté, les voir ; et elle demeura pantelante de cet effort, étourdie lorsqu’elle rappela ses yeux devant elle, éprouvant dans l’estomac comme une angoisse qui descendait jusque dans ses jambes devenues incertaines et molles, ressentant l’exacte impression d’une main qui la tirerait, avec lenteur, intérieurement, du haut en bas.

— Je ne suis pas bien, dit-elle, rentrons.

Et derrière le château, à son tour, la lune surgit, pleine et ronde, pareille à un puits béant descendant jusqu’au fond des abîmes, et ramenant au niveau de ses margelles d’argent des seaux de feux pâles.




V

Cétait au-delà de toutes limites, dans une fuite indéfinie de l’oeil, un immense désert de plâtre sec, un Sahara de lait de chaux figé, dans le centre duquel se dressait un mont circulaire, gigantesque, aux flancs raboteux, troués comme des éponges, micacés de points étincelants comme des points de sucre, à la crête de neige dure, évidée en forme de coupe.

Séparé de ce mont par une vallée dont le sol ras sembait pétri d’une boue racornie de céruse et de craie, une autre montagne élançait à des hauteurs prodigieuses une cime d’étain pareille à un entonnoir ; l’on eût dit de cette montagne, travaillée au repoussé, ballonnée d’énormes bosses, d’une colossale vague, écornée du bout, bouillie au feu d’innombrables fournaises et dont la globuleuse ébullition, soudain comprimée, était demeurée, en se congelant d’un coup, intacte.

Il est certain, pensa Jacques, que nous sommes en plein Océan des Tempêtes et que ces deux monstrueux calices tendus vers le ciel sont les sommets cratériformes du Copernic et du Kepler.

Non, je ne me suis pas trompé de route, se dit-il, contemplant le lait glacé de cette surface presque plane, devenue renflée, toruleuse seulement alors qu’on approchait du pied d’un pic.

Avec une sereine certitude, il s’orienta ; là-bas, vers le sud, ce qui apparaît vaguement tel qu’un grand golfe, c’est la Mer des Humeurs et ces deux effroyables chancres qui en gardent l’entrée, ce sont, à n’en point douter, le Mont Gassendi et l’Agatarchites. — Et souriant, il songea que c’était tout de même un bien singulier pays que la Lune, où il n’y a ni vapeur, ni végétation, ni terre, ni eau, rien que des rocs et des coulées de lave, rien que des cirques stratifiés et des volcans morts ; et puis, pourquoi l’astronomie avait-elle conservé ces noms inexacts, ces qualifications surannées et bizarres dont les vieux astrologues ont baptisé des enfilades de plaines et de monts.

Il se tourna vers sa femme, assise et hypnotisée par cette blancheur, lui expliqua en quelques mots qu’il serait imprudent de s’aventurer dans le midi de cet astre, car c’est là que se trouve la zone volcanique, l’agglomération des cratères éteints, des sierras empiétant les unes sur les autres, des Cordillères se touchant presque et laissant à peine courir entre leurs pieds de rugueuses sentes qui semblent taillées dans des tranches de calcaire ou percées dans des pains de blanc de plomb.

Il l’aida enfin à se lever ; elle l’écoutait, scrutant ses lèvres, comprenant ses paroles mais ne les entendant point puisqu’aucun milieu atmosphérique ne pouvait propager le son dans cette planète dénuée d’air ; et tournant le dos au paysage qu’ils contemplaient, ils remontèrent vers le Nord, longèrent la chaîne des Karpathes, franchirent le défilé de l’Aristarche dont les pitons se profilaient, barbelés comme des queues d’écrevisses, dentelés comme des peignes ; ils avançaient facilement, glissant plutôt qu’ils ne marchaient sur une sorte de glace givrée au-dessous de laquelle apparaissaient de vagues fougères cristallisées dont les nervures et les côtes brillaient ainsi que des sillons de vif argent. Ils s’imaginaient se promener sur des taillis plats, sur des arborisations laminées, étalées sous une eau diaphane et ferme.

