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En Rade (1887)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.

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IV

LE lendemain, dès l’aube, vers les quatre heures, un coup de poing culbuta dans la chambre le battant de la porte. Réveillés en sursaut, Jacques et Louise virent, effarés, devant eux, l’oncle Antoine debout, dans une latrinière exhalaison de purin tiède.

— Mon neveu, fit-il, la bouteille passe !

— Quelle bouteille ?

— Eh pardi, celle de la bête ! Que je vous dise. Norine a couru vers le village chercher le berger ; moi, je peux pas être partout à la fois et j’ai crainte que la Lizarde, elle ne vêle, avant qu’ils aient monté la côte.

— Mais, dit Jacques en enfilant sa culotte, je ne suis pas sage-femme et j’ignore l’art de traiter la gésine des vaches ; aussi je ne vois pas bien à quoi je pourrai vous être utile.

— Si da ; tant que ta femme allumera le feu et chauffera le vin pour la Lizarde, toi, tu pourras me donner un coup de main, en attendant que Norine et François arrivent.

Louise fit un signe à son mari, puis : je vous suis, dit-elle, allez devant que je m’habille.

En route, Jacques ne put s’empêcher de rire, en contemplant la figure de l’oncle, variolée de points noirs.

— Ah çà, qu’avez-vous sur le visage ?

Le vieux cracha dans sa main, se la frotta sur les joues et l’examina.

— Ben, c’est des chiures ! j’ai dormi la nuit dans l’étable et, vrai, y en a, mon neveu, des mouches près du bestial !

Et il hâta le pas, arquant ses courtes jambes, rognonnant tout seul, râpant ses doigts sur la brosse de son menton, puis se grattant la tête sous son bonnet jambonné par les crasses.

Quand il ouvrit la porte de l’étable, Jacques vacilla. Une corrosive touffeur d’alcali traversée par des milliers de mouches lui perça la vue d’aiguilles et lui térébra de sifflements ronds les ouïes. L’étable, mal éclairée par une lucarne, était trop petite pour contenir ses quatre vaches, serrées, les unes contre les autres, sur des litières empoicrées par d’excrémentielles tartes.

— Ma piauvre Lizarde ! ma piauvre bête ! gémissait le père Antoine, en s’approchant de celle qui beuglait sourdement et le regardait, la tête retournée, de ses grands yeux vides. — Et, écartant à coups de souliers les autres, il caressa la Lizarde, lui parla bas ainsi qu’à un enfant, lui préta des noms d’amoureuses, l’appela « ma fanfan, ma fifille », l’encouragea à supporter le « mal joli », lui affirmant que si elle poussait ben, ça ne serait que l’affaire d’un moment, après quoi elle reprendrait sa taille.

Tout en se frottant le crâne, il disait à Jacques... — C’est qu’elle passe de plus en plus la bouteille ! Bon sang de bon Dieu ! Qu’est-ce qu’elle fout donc, Norine ? — En attendant, je vas toujours préparer de la filasse pour tirer le veau ; et, tout en tordant ses écheveaux, comme la Lizarde continuait à meugler, il vanta, pour la réconforter sans doute, la sûreté de son affection et les qualités de ses pis.

— Suppose que tu la traies, mon neveu, eh ben, elle te donnerait à peine du lait ! elle s’abandonne qu’avec Norine ; elle perd tout pour elle ; ah dame ! c’est point quand on aime, comme quand on aime point ! et elle est, comme le monde, la Lizarde, elle aime ceux qui la soignent !

Et les autres, c’est tout de même aussi comme elle ! — et il désignait les trois vaches qu’il interpella par leurs noms. « La Si Belle, la Barrée, la Noire », qui regardaient, d’un oeil indifférent, leur camarade mugissant maintenant, la tête levée, vers la lucarne.

— Je vas toujours y graisser la naissance, ça la soulagera, pensa le père Antoine, qui versa de l’huile dans une assiette, puis relevant la queue avec une main, enduisit avec l’autre les génitoires enflammés de la bête.

— Te vlà ! dit-il, en se retournant vers Louise qui arrivait. Fais vite du vin chaud et prépare dans le seau avec du son une bonne eau blanche.

Qu’est-ce que t’as ? — et voyant sa nièce pâlir, il grommela entre ses dents : sacrées femelles ! c’est seulement pas décidées à aider les hommes ! Louise blêmissait, car cette terrible odeur de l’étable lui chavirait le coeur ; Jacques la soutenait à la porte lorsque des éclats de voix annoncèrent la tante Norine.

— Ah ben, cria l’oncle, qui ne s’occupa plus du malaise de sa nièce ; ah ben, c’est pas tôt ! si vous n’êtes pas restés deux heures, vous n’en êtes pas restés une ; quoi donc que vous foutiez en route ?

— Eh, j’ons verdé le plus que j’ai pu, mon homme, fit le berger qui souleva sa casquette, en voyant Jacques.

Et il entra dans l’étable, assourdi par les piaillements de Norine qui baisait sur les bajoues sa vache dont les mugissements s’accéléraient, en se prolongeant.

— J’ai idée que ça va y être, dit le berger, qui enleva son gilet à manches et recula sa casquette sur la nuque.

Des formes pointues de pieds se dessinaient dans le ballon diaphane qui sortait de la vache. Le berger creva l’enveloppe et les pieds apparurent, pas tout à fait crus, mais saignants comme ces pieds de mouton mal cuits, servis dans des restaurants aux prix infimes ; et Jacques, resté sur le seuil, vit les deux hommes entrer sous le derrière de la vache des bras nus et des mains enroulées de filasse et tirer, en sacrant, tandis que la bête ébranlait par ses beuglements l’étable.

— Bon sang de bon Dieu ! tiens bon, mon homme ; non, non, va droit ; c’est qu’il pèse, le bougre ! — Et tout à coup une masse gluante, énorme, déboula dans des éclaboussures de lochies et de glaires, sur un tas préparé de paille, pendant que l’entaille rouge ouverte sous la croupe de la vache se refermait, comme mue par un ressort.

— Eh ! nom de Dieu ! tiens-le, ah ! le sacré cosaque ! grondait l’oncle, en bouchonnant le veau qui tentait de se lever sur ses pattes de devant et lançait de tous les côtés des coups de tête.

Norine entra avec un seau fumant de vin.

— Vous n’avez pas mis d’avoine dedans ? demanda le berger.

— Non, mon homme.

— C’est ben alors, parce que, voyez-vous, ça échauffe ; du chénevis si vous en avez, mais pas d’avoine. — Et l’on approcha le seau de la bête remise sur ses pattes et dont la vulve saignait des stalactites de morves roses.

La Lizarde lappa le vin d’un trait. Alors Norine s’agenouilla et se mit à la traire ; elle avait l’air de sonner les cloches et les mamelles fusaient, sous ses doigts humectés par une goutte de lait, une boue jaune bouillonnée de mousse.

— Tiens, bois, fit-elle, à la vache qui avala, en deux coups de langue, la purée de ses pis.

— Pour un beau veau, c’est un beau veau, dit le berger, en étanchant ses doigts avec un bouchon de paille ; la tante Norine demeurait en extase, les mains tombées sur le ventre et jointes.

La vache se remit à mugir.

— Ah çà, t’as pas fini de gueuler comme ça, chameau ! clama Norine. — Fous-y donc sur le museau, à cette carne-là ! reprit l’oncle qui s’essuyait le front d’un revers de manche.

Il n’y avait plus de « fanfan » et de « fifille », plus d’appellations amoureuses, plus d’encouragement à bien vêler ; l’accouchement avait été des plus simples et le veau était né viable ; en même temps que leur inquiétude pécuniaire, leur tendresse avait pris fin.

Il ne s’agissait plus maintenant que de se reposer, en buvant un verre.

Ils rentrèrent dans la cahute et Norine sortit de l’armoire la bouteille à potion qui contenait de l’eau-de-vie et elle emplit les verres ; tout le monde trinqua et les vida d’un coup.

Puis Antoine se prit à causer avec le berger des délivrances, célèbres dans le pays, de certaines vaches.

— Dis-y donc au neveu, François, combien qu’il a fallu d’hommes pour faire vêler la vache à Constant ?

— Oh, Monsieur, fit le berger, en se tournant vers Jacques, il en a fallu huit, et des hommes qu’avaient du sang, allez ! — ah ! je peux dire que j’ai été outré de sueur, ce jour-là ! Oui, mon cher Monsieur, j’ai dû, sauf votre respect, enfoncer mon bras dans le trou du cul de la bête, pour y tournibuler le veau et le faire descendre par la naissance ; et, c’est pas pour dire, mais il y a là, comme séparation, une peau qu’est ben vétilleuse !

— Aussi, dit le père Antoine, t’es recommandé à la ronde comme un berger qu’a de la connaissance...

— Oui, et des fois que j’ai dit qu’il n’y a rien à faire, on peut aller chercher le vétérinaire de Provins, il a pas belle de s’en charger ; au reste il le sait, cet homme, car une fois venu il a vite fait de cracher et de remonter dans sa carriole.

— Ah ben, c’étant ! s’écria Norine, en approuvant du chef.

Jacques regardait le berger tandis qu’il parlait. C’était un petit homme, maigre, tortueux, un peu bancroche avec un profil dur, à la Bonaparte, et des yeux clairs qui riaient par instants et décelaient, avec un pli de la bouche rasée, une incurable ruse. Il avait aux pieds de ces chaussons de lisière, tressés, noirs et blancs, qu’on appelle, dans ce coin de la Brie, « des bamboches », une chemise à raies bleues, un gilet à manches de lustrine noire, une culotte de velours à côtes, retenue par un ceinturon de cuir, en bandoulière une corne de fer-blanc et sur l’épaule un fouet.

— Allons, un verre, reprit Norine ; et de nouveau, l’on trinqua. François s’essuya les lèvres d’un revers de main et, après quelques recommandations, il descendit, en clopinant, la côte.

