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En Rade (1887)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.

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I

LE soir tombait ; Jacques Marles hâta le pas ; il avait laissé derrière lui le hameau de Jutigny et, suivant l’interminable route qui mène de Bray-sur-Seine à Longueville, il cherchait, à sa gauche, le chemin qu’un paysan lui avait indiqué pour monter plus vite au château de Lourps.

La chienne de vie ! murmura-t-il, en baissant la tête ; et désespérément il songea au déplorable état de ses affaires. A Paris, sa fortune perdue par suite de l’irrémissible faillite d’un trop ingénieux banquier ; à l’horizon, de menaçantes files de lendemains noirs ; chez lui, une meute de créanciers, flairant la chute, aboyant à sa porte avec une telle rage qu’il avait dû s’enfuir ; à Lourps, Louise, sa femme, malade, réfugiée chez son oncle régisseur du château possédé par un opulent tailleur du boulevard qui, en attendant qu’il le vendît, le laissait inhabité, sans réparation et sans meubles.

C’était là le seul refuge sur lequel lui et sa femme pussent maintenant compter ; abandonnés par tout le monde, dès la débâcle, ils pensèrent à chercher un abri, une rade, où ils pourraient jeter l’ancre et se concerter, pendant un passager armistice, avant que de rentrer à Paris pour commencer la lutte. Jacques avait été souvent invité par le père Antoine, l’oncle de sa femme, à venir passer l’été dans ce château vide. Cette fois, il avait accepté. Sa femme était partie pour la commune de Longueville sur les confins de laquelle s’élève le château de Lourps ; lui, était resté dans le train jusqu’à la station des Ormes où il était descendu, dans l’espoir de recouvrer quelques sommes.

Il y avait visité un ami, insolvable ou se disant tel, avait subi de chaudes protestations, d’incertaines promesses, essuyé en fin de compte un refus très net ; alors, sans plus tarder, il s’était replié sur le château où Louise, arrivée dès le matin, devait l’attendre.

Il était torturé d’inquiétudes ; la santé de sa femme égarait la médecine depuis des ans ; c’était une maladie dont les incompréhensibles phases déroutaient les spécialistes, une saute perpétuelle d’étisie et d’embonpoint, la maigreur se substituant en moins de quinze jours au bien en chair et disparaissant de même, puis des douleurs étranges, jaillissant comme des étincelles électriques dans les jambes, aiguillant le talon, forant le genou, arrachant un soubresaut et des cris, tout un cortège de phénomènes aboutissant à des hallucinations, à des syncopes, à des affaiblissements tels que l’agonie commençait au moment même où, par un inexplicable revirement, la malade reprenait connaissance et se sentait vivre. Depuis cette faillite qui la jetait au rancart, elle et son mari, sur le pavé, sans le sou, la maladie s’était affilée et accrue ; et c’était la seule constatation que l’on pût faire ; l’abattement paraissait s’enrayer, les couleurs revenaient, les chairs devenaient fermes, alors qu’aucun sujet d’alarme ou de trouble n’existait ; la maladie semblait donc surtout spirituelle, les événements l’avançant ou la retenant, selon qu’ils étaient déplorables ou propices.

Le voyage avait été singulièrement pénible, traversé de défaillances, de douleurs fulgurantes, de désarrois de cervelle affreux. Vingt fois, Jacques avait été sur le point d’interrompre sa route, de descendre à une station, de faire halte dans une auberge, se reprochant d’avoir emmené Louise sans plus attendre ; mais elle s’était entêtée à rester dans le train et lui-même se rassurait, en se répétant qu’elle serait morte à Paris, s’il ne l’avait soustraite à l’horreur du manque d’argent, à la honte des requêtes injurieuses et des menaçantes plaintes.

La vue, auprès de la gare, du père Antoine attendant sa nièce avec une carriole pour l’emmener et charger ses malles l’avait soulagé, mais maintenant, harassé par la monotonie d’une route plate, il s’abandonnait, obsédé par une angoisse dont il reconnaissait l’exagération, mais qui l’opprimait et s’imposait à lui quand même ; il redoutait presque d’arriver au château, de peur de trouver sa femme plus souffrante ou morte. Il se débattait, eût voulu courir pour dissiper plus tôt ses craintes et il demeurait, tremblant, sur le chemin, les jambes tour à tour alertes et lentes.

Puis l’extérieur spectacle du paysage refoula pour quelques minutes les visions internes. Ses yeux s’arrêtèrent sur la route, cherchèrent à voir et leur attention détourna les transes du coeur qui se turent.

A sa gauche, il aperçut enfin le sentier qu’on lui avait signalé, un sentier qui montait, en serpentant, jusqu’à l’horizon. Il longea un petit cimetière aux murs bordés de tuiles roses et s’engagea dans un chemin creusé de deux ornières glacées par des fers de roues. Autour de lui s’étendaient des enfilades de champs dont le crépuscule confondait les limites, en les fonçant. Sur la côte, au loin, une grande bâtisse emplissait le ciel, pareille à une énorme grange aux traits noirs et durs, au-dessus de laquelle coulaient des fleuves silencieux de nuées rouges.

— J’arrive, se dit-il, car il savait que derrière cette grange qui était une vieille église, se cachait dans ses bois le château de Lourps.

Il reprenait un peu courage, regardant s’avancer vers lui ce bâtiment percé de fenêtres qui, se faisant vis-à-vis au travers de la nef, flambaient traversées par l’incendie des nuages.

Cette église noire et rouge, à jour, ces croisées semblables avec leurs rosaces étoilées de filets de plomb, à de gigantesques toiles d’araignées pendues au-dessus d’une fournaise, lui parurent sinistres. Il regarda plus haut ; des ondes cramoisies continuaient à déferler dans le ciel ; plus bas le paysage était complètement désert, les paysans tapis, les bestiaux rentrés ; dans l’étendue de la plaine, en écoutant, l’on n’entendait, au loin, sur des coteaux, que l’imperceptible aboiement d’un chien.

Une alanguissante tristesse l’accabla, une tristesse autre que celle qui l’avait poigné, pendant la route. La personnalité de ses angoisses avait disparu ; elles s’étaient élargies, dilatées, avaient perdu leur essence propre, étaient sorties, en quelque sorte, de lui-même pour se combiner avec cette indicible mélancolie qu’exhalent les paysages assoupis sous le pesant repos des soirs ; cette détresse vague et noyée, excluant la réflexion, détergeant l’âme de ses transes précises, endormant les points douloureux, lénifiant la certitude des exactes souffrances par son mystère, le soulagea.

Parvenu en haut de la côte, il se retourna. La nuit était encore tombée. L’immense paysage, sans profondeur pendant le jour, s’excavait maintenant comme un abime ; le fond de la vallée disparu dans le noir semblait se creuser à l’infini, tandis que ses bords rapprochés par l’ombre paraissaient moins larges ; un entonnoir de ténèbres se dessinait là où, l’après-midi, un cirque descendait de ses étages en pente douce.

Il s’attardait dans cette brume ; puis ses pensées, diluées dans la masse de mélancolie qui l’enveloppait, s’atteignirent et, redevenues par cohésion actives, le frappèrent en plein coeur d’un coup brusque. Il songea à sa femme, frissonna, reprit sa marche. Il touchait à l’église ; près du portail, au coude du chemin, il aperçut, à deux pas devant lui, le château de Lourps.

Cette vue dissémina ses angoisses. La curiosité d’un château dont il avait longtemps entendu parler, sans l’avoir vu, l’étreignit, durant une seconde ; il regarda. Les nuées guerroyantes du ciel s’étaient enfuies; au solennel fracas du couchant en feu, avait succédé le morne silence d’un firmament de cendre ; çà et là, pourtant, des braises mal consumées rougeoyaient dans la fumée des nuages et éclairaient le château par derrière, rejetant l’arête rogue du toit, les hauts corps de cheminée, deux tours coiffées de bonnets en éteignoir, l’une carrée et l’autre ronde. Ainsi éclairé, le château semblait une ruine calcinée, derrière laquelle un incendie mal éteint couvait. Fatalement, Jacques se rappela les histoires débitées par le paysan qui lui avait indiqué sa route. Le chemin en lacet qu’il avait parcouru s’appelait le chemin du Feu parce que jadis il avait été tracé, à travers champs, la nuit, par le piétinement de tout le village de Jutigny qui courait au secours du château en flammes.