Ils débouchèrent dans une nouvelle plaine, la Mer des Pluies et là encore, en se postant sur une éminence, ils dominèrent un paysage fuyant à perte de vue, hérissé par des Alpes de plâtre, cabossé par des Etna de sel, gonflé de tubercules, boursouflé par des kystes, scorifié tel que du mâchefer.

Et de même que sur un plan stratégique, des hauteurs immenses, d’innombrables Chimborazo pouvaient balayer la plaine : l’Euler et le Pythéas, le Timocharis et l’Archimède, l’Autolyus et l’Aristille, et, au Nord, presqu’aux confins de la Mer du Froid, près du Golfe des Iris dont les bords en rocailles s’incurvent sur le sol lisse, le Mont Plato crevait, formidable, la croûte disloquée des laves, à plusieurs lieues, dressait des perches de stuc et des mâts de marbre, descendait en rouleaux géants de craie, dégringolait en masse de rocs blancs, percés de trous comme des madrépores, luisants comme des fonds de cribles.

L’on eût dit que tout cela s’éclairait seul ; la lumière paraissait s’irradier, en montant du sol, car là haut, le firmament était noir, d’un noir absolu, intense, parsemé d’astres qui brûlaient pour eux seuls, sur place, sans épandre aucune lueur.

Au fond, l’Aristille ressemblait à une ville gothique avec ses pics, les dents en l’air, coupant de leur scie le basalte étoilé du ciel ; et, derrière et devant cette ville, deux autres cités se superposaient, mêlant au moyen âge d’une Heidelberg l’architecture Moresque d’une Grenade, enchevêtrant, les uns dans les autres, dans un tohu-bohu de pays et de siècles, des minarets et des clochers, des aiguilles et des flèches, des meurtrières et des créneaux, des mâchicoulis et des dômes, trinité monstrueuse d’une métropole morte, autrefois taillée dans une montagne d’argent par les torrents en ignition d’un sol !

Et en bas, toutes ces villes se découpaient en ombres d’un noir cru, en ombres de deux lieues de long, et simulaient un amas d’instruments de chirurgie énormes, de scies colosses, de bistouris démesurés, de sondes hyperboliques, d’aiguilles monumentales, de clefs de trépan titanesques, de cloches à ventouses cyclopéennes, toute une trousse de chirurgie pour Atlas et Encelade, déchargée pêle-mêle sur une nappe blanche.

Jacques et sa femme restaient stupides, doutaient de la lucidité de leur vue. Ils se frottèrent les yeux, mais, dès qu’ils les rouvrirent, la même vision les confondit d’une ville gouachée en argent sur un fond de nuit et projetant avec les dessins hérissés des ombres les exactes formes d’instruments ténébreux épars, avant une opération, sur un drap blanc.

Louise prit le bras de son mari, redescendit dans la plaine et, tournant à leur droite, ils s’engagèrent dans le vallon qu’encaissent d’une part le Timocharis et l’Archimède et de l’autre les Apennins, dont les pics l’Eratosthènes et le Huygens élèvent leurs ventres de bombonnes qui s’émincent peu à peu et se terminent en des cols de bouteilles, aux goulots débouchés et cerclés de cire blanche.

— C’est tout de même étrange, dit Jacques, nous voici parvenus au Marais de la Putridité — et ce n’est pas un marais et il ne sent rien ! Il est vrai que l’Océan des Tempêtes est parfaitement sec et que la Mer des Humeurs qu’on devrait se figurer grasse tel qu’un lac de pus est tout bonnement une exorbitante assiette de faïence craquelée, lisérée de filets gris par les laves !

Louise ouvrait le nez, humait le manque d’air. Non, aucune odeur n’existait dans ce Marais de la Putridité. Nulle exhalaison de sulfure de calcium qui décelât la dissolution d’une charogne ; nul fumet de cadavre qui se saponifie ou de sang qui se décompose, aucun charnier, le vide, rien, le néant de l’arome et le néant du bruit, la suppression des sens de l’odorat et de l’ouïe. — Et Jacques détachait, en effet, du bout du pied, des blocs de pierre qui dévalaient, en roulant de même que des boules de papier, sans aucun son.