Alors pressé de questions par son neveu, le père Antoine parla du berger ; il expliqua qu’il était maintenant riche. Ah ! c’est que c’était là un bon métier ! — Tiens, il achète un taureau de deux ans quatre cents francs et il le revend six quand il a quatre ans : et pendant ce temps-là, son robin qu’est le seul dans le village, lui fait des rentes !

Et il énuméra le profit : deux francs par tête de vache, l’an, — puis un boisseau de blé et de seigle, des oeufs à la Pâques, un fromage mou, quand la vache vêle, du vin à la vendange ; et quoi qu’il a à faire, je te le demande, à entretenir son robin pour qu’il soit toujours vif, à conduire le bestial du village dans le pré et à soigner ses bobos quand il en a. — Ah ! oui, c’est un bon métier, reprit le vieux, en réfléchissant, François a maintenant sa suffisance...

— Mais combien y a-t-il de vaches à Jutigny ?

— Ben, je compte qu’il y en a pour l’heure deux cent vingt-cinq.

— Et d’habitants ?

— Ça va vers les quatre cents, mon garçon.

Il y eut un temps de silence. Louise et Norine revinrent de l’étable où la jeune femme s’était aventurée, afin de voir le veau.

— Si tu savais comme il est gentil, dit-elle à son mari ; crois-tu, il boit dans un verre !

— Oui, en y ouvrant la gueule de force et il gigote ! répondit la tante Norine qui paraissait sans enthousiasme pour cette façon civilisée de boire.

— Ici, c’est pas souvent comme ailleurs, reprit le vieux d’un ton docte. On ne les laisse pas téter ; on en perd plus, mais comme ça, ils ne suivent pas leur mère et ils ne broutent pas.

Il se mit à rire. — Tu te rappelles, Norine, le père Martin, le fruitier — qu’est là, à Jutigny, pour manger son bien, ajouta-t-il, en se tournant vers Jacques — il se croyait ben malin parce qu’il revenait de Paris ; il comptait pas que le veau s’engraisse seulement avec du lait. Il me disait : eh l’ancien ! pourquoi donc que t’y mets une cage d’osier au museau de ton veau ? et il ricassait quand j’y disais : « mais c’est, mon homme, pour qu’il ne mange pas de la verdure ! »

Eh ben ! quand il a eu un veau qu’il a mené au marché de Bray, Achille lui a dit, en soulevant la paupière de son veau qu’était rouge : « mais c’est un bon républicain que t’amènes là, n’en faut point », et tous les autres bouchers lui ont dit de même ; et il l’a encore son veau qui mangeait de l’herbe !

— Alors, demanda Jacques, il faut que le veau soit anémié, complètement déprimé, pour qu’il se vende ?

— Sans doute, mon garçon, sans ça, sa viande serait pas mangeable !

— Faut qu’il tourne à la graisse, qu’il ait plus de sang, appuya sa femme. — Tiens, on sonne à la petite porte du haut, bah ! c’est pas à se déranger, elle est ouverte ; il n’y a qu’à lui donner un coup d’épaule.

Et, en effet, après un choc, des pas s’entendirent. Jacques mit le nez dehors et aperçut un être, bas du derrière, boiteux et replet.

— C’est le facteur ! dit le père Antoine.

— Ah ben, c’étant !

L’homme était coiffé d’un immense chapeau de paille, entouré d’un ruban noir sur lequel était peint à l’huile, en lettres rouges, le mot « poste », et sur sa blouse en toile bleue, à parements de drap garance, il portait une sacoche. Il salua en arrière, trama les pieds, déposa sa canne et dit :

— C’est vous qui êtes monsieur Jacques Marles ?

— Oui.

Il tendit une lettre et reboucla son sac.

— J’ai idée que tu ne regretterais pas de prendre un verre, fit Norine.

— Sûr, fit-il.

— Et comben que t’en as bu des litres, depuis que t’as commencé ta tournée ? interrogea, en riant, le père Antoine.

— Oh ! j’en ai point bu plus de sept !

— Sept ! s’écria Louise.

— Lui ! — Oh ! ma fille, il en avale dix sans être plus saoûl qu’à l’heure présente.

Le facteur eut, à la fois, une mine humble et satisfaite. — Oui, mais c’est que je mange, dit-il d’un ton modeste.

— T’entends, Louise, va, quand vous aurez du reste, il vous le torchera, le temps de servir ; mais où donc que tu mets tout ce que tu bâfres ?

L’homme haussa les épaules, et, comme on lui apportait du pain et du fromage, il tira son couteau, se tailla une miche capable de rassasier tout un bivac, mit dessus un peu de l’urinaire avarie de ce fromage bleu, et engouffra le tout par bouchées énormes.

Entre temps, la mâchoire pleine, les joues bondissant en un flux et un reflux des deux côtés des tempes, il se plaignait de la longueur de sa tournée ; enfin, pour l’instant, le parcours était tout de même bon ; les propriétaires habitaient dans leurs châteaux ; ça allongeait souvent sa trotte, comme pour venir jusqu’à celui-ci, par exemple, mais il avait affaire à du bien brave monde qui n’oubliait pas le facteur.

Jacques, plongé dans la lecture de sa lettre, leva le nez à cette amorce de pourboires, mais le facteur dont les yeux brillaient et dansaient, en quelque sorte, dans leurs capotes sillonnées de rides, détaillait avec complaisance les bienfaits des riches. Là, chez le meunier de Tachy, il y avait toujours une bouteille et une croûte et souvent du fricot de la veille qu’on lui gardait ; au château de Sigy c’était mieux encore ; le jardinier lui offrait de la salade et des fruits, et la dame veillait elle-même à ce qu’il mangeât un morceau et ne partît jamais le gosier sec ; tout le monde l’aimait au reste, parce qu’on savait à qui l’on avait affaire — puis qu’en repartant pour Paris, l’on pensait à sa petite famille, car il avait deux enfants, et c’est point dans le métier de facteur qu’on se fait du bien.

Fatigué par ce verbiage, Jacques songeait, en repliant sa lettre, à ses tracas qui allaient croissant. Un ami, qui s’était chargé de surveiller ses affaires dans la capitale, lui écrivait une lettre inquiétante.

Certitude maintenant affirmée de ne rentrer dans aucun fonds ; ses créanciers unis pour préparer la saisie de ses meubles ; d’autre part, refus du Crédit Lyonnais d’escompter des billets qu’il espérait convertir en argent liquide.

— Ça va mal, se dit-il.

— Allons déjeuner, fit Louise qui l’observait.

— Eh bien ! reprit-elle quand ils furent seuls, que t’écrit Moran ?

Il lui passa la lettre et elle hocha la tête.

— Combien d’argent avons-nous ?

— Pas beaucoup, huit cents francs au plus, car il y a déjà eu de la dépense, et elle ajouta, en soupirant, et ce n’est pas fini !

— Comment cela ?

Elle entra dans des explications. Il avait fallu acheter d’abord pour une cinquantaine de francs d’ustensiles de cuisine et de vaisselle. Il fallait se procurer encore des avances de café, de cognac, de sucre, de poivre, de sel, de bougies, de charbon, toute une série d’achats difficiles à effectuer dans ce château perdu.

Au reste, la question de la nourriture se compliquait comme à plaisir. La bouchère de Savin, la seule bouchère qui existât dans le pays, à la ronde, se refusait absolument, de même que tous les autres commerçants d’ailleurs, à monter jusqu’à ce château qui n’était pas situé sur leur route ; de son côté, la femme qui vient, le samedi, de Provins, avec des provisions de légumes, de poulets, d’oeufs, la coquetière, ainsi qu’on la nomme, déclarait ne pas vouloir éreinter son cheval à grimper la côte.

Il n’y avait que le boulanger qui consentait à fournir le pain, et encore était-il convenu qu’il le déposerait en bas, à la porte du château, au bout de l’avenue, sur le chemin de Longueville, à cinq heures du soir.

— Ce sera commode, fit observer le jeune homme. Lorsqu’il pleuvra, nous mangerons de la mie détrempée, de là panade.

— Nous achèterons un panier sur le couvercle duquel on mettra des pierres.

— Mais voyons, l’oncle Antoine mange aussi du pain. Que diable ! il pourrait bien acheter le nôtre avec le sien.

— Tu n’en voudrais pas. Norine rapporte plusieurs pains à la fois, si bien qu’au bout de cinq ou six jours, c’est de la pierre. Tu en sais quelque chose du reste !

Jacques eut un geste de découragement.

— Quant au vin, poursuivit-elle, nous devrons en faire venir une feuillette de Bray-sur-Seine ; l’oncle, dont la récolte a été maigre l’an dernier, s’offre d’ailleurs, si nous en avons de trop, à nous reprendre une moitié de la feuillette.

— Et elle coûtera, cette feuillette ?

— Une soixantaine de francs.

Jacques soupira.

— Ah çà ! mais qu’est-ce qu’il chantait ton oncle, lorsqu’il assurait que nous trouverions tout ici en abondance ?

— Il ne savait pas. Il s’imaginait probablement que nous vivrions, ainsi que lui, d’un peu de pommes de terre et de fruits.

— Le plus clair de tout cela, c’est qu’il va falloir, chaque jour et quelque temps qu’il fasse, trotter pendant deux lieues dans la campagne, pour trouver une côtelette et du fromage. — Mais enfin, et Jutigny ? et Longueville ? il n’y a donc pas de commerçants dans ces trous-là ?

— Non, c’est Savin qui les dessert. — J’espère cependant, reprit-elle, que nous finirons par nous organiser, car la soeur d’Antoine, la vieille Armandine, connaît à Savin une famille pauvre dont la petite fille ne va pas à l’école pour l’instant ; moyennant un prix à débattre, on enverrait l’enfant chaque matin ici ; nous lui donnerions les commissions et elle les rapporterait, après son déjeuner, dans l’après-midi.

Jacques commençait à croire que les économies réalisées à la campagne étaient un leurre et que la solitude, si séduisante à évoquer lorsqu’on réside en plein Paris, devient insupportable quand on la subit, loin de tout, sans domestique et sans voiture.