La vision de ce château qui paraissait brûler sourdément encore, exaspéra son état d’agitation nerveuse qui depuis le matin allait croissant. Ses sursauts d’appréhensions interrompues et reprises, ses saccades de transes se décuplèrent. Il sonna fébrilement à une petite porte, percée dans le mur ; le bruit de la cloche qu’il avait tirée l’allégea. Il écoutait, l’oreille plaquée contre le bois de la porte ; aucun bruit de vie derrière cette clôture. Ses frayeurs galopèrent aussitôt ; il se pendit, défaillant, au cordon de la cloche. Enfin, sur un craquement de graviers, des galoches claquèrent ; un crissement de ferraille s’agita dans la serrure ; on tirait vigoureusement la porte qui tressaillait mais ne bougeait point.

— Poussez donc ! fit une voix.

Il lança un fort coup d’épaule et pencha avec le battant qui céda, dans le noir.

— C’est toi, mon neveu, dit une ombre de paysan qui le retint dans ses bras et lui frotta de ses poils mal rasés les joues.

— Oui, mon oncle, et Louise ?

— Elle est là qui s’installe; ah dame ! tu sais, mon homme, c’est pas à la campagne comme à la ville ; il n’y a pas comme chez vous un tas d’affutiaux pour son aisance.

— Oui, je sais; et comment est-elle ?

— Louise, ben, elle est avec Norine, elles brossent, elles balaient, elles cognent, malheur ! — mais ça les amuse; elles se font du bon sang, elles ricassent ensemble si fort qu’on ne sait plus à qui entendre !

Jacques respira.

— Allons un peu vers elle, garçon, reprit le vieux. Nous leur donnerons un coup de main, car il faut que Norine s’en aille soigner le bestial ; et puis, dépêchons, car nous aurions belle d’être trempés. T’arrives à temps ; tiens, vois, v’là le ciel qui se chabouille !

Jacques suivit l’oncle Antoine. Chemin faisant, il regardait autour de lui. Ils marchaient dans d’invisibles allées bordées de massifs que décelaient des frôlements ployés de branches ; dans le ciel plus clair où filaient des nuées déchirées de tulle, des feuillages en aiguilles, pareils à ceux des pins, dressaient à des hauteurs formidables des cimes hérissées dont on n’apercevait plus les troncs plantés dans l’ombre. Jacques ne pouvait se rendre compte de l’aspect du jardin qu’il traversait. Tout à coup, une éclaircie se fit, les arbres s’arrêtèrent, la nuit devint vide, et, au bout d’une clairière, une masse pâle apparut, le château, sur le seuil duquel deux femmes s’avancèrent.

— Eh ben, ça ira-t-il ? cria la tante Norine, qui, avec un geste mécanique de poupée en bois, lui jeta ses bras roides autour du cou.

En deux mots, Jacques et Louise se comprirent.

Elle, allait mieux ; lui, revenait sans argent, bredouille.

— Norine, t’as mis le boire au frais ? dit le père Antoine.

— Oui da, et de peur que vous ne tardiez, je vas toujours aller couper la soupe.

— Alors c’est prêt là-haut ? reprit le vieux, s’adressant à Louise.

— Oui, mon oncle, mais il n’y a pas d’eau !

— De l’eau ! il en manque ben ! je vas vous en tirer un seau.

La tante Norine disparut à grandes enjambées, dans la nuit ; le père Antoine s’enfonça parmi des arbres dans un autre sens ; Jacques et sa femme demeurèrent seuls.

— Oui, je vais mieux, dit-elle en l’embrassant ; ce mouvement que je me suis donné m’a remise ; mais montons ; j’ai fini par découvrir dans tout le château une pièce presque logeable.

Ils pénétrèrent dans un couloir de prison. Aux lueurs d’une allumette qu’il fit craquer, Jacques aperçut d’énormes murailles en pierre de taille, fuligineuses, trouées de portes de cachots, surplombées d’une voûte en ogive, abrupte, comme taillée dans le roc. Une odeur de citerne emplissait ce couloir dont les carreaux de pavage oscillaient à tous les pas.

Le corridor fit coude et il se trouva dans un gigantesque vestibule dont les panneaux peints en marbre pelaient, devant un escalier à rampe forgée de fer ; et il monta, regardant la cage carrée de pierre, percée de très petites fenêtres à double croix.

Par les vitres brisées, le vent s’engouffrait, remuant l’ombre amoncelée sous la voûte, secouant les portes dont les battants geignaient, à des étages supérieurs, en l’air.

Ils s’arrêtèrent au premier. C’est là, dit Louise. Il y avait trois portes, une en face, une dans un renfoncement à droite, une autre dans un renfoncement à gauche.

Une raie de lumière filtrait sous la première. Il entra et aussitôt un inexprimable malaise le saisit ; la pièce dans laquelle il s’était introduit était très grande, tapissée sur les murs et le plafond d’un papier imitant une treille, losangé de barreaux vert cru sur fond saumâtre. Des trumeaux en bois gris surmontaient les portes et, sur la cheminée en marbre griotte, une petite glace verdâtre dont le tain coulé picotait l’eau de virgules de vif-argent, était encadrée dans des boiseries également grises.

En fait de plancher, des carreaux autrefois peints en orange et, le long des cloisons, des placards dont les portes en papier tendu sur châssis étaient criblées de balafres et d’éraflures.

Bien qu’on eût balayé la chambre et ouvert la fenêtre, une senteur de vieux bois, de plâtre mou, de filasse humide et de cave, s’exhalait de ce logis mort.

C’est sinistre ici ! pensa Jacques. — Il regarda Louise ; elle ne semblait pas effarée par la glaciale solitude de cette pièce. Au contraire, elle l’examinait avec complaisance et souriait à la glace qui lui renvoyait son visage décoloré par l’eau verte, grêlé par les brèches de l’étamage.

Et en effet, comme la plupart des femmes, elle se sentait fouettée par cet imprévu d’un campement à la diable, d’une installation de bohémienne dressant n’importe où sa tente. Ce bonheur enfantin de la femme de rompre une habitude, de voir du nouveau, de s’ingénier à d’adroits manèges pour s’assurer un gîte, cette nécessité de penser par extraordinaire, cette obligation de simuler ce nomade perchoir d’actrice en tournée que secrètement toute bourgeoise envie, pourvu qu’il soit atténué, sans danger réel et bref, cette importance de fourrier responsable chargé d’assurer le coucher et le vivre, ce côté maternel, arrangeant la litière de l’homme qui n’a plus qu’à s’étendre, quand tout est prêt, avaient agi puissamment sur elle et rebandé ses nerfs.

— L’ameublement est médiocre, fit-elle, désignant dans l’alcôve un antique lit de bois sur lequel gisait un matelas et une paillasse, puis, au milieu de la pièce, deux chaises de paille et une table ronde visiblement retirée d’un jardin où ses jambes avaient gonflé, tandis que sa plate-forme s’était exfoliée sous des rafales de soleil et de pluie ; — mais enfin, nous verrons, demain, à nous procurer les objets qui manquent.

Jacques approuva d’un mouvement de tête ; il embrassait d’un coup d’oeil la chambre surtout occupée par ses malles ouvertes le long du mur ; décidément, un bain de tristesse tombait de ce plafond trop haut, sur ce carreau froid.

Louise pensa que son mari songeait à ses ennuis d’argent ; elle l’embrassa. — Va, nous nous en tirerons tout de même, dit-elle. Et le voyant soucieux quand même : Tu dois avoir faim, allons retrouver l’oncle, nous causerons plus tard.

Revenu sur le palier, Jacques entre-bâilla les portes de gauche et de droite ; il aperçut d’immenses corridors, sans fond, sur lesquels se dégageaient des pièces; c’était l’abandon le plus complet, la glace du sépulcre, la dissolution de murs battus par le vent et les averses.

Il descendit l’escalier, mais subitement il s’arrêta ; un vacarme de chaînes rouillées, de roues criant sans cambouis, un grincement de grincheuse poulie rompaient la nuit muette.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est l’oncle qui tire de l’eau, dit-elle en riant et elle expliqua que l’eau était rare à cette hauteur, qu’un gigantesque puits, creusé dans la cour, alimentait seul le château ; il faut cinq minutes, montre en main, pour remonter le seau; ce que tu entends, c’est le bruit de la corde qui scie le treuil.