Ils avançaient avec un pénible entrain ; ce marais cristallisé tel qu’un lac de sel, ondulait, grêlé comme par une variole géante, criblé de marques rondes, aussi larges que ces bassins construits à Versailles sous le règne du Grand Roi ; par places, de fictifs ruisseaux zigzaguaient, striés par la réfraction d’on ne savait quoi, de fils du gris violacé des iodes ; par d’autres, d’inauthentiques canaux rejoignaient de faux étangs qui se teignaient du rouge malsain des bromes ; par d’autres encore, d’inguérissables plaies soulevaient de roses vésicules sur cette chair de mineral pâle.

Jacques consultait une carte qu’il conservait pliée dans la poche d’un vêtement de fabrication anglaise qu’il ne se rappelait pas avoir jusqu’ici porté. Cette carte, publiée à Gotha, par les soins de Justus Perthes, lui semblait d’une indiscutable clarté, avec ses masses pointillées, ses détails en relief, ses dénominations latines : « Lacus Mortis, Palus Putredinis, Oceanus Procellarum » empruntées à la vieille Mappa Selenographica de Beer et de Maedler, dont elle n’était, au demeurant, qu’une copie réduite.

— Voyons, se dit-il, nous avons le choix entre deux chemins. Ou descendre le détroit formé par les bords de la Mer de la Sérénité et le col du Mont Haemus, ou remonter par le défilé du Caucase jusqu’à la lisière du Lac des Songes et redescendre, en suivant les montagnes du Taurus jusqu’au Jansen.

Ce dernier chemin paraissait être le plus facile et le plus large mais il allongeait de milliers de lieues l’itinéraire qu’il s’était tracé. Il résolut de se faufiler par les sentiers de l’Haemus, mais il butait avec Louise à chaque pas, entre deux murailles d’éponges lapidifiées et de koke blanc, sur un sol verruqueux, comme renflé par des bouillons durcis de chlore. Puis ils se trouvèrent en face d’une sorte de tunnel et ils durent se quitter le bras et marcher, l’un après l’autre, dans ce boyau pareil à un tube de cristal dont les tailles allumées ainsi que des pointes de diamants éclairaient la route. Subitement, la voùte s’exhaussa, s’engouffrant dans une cheminée de haut fourneau, bouchée à son sommet, à des distances incalculables, au dessus d’eux, d’un rond de ciel noir.

— Nous arrivons, murmura Jacques, car cette ouverture c’est le pic creux du Menelaus. Et, en effet, le tunnel prit fin, ils débouchèrent près du Cap Arechusia, non loin du Mont de Pline, dans la Mer de la Tranquillité dont les contours simulent la blanche image d’un ventre sigilé d’un nombril par le Jansen, sexué comme une fille par le grand V d’un golfe, fourché de deux jambes écartées de pied-bot par les mers de la Fécondité et du Nectar.

Ils s’avancèrent rapidement vers le Mont Jansen, laissant à leur gauche le Marais du Sommeil, teinté de jaune comme une mare coagulée de bile et la Mer des Crises, un plateau concréfié de boue, du verdâtre laiteux des jades.

Ils escaladèrent des talus escarpés et s’assirent.

Alors un extraordinaire spectacle se déroula devant eux.

A perte de vue, une mer furieuse roulait des vagues hautes comme des cathédrales et muettes. Partout des cataractes de bave caillée, des avalanches pétrifiées de flots, des torrents de clameurs aphones, toute une exaspération de tempête tassée, anesthésiée d’un geste.

Cela s’étendait si loin que l’oeil dérouté perdait les mesures, accumulait des lieues sur des lieues, sans à peu près possible de distance et de temps.

Ici, de sédentaires maelstroms se creusaient en d’immobiles spirales qui descendaient en d’incomblables gouffres en léthargie ; là, des nappes indéterminées d’écume, de convulsifs Niagaras, d’exterminatrices colonnes d’eau surplombaient des abîmes, aux mugissements endormis, aux bonds paralysés, aux vortex perclus et sourds.