Et il passait en revue les inconvénients déjà découverts de ce château : voisinage menaçant de bêtes et d’hommes ; humidité glaciale ; manque de confortable et disette d’eau ; puis encore certains abandons qui l’indignaient. Il avait en vain cherché dans le labyrinthe de ces pièces les confessionnaux du corps, les pièces aménagées pour déverser ses fuyants secrets. Il avait fini, en bas, près de la chambre de la Marquise, par découvrir un petit réduit, mais il était dans un tel état de décrépitude qu’on n’y pouvait sans péril entrer.

Et c’était le seul.

Il avait exprimé son étonnement à l’oncle Antoine qui avait d’abord ouvert de grands yeux, puis avait regardé Norine.

Elle trépigna de joie, se tapant sur les cuisses.

— C’est-il donc que tu voudrais chier, mon neveu, dit-elle entre deux hoquets ; mais on se pose dehors, où qu’on est, comme nous !

Cette simple façon de résoudre une question gênante exaspéra tout bonnement le jeune homme.

Et il maugréa pendant une partie de la journée, qui s’écoula d’ailleurs sans qu’il s’aperçut de l’égouttement des heures.

L’action sédative de la campagne le dorlotait encore et il ne connaissait pas l’ennui de l’oisiveté qui se traîne dans des chambres ressassées ou devant des paysages déjà vus ; il en était toujours à la période d’engourdissement, à cette bienheureuse lassitude du plein air qui émousse l’acuité des tracas et baigne l’âme dans des sensations assoupies de syncope, dans d’inertes impressions de vague ; mais si la tiédeur des matins agissait sur lui comme un remède parégorique, comme un calmant, le deuil refroidi du crépuscule dispersait, de même qu’au premier jour, cette tranquillité qui faisait place à d’incertains malaises et à d’imperturbables et confuses transes.

Ce soir-là, après le dîner, il était descendu avec sa femme dans la cour du château et, assis sur des pliants, ils regardaient, silencieux, le jardin fatigué se ramasser sur lui-même et s’endormir ; et, bien qu’il éprouvât encore cette évagation qui détachait son esprit de l’idée sur laquelle il le voulait fixer, il sentait sourdre dans cet automne d’âme les mystérieuses humiliations de la peur. Il contempla Louise. Mon Dieu ! qu’elle était pâle ! Il eut un frisson, car ces traits cernés décelaient la marche continue de la névrose, et il redouta les prochaines attaques de l’indomptable mal, dans l’isolement de cette ruine.

Et ce mal-être presque douillet qui résulte de l’impuissance à se commander, se changea, chez Jacques, en de nettes inquiétudes ; son esprit disséminé se rassembla sur sa situation et sur celle de Louise. Il recula dans ses souvenirs, remonta dans sa vie, se rappela les bonnes années qu’ils avaient égrenées ensemble. Il avait fallu pour l’épouser se fâcher avec sa famille composée de négociants riches indignés de la basse extraction de cette femme issue d’une génération paysanne mal équarrie par la petite bourgeoisie d’un père. Il avait franchi ces haines, accepté sans regrets une entière rupture avec des parents dont il méprisait les appétits et les idées et qu’il ne visitait auparavant, du reste, qu’à de rares intervalles.

Eux, de leur côté, le jugeaient fou ; oui, bon à rien, mais pas encore fou, se disait Jacques qui n’ignorait pas l’opinion de sa famille. Oui, c’était vrai, il n’était bon à rien, incapable de s’éprendre des occupations recherchées des hommes, inapte à gagner de l’argent et même à le garder, insensible aux appâts des honneurs et au gain des places. Ce n’était pas cependant qu’il fût paresseux, car il avait d’immenses lectures, toute une érudition lointaine mais éparpillée, ingérée sans cible précise, méprisable par conséquent pour les utilitaires et les oisifs.

Cette question qu’il s’efforçait d’élaguer de ses préoccupations, la question de savoir à l’aide de quelles manigances il gagnerait désormais son pain, l’assaillait, plus térébrante et plus têtue, alors surtout qu’il suivait des yeux sa femme affaissée sur son pliant et sans doute torturée, elle-même, par d’analogues craintes.

Il se leva et fit quelques pas dans la cour.

La nuit maintenant venue déformait le vaisseau de l’église, en face, qui passait par les nuances du noir, très foncé, presque épaissi par des surjets d’ombre, aux endroits envahis par le lierre ; moins profond, plus délavé aux places nues des murs, clair encore dans le cadre des fenêtres dont les vitres en vis-à-vis paraissaient contenir une eau ténébreuse et trouble.

Jacques contemplait cette fonte lente de la pierre dans l’obscurité quand, du haut de l’église, un oiseau s’éleva, tel qu’un aigle, décrivit de ses ailes éployées une foudroyante parabole et tomba, avec un bruit sourd, du ciel dans le bois où des branches froissées craquèrent.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Louise, qui vint se serrer contre son mari.

— Mais c’est un chat-huant, sans doute. Ces oiseaux pullulent dans le clocher de l’église.

Il prit sa femme sous le bras et ils se promenèrent dans la cour, saisi par le silence énorme de la campagne, ce silence fait d’imperceptibles bruits de bêtes et d’herbes qu’on entend lorsqu’on se penche.

La nuit, devenue plus opaque, semblait monter de terre, noyant les allées et les massifs, condensant les buissons épars, s’enroulant aux troncs disparus des arbres, coagulant les rameaux des branches, comblant les trous des feuilles confondues en une touffe de ténèbres, unique ; et presque compacte et dense, en bas, la nuit se volatilisait à mesure qu’elle atteignait les cimes épargnées des pins.

Enfin par-dessus l’église, le jardin, les bois, tout en haut, dans le ciel dur, sourdaient les froides eaux des astres. On eût dit de la plupart des sources lumineuses et glacées et de quelques-unes qui ardaient plus actives, des geysers renversés, des sources retournées de lueurs chaudes. Il n’y avait pas une vague, pas une nue, pas un pli, dans ce firmament qui suggérait l’image d’une mer ferme parsemée d’îlots liquides.

Jacques se sentait cette défaillance de tout le corps qu’entraîne le vertige des yeux perdus dans l’espace.

L’immensité de ce taciturne océan aux archipels allumés de fébricitantes flammes le laissait presque tremblant, accablé par cette sensation d’inconnu, de vide, devant laquelle l’âme suffoquée, s’effare.

Louise avait, elle aussi, fait évader sa vue dans ces lointains gouffres, suivant son mari dont l’oeil adultéré par le mirage d’une vision fixe s’illusionnait, apercevant au hasard et à son gré, là où elles n’étaient pas, les constellations aux couleurs vives, les astres lilas et jaunes de Cassiopée, Vénus à la planète verte, les terres rouges de Mars, les soleils bleus et blancs de l’Orion.

Guidée par son mari, elle s’imaginait, de son côté, les voir ; et elle resta pantelante de cet effort, étourdie lorsqu’elle rappela ses yeux devant elle, éprouvant dans l’estomac comme une angoisse qui fluait jusque dans ses jambes devenues incertaines et molles, ressentant l’exacte impression d’une main qui la tirerait, avec lenteur, intérieurement, du haut en bas.

— Je ne suis pas bien, dit-elle, rentrons.

Et derrière le château, à son tour, la lune surgit, pleine et ronde, pareille à un puits béant descendant jusqu’au fond des abîmes, et ramenant au niveau de ses margelles d’argent des seaux de feux pâles.




V

CÉTAIT au-delà de toutes limites, dans une fuite indéfinie de l’oeil, un immense désert de plâtre sec, un Sahara de lait de chaux figé, dans le centre duquel se dressait un mont circulaire, gigantesque, aux flancs raboteux, troués comme des éponges, micacés de points étincelants comme des points de sucre, à la crête de neige dure, évidée en forme de coupe.

Séparé de ce mont par une vallée dont le sol ras paraissait pétri d’une boue racornie de céruse et de craie, une autre montagne élançait à des hauteurs prodigieuses une cime d’étain semblable à un entonnoir ; l’on eût dit de cette montagne, travaillée au repoussé, ballonnée d’énormes bosses, d’une colossale vague, écornée du bout, bouillie au feu d’innombrables fournaises et dont la globuleuse ébullition, soudain comprimée, était demeurée, en se congelant d’un coup, intacte.

— Il est certain, pensa Jacques, que nous sommes en plein Océan des Tempêtes et que ces deux monstrueux calices tendus vers le ciel sont les sommets cratériformes du Copernic et du Képler.

Non, je ne me suis pas trompé de route, se dit-il, contemplant le lait glacé de cette surface presque plane, devenue renflée, toruleuse seulement alors qu’on approchait du pied d’un pic.

Avec une sereine certitude, il s’orienta ; là-bas, vers le sud, ce qui apparaît vaguement tel qu’un grand golfe, c’est la Mer des Humeurs, et ces deux effroyables chancres qui en gardent l’entrée, ce sont, à n’en point douter, le Mont Gassendi et l’Agatarchites. — Et souriant, il songea que c’était tout de même un bien singulier pays que la Lune, où il n’y a ni vapeur, ni végétation, ni terre, ni eau, rien que des rocs et des coulées de lave, rien que des cirques stratifiés et des volcans morts ; et puis, pourquoi l’astronomie avait-elle conservé ces noms inexacts, ces qualifications surannées et bizarres dont les vieux astrologues ont baptisé des enfilades de plaines et de monts ?

Il se tourna vers sa femme, assise et hypnotisée par cette blancheur, lui expliqua en quelques mots qu’il serait imprudent de s’aventurer dans le midi de cet astre, car c’est là que se trouve la zone volcanique, l’agglomération des cratères éteints, des sierras empiétant les unes sur les autres, des Cordillères se touchant presque et laissant à peine courir entre leurs pieds de rugueuses sentes qui semblent taillées dans des tranches de calcaire ou percées dans des pains de blanc de plomb.