— Eh là ! cria le père Antoine, dès qu’ils furent dans la cour, en v’là de l’eau et de la fraîche, car elle sort de la craie ; et il empoigna le seau de bois, clapotant et énorme, et le porta, au bout du bras, comme une plume ; — puis, les rejoignant : — Allons vers Norine, car j’ai idée qu’elle s’impatiente et qu’elle pourrait nous chicoter si nous venions à tarder en plus.

La nuit était obscure et mouillée de pluie. Ils marchèrent à la queue-leu-leu, dans une allée, les mains levées pour parer les coups de badine noirs des branches, suivant, pas à pas, le vieux qui s’avançait, tranquille et certain, comme en plein jour.

Enfin une lumière étoilée, très basse, scintilla, grossit peu à peu, puis divergea, s’étendit, devint diffuse, à mesure qu on avançait ; bientôt elle se délaya, sans rayons, toute mate, dans le cadre carré d’une fenêtre. Ils atteignirent une chaumière sans étage, composée d’une seule pièce. Dans la grande cheminée, sous une hotte dont les rebords s’encombraient de vaisselles peintes, un feu de sarment pétillait sec au-dessous d’un coquemar de fonte qui bouillait, épandant sous la danse de son couvercle l’impétueuse odeur des choux cuits.

— Là siérez-vous, fit la tante Norine ; avez-vous faim ?

— Mais oui, ma tante.

— Ah ben c’étant ! fit-elle, se servant de cette expression que les paysans de ce côté de la Brie emploient, à tous propos, sans aucun sens.

— Goûte-moi celui-là, mon neveu, fit le père Antoine, tu m’en diras des nouvelles ; c’est du vin de ma vendange de la Graffignes.

Ils trinquèrent et burent un petit vin rose, acide, empesté par ce démangeant goût de poussière qu’ont les vins fabriqués dans les cuves qui ont contenu de l’avoine.

— Oui, ça sent un peu l’avène, la cuve m’a joué le tour, soupira le vieux, en faisant claquer sa langue ; c’est pas à la campagne comme à la ville, on n’a pas du vin de loin dans son silos ; mais là, t’entends, c’est tout de même du boire qu’a un ben bon goût.

— Oh ! nous n’avons pas le droit d’être difficiles ; à Paris nous ne buvons que des vins tiraillés dans lesquels il entre peu de raisins frais, mon oncle.

— Oh là ! faut-il, faut-il ! — puis, après une pause, il ajouta : Ça se pourrait tout de même, mon homme.

— Ah ben, c’étant ! soupira la tante Norine, en joignant les mains.

Le père Antoine tira son couteau de sa poche, l’ouvrit et tailla des miches.

C’était un tout petit vieillard, maigre comme un échalas, noueux comme un cep, boucané comme un vieux buis. La face ratatinée, vergée de fils roses sur les pommettes, était trouée de deux yeux glauques, flanquant un nez osseux, court, pincé, tordu à gauche, sous lequel s’ouvrait une large bouche hersée de dents aiguës très fraîches. Deux bouts de favoris, en pattes de lapin, descendaient de chaque côté des oreilles écartées du crâne ; partout, sur la figure, au-dessus des lèvres, dans les salières des joues, dans les fosses du nez, sur les creux du col, des poils drus poussaient, fermes comme des poils de brosse, poivre et sel comme des gros cheveux qu’il rabattait avec les doigts, sous sa casquette. Debout, il était un peu courbé, et, de même que la plupart des paysans de Jutigny qui ont travaillé dans les tourbières, il avait des jambes de cavalier, évidées en cercle. Au premier abord, il semblait rétrignolé, chétif, mais à regarder l’arc tendu du buste, les bras musculeux, la tenaille tannée des doigts, l’on soupçonnait la force de ce criquet que les fardeaux les plus pesants ne pouvaient plier.

Et Norine, sa femme, était plus robuste encore ; elle aussi avait dépassé la soixantaine; plus grande que son mari, elle était encore plus maigre ; ni ventre, ni gorge, ni râble et des hanches en fer de pioche ; rien en elle ne rappelait la femme. Le visage jaune, quadrillé de rides, raviné de raies comme une carte routière, chiné de même qu’une étoffe tout le long du cou, s’allumait de deux yeux d’un bleu clair étrange, des yeux incisifs, jeunes, presque obscènes, dans cette face dont les sillons et les grilles marchaient, au moindre mouvement des paupières et de la bouche. Avec cela, le nez droit pointait en lame et remuait du bout en même temps que le regard. Elle était à la fois inquiétante et falote, et la bizarrerie de ses gestes ajoutait encore au malaise de ses yeux trop clairs et au recul de sa bouche dépourvue de dents. Elle paraissait mue par une mécanique, sans jointures, se levait d’un seul morceau, marchait telle qu’un caporal, tendait le bras ainsi que ces automates dont on pousse le ressort ; et, assise, sans s’en douter, elle affectait des poses dont le comique finissait par énerver ; elle se tenait dans l’attitude rêveuse des dames représentées dans les tableaux du premier Empire, l’oeil au ciel, la main gauche sur la bouche, le coude soutenu par la paume de la main droite.

Jacques examinait ce couple dont la faible lumière d’une bougie de campagne, aussi haute qu’un cierge, accusait plus nettement encore qu’en plein jour les traits raboteux, passés au bistre.

Maintenant, ils avaient, tous les deux, le nez dans leur soupe dont ils buvaient, à même de l’assiette, les dernières gouttes. D’un revers de manche, ils s’essuyèrent les lèvres et le vieux emplit les verres, puis, tout en se curant avec son couteau les dents, il se prit à gémir.

— Ça sera peut-être ben pour cette nuit !

— Peut-être ben, répondit Norine.

— Je compte coucher à l’étable, quoi que t’en dis ?

— Dame, pour vêler, a vêlera, mais on peut pas savoir au juste quand a vêlera ; ben, on le croirait pas, ma pauvre Lizarde, ce qu’elle souffre ; tiens, tends !

Et l’on entendit, en effet, un sourd meuglement qui traversa le silence de la pièce.

— C’est comme aux personnes, ça lui frémit ! reprit la tante Norine, d’un air las ; et elle expliqua que la Lizarde, sa meilleure vache, allait mettre bas.

— Eh mais, dit Jacques, un veau ça se vend bien ; c’est pour vous une belle aubaine.

— Mais oui... mais oui... mais c’est qu’elle en a du mal à vêler ; ça peut lui prendre dans la nuit et lui durer tant qu’au lendemain soir ; et puis, qu’elle a une grande échauffure ; si le viau mourait et qu’il arrive malheur à la Lizarde, ça fera quasiment cinq cents francs de perdus. Eh là ! on a belle d’être inquiets, allez !

Et ils commencèrent les doléances habituelles aux paysans : — On avait ben du mal à vivre, on s’échine et quoi que ça rapporte, la terre ? à peine deux et demi du cent. Si on n’élevait pas le bestial, quoi donc qu’on deviendrait; aujourd’hui, le blé, il s’achète pour ainsi dire rien, par rapport aux étrangers. Nous finirons par planter du peuplier, reprit le vieux, ça rend tout seul un franc l’an, par pied. Pardi oui, c’est pas comme chez vous où, sauf votre respect, l’on gagne une couple d’écus le temps qu’on se tourne !

Il s’interrompit pour atteindre la bougie dont la mèche champignonnait. Quoi donc qu’elle a à clicotter comme cela, fit-il, et il ferma son couteau dessus, coupant entre la lame et la rainure du manche le bout charbonneux des fils.

— Voyons, reprit-il, tu ne manges pas ?

— Mais si... mais si... Non, ma tante, vrai, je n’ai plus faim ; et il essaya de repousser la vieille qui voulait lui déposer sur l’assiette un cuissot de lapin.

Mais elle le fit couler quand même de la cuiller.

— Sûr que tu le mangeras, pour voir ; tu ne viens pas ici pour jeûner, je compte ; — et, après une seconde de silence, elle soupira : — ah ! ben c’étant ! et brusquement elle se leva et elle sortit.