Il réfléchissait, se demandant à la suite de quels cataclysmes ces ouragans s’étaient congelés, ces cratères s’étaient éteints ? à la suite de quelle formidable compression d’ovaires avait été enrayé le mal sacré, l’épilepsie de ce monde, l’hystérie de cette planète, crachant du feu, soufflant des trombes, se cabrant, bouleversée sur son lit de laves ? à la suite de quelle irrécusable adjuration, la froide Séléné était tombée en catalepsie dans cet indissoluble silence qui plane depuis l’éternité sous l’immuable ténèbre d’un incompréhensible ciel ?

De quels effrayants germes étaient donc issus ces monts désolés, ces Himalayas aux corps calcinés et creux ? quels cyclones avaient tari ces Pacifiques et scalpé les végétations inconnues de leurs bords ? quels déluges supposés de flammes, quels éclats disparus de foudre avaient scarifié l’écorce de cet astre, tracé des rainures plus profondes que des lits de fleuves, creusé des fossés dans lesquels auraient pu couler à l’aise dix Brahmapoutre ?

Et plus loin, encore plus loin, émergeaient du cercle des horizons devinés d’autres chaînes de montagnes dont les interminables pics effleuraient le couvercle de nuit du ciel, un couvercle seulement posé sur les pointes de clous des cimes, en attendant qu’un surnaturel marteau l’enfonçât d’un coup pour clore hermétiquement l’indestructible boîte !

Joujou d’une Titane immense, d’une géante enfantine et énorme, emphatique boîte contenant des simulacres en sucre de tempêtes et de plaines, des rocs en carton et des volcans creux dans le trou desquels l’enfant d’un Polyphème pouvait enfoncer son petit doigt, et soulever ainsi, dans le vide, la colossale ossature de ce jouet inouï, la Lune épouvantait la raison, terrifiait la faiblesse humaine.

Et maintenant Jacques ressentait cette lourdeur du bas-ventre, cette contraction de la vessie qu’entraîne l’angoisse prolongée du vide.

Il regarda sa femme ; elle était calme et, de son binocle qui ne bougeait point, elle consultait, ainsi qu’une Anglaise étudie son guide, la carte qu’elle tenait, dépliée sur ses genoux.

Cette quiétude et cette évidence d’avoir près de soi, de pouvoir toucher, s’il le voulait, un être manifeste et vivant, apaisèrent ses transes. Ce vertige qui lui tirait les yeux hors des paupières et les amenait lentement vers le fond d’un gouffre, s’évanouissait maintenant que sa vue se reposait, à deux pas, sur une créature connue, dont l’existence était sensée et sûre.

Puis, il se sentait sous ses habits vide comme ces monts tubuleux, sans entrailles de métalloïdes, sans coeur de rocs, sans veines de granit, sans poumons de métaux. Il se sentait léger, presque fluide, prêt à s’envoler si les vents inconnus de cet astre venaient à naître. Le froid exaspéré des pôles et les consternantes canicules des Équateurs se succédaient, sans transition, autour de lui, sans même qu’il s’en aperçût, car il éprouvait l’impression qu’il était enfin débarrassé de l’écorce temporaire d’un corps ; mais l’horreur se révélait soudain de ce morne désert, de ce silence de tombe, de ce glas muet. L’agonie tourmentée de la Lune couchée sous la pierre funéraire d’un ciel l’affola. Il leva les yeux pour fuir.

— Regarde donc, dit ingénument sa femme, voici qu’on allume !

En effet, le soleil, à ce moment, rasa les cimes dont les crêtes déchirées s’irradièrent comme un métal en fusion de flammes blanches. Des lueurs rampaient tout le long des pics au centre desquels le cône du Tycho fourmilla, terrible, ouvrant une gueule de feux roses, faisant grincer ses dents de braises, aboyant sans bruit dans l’impermutable silence d’un firmament sourd.

— C’est plus beau, comme vue, que la terrasse de Saint-Germain, reprit Louise, d’un ton convaincu.

— Sans doute, fit-il, surpris lui-même de la sottise de sa femme qui lui était jusqu’alors apparue moins abondante et moins ferme.


(à suivre) J.-K. HUYSMANS