Il l’aida enfin à se lever ; elle l’écoutait, scrutant ses lèvres, comprenant ses paroles, mais ne les entendant point puisqu’aucun milieu atmosphérique ne pouvait propager le son dans cette planète dénuée d’air ; et tournant le dos au paysage qu’ils contemplaient, ils remontèrent vers le Nord, longèrent la chaîne des Karpathes, franchirent le défilé de l’Aristarche dont les pitons se profilaient, barbelés comme des queues d’écrevisses, dentelés comme des peignes ; ils avançaient facilement, glissant plutôt qu’ils ne marchaient sur une sorte de glace givrée au-dessous de laquelle apparaissaient de vagues fougères cristallisées dont les nervures et les côtes brillaient ainsi que des sillons de vif-argent. Ils s’imaginaient se promener sur des taillis plats, sur des arborisations laminées, étalées sous une eau diaphane et ferme.

Ils débouchèrent dans une nouvelle plaine, la Mer des Pluies, et là encore, en se postant sur une éminence, ils dominèrent un paysage fuyant à perte de vue, hérissé par des Alpes de plâtre, cabossé par des Etna de sel, gonflé de tubercules, boursouflé par des kystes, scorifié tel que du mâchefer.

Et de même que sur un plan stratégique, des hauteurs immenses, d’innombrables Chimborazo pouvaient balayer la plaine : l’Euler et le Pythéas, le Timocharis et l’Archimède, l’Autolyus et l’Aristille, et, au Nord, presque aux confins de la Mer du Froid, près du Golfe des Iris, dont les bords en rocailles s’incurvent sur le sol lisse, le Mont Plato crevait, formidable, la croûte disloquée des laves, à plusieurs lieues, dressait des perches de stuc et des mâts de marbre, descendait en rouleaux géants d’albâtre, dégringolait en masse de rocs blancs, percés de trous comme des madrépores, luisants comme des fonds de cribles.

L’on eût dit que tout cela s’éclairait seul ; la lumière paraissait s’irradier, en montant du sol, car là-haut, le firmament était noir, d’un noir absolu, intense, parsemé d’astres qui brûlaient pour eux seuls, sur place, sans épandre aucune lueur.

Au fond, l’Aristille ressemblait à une ville gothique avec ses pics, les dents en l’air, coupant de leur scie le basalte étoilé du ciel ; et, derrière et devant cette ville, deux autres cités se superposaient, mêlant au moyen âge d’une Heidelberg l’architecture Moresque d’une Grenade, enchevêtrant, les uns dans les autres, dans un tohu-bohu de pays et de siècles, des minarets et des clochers, des aiguilles et des flèches, des meurtrières et des créneaux, des mâchicoulis et des dômes, trinité monstrueuse d’une métropole morte, autrefois taillée dans une montagne d’argent par les torrents en ignition d’un sol !

Et en bas, toutes ces villes se découpaient en ombres d’un noir cru, en ombres de deux lieues de long, et simulaient un amas d’instruments de chirurgie énormes, de scies colosses, de bistouris démesurés, de sondes hyperboliques, d’aiguilles monumentales, de clefs de trépan titanesques, de cloches à ventouses cyclopéennes, toute une trousse de chirurgie pour Atlas et Encelade, déchargée pêle-mêle sur une nappe blanche.

Jacques et sa femme restaient stupides, doutaient de la lucidité de leur vue. Ils se frottèrent les yeux, mais, dès qu’ils les rouvrirent, la même vision les confondit d’une ville gouachée en argent sur un fond de nuit et projetant avec les dessins hérissés des ombres les exactes formes d’instruments ténébreux épars, avant une opération, sur un drap blanc.

Louise prit le bras de son mari, redescendit dans la plaine et, tournant à leur droite, ils s’engagèrent dans le vallon qu’encaissent d’une part le Timocharis et l’Archimède et de l’autre les Apennins, dont les pics l’Eratosthènes et le Huygens élèvent leurs ventres de bonbonnes qui s’émincent peu à peu et se terminent en des cols de bouteilles aux goulots débouchés et cerclés de cire blanche.

— C’est tout de même étrange, dit Jacques, nous voici parvenus au Marais de la Putridité — et ce n’est pas un marais et il ne sent rien ! Il est vrai que l’Océan des Tempêtes est parfaitement sec et que la Mer des Humeurs qu’on devrait se figurer grasse tel qu’un lac de pus est tout bonnement une exorbitante assiette de faïence craquelée, lisérée de filets gris par les laves !

Louise ouvrait le nez, humait le manque d’air. Non, aucune odeur n’existait dans ce Marais de la Putridité. Nulle exhalaison de sulfure de calcium qui décelât la dissolution d’une charogne ; nul fumet de cadavre qui se saponifie ou de sang qui se décompose, aucun charnier, le vide, rien, le néant de l’arome et le néant du bruit, la suppression des sens de l’odorat et de l’ouïe. — Et Jacques détachait, en effet, du bout du pied, des blocs de pierre qui dévalaient, en roulant de même que des boules de papier, sans aucun son.

Ils avançaient avec un pénible entrain ; ce marais cristallisé tel qu’un lac de sel, ondulait, grêlé comme par une variole géante, criblé de marques rondes, aussi larges que ces bassins construits à Versailles sous le règne du Grand Roi ; par places, de fictifs ruisseaux zigzaguaient, striés par la réfraction d’on ne savait quoi, de fils du gris violacé des iodes; par d’autres, d’inauthentiques canaux rejoignaient de faux étangs qui se teignaient du rouge malsain des bromes ; par d’autres encore, d’inguérissables plaies soulevaient de roses vésicules sur cette chair de mineral pâle.

Jacques consultait une carte qu’il conservait pliée dans la poche d’un vêtement de fabrication anglaise qu’il ne se rappelait pas avoir jusqu’ici porté. Cette carte, publiée à Gotha, par les soins de Justus Perthes, lui semblait d’une indiscutable clarté, avec ses masses pointillées, ses détails en relief, ses dénominations latines : « Lacus Mortis, Palus Putredinis, Oceanus Procellarum » empruntées à la vieille Mappa Selenographica de Beer et de Maedler, dont elle n’était, au demeurant, qu’une copie réduite.

— Voyons, se dit-il, nous avons le choix entre deux chemins. Ou descendre le détroit formé par les bords de la Mer de la Sérénité et le col du Mont Hoemus, ou remonter par le défilé du Caucase jusqu’à la lisière du Lac des Songes et redescendre, en suivant les montagnes du Taurus jusqu’au Jansen.

Ce dernier chemin paraissait être le plus facile et le plus large, mais il allongeait de milliers de lieues l’itinéraire qu’il s’était tracé. Il résolut de se faufiler par les sentiers de l’Hoemus, mais il butait avec Louise à chaque pas, entre deux murailles d’éponges lapidifiées et de koke blanc, sur un sol verruqueux, renflé par des bouillons durcis de chlore. Puis ils se trouvèrent en face d’une sorte de tunnel et ils durent se quitter le bras et marcher, l’un après l’autre, dans ce boyau pareil à un tube de cristal dont les tailles allumées ainsi que des pointes de diamants éclairaient la route. Subitement, la voùte s’exhaussa, s’engouffrant dans une cheminée de haut fourneau, bouchée à son sommet, à des distances incalculables, au-dessus d’eux, d’un rond de ciel noir.

— Nous arrivons, murmura Jacques, car cette ouverture c’est le pic creux du Menelaus. Et, en effet, le tunnel prit fin, ils débouchèrent près du Cap Arechusia, non loin du Mont de Pline, dans la Mer de la Tranquillité dont les contours simulent la blanche image d’un ventre sigilé d’un nombril par le Jansen, sexué comme une fille par le grand V d’un golfe, fourché de deux jambes écartées de pied-bot par les mers de la Fécondité et du Nectar.

Ils s’avancèrent rapidement vers le mont Jansen, laissant à leur gauche le Marais du Sommeil, teinté de jaune comme une mare coagulée de bile et la Mer des Crises, un plateau concréfié de boue, du verdâtre laiteux des jades.

Ils escaladèrent des talus escarpés et s’assirent.

Alors un extraordinaire spectacle se déroula devant eux.

A perte de vue, une mer furieuse roulait des vagues hautes comme des cathédrales et muettes. Partout des cataractes de bave caillée, des avalanches pétrifiées de flots, des torrents de clameurs aphones, toute une exaspération de tempête tassée, anesthésiée d’un geste.

Cela s’étendait si loin que l’oeil dérouté perdait les mesures, accumulait des lieues sur des lieues, sans à peu près possible de distance et de temps.

Ici, de sédentaires maelstroms se creusaient en d’immobiles spirales qui descendaient en d’incomblables gouffres en léthargie ; là, des nappes indéterminées d’écume, de convulsifs Niagaras, d’exterminatrices colonnes d’eau surplombaient des abîmes, aux mugissements endormis, aux bonds paralysés, aux vortex perclus et sourds.

Il réfléchissait, se demandant à la suite de quels cataclysmes ces ouragans s’étaient congelés, ces cratères s’étaient éteints ? à la suite de quelle formidable compression d’ovaires avait été enrayé le mal sacré, l’épilepsie de ce monde, l’hystérie de cette planète, crachant du feu, soufflant des trombes, se cabrant, bouleversée sur son lit de laves ? à la suite de quelle irrécusable adjuration, la froide Séléné était tombée en catalepsie dans cet indissoluble silence qui plane depuis l’éternité sous l’immuable ténèbre d’un incompréhensible ciel ?

De quels effrayants germes étaient donc issus ces monts désolés, ces Himalayas aux corps calcinés et creux ? quels cyclones avaient tari ces Pacifiques et scalpé les végétations inconnues de leurs bords ? quels déluges supposés de flammes, quels éclats disparus de foudre avaient scarifié l’écorce de cet astre, tracé des rainures plus profondes que des lits de fleuves, creusé des fossés dans lesquels auraient pu couler à l’aise dix Brahmapoutre ?