— Elle va vers la Lizarde, dit le vieux, répondant au regard étonné de Jacques et de Louise. Si ça venait, cette nuit, eh là quoi donc faire ? le berger serait loin à cette heure ; elle aurait le moyen de crever, la pauvre bête, tant seulement qu’il se mette en route; ah bon sang de bon Dieu ! et il hocha la tête, en frappant du manche de son couteau la table.

— Ben, et toi, mon homme, tu ne bois point ? c’est-il que mon vin t’offusque ?

Jacques sentait sa tête lui tourner dans cette petite pièce que les sarments en flamme de la cheminée emplissaient de bouillants effluves.

— J’étouffe, fit-il. Il se leva, entr’ouvrit la porte, et aspira une bouffée d’air pur, une bouffée parfumée par la brusque odeur des bois mouillés à laquelle se mêlait la senteur tièdement ambrée des bouses. C’est bon, dit-il ; et il s’attarda au seuil de cette nuit de campagne où l’on ne voyait pas à deux pas devant soi ; des espèces de fils vermiculés de pluie descendaient devant ses prunelles élargies dans le noir, mais ces troubles de la vision ne durèrent qu’une minute, car la nuit s’éclairait au loin ; une pointe de feu vrilla les ténèbres, s’allongea en lame, coupa d’une large estafilade de lumière la tante Norine, devenue immense, le corps plié en deux comme sur une charnière, les jambes couchées à plat sur l’herbe, le buste et la tête droits, en haut, dans une cime d’arbre.

Elle s’avançait, en effet, précédée de son ombre que remuait une lanterne.

— Eh bien, ma tante, comment va la Lizarde ?

— Je compte pas, décidément, que ce sera pour cette nuit ; a vêlera prochainement pour le midi de demain.

Ils rentrèrent et se remirent à table.

— Tiens, goûte donc pour voir ? fit le vieux, en présentant le terrible fromage du pays, le fromage fané, comme on l’appelle, une sorte de Brie dur, couleur de vieille dent, répandant des odeurs de caries et de latrines.

Jacques refusa. Louise dort tout debout, dit-il ; allons nous coucher.

— Le fait est, ma fille, qu’on ne t’entend point ; mais là, ça ne presse pas tant le dormage que nous ne prenions une tasse de menthe ; — et la tante Norine remua le feu, grommelant : Il a donc le cul gelé, ce poêlon ? — pendant que le vieux tirait de l’armoire un paquet d’herbes.

— Y a rien de meilleur pour l’estomac, affirma-t-il en choisissant les feuilles ; mais les Parisiens firent la grimace lorsqu’ils goûtèrent cette tisane qui ressemblait à la rinçure d’un dentifrice.

Ils préférèrent le cognac que la tante apporta dans une bouteille à potion; et, sur leurs instances, le père Antoine renfila ses galoches, alluma la lanterne et les reconduisit jusqu’au château.




II

LOUISE s’affaissa sur une chaise, en entrant dans la chambre ; la surexcitation de la journée avait pris fin ; elle se sentait excédée, le cerveau désert, les moelles lasses.

Jacques prépara les couvertures pour qu’elle pût se coucher, puis il mit sa valise sur la table et, assis devant elle, tria ses papiers, se réservant de les ficeler et de les ranger, le lendemain, dans un placard.

Malgré la longue course qu’il avait faite, il n’éprouvait point cet épuisement qui tiédit les membres, mais il défaillait, assommé par une fatigue spirituelle infinie, par un découragement sans borne.

Le coude sur la table, il regardait la bougie dont la courte flamme ne parvenait pas à percer la nuit de la chambre, et une indéfinissable sensation de malaise l’obséda ; il lui semblait avoir derrière lui, dans l’obscurité, une étendue d’eau dont le souffle clapotant le glaçait.

Il se leva, se secoua les épaules, s’expliquant ce frisson par la permanente humidité, par l’imperméable froid de cette pièce.

Il contempla sa femme ; elle était étendue, décolorée, sur le grabat, les yeux mi-clos, vieillie de dix ans par la brusque détente de ses nerfs.

Il alla visiter les portes ; les pênes ne marchaient pas et, malgré ses efforts, les clefs s’entêtaient à ne point tourner ; il finit par adosser une chaise contre la porte d’entrée pour empêcher le battant de s’ouvrir, puis il revint à la fenêtre, sonda les ténèbres des vitres et, harassé d’ennui, se coucha.

Le lit lui parut rugueux et le traversin aiguillé par des barbes trop pointues de paille ; il se tassa dans la ruelle, afin de ne pas éveiller sa femme qui s’assoupissait, et, à plat sur le dos, il examina avant que d’éteindre la bougie, le mur de l’alcôve, tapissé comme ceux de la chambre de papier treille.

Il s’appliquait à engourdir ses angoisses par des occupations mécaniques et vaines ; il compta les losanges du panneau, constatant avec soin les morceaux rapportés du papier de tenture dont les dessins ne joignaient pas ; soudain un phénomène bizarre se produisit : les bâtons verts des treilles ondulèrent, tandis que le fond saumâtre du lambris se ridait tel qu’un cours d’eau.

Et ce friselis de la cloison jusqu’alors immobile s’accentua ; le mur, devenu liquide, oscilla, mais sans s’épandre ; bientôt, il s’exhaussa, creva le plafond, devint immense, puis ses moellons coulants s’écartèrent et une brêche énorme s’ouvrit, une arche formidable sous laquelle s’enfonçait une route.

Peu à peu, au fond de cette route, un palais surgit qui se rapprocha, gagna sur les panneaux, les repoussant, réduisant ce porche fluide à l’état de cadre, rond comme une niche, en haut, et droit, en bas.

Et ce palais qui montait dans les nuages avec ses empilements de terrasses, ses esplanades, ses lacs enclavés dans des rives d’airain, ses tours à collerettes de créneaux en fer, ses dômes papelonnés d’écailles, ses gerbes d’obélisques aux pointes couvertes ainsi que des pics de montagne d’une éternelle neige, s’éventra sans bruit, puis s’évapora, et une gigantesque salle apparut pavée de porphyre, supportée par de vastes piliers aux chapiteaux fleuronnés de coloquintes de bronze et de lys d’or.

Derrière ces piliers, s’étendaient des galeries latérales, aux dalles de basalte bleu et de marbre, aux solivages de bois d’épine et de cèdre, aux plafonds caissonnés, dorés comme des châsses ; puis, dans la nef même, au bout du palais arrondi tel que les chevets à verrières des basiliques, d’autres colonnes s’élançaient en tournoyant jusqu’aux invisibles architraves d’un dôme, perdu, comme exhalé, dans l’immesurable fuite des espaces.

Autour de ces colonnes réunies entre elles par des espaliers de cuivre rose, un vignoble de pierreries se dressait en tumulte, emmêlant des cannetilles d’acier, tordant des branches dont les écorces de bronze suaient de claires gommes de topazes et des cires irisées d’opales.

Partout grimpaient des pampres découpés dans d’uniques pierres ; partout flambait un brasier d’incombustibles ceps, un brasier qu’alimentaient les tisons minéraux des feuilles taillées dans les lueurs différentes du vert, dans les lueurs vert-lumière de l’émeraude, prasines du péridot, glauques de l’aigue-marine, jaunâtres du zircon, céruléennes du béryl ; partout, du haut en bas, aux cimes des échalas, aux pieds des tiges, des vignes poussaient des raisins de rubis et d’améthystes, des grappes de grenats et d’amaldines, des chasselas de chrysoprases, des muscats gris d’olivines et de quartz, dardaient de fabuleuses touffes d’éclairs rouges, d’éclairs violets, d’éclairs jaunes, montaient en une escalade de fruits de feu dont la vue suggérait la vraisemblable imposture d’une vendange prête à cracher sous la vis du pressoir un moût éblouissant de flammes !

Çà et là, dans le désordre des frondaisons et des lianes, ces ceps fusaient, à toute volée, se rattrapant par leurs vrilles à des branches qui formaient berceau et au bout desquelles se balançaient de symboliques grenades dont les hiatus carminés d’airain caressaient la pointe des corolles phalliques jaillies du sol.

Cette inconcevable végétation s’éclairait d’elle-même ; de tous côtés, des obsidianes et des pierres spéculaires incrustées dans des pilastres, réfractaient, en les dispersant, les lueurs des pierreries qui, réverbérées en même temps par les dalles de porphyre, semaient le pavé d’une ondée d’étoiles.