Et plus loin, encore plus loin, émergeaient du cercle des horizons devinés d’autres chaînes de montagnes dont les interminables pics effleuraient le couvercle de nuit du ciel, un couvercle seulement posé sur les pointes de clous des cimes, en attendant qu’un surnaturel marteau l’enfonçât d’un coup pour clore hermétiquement l’indestructible boîte !

Joujou d’une Titane immense, d’une géante enfantine et énorme, emphatique boîte contenant des simulacres en sucre de tempêtes et de plaines, des rocs en carton et des volcans creux dans le trou desquels l’enfant d’un Polyphème pouvait enfoncer son petit doigt, et soulever ainsi, dans le vide, la colossale ossature de ce jouet inouï, la Lune épouvantait la raison, terrifiait la faiblesse humaine.

Et maintenant Jacques ressentait cette lourdeur du bas-ventre, cette contraction de la vessie qu’entraîne l’angoisse prolongée du vide.

Il regarda sa femme ; elle était calme et, de son binocle qui ne bougeait point, elle consultait, ainsi qu’une Anglaise étudie son guide, la carte qu’elle tenait, dépliée sur ses genoux.

Cette quiétude et cette évidence d’avoir près de soi, de pouvoir toucher, s’il le voulait, un être manifeste et vivant, apaisèrent ses transes. Ce vertige qui lui tirait les yeux hors des paupières et les amenait lentement vers le fond du gouffre, s’évanouissait maintenant que sa vue se reposait, à deux pas, sur une créature connue, dont l’existence était sensée et sûre.

Puis, il se sentait sous ses habits vide comme ces monts tubuleux, sans entrailles de métalloïdes, sans coeur de rocs, sans veines de granit, sans poumons de métaux. Il se sentait léger, presque fluide, prêt à s’envoler si les vents inconnus de cet astre venaient à naître. Le froid exaspéré des pôles et les consternantes canicules des Équateurs se succédaient, sans transition, autour de lui, sans même qu’il s’en aperçût, car il éprouvait l’impression qu’il était enfin débarrassé de l’écorce temporaire d’un corps ; mais l’horreur se révélait soudain de ce morne désert, de ce silence de tombe, de ce glas muet. L’agonie tourmentée de la Lune couchée sous la pierre funéraire d’un ciel l’affola. Il leva les yeux pour fuir.

— Regarde donc, dit ingénument sa femme, voici qu’on allume !

En effet, le soleil, à ce moment, rasa les cimes dont les crêtes déchirées s’irradièrent comme un métal en fusion de flammes blanches. Des lueurs rampaient tout le long des pics au centre desquels le cône du Tycho fourmilla, terrible, ouvrant une gueule de feux roses, faisant grincer ses dents de braises, aboyant sans bruit dans l’impermutable silence d’un firmament sourd.

— C’est plus beau, comme vue, que la terrasse de Saint-Germain, reprit Louise, d’un ton convaincu.

— Sans doute, fit-il, surpris lui-même de la sottise de sa femme qui lui était jusqu’alors apparue moins abondante et moins ferme.




VI

QUELQUES jours passèrent. Un matin, en remontant, après une promenade à travers champs dans sa chambre, Jacques trouva sa femme, livide, les bras tombés, anéantie sur une chaise.

— Non, je n’ai rien, mais je ne puis me peigner. Dès que je lève le bras, je me sens défaillir ; je ne souffre pas ; au contraire, cela me fait au-dedans de moi, tout doux, tout doux ; tiens, j’ai comme le coeur gros, je suffoque.

Cela ne sera rien, reprit-elle, après un soupir ; et d’un effort de volonté, elle se mit debout et fit un pas ; c’est singulier, il me semble que le carreau de la chambre se déplace et que c’est lui qui marche.

Subitement, elle poussa un cri bref et jeta le pied droit en avant, avec le coup de détente sec du maitre de savate.

Jacques la porta sur le lit où ces ruades en avant se continuèrent, se succédant, de minutes en minutes, précédées d’un cri ; des douleurs semblables à des commotions électriques filaient dans les jambes, s’évanouissaient ainsi qu’après la secousse crépitante de l’étincelle, revenaient, errant le long des cuisses, éclatant de nouveau en des décharges brusques.

Jacques s’assit, se sachant désarmé contre ce mal qui avait lassé toutes les suppositions, toutes les formules. Il se rappelait des consultations de médecins parlant d’affection incurable, de métrite, avouant sa marche continue derrière une adynamie aggravée par le repos et par les drogues, et toutes les cautérisations, toutes les saignées, toutes les sondes, toutes les désolantes visites, toutes les abominables manoeuvres que la malheureuse avait dû subir, étaient demeurées vaines.

Après être descendus dans les cryptes du corps où ils recherchaient les traces de cette sensation obtuse qui pesait habituellement sur la malade, les médecins, inquiets de ne rien trouver, changeaient de tactique, les uns après les autres, attribuaient au malaise de l’organisme entier cette maladie dont les racines s’étendaient partout et n’étaient nulle part. Ils prescrivaient les fortifiants et les toniques, essayaient du bromure à forte dose, recouraient, pour terrasser les douleurs, à la morphine, attendant qu’un symptôme leur permit de se diriger, de ne plus tâtonner ainsi, dans le brouillard de maux inconnus et vagues.

Les empiriques, auxquels toujours l’on s’adresse alors que l’on a constaté la décisive impuissance de la médecine, n’avaient pas vu clair ; tout au plus, l’un d’eux avait-il découvert un remède qui s’ajustait mais de quelle sorte ! En plaquant une pièce de métal sur le point précis de la souffrance, celle-ci se déplaçait et il fallait la suivre, lui livrer la chasse, la traquer, pour n’aboutir, en fin de compte, qu’à d’irréductibles acculs d’où elle bondissait à nouveau, comme lancée par un vibrant tremplin, dans le taillis des nerfs.

D’autre part, un magistère bolonais inventé par un comte Matteï et connu, dans les schismes de l’homoeopathie, sous le nom d’ « Électricité Verte », enrayait parfois l’attaque, escamotait presque la douleur, matait à peu près le sursaut, mais ses effets étaient infidèles ; après avoir agi, pendant quelque temps, cette eau mystérieuse n’opérait plus.

Jacques regardait pensivement sa femme qui s’était enfouie la face dans l’oreiller et dont le corps ondulait, glacé, sous le drap ; et, remontées à la source de cette maladie, ses pensées descendaient maintenant le cours des crises, le rejoignaient à l’heure actuelle, le repéraient au château de Lourps, le devançaient même, en calculant son passage dans les régions ignorées de l’avenir.

Elle datait de quand et elle était issue de quels désastres, cette déconcertante folie des nerfs ? nul ne le savait ; après le mariage sans doute, à la suite de désordres internes qu’une fausse honte avait dissimulés le plus longtemps possible, aux diagnostics incertains des docteurs et aux imprévoyantes approches du mari ; cela s’était traîné pendant des années, n’influant que sur la santé physique, puis, peu à peu, s’infiltrant dans le moral, le sapant à sa base, finissant par ordonner, dans un lamentable équilibre, les pesanteurs de la métrite aux torpeurs de l’âme, les évanouissements d’un estomac ravagé aux langueurs d’une volonté déchue.

Et petit à petit, une fissure s’était produite dans la cale du ménàge, une fissure par laquelle l’argent fuyait. Louise, si attentive dans sa vigie, dès le mariage, s’était endormie, laissant la bonne mener la barque. Une voie d’eau sale était aussitôt entrée. Le jour où la domestique fit le marché, ce fut autour de la bourse de Jacques un blocus de vieilles soudardes apportant des légumes charriés par les ruisseaux, des poires véreuses remplies, de même que des tabatières, de grains noirs, des pommes habitées aux chairs de coton mâché par des chats ; les poissons devinrent suspects et les viandes blanchirent, épuisées par l’odieux soutirage d’un sang vendu à part.

La cuisine fut, tout à la fois, coûteuse et sordide ; comme secouée par une inépuisable chorée, l’anse du panier dansa et cette tarentule s’étendit aux fournisseurs ; le charbonnier adultéra ses poids et rétrécit ses sacs, le frotteur ne patina plus qu’indolemment sur les parquets privés de cire, la blanchisseuse usa des stratagèmes employés par ses pareilles, massacra le linge, l’échangea, oublia de l’apporter, le perdit, embrouilla les mouchoirs et les comptes, recourut à d’astucieux pliages pour cacher les plaies du chlore et les trous du fer.

Louise se sentait sans force pour réagir, arrivait au va-comme-je-te-pousse, épouvantée à l’idée de tenter un effort, de hasarder des observations, d’entamer une lutte ; et ce désarroi la rongeait pourtant tel qu’un remords, troublait ses nuits, aggravait par son aiguillante continuité la maladie des nerfs.

Elle s’épuisa dans cette lutte intime, se commanda sans pouvoir s’obéir, finit, découragée, par se cacher ainsi qu’un enfant la tête, voulant s’imaginer que les dols n’existaient plus depuis qu’elle se fermait les yeux pour ne pas les voir.

Jacques n’avait pas été sans se plaindre de cette débâcle, mais la figure navrée de sa femme, la supplication muette de son regard le désarmaient ; s’apercevant que, dès qu’il se renfrognait, l’état de Louise devenait pire, il consentit, lui aussi, à se croiser les bras, effrayé de cette défaillance d’énergie, de ce mutisme douloureux d’une femme qu’il avait connue ardente à la besogne et vive.

Il songeait mélancoliquement, à cette heure, à la désorganisation progressive de son intérieur ; ah ! c’était irrémédiable maintenant ! et de sourdes révoltes se dressaient en lui. Après tout, il ne s’était pas marié pour renouveler le désordre de sa vie de garçon. Ce qu’il avait voulu, c’était l’éloignement des odieux détails, l’apaisement de l’office, le silence de la cuisine, l’atmosphère douillette, le milieu duveté, éteint, l’existence arrondie, sans angles pour accrocher l’attention sur des ennuis ; c’était dans une bienheureuse rade, l’arche capitonnée, à l’abri des vents, et puis, c’était aussi la société de la femme, la jupe émouchant les inquiétudes des tracas futiles, le préservant, ainsi qu’un moustiquaire, de la piqûre des petits riens, tenant la chambre dans une température ordonnée, égale ; c’était le tout sous la main, sans attentes et sans courses, amour et bouillon, linges et livres.