Soudain la fournaise du vignoble, comme furieusement attisée, gronda ; le palais s’illumina de la base au faîte, et soulevé sur une sorte de lit, le Roi parut, immobile dans sa robe de pourpre, droit sous ses pectoraux d’or martelé, constellés de cabochons, ponctués de gemmes, la tête couverte d’une mitre turriculée, la barbe divise et roulée en tube, la face d’un gris vineux de lave, les pommettes osseuses, en saillie sous des yeux creux.

Il regardait à ses pieds, perdu dans un rêve, absorbé par un litige d’âme, las peut-être de l’inutilité de la toute-puissance et des inaccessibles aspirations qu’elle fait naître ; dans son oeil pluvieux, couvert tel qu’un ciel bas, l’on sentait la disette de toute joie, l’abolition de toute douleur, l’épuisement même de la haine qui soutient et de la férocité dont le régal continué s’émousse.

Lentement enfin, il leva la tête et vit, devant un vieillard au crâne en oeuf, aux yeux forés de travers sur un nez en gourde, aux joues sans poils, granulées ainsi qu’une chair de poule et molles, une jeune fille debout, inclinée, haletante et muette.

Elle avait la tête nue et ses cheveux très blonds pâlis par des sels et nuancés par des artifices de reflets mauves coiffaient son visage comme d’un casque un peu enfoncé, couvrant le sommet de l’oreille, descendant tel qu’une courte visière sur le haut du front.

Le cou dégagé restait nu, sans un bijou, sans une pierre, mais, des épaules aux talons, une étroite robe la précisait, serrant les bulles timorées de ses seins, affûtant leurs pointes brèves, lignant les ambages ondulés du torse, tardant aux arrêts des hanches, rampant sur la courbe exiguë du ventre, coulant le long des jambes indiquées par cette gaine et rejointes, une robe d’hyacinthe d’un violet bleu, ocellée comme une queue de paon, tachetée d’yeux aux pupilles de saphir montées dans des prunelles en satin d’argent.

Elle était petite, à peine développée, presque garçonnière, un tantinet dodue, très amenuisée, toute frêle ; ses yeux bleus flore étaient reculés vers les tempes par des tirets de teinture lilas et estompés en dessous pour les faire fuir ; ses lèvres fardées crépitaient dans une pâleur surhumaine, dans une pâleur définitive acquise par un décolorement voulu du teint ; et la mystérieuse odeur qui émanait d’elle, une odeur aux âmes liées et discernables, expliquait ce blanc subterfuge par les pouvoirs des parfums de décomposer les pigments de la peau et d’altérer pour jamais le tissu du derme.

Cette odeur flottait autour d’elle, l’auréolait, pour ainsi dire, d’un halo d’aromes, s’évaporait de sa chair par bouffées tantôt agiles et tantôt lourdes.

Sur une première couche de myrrhe, au relent résineux et brusque, aux effluences amères presque hargneuses, à la senteur noire, une huile de cédrat s’était posée, impatiente et fraîche, un parfum vert, qu’arrêtait la solennelle essence du baume de Judée dont la nuance fauve dominait, à son tour contenue, comme asservie, par les rouges émanations de l’oliban.

Ainsi debout dans sa robe égrenée de flammes bleues, imbibée d’effluves, les bras ramenés derrière le dos, la nuque un peu renversée sur le cou tendu, elle demeurait immobile mais, par instants, des frissons passaient sur elle et les yeux de saphir tremblaient, en pétillant, dans leurs prunelles d’étoffe remués par la hâte des seins.

Alors l’homme à la tête glabre, au crâne en oeuf, s’approcha d’elle, des deux mains saisit la robe qui glissa et la femme jaillit, complètement nue, blanche et mate, la gorge à peine sortie, cerclée autour du bouton d’une ligne d’or, les jambes fuselées, charmantes, le ventre gironné d’un nombril glacé d’or, moiré au bas comme les cheveux de reflets mauves.

Dans le silence des voûtes, elle fit quelques pas, puis s’agenouilla et la pâleur inanimée de sa face s’accrut encore.

Reflété par le porphyre des dalles, son corps lui apparaissait tout nu ; elle se voyait, telle qu’elle était, sans étamine, sans voile, sous le regard en arrêt d’un homme ; le respect épeuré qui, tout à l’heure, la faisait frémir devant le muet examen d’un Roi, la détaillant, la scrutant avec une savourante lenteur, pouvant, s’il la congédiait d’un geste, insulter à cette beauté que son orgueil de femme jugeait indéfectible et consommée, presque divine, se changeait en la pudeur éperdue, en l’angoisse révoltée d’une vierge livrée aux mutilantes caresses du maître qu’elle ignore.

La transe d’une irréparable étreinte, rudoyant sa peau anoblie par les baumes, broyant sa chair intacte, descellant, violant, le ciboire fermé de ses flancs, et, surgissant plus haut que la vanité du triomphe, le dégoût d’un ignoble holocauste, sans attache d’un lendemain peut-être, sans balbuties d’un personnel amour leurrant par d’ardentes simagrées d’âme la douleur corporelle d’une plaie, l’anéantirent ; — et la posture qu’elle gardait écartant ses membres, elle aperçut devant elle, dans la glace du pavé noir, les couronnes d’or de ses seins, l’étoile d’or de son ventre et sous sa croupe, géminée, ouverte, un autre point d’or.

L’oeil du Roi vrilla cette nudité d’enfant et lentement il étendit vers elle la tulipe en diamant de son sceptre dont elle vint, défaillante, baiser le bout.

Il y eut un vacillement dans l’énorme salle ; des flocons de brume se déroulèrent, ainsi que ces anneaux de fumée qui, à la fin des feux d’artifice, brouillent les trajectoires des fusées et dissimulent les paraboles en flammes des baguettes ; et, comme soulevé par cette brume, le palais monta s’agrandissant encore, s’envolant, se perdant dans le ciel, éparpillant, pêle-mêle, sa semaille de pierreries dans le labour noir où scintillait, là-haut, la fabuleuse moisson des astres.

Puis, peu à peu, le brouillard se dissipa ; la femme apparut, renversée, toute blanche, sur les genoux de pourpre, le buste cabré sous le bras rouge qui la tisonnait.

...........................

Un grand cri rompit le silence, se répercuta sous les voûtes.

— Hein ? quoi !

La chambre était noire comme un cul de four. Jacques restait abasourdi, le coeur battant, le bras pétri par des mains crispées.

Il écarquillait les yeux dans l’ombre ; le palais, la femme nue, le Roi, tout avait disparu.

Il reprit ses sens, tâta auprès de lui sa femme qui grelottait.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a quelqu’un dans l’escalier.

Du coup, il rentra dans l’absolue réalité; c’était pourtant vrai, il se trouvait au château de Lourps.

— Écoute !

Il entendit, dans l’escalier, au travers de la porte mal jointe, un bruit de pas, frôlant d’abord légèrement les marches, puis titubant presque, se cognant enfin avec lourdeur contre les barreaux de la rampe.

Il sauta du lit, saisit une boîte d’allumettes. Il avait dû longtemps dormir car la bougie qui avait éclairé la chambre était usée ; le lumignon gisait, la mèche noyée dans sa pâte qui larmait en de vertes stalactites le long du chandelier de cuivre ; il prit une autre bougie dans un paquet heureusement apporté dans les malles, la ficha dans le bobéchon et empoigna sa canne.

Sa femme s’était levée aussi, avait enfilé ses jupes et ses pantoufles.

— Je vais avec toi, dit-elle.

— Non, reste, — et dérangeant la chaise, il ouvrit la porte.

Voyons, se dit-il, scrutant l’étage au-dessus, il ne faudrait pourtant pas se faire couper la retraite. Il hésitait ; un bruit bref qu’il entendit en dessous, dans le vestibule, le décida ; il s’avança, étreignant sa canne et, au tournant de l’escalier, il plongea en bas.

Rien. — Dans les lueurs louvoyantes de la bougie, son ombre seule remuait, éborgnant la voûte, se couchant tête en bas, sur les marches.