Solitaire comme il l’était, peu accessible aux physionomies nouvelles, peu liant, ayant le monde en horreur, étant enfin parvenu à réaliser les difficiles bienfaits de la réputation d’ours qu’il s’était acquise, car, las de ses refus, les gens lui évitaient, maintenant, la contrariété des excuses en ne l’invitant plus, il avait incarné son rêve de quiétude, en épousant une bonne fille sans le sou, orpheline de père et de mère, sans famille à voir, silencieuse et dévouée, pratique et probe, qui le laissait fureter, tranquille, dans ses livres, tournant autour de ses manies, les sauvegardant sans les déranger.

Comme tout cela était loin ! comme cet apaisement éprouvé dans le coude-à-coude d’une femme dont le verbiage était modéré, par conséquent tolérable, et dont les besoins de va-et-vient dans les soirées et les théâtres étaient nuls, avait été de durée courte !

Rapidement, dès les prodromes de l’inexplicable mal, l’atmosphère du chez soi avait changé. Ce matin un peu couvert qu’il aimait à sentir autour de lui, s’était mué en un crépuscule d’hiver, long et morne. Louise, taciturne, inerte, souriait pourtant, témoignant à Jacques que son affection demeurait intacte, mais implorait, en quelque sorte, d’un oeil hésitant et câlin, pareil à celui d’une chatte couchée sur des habits, qu’on la laissât là, sans la chasser, sans la forcer à chercher une autre place.

Et il s’irritait devant la descente de ses souvenirs qui appuyaient, en passant, chacun, sur l’élancement de sa plaie. Était-ce sa faute s’il était organisé de telle façon qu’il ne pût supporter la dérive d’une vie, et si, avec ses curiosités et ses engouements, il lui fallait à tout prix le repos ? Il était l’homme qui lit dans un journal, dans un livre, une phrase bizarre, sur la religion, sur la science, sur l’histoire, sur l’art, sur n’importe quoi, qui s’emballe aussitôt et se précipite, tête en avant, dans l’étude, se ruant, un jour, dans l’antiquité, tendant d’y jeter la sonde, se reprenant au latin, piochant comme un enragé, puis laissant tout, dégoûté soudain, sans cause, de ses travaux et de ses recherches, se lançant, un matin, en pleine littérature contemporaine, s’ingérant la substance de copieux livres, ne pensant plus qu’à cet art, n’en dormant plus, jusqu’à ce qu’il le délaissât, un autre matin, d’une volte brusque et rêvât ennuyé, dans l’attente d’un sujet sur lequel il pourrait fondre. Le préhistorique, la théologie, la kabbale l’avaient tour à tour requis et tenu. Il avait fouillé des bibliothèques, épuisé des cartons, s’était congestionné l’intellect à écumer la surface de ces fatras, et tout cela par désoeuvrement, par attirance momentanée, sans conclusion cherchée, sans but utile.

A ce jeu, il avait acquis une science énorme et chaotique, plus qu’un à peu près, moins qu’une certitude. Absence d’énergie, curiosité trop aiguë pour qu’elle ne s’écachât pas aussitôt ; manque de suite dans les idées, faiblesse du pal spirituel promptement tordu, ardeur excessive à courir par les voies bifurquées et à se lasser des chemins dès qu’on y entre, dyspepsie de cervelle exigeant des mets variés, se fatiguant vite des nourritures désirées, les digérant presque toutes mais mal, tel était son cas.

A se rouler ainsi dans la poussière des temps, il avait goûté de délicieuses heures, mais depuis que les prévoyances de Louise s’étaient dispersées, usées par la lime des nerfs, il était demeuré consterné, sans défense contre les soucis d’argent qui glaçaient ses emballages de cervelle et le rejetaient brutalement dans les inextricables réseaux de la vie réelle.

Et maintenant qu’il n’avait plus d’argent du tout, que serait-ce donc ? — Il hocha désespérément la tête ; c’est la déchéance morale et physique, la misère complète, se dit-il, et il se complut à s’exagérer l’horreur de l’avenir, allant du coup à la mendicité, au manque de pain, à l’hospice pour sa femme, à la gueuserie des bas-fonds pour lui.

Comme il arrive toujours aux gens malheureux et inquiets qui sautent d’un élan jusqu’aux extrêmes et éprouvent même une certaine consolation à constater qu’ils ne sauraient tomber plus loin, Jacques recula et s’apaisa, en s’affirmant à lui-même l’outrance de ses craintes. Tout s’arrange ; cet axiome cher aux pauvres diables qui finissent quand même par manger et par vivre, alors que, raisonnablement, ils ne peuvent plus rien attendre, il se le répéta, tablant sur l’inconnu, comptant sur l’avenir, se confiant à la providence ou au hasard.

Après tout, se dit-il, mes affaires peuvent se débrouiller, sans que j’aie recours à des chimères ! — En rentrant à Paris, je récupérerai peut-être quelques sommes et m’installerai dans un quartier tranquille.

Il se lança sur cette piste : — Je pourrai vendre la majeure partie de mon mobilier et de mes livres, — il les passa en revue, sacrifiant d’abord les objets auxquels il tenait le moins, puis hésitant, pendant quelques secondes, sur quelques-uns d’entre eux. — Baste ! conclut-il, il est indispensable de se désencombrer et de garder juste ce qu’il faut pour meubler deux chambres !

Et ce n’était pas sans une certaine joie qu’il se livrait à cette sélection de bibelots et de livres ; son affection éparse sur des bibliothèques entières et sur des pièces, se concentrait, en se reportant sur les rares objets qu’il s’apprêtait à conserver ; il les aimait davantage et cette recrudescence d’amitié pour certains volumes, pour certains meubles lui faisaient presque désirer, à ce moment, de se débarrasser sans tarder des autres auxquels il ne tenait tout à coup plus.

Ce serait charmant, pensait-il, de meubler avec le dessus du panier de mes bibelots, une petite cuisine et deux petites pièces, et il se les figura plus larges que longues, gaiement éclairées sur un fond de jardin, à l’abri de la trépidation des rues. Il accepterait la dépense d’un papier de tenture, sans ramages et sans fleurs, mat et foncé. Ici, son lit qu’il gardait et sa table de nuit en bois de violette et d’anis ; là, sa table de travail, deux fauteuils, trois chaises, une carpette et un devant de feu ; puis dans l’âtre, ses chenets en fer forgé, aux pieds en paraphes et aux têtes allongées en poires ; sur la cheminée enfin, le buste en bois peint et sculpté d’un pauvre homme de la fin du moyen âge, priant, les mains croisées sur un livre, levant vers le ciel des yeux suppliants et navrés ; de chaque côté de ce buste, ses deux flambeaux de cuivre rouge, à plates-formes, et ses deux pots de pharmacie, blasonnés aux armes d’un monastère, deux pots qui avaient sans doute contenu les électuaires, le diascordium et la thériaque, d’un vieux couvent.

Dans l’autre pièce, il disposerait ses livres sur de simples rayons de bois peint en noir, organisant de la sorte une salle à manger bibliothèque.

Il sourit, désireux, presque impatient de réaliser ce logis intime ; il lui sembla qu’il serait mieux calfeutré, plus chez soi, mieux à l’aise, dans ces chambres de banlieue, que dans son appartement de Paris, aux vastes pièces.

Eh non, cela n’était pas possible ! Il roula du haut en bas de son rêve. Je n’ai même pas cette ressource des gens déchus de me retirer dans un coin, de me confiner dans un trou, de vivre une existence ouvrière, car pour réaliser ce modique rêve, il faut une femme économe et robuste ! et Louise n’est, depuis sa maladie, bonne à rien. Que faire d’une femme impotente, assise dans un angle, et frappant le plancher du pied ? et puis... et puis... qui sait si sa santé ne s’aggravera point et si je ne deviendrai pas, sans argent pour la soigner, garde-malade ?

Ah ! s’il était seul, comme sa vie s’arrangerait mieux ! si c’était à refaire, comme il ne se marierait plus ! — A supposer, en effet, que Louise mourût, une fois le chagrin tari, il pourrait attendre sans trop pâtir les événements à naître ; il pourrait vivoter jusqu’à ce qu’il eût trouvé une place ; il pourrait peut-être découvrir une femme, râblée, solide, experte à diriger un ménage, une femme qui fût une servante de curé et avec cela une maîtresse qui n’imposât pas à son amant de trop longs jeûnes ! eh oui ! il en souffrait à la fin des fins de cette abstinence de la chair que la maladie de sa femme lui faisait subir !

Il ne la détesterait pas un peu forte, pas trop rose de peau cependant, cette maîtresse, il la voudrait...

Ah ! çà, mais je deviens simplement ignoble ! se dit-il, comme réveillé tout à coup d’un songe, regardant Louise qui souffrait, en fermant les yeux. Il demeura ébahi de ce fulminate d’ordures qui éclatait soudain en lui, car il aimait sincèrement sa femme et il eût donné tout ce qu’il possédait pour la guérir.

A l’idée qu’il pouvait la perdre, des sanglots lui montèrent aux lèvres ; il se pencha vers elle et l’embrassa, comme pour la dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir à lui-même la bassesse de ses réflexions.

Elle lui sourit — et elle-même, à ce moment-là, retournait en arrière dans sa vie, pleurait sur la misère de son corps, sur son existence perdue, désorbitée par les approches de la misère.

Elle s’affirmait que son mari ne serait jamais apte à rien. Certes, elle ne pouvait se plaindre ; il était bon, affectueux, presque câlin, certains jours, bien que plongé dans ses livres et distrait, d’ordinaire, d’attentions aimables par ses études ; mais aussi quelle insouciance de ses intérêts ! maintes fois elle s’était inquiétée de ses placements d’argent, plus retorse, plus défiante que lui en ces matières. Il haussait les épaules. Ah ! l’imbécile qui s’était laissé gruger par un banquier qu’il estimait par le seul fait que ce tripoteur ne parlait jamais d’affaires et s’occupait d’art ! Combien de fois s’était-elle exaspérée contre son mari qui était peut-être un homme supérieur dans elle ne savait quoi, mais qui était à coup sûr un béjaune, dans la pratique !