Il atteignit les derniers degrés, longea le corridor d’entrée, poussa vivement une grande porte à deux battants dont le bruit roula comme un coup de tonnerre dans la maison vide et il entra dans une longue pièce.

Il était dans une salle à manger en ruine ; le poêle avait été arraché de sa niche dont le hourdage, feutré de poussière, s’émiettait dans d’énormes toiles d’araignées accrochées, comme des petits sacs, à tous les angles : des fleurs de moisissure jaspaient les cloisons arborisées par des fissures et les dalles alternées, blanches et noires, du pavé, se délitaient, tantôt bossuées et tantôt creuses.

Il ouvrit encore une autre porte, pénétra dans un salon immense, sans meubles, percé de six fenêtres barricadées de volets autrefois peints ; l’humidité avait positivement éboulé les lambris de cette pièce; des boiseries entières tombaient en poudre ; des éclats de parquets gisaient par terre dans de la sciure de vieux bois semblable à de la cassonade ; des pans de cloisons se lévigeaient, descendaient en sable fin, rien qu’en frappant le plancher d’un coup de botte ; des fentes lézardaient les panneaux, craquelaient les frises, zigzaguaient du haut en bas des portes, traversaient la cheminée dont la glace morte coulait dans son cadre dédoré, devenu rouge, presque friable.

Par endroits, le plafond crevé décelait ses bardeaux pourris et ses lattes ; par d’autres, il gardait son crépi, mais les infiltrations y avaient dessiné, ainsi qu’avec des traînées d’urine, d’improbables hémisphères où des crevasses simulaient, de même que sur un plan en relief, des rivières et des fleuves et les renflements écaillés du plâtre, des pitons de Cordillères et des chaînes d’Alpes.

Par instants, tout cela craquait. Jacques se retournait précipitamment, éclairant le côté d’où partait le bruit, mais les coins sombres de la pièce qu’il explorait ne cachaient personne, et, de tous les côtés, les portes qu’il entr’ouvrait laissaient voir des enfilades de chambres muettes et chancies, sentant la tombe, se pulvérisant lentement, sans air.

Il revint sur ses pas, se réservant, dès qu’il ferait jour, de visiter chacune de ces pièces en détail, se proposant de les condamner, s’il était possible. Il repassa dans les salles qu’il avait parcourues, se retournant, à chaque enjambée, car les murs s’étiraient et de nouveaux craquements se faisaient entendre.

Il s’énervait dans cette tension d’une recherche qui n’aboutissait point; la lamentable solitude de ces chambres le poignait et, avec elle, une peur inattendue, atroce, la peur non d’un danger connu, sûr, car il sentait que cette transe s’évanouirait devant un homme qu’il trouverait tapi dans un coin, là, mais une peur de l’inconnu, une terreur de nerfs exaspérés par des bruits inquiétants dans un désert noir.

Il tenta de se raisonner, se moqua, sans y réussir, de cette défaillance, en s’imaginant le château hanté, allant du coup aux idées les plus impossibles, les plus romanesques, les plus folles, exprès pour se rassurer, en se démontrant d’une façon péremptoire l’inanité de ses craintes. Quoi qu’il fit, son trouble s’accentuait. Il le refoula pourtant, durant une minute, par la vision qu’il se suggéra d’un péril immédiat, d’une lutte corps à corps, subite ; il entra dans le couloir, le fouilla fiévreusement, jurant de colère, voulant à tout prix découvrir pour se sauver de la peur un danger vrai.

Découragé, il se décidait à remonter quand un bruit d’orage retentit soudainement au-dessus de sa tête dans l’escalier ; il s’avança. En l’air quelque chose d’énorme emplissait, en la ventilant, la cage.

La bougie, comme secouée par une bourrasque, coucha sa flamme, dardant d’âcres jets de fumée éclairant à peine ; il n’eut que le temps de se reculer, de s’arc-bouter sur une jambe, de cingler à toute volée, de sa canne d’épine dure à côtes, la masse tourbillonnante qui s’affaissa dans un cri strident.

Un autre cri répondit, celui de Louise, sortie, épouvantée, penchée sur la rampe.

— Prends garde ! Prends garde !

Dans un souffle ronflant de forge, deux rouelles de phosphore en flamme se jetaient sur lui.

Alors, il recula et frappa, piquant comme avec une épée dans les deux trous de feu, coupant comme avec un sabre, tapant de toutes ses forces sur la masse hurlante qui se débattait, buttant contre les murs, ébranlant la rampe.

Il s’arrêta exténué enfin, regarda, stupide, le cadavre d’un énorme chat-huant dont les serres crispées rayaient le bois ensanglanté de gouttes.

— Ouf ! fit-il, s’essuyant les mains tigrées de points rouges, heureusement que j’avais ma canne ; et il remonta près de sa femme tombée, plus blanche qu’un linge, sur une chaise. Il lui aspergea la face d’eau, l’aida à se recoucher, lui expliquant mal, d’une voix saccadée, que le château était désert, que ce bruit de pas entendus au loin était un bruit d’ailes effleurant les parois de l’escalier, cognant ses balustrades, éraillant sa voûte. Elle sourit doucement et s’étendit, brisée, sur le grabat.

Lui, n’éprouvait plus aucun besoin de sommeil. Bien que ses jambes tremblassent et qu’il fût incapable de serrer le poing, tant ses doigts étaient engourdis et mous, il préféra rester habillé et attendre le jour sur une chaise.

Et il eut alors un inexplicable tohu-bohu de réflexions, un chapelet d’idées aux grains diligents et divers qui se dévida, grêlant dans sa cervelle, sans aucun fil d’attache, sans aucune suite.

Il pensa d’abord à la chance qu’il avait eue de perforer le crâne de la bête et de ne s’être pas laissé dévorer les yeux par elle. — Et cette femme nue et glacée d’or, maintenant effacée par le réveil ainsi qu’un dessin frotté avec une gomme ? comment avait pu se produire un tel rêve ? — Ah ! le jour tardait à venir ! — Comme cette arrivée à la campagne débutait mal ! — Décidément, il aurait bien de la peine à s’installer, car, à en juger par un premier coup d’oeil, ce château isolé, loin d’un village, ne présentait aucune ressource ! — Quelle situation que la sienne, tout de même, et comment ferait-il, une fois revenu à Paris, pour gagner son pain ? — C’est égal, la tante Norine avait de bien singuliers yeux ! — Mais enfin de quelle façon expliquer cet étrange rêve ? — Si seulement cet ami qu’il avait jadis obligé lui avait rendu un peu d’argent, mais non, rien ! — Pauvre femme ! se dit-il, regardant Louise, blanche dans le lit, les yeux clos, les lèvres lasses.

Puis, debout, il regarda par la fenêtre ; le jour se levait enfin, mais si crépusculaire et si pâle ! Pour dérouter l’incohérence de ces idées tristes, il s’astreignit à ranger ses papiers, à les ficeler en liasses ; il finit enfin par sommeiller, la tête sur la table, et il se réveilla dans un sursaut.

Le soleil était mûr ; — la montre marquait cinq heures. Il eut un soupir de soulagement, prit son chapeau et descendit sur la pointe des pieds, afin de ne point réveiller sa femme.




III

Il demeura ébloui sur le pas de la porte. Devant lui s’étendait une vaste cour bouillonnée par des bulles de pissenlits s’époilant au-dessus de feuilles vertes qui rampaient sur de la caillasse, hérissées de cils durs. A sa droite, un puits surmonté d’une sorte de pagode en tôle terminée en un croissant de fer posé sur une boule ; plus loin, des files de pêchers écartelés le long d’un mur et, au-dessus, l’église dont le profil d’un gris tiède disparaissait, à certaines places, sous la résille vernie d’un lierre, à d’autres, sous le velours jaune souci d’un amas de mousses.

A gauche et derrière lui, le château, immense, avec une aile d’un étage percée de huit fenêtres, une tour carrée contenant l’escalier, puis, en retour d’équerre, une autre aile, avec les croisées du bas taillées en ogives.

Et cette bâtisse, cassée par l’âge, tressaillée par les pluies, minée par les bises, élevait sa façade éclairée de croisées à triple croix gondolées de vitres couleur d’eau, coiffée d’un toit en tuiles brunes jaspées de blanc par des fientes, dans un fluide de jour pâle qui blondissait sa peau hâlée de pierres.

Jacques oubliait la funèbre impression ressentie la veille ; un coup de soleil fardait la vieillesse du château dont les imposantes rides souriaient, comme aurifiées de lumière, dans les murs frottés de rouille par les Y de fer également espacés sur le rugueux épiderme de son crépi.

Ce silence inanimé, cet abandon qui lui avaient étreint le coeur, la nuit, n’existaient plus ; la vie terminée de ces lieux que dénonçaient des fenêtres sans rideaux ouvrant sur des corridors nus et des chambres vides semblait prête à renaître ; il allait certainement suffire d’aérer les pièces, de réveiller par des éclats de voix la sonorité endormie de ces chambres pour que le château revécût son existence arrêtée depuis des ans.

Puis, tandis que le jeune homme l’examinait, inspectant la façade, découvrant que l’étage et le toit dataient du siècle dernier, alors que les assises remontaient au temps du moyen âge, un grand bruit le fit se retourner et, levant la tête, il constata que cette tour ronde, entrevue la veille, n’attenait point au château, comme il l’avait cru. Elle était isolée dans une basse-cour et servait de pigeonnier. Il s’approcha, gravit un escalier en ruine, tira le verrou d’une porte et passa le cou.

Un immense effroi d’ailes s’entrechoquant, éperdues, en haut de la tour, l’étourdit en même temps qu’un vorace fumet d’ammoniaque lui picorait la muqueuse du nez et la frange des yeux. Il recula, entrevit à peine, au travers de ses larmes, l’intérieur de ce pigeonnier, alvéolé comme un dedans de ruche, muni au centre d’une échelle montée sur pivot, et, se retirant, il aperçut une neige de blanc duvet qui tournoyait dans une écharpe de lumière, déroulée d’une lucarne ouverte au sommet de la tour, au ras du sol.

Tous les oiseaux enfuis du colombier s’étaient réfugiés sur le château et tous battaient de l’aile, s’étiraient, se rengorgeaient, se pouillaient, remuant, au soleil, des dos aux reflets métalliques, des poitrails de vif-argent lustrés de vert réséda et de rose, des gorges de satin frémissant, flamme de punch et crème, aurore et cendre.

Puis une partie des pigeons s’envola, en cercle, autour des hautes cheminées du faîte et, subitement, la guirlande se rompit et ils s’éparpillèrent de nouveau sur la tour dont le toit se fourra d’un bonnet roucoulant de plumes.

Jacques tourna le dos au château et, en face de lui, au bout de la cour, il vit un jardin fou, une ascension d’arbres, montant en démence, dans le ciel.

En s’approchant, il reconnut d’anciens parterres taillés en amandes, mais leur forme subsistait à peine. Des plants de buis qui jadis le bordaient, les uns étaient morts et les autres avaient poussé, ainsi que des arbres, et ils semblaient, comme dans les cimetières, ombrager des tombes perdues sous l’herbe. Çà et là, dans ces antiques ovales envahis par les orties et par les ronces, de vieux rosiers apparaissaient, retournés à l’état sauvage, semant ce fouillis de vert des rougeâtres olives des gratte-cul naissant ; plus loin, des pommes de terre, venues d’on ne sait où, germaient, ainsi que des coquelicots et des trèfles sans doute sautés des champs ; enfin, dans une autre corbeille, des touffes d’absinthe fouettaient des aigrettes d’herbes folles d’une odorante grêle de pastilles d’or.

Jacques marcha vers une pelouse, mais le gazon était mort, étouffé par les mousses ; les pieds enfonçaient et butaient contre des souches ensevelies et des chicots enterrés depuis des ans ; il tenta de suivre une allée dont le dessin était visible encore ; les arbres, livrés à eux-mêmes, la barricadaient avec leurs branches.

Ce jardin avait dû autrefois être planté d’arbres à fruits et d’arbres à fleurs ; des noisetiers gros comme des chênes et des sumacs aux petites billes d’un violet noir, poissés tels que des cassis, emmêlaient leurs bras dans les têtes percluses de vieux pommiers, aux troncs écuissés, aux plaies pansées par des lichens ; des buissons de baguenaudes agitaient leurs gousses de taffetas gommé sous des arbres bizarres dont Jacques ignorait le pays et le nom, des arbres pointillés de boules grises, des sortes de muscades molles, d’où sortaient des petits doigts onglés, humides et roses.

Dans cette bousculade de végétation, dans ces fusées de verdures, éclatant, à leur gré, dans tous les sens, les conifères débordaient, des pins, des sapins, des épicéas et des cyprès ; d’aucuns, gigantesques, en forme de toits pagodes, balançant les cloches brunes de leurs pommes, d’autres perlés de petits glands rouges, d’autres encore granités de bleuâtres boutons à côtes, et ils élevaient leurs mâts hérissés d’aiguilles, arrondissaient des troncs énormes, cadranés d’entailles d’où coulaient, pareilles à des gouttes de sucre fondu, des larmes de résine blanche.

Jacques avançait lentement, écartant les arbustes, enjambant les touffes ; bientôt la route devint impraticable : des branches basses de pins barraient le sentier, couraient en se retroussant par terre, tuant toute végétation sous elles, semant le sol de milliers d’épingles brunes, tandis que de vieux sarments de vignes sautaient d’un bord de l’allée à l’autre dans le vide et, s’accrochant aux fûts des pins, grimpaient autour d’eux en serpentant jusqu’aux cimes et agitaient tout en haut, dans le ciel, de triomphales grappes de raisin vert.

Il regardait, étonné, ce chaos de plantes et d’arbres. Depuis combien de temps ce jardin était-il laissé à l’abandon ? Çà et là, de grands chênes élancés de travers se croisaient et, morts de vieillesse, servaient d’appui aux parasites qui s’enroulaient entre eux, s’embranchaient en de fins réseaux serrés par des boucles, pendaient, tels que des filets aux mailles vertes, remplis d’une rustique pêche de frondaisons ; des cognassiers, des poiriers se feuillaient plus loin, mais leur sève affaiblie était inerte à procréer des fruits. Toutes les fleurs cultivées des parterres étaient mortes ; c’était un inextricable écheveau de racines et de lianes, une invasion de chiendent, un assaut de plantes potagères aux graines portées par le vent, de légumes incomestibles, aux pulpes laineuses, aux chairs déformées et suries par la solitude dans une terre en friche.

Et un silence qu’interrompaient parfois des cris d’oiseaux effarouchés, des sauts de lapins dérangés et fuyants planait sur ce désordre de nature, sur cette jacquerie des espèces paysannes et des ivraies, enfin maitresse d’un sol engraissé par le carnage des essences féodales et des fleurs princières.

Mélancoliquement, il songeait à ce cynique brigandage de la nature si servilement copié par l’homme.

Quelle jolie chose que les foules végétales et que les peuples ! se dit-il ; il hocha la tête, puis sauta par-dessus les branches basses et ouvrit l’éventail des arbrisseaux qui se replia derrière lui, en refermant la route ; il aboutit à une grille en fer. Somme toute, ce jardin n’était point, ainsi qu’il le paraissait, très vaste, mais ses dépendances commençaient derrière la grille ; une allée seigneuriale, dévisagée par des coupes, descendait à travers bois vers une simple porte, à claire-voie, de chêne, communiquant avec le chemin de Longueville.

Il appuya sur cette grille ; elle s’ébranlait mais ne s’écartait pas ; des mousses tuyautées et craquantes l’obstruaient en bas, tandis que des plantes grimpantes enlaçaient ses barreaux autour desquels des clochettes de liserons encensaient le vent d’un parfum d’amande ; il fit de nouveau volte-face, brassa les taillis d’un vieux berceau dont les branches mortes cassaient, en bondissant comme des éclats de verre, et il finit par atteindre une brèche creusée dans le mur, sortit et se trouva derrière la grille.

Alors, il aperçut des traces d’anciens fossés dont quelques-uns avaient encore gardé des lambeaux de gargouilles aux gueules bâillonnées par des pariétaires, aux cols ficelés par les cordons des volubilis et les lanières en spirale des lambrusques, et il tomba sur la lisière d’un bois de marronniers et de chênes. Il s’engagea dans un sentier, mais bientôt le chemin devint impénétrable ; le lierre dévorait ce bois, couvrait la terre, comblait les excavations, aplanissait les monticules, étouffait les arbres, s’étendait en haut, comme un tamis à larges mailles, en bas comme un champ creux, d’un vert noir, jaspé çà et là par l’herbe aux couleuvres d’aigrettes d’un vermillon vif.