Que faire ? elle avait pendant des années essayé de sauver son ménage des périls et des embûches, mais elle s’était constamment butée, dès qu’il s’était agi d’argent, à un mari qui ne répondait pas, se plongeait le nez dans ses livres et, impatienté, grognait ; et elle avait dû s’abstenir désormais de reproches, se répétant qu’après tout cette petite fortune n’était pas la sienne, se sentant, pour ainsi dire, dans la situation fausse d’une personne qui participe à un bien-être qu’elle ne détient pas.

Aujourd’hui, la ruine était venue, une complète ruine, et elle éprouvait une fureur de ménagère contre le mari qui n’avait pas su garer la barque ; elle s’étonnait même d’avoir pu s’imaginer qu’elle n’avait pas le droit d’imposer ses volontés, de parler haut. En somme, cette fortune lui appartenait depuis le mariage. Si elle n’avait apporté à Jacques aucune dot, elle lui avait aliéné du moins les biens de son sexe et quelles largesses étaient de poids à les payer, ceux-là ! Quoiqu’elle ne fût ni éprise d’elle-même, ni assotie par l’orgueil, elle pensait forcément, ainsi que toutes les femmes, que la possession de son corps était un inestimable don ; comme toutes les femmes encore, épouses, filles ou maîtresses, elle pensait aussi que le mari, le père ou l’amant avait été mis sur la terre pour subvenir aux besoins de la femme, pour l’entretenir, pour être, en un mot, sa bête à pain.

Puis, n’était-elle pas enviable et jolie quand il l’avait épousée, n’avait-elle pas été la dispensatrice de nuits folles, et n’avait-elle pas été constamment aussi attentive aux souhaits de Jacques, vigilante et douce ? En fin de compte, elle avait fait, en se mariant, un marché de dupe, car il l’avait frustrée; il lui avait volé par son insouciance sa vie heureuse et criminellement aggravé les transes de sa maladie par le menaçant aspect de la misère !

Ah ! si c’était à refaire, comme elle ne se marierait pas ! puis une lueur de bon sens lui vint ; que serait-elle donc devenue sans famille et sans dot ? mais son sort était inespéré ; elle avait épousé un homme qui lui plaisait et qui, dans un siècle de lucre, la choisissait pauvre. Enfin, à part son désintéressement de la vie réelle, que pouvait-elle lui reprocher ? rien, pas même dans le carême charnel qu’il subissait, une brève frasque !

Elle eut regret de son injustice. Se soulevant un peu sur le lit, elle appela Jacques et l’embrassa, comme pour le dédommager de cette involontaire explosion d’égoïsme, comme pour se démentir à elle-même la bassesse de ses réflexions.

Et cependant, malgré cette crise d’intérêt personnel qui les avait tout à coup si brutalement secoués, Jacques et Louise étaient de bonnes gens, heureux de vivre ensemble, inaptes aux sournoiseries des beaux-semblants, incapables de se tromper, prêts à se sacrifier, sans scrupules, l’un pour l’autre.

Pris en traître, saisis à l’improviste par une force indépendante de leur volonté, ils incarnaient bien le lamentable exemple de l’inconsciente ignominie des âmes propres. Ils étaient, en somme, les victimes de ces terribles pensées qui se faufilent chez les meilleurs, qui font qu’un fils adorant ses parents n’aspire certes pas à être privé d’eux, mais songe, sans le vouloir, avec une certaine complaisance à l’instant de leur mort.

Sans nul doute, cette douloureuse pensée le navre ; il est remué jusqu’au fond du ventre par la soudaine vision de la mise en bière ; il se voit, pleurant à chaudes larmes, mais il sent aussi couler tout d’abord en lui une lente douceur, alors qu’il se représente, au cimetière, entouré de gens qui le regardent, qui stimulent, par leur présence, son envie d’être intéressant, sa satisfaction d’être plaint, qui contentent ainsi ce soupçon de besoin de parade que chacun recèle sans s’en douter.

Puis, fatalement, maintenant que l’affreux spectacle des funérailles a disparu, il se suit dans l’avenir, s’adjuge une avance d’hoirie sur la confortable existence qu’il pourra mener quand il sera son maître.

C’est encore ce même ferment d’idées interlopes qui fait qu’un homme demeuré veuf avec des enfants, ne peut s’empêcher de ruminer combien son sort serait différent, s’il était seul ; et il se lance dans des conjectures, rêve à l’avenir, échafaude une vie libre, s’éjouit à évoquer une nouvelle existence, ne va pas évidemment jusqu’à souhaiter que ses enfants disparaissent, mais cède à l’appel de cette idée qu’ils ne sont plus et s’y arrête.

Si ferme, si vaillant qu’il soit, nul n’échappe à ces mystérieuses velléités qui cernent de loin le désir, le couvent, l’élèvent, le cachent dans les latrines les plus dissimulées de l’âme.

Et ces impulsions irraisonnées, morbides, sourdes, ces simulacres de tentation, ces suggestions diaboliques, pour parler comme les croyants, naissent surtout chez les malheureux dont la vie est démâtée, car c’est le propre de l’angoisse que de s’acharner sur les âmes élevées qu’elle abat, en leur insinuant des germes de pénsées infâmes.

Honteux et attendris, Louise et Jacques se regardaient sans parler.

— Mon pauvre ami, dit enfin Louise, tu dois avoir faim et je ne puis me lever et allumer le feu. Vois donc s’il ne reste pas de la viande d’hier ; la petite de Savin va venir, d’ailleurs. Ah ! si je pouvais bouger !

— Ne te fais pas de mauvais sang en t’occupant de moi ; tiens, voilà du veau, du pain et du vin, je n’ai pas besoin de plus.

Il approcha la table du lit et, sans grand appétit, s’escrima contre du veau fade et du pain dur.

Des pas montaient l’escalier. — C’est l’enfant, dit Louise qui se mit sur son séant ; donne-lui la liste des provisions à acheter, elle est là, dans le coin, sur la cheminée.

Une petite fille entra, une blondine au nez en croissant, picoté de son, aux yeux en boules blanches et bleues; elle se tortilla les hanches, en reniflant et en grattant du bout de ses doigts son tablier.

— Tiens, mignonne, fit Louise, voici la liste pour ta maman ; tu nous rapporteras les achats dans l’après-midi.

L’enfant baissait la tête, sans bouger.

— Ton papa est épicier, n’est-ce pas, sais-tu s’il a du gruyère ?

Elle avança le globe de ses yeux qu’elle releva et ouvrit, comme une carpe, une bouche dont il ne sortit aucun son.

— Tu sais ce que c’est que du gruyère ?

— Elle blanchit, m’man, elle m’a dit de le dire à la dame, poussa tout à coup la petite.

— Eh bien ! reprit Louise que la question du linge intéressait justement depuis deux jours ; tu lui diras à ta maman qu’elle vienne, demain, me voir.

L’enfant remua la tête. Ça ? s’exclama-t-elle, soudain, en montrant une boîte à poudre de riz.

— Tiens, elle se décide à parler, s’écria Jacques. Il lui mit la boîte débouchée sous le nez, mais alors l’enfant recula, fit la grimace, lança des petits crachats autour de la boîte, ainsi que font les chats autour d’une assiettée de foie pas frais.

Et elle déclara que l’odeur de cette poudre lui tournait le coeur.

— Va prendre l’air, ça te remettra, et n’oublie pas nos emplettes. Bonsoir ; tiens, voilà le facteur. Est-ce que vous avez une lettre ?

— Je compte pas, j’ai un journal ; et l’homme s’assit, déposa son chapeau de paille par terre, planta sa canne droite entre ses jambes, se retira du dos une sacoche et tendit à Jacques un journal, tout en regardant avec attention le veau qui restait dans le plat.

Il paraissait encore plus ivre que de coutume.

Jacques lui offrit un verre de vin.

Il l’éleva pour souhaiter bonne santé à tous, et se le jeta d’un seul coup dans la gorge.

— C’est bon, mais ça creuse, fit-il, en regardant toujours fixement le plat.

Louise l’invita à se mettre à table ; alors il s’approcha, tira son couteau, trancha un bloc de pain, l’ouvrit, enfourna dans la mie un morceau de viande et avec un bruit de mastication affreux, engloutit et la miche et le veau.

Il suça la lame de son couteau, avant de le refermer, et, clignant son oeil qui semblait le soupirail par lequel passaient les flammes couvant sous sa peau cuite :

— C’est-il donc que vous êtes malade, ma petite dame ? dit-il à Louise.

— Oui, elle souffre dans les jambes, répondit Jacques.

— Oh ! ne m’en parlez pas, il y a pas de plus mauvais mal. Je suis été, moi, des semaines sur le dos, sans bouger, mais là, ce qui s’appelle sans remuer un doigt, par rapport à une chute que j’ai faite — et j’ai pensé y créver — il y aura tantôt deux ans de cela, j’en boite toujours ; tenez, on m’a ramassé sur la route de Donnemarie, dans un fossé ; j’étais comme qui dirait mouru, plus un souffle, rien. Ils appelaient : père Mignot ! père Mignot ! je les entendais point ; le fils à Constant et le grand François peuvent vous le dire...

— Avez-vous été bien soigné au moins ? demanda Louise.

— Oui-da, c’était le temps qu’on vote ; M. Pathelin qu’était le rouge et M. Berthulot qu’est pour les rois, ils m’ont envoyé leur médecin jusqu’à deux fois par jour. Et c’était du bon bordeaux, du chenu qu’on m’apportait ; une fois les votes finis, aussi vrai que je vous le dis, j’ai jamais revu les médecins et le vin ; et qu’il a fallu que je me soigne à mes frais encore ! mais, voyons, quelle heure qu’il est, sans vous commander ?

— Midi et demi.

Le facteur se leva et reprit son bâton. A l’avantage, dit-il, en saluant à derrière ouvert, et il descendit.

Louise était retombée, épuisée, sur sa couche. Si je pouvais dormir, soupira-t-elle.

— Je vais te laisser, dit Jacques ; jusqu’à ce que la petite de Savin revienne, tu auras le temps de faire un somme.

Il s’apprêtait à sortir quand des pas précipités ébranlèrent l’escalier et le facteur reparut, nu-tête, tenant son chapeau, les deux ailes rejointes dans sa main, fermant comme d’un couvercle le panier de paille.

Il l’ouvrit par terre et quelque chose d’effaré sauta, une bête étrange, emmanchée de pattes énormes, grises et crochues, et surmontée sur un très petit corps roulé dans du duvet blanc, d’une tête grimaçante, affreuse, avec des yeux immobiles et ronds et un bec d’aigle qui renfrognait cette face épeurée de vieux singe.

— C’est un petit chat-huant qu’est dégringolé de son nid dans les orties, au pied de l’église.

Et le facteur le toucha du bout de sa botte. — La bête marcha péniblement, de côté, ainsi qu’un crabe, finit par gagner un coin de la chambre où elle s’arrêta, le nez collé contre le mur.

— Ah çà ! que voulez-vous que je fasse de cet animal ? demanda Jacques.

— Mais si vous n’en voulez point, je l’emporterai au curé de Chalmaison ; il m’en donnera bien une pièce de vingt sous. Il en a, il en a, cet homme, des papillons, des oiseaux, des taupes qu’il empaille ! il en a, que c’est rigolo, qui ont l’air de danser, et des grenouilles debout qui se battent !

— Je ne veux pas qu’on le tue, dit Louise, il faut le reporter au bas de l’église, sa mère viendra le prendre.

— Je compte pas ; les enfants le trouveront et ils le quilleront avec des pierres.

Et reprenant la bête immobile dans son coin, il l’apporta près du lit, grelottante de peur, les yeux déserts, aveuglés par le jour, les ailes encore enveloppées dans un cocon de peluche d’une finesse incroyable, d’une blancheur inouïe.

— Alors, il ne vous va point ? — Viens voir M. le Curé, Pierrot, fit-il, en l’enfermant de nouveau dans son chapeau de paille ; va falloir allonger le pas car la trotte est longue. — Bien sûr que vous n’en voulez point ?

— Non, merci, dit Jacques.

— Tu aurais dû lui donner vingt sous pour qu’il remette ce chat-huant près de l’église, reprit Louise, quand le facteur fut descendu.

Jacques haussa les épaules et témoigna tout à coup d’un sens pratique : — Il aurait pris les vingt sous et serait quand même parti pour Chalmaison !

Afin de laisser sa femme se reposer, il sortit, se promena au hasard des allées, puis se rendit chez la tante Norine et trouva porte close. Le mari et la femme étaient aux champs.

— Ah ! il n’y a pas d’aide à attendre d’eux quand on est malade, pensa-t-il ; ils doivent être dans les vignes de la Graffignes, si j’allais les rejoindre.

Et il n’y alla point, car il se rappelait l’extraordinaire différence qui existait entre la tante Norine et l’oncle assis chez eux, et la tante Norine et l’oncle en train de travailler dans leurs terres ; au repos, ils étaient d’aimables gens, attentionnés pour leur nièce et serviables ; au labour, ils le prenaient de haut, répondaient négligemment, cachaient mal un entier dédain. Il semblaît qu’ils remplissent un sacerdoce alors qu’ils trifouillaient dans le jus de fumier et qu’eux seuls, au monde, travaillassent ; puis ils gouaillaient et, d’ordinaire très humbles, coulaient des regards insolents sur le Parisien qui ne savait seulement pas comment « pousse le blé ».

— Ben, on n’apprend pas ça à Paris, que je pense, ricanait Norine, et l’oncle donnait d’un ton docte des explications qu’on ne lui demandait pas.

— Vois-tu, mon neveu, la terre c’est pas comme le pavé de vos villes, ça travaille, mais c’est aussi comme nous, faut que ça repose ; quand, une année, elle a donné du blé, ben, l’année qui vient on y sème de l’avoine et, l’autre année qui suit encore, on y plante de la pomme de terre ou de la betterave, puis qu’on reprend le blé et quelquefois même il faut qu’elle dorme tout un an, après la moisson, sans qu’on y touche ; on aurait beau être un malin qui viendrait de Paris, c’est pas en un jour qu’on apprend la terre !

Puis, pensa Jacques, ils me doucheront encore avec l’antienne de leurs plaintes et je m’entendrai répéter qu’ils sont courbattus, que c’est bien dur de s’échiner à leur âge, tandis que moi je gagne de la monnaie tant que je veux, en ne faisant rien.

Ah ! oui, j’en gagne, se dit-il amèrement, c’est étonnant combien j’en gagne ! et combien je suis capable d’en gagner ! et il se demanda, de même que tous les jours, comment, une fois de retour à Paris, il allait vivre ; mais cette question demeurait sans réponse, car il s’avouait modestement n’être bon à rien. Et au château ? l’argent diminuait et la prochaine arrivée du vin commandé à Bray achèverait de draguer sa bourse. Tout bien considéré, il eût mieux valu ne pas se sauver à la campagne, tenir tête aux assaillants, se débattre à Paris, s’installer d’une façon autre, ne pas user inutilement son peu d’argent au château de Lourps. Mais il avait été si las, et Louise était si souffrante ! enfin, il avait compté toucher des créances aux Ormes.

Ah ! cet ami qu’il avait jadis obligé et qui se refusait maintenant à le rembourser, et il est riche,je le sais, se disait-il avec rage ; c’était pourtant, autrefois, un garçon généreux ! comme la province vous écale un homme !

Mon Dieu ! que je m’ennuie, soupira-t-il ; et de même que tous les gens excédés, il rêva de ne pas être où il était, souhaita de s’enfuir loin de Lourps, à l’étranger, n’importe où, de laisser en panne ses tracas et ses ennuis, d’oublier son existence, de faire âme nouvelle et peau neuve. Eh ! ce serait la même chose partout, se dit-il ; il faudrait être transporté dans une autre planète et encore, du moment qu’elle serait habitable, la misère y serait. Et il sourit, car cette idée d’une autre planète lui rappelait ses songes de la nuit dernière, son voyage en pleine Lune ; cette fois, se dit-il, la source de mon rêve est claire, la filiation plus facile à suivre que celle d’Esther, car la soirée qui précéda mon départ pour le vieil astre, j’ai regardé les étoiles et la Lune et je me souviens qu’à ce moment je me rappelais nettement les détails des cartes sélénographiques que je possède.

Et, au travers de ces réflexions, à bâtons rompus, il se remémora tout à coup qu’il fallait, pour les besoins du ménage, tirer de l’eau.

Il s’achemina vers le puits et jugea que le treuil eût avantageusement figuré parmi les instruments de torture du Moyen-Age ; il fallait se pendre après lui, s’arcbouter, en tournant la manivelle, pour empêcher la dégringolade effarée du seau dans l’abîme, de peur de détacher la corde retenue par un seul clou dans le tambour en bois du treuil ; puis il fallait tourner en sens inverse et remonter, la tète abasourdie par les cris de la poulie sèche, le seau qui pesait bien cent livres. Il tournait, tournait, éreinté, regardant la corde, espérant qu’elle remonterait enfin mouillée du trou, annonçant ainsi l’imminente arrivée du seau.

Cela n’en finissait pas. — C’est curieux, tout de même, se dit-il, le poids me semble plus léger que d’habitude ; — ah ! voici la corde, elle n’est pas trempée ! — Il atteignit le seau qui apparaissait au ras des margelles ; il était vide.

Cela me manquait, fit-il, le puits est probablement tari ; nous voilà propres !

Il s’assit, découragé. — Voyons, il est nécessaire que je prévienne l’oncle Antoine ; il connait mieux que moi les coutumes du puits !

Mais ni le père Antoine, ni sa femme n’étaient revenus des champs.

Il ne les revit que le soir, alors qu’alléchés par l’idée de boire un petit verre, ils rendirent visite à leur nièce.

— Mais quoi donc que t’as ?

— Oh là ! oh là ! c’est-il Dieu possible ! s’exclamèrent-ils, alors qu’elle détendait brusquement la jambe.

— Ben, faut vraiment que ça te trouille, pour que tu remues comme ça ! — Et ils manifestèrent des craintes pour leur bois de lit ; puis, d’un air singulier, presque défiant, ils avalèrent un verre de cassis et partirent, disant que c’était tout de même ben drôle, ces maladies de Paris !

— Quoiqu’on a, je te demande, à avoir comme ça des sauts ? questionna Norine, une fois sortie.

— C’est les riches qu’ont ça ! — puis, là, tu sais, ce château, il porte pas bonheur quand on l’habite ; à preuve que le Marquis y est mort...

— Et que sa femme, lorsque la lune était forte, elle parlait... elle parlait... elle avait plus sa tête.

— Dis donc, reprit l’oncle, Jacques se plaint que la feuillette n’arrive pas. — En l’attendant, t’as bien coché sur le bois, près de la cheminée, les litres de vin qu’on leur prête ?

La vieille hocha la tête.

— Ah ben c’étant, dit-elle ! — ça sera à leur prendre en plus de la moitié de la feuillette qu’ils nous cèdent. Puis, après un silence : Écoute donc, mon homme !

— Quoi donc que t’as ?

— T’as ben dit à Bénoni quand il arriverait de Bray qu’il apporte la feuillette pas au château mais ben chez nous ?

— Oui. — Et tous deux sourirent, songeant à une fructueuse combinaison qu’ils préparaient : retirer de la feuillette et serrer en cave autant de litres qu’ils pourraient, puis parfaire le compte des Parisiens, en allongeant par de bonnes écuellées d’eau, la sauce.