Une sensation de crépuscule et de froid descendait de ces voûtes épaisses qui blutaient un jour dépouillé d’or et filtraient seulement une lumière violette sur les masses assombries du sol ; une odeur forte, âpre, quelque chose comme la senteur de l’urine des sangliers montait de la terre pourrie de feuilles, bousculée par les taupes, ébranlée par les racines, éboulée par l’eau.

Cette impression d’humidité qui l’avait glacé, la veille, dès ses premiers pas dans le château, le ressaisit. Il dut s’arrêter, car ses pieds butaient dans des trous, s’empêtraient dans les trappes du lierre.

Il rebroussa chemin, suivit la lisière du bois et longea les derrières du château qu’il n’avait point vus. Ce côté, privé de soleil, était lugubre. Vu devant, le château demeurait imposant, malgré la misère de sa tenue et le délabrement de sa face; au grand jour, sa vieillesse s’animait même, devenait, en quelque sorte, accueillante et douce ; vu de dos, il apparaissait morne et caduc, sordide et sombre.

Les toits si gais au soleil, avec leur teint basané piqué par le guano de mouches blanches, devenaient dans cette ombre tel qu’un fond oublié de cage, d’une saleté ignoble ; au-dessous d’eux, tout cahotait ; les gouttières chargées de feuilles, gorgées de tuiles, avaient crevé et inondé d’un jus de chique les crépis excoriés par le vent du Nord ; les agrafes des tuyaux de descente s’étaient rompues et d’aucuns pendaient retroussés et agitaient en l’air leurs manches vides ; les fenêtres étaient démantibulées, les volets fracturés, recloués à la hâte, bandés par des planches, les persiennes vacillaient, dégarnies de lames, déséquilibrées par des pertes de gonds.

En bas, un perron fracassé de six marches, creusé en dessous d’une niche ébouriffée d’herbes, accédait à une porte condamnée dont les ais fendus étaient rejoints et comme bouchés par le noir du vestibule fermé, situé derrière.

En somme les infirmités d’une vieillesse horrible, l’expuition catarrhale des eaux, les couperoses du plâtre, la châssie des fenêtres, les fistules de la pierre, la lèpre des briques, toute une hémorragie d’ordures, s’étaient rués sur ce galetas qui crevait seul à l’abandon, dans la solitude cachée du bois.

Cet éblouissement de lueurs, cette pluie de soleil qui avait abattu le grand vent d’angoisse dont il était souffleté, la veille, avaient pris fin. Une indicible tristesse lui serrait à nouveau le coeur. Le souvenir de l’affreuse nuit dans cette ruine renaissait, avec la honte, maintenant qu’il faisait clair et que la lucidité du jour se réverbérait quand même dans son esprit, d’avoir été si profondément énervé par cette station dans les ténèbres.

Et, cependant, il se sentait encore envahi par de singuliers malaises. Cet isolement, ce bois humide, cette lumière qui se décantait violâtre et trouble sous ses voûtes, agissaient comme l’obscurité et le froid du château dont ils rappelaient la mélancolie maladive et sourde.

Il frissonna et s’exaspéra en même temps au ridicule souvenir de sa lutte dans l’escalier contre un chat-huant. Il tenta de s’analyser, s’avoua qu’il se trouvait dans un état désorbité d’âme, soumis contre toute volonté à des impressions externes, travaillé par des nerfs écorchés en révolte contre sa raison dont les misérables défaillances s’étaient, quand même, dissipées depuis la venue du jour.

Cette lutte intime l’accabla. Il se hâta pour s’y soustraire, espérant que ce mal être disparaîtrait dans des lieux moins sombres.

Il gagna à grands pas une route chinée de raies de soleil, qu’il apercevait au bout du château et des taillis et ses prévisions semblèrent se réaliser dès qu’il eut atteint ce chemin qui séparait les dépendances du château des biens de la commune. Il se sentit allégé; les talus d’herbe étaient secs ; il s’assit et, d’un coup d’oeil, enfila les tours, les vergers, les bois, oublia ses ennuis, imprégné qu’il fut subitement par l’engourdissanté tiédeur de ce paysage dont les souterrains effluves lui déglaçaient l’âme.

Ce délai fut de durée brève. La marche de ses pensées revenant en arrière sur les routes effarées, parcourues la nuit, recommença, mais plus ordonnée et plus précise. Maintenant qu’il était sorti de ce bois dont l’atmosphère suscitait par le retour d’un milieu imaginairement analogue des sensations semblables à celles qu’il avait subies, dans le château, la veille, il rougissait de ses appréhensions, s’indignait de ses malaises et de ses transes.

Ce vague sentiment de honte qu’il avait éprouvé, en entrant tout à l’heure sous la futaie, et en songeant aux événements de la nuit, se décidait ; alors qu’il respirait à pleins poumons, au soleil, il n’admettait plus comme sous les arceaux glacés du lierre, ces involontaires frissons qui lui avaient, dans le château, sillé l’échine. Il tenta de détourner sa mémoire de cette piste, de la jeter dans une voie de traverse loin de la campagne, loin du château de Lourps ; quand même, elle revint à sa vie présente, sautant par-dessus les années d’enfance qu’il évoquait, par-dessus Paris dont il s’ingéniait à se suggérer l’image, par-dessus même ses ennuis d’argent qu’il appelait à l’aide.

Il haussa les épaules, comprenant que sa pensée ne s’égarerait pas, qu’elle ne pourrait, malgré tous ses efforts, s’éloigner de cette impérieuse veille ; alors il s’efforça de la faire au moins dévier de ses transes, de la conduire et de la fixer sur les seuls événements de la nuit dont la récurrence ne lui fût pas odieuse. Il ferma les yeux pour mieux s’abstraire et songer de nouveau à cet étonnant rêve qu’il avait vu se dérouler devant lui, pendant un somme.

Il cherchait à se l’expliquer. Où, dans quel temps, sous quelles latitudes, dans quels parages pouvait bien se lever ce palais immense, avec ses coupoles élancées dans la nue, ses colonnes phalliques, ses piliers émergés d’un pavé d’eau miroitant et dur ?

Il errait dans les propos antiques, dans les vieilles Iégendes, choppait dans les brumes de l’histoire, se représentait de vagues Bactrianes, d’hypothétiques Cappadoces, d’incertaines Suzes, imaginait d’impossibles peuples sur lesquels pùt régner ce monarque rouge, tiaré d’or, grénelé de gemmes.

Peu à peu cependant une lueur jaillit et les souvenirs des livres saints en dérive dans sa mémoire se ressoudèrent, les uns aux autres, et convergèrent sur ce livre où Assuérus, aux écoutes d’une virilité qui s’use, se dresse devant la nièce de Mardochée, l’auguste entremetteur, le bienheureux truchement du Dieu des Juifs.

Les personnages s’éclairaient à cette lueur, se délinéaient aux souvenirs de la Bible, devenaient reconnaissables ; le Roi silencieux, en quête d’un rut, Esther macérée, douze mois durant, dans les aromates, baignée dans les huiles, roulée dans les poudres, conduite, nue, par Egée l’eunuque, vers la couche rédemptrice d’un peuple.

Et le symbole se divulguait aussi de la Vigne géante, soeur, par Noé, de la Nudité charnelle, soeur d’Esther, de la Vigne s’alliant pour sauver Israël, aux appas de la femme, en arrachant une essentielle promesse à la luxurieuse soûlerie d’un Roi.

Cette explication semble juste, se dit-il, mais comment l’image d’Esther était-elle venue l’assaillir, alors qu’aucune circonstance n’avait pu raviver ces souvenirs si longuement éteints ?

Pas si éteints que cela, reprit-il, puisque sinon le texte, du moins le sujet du Livre d’Esther me revient, à ce moment, si net.

Malgré tout, il s’entêtait à chercher dans la liaison plus ou moins logique des idées les sources de ce rêve ; mais il n’avait pas lu de livres stimulant par un passage quelconque un rappel possible d’Esther ; il n’avait vu aucune gravure, aucun tableau dont le sujet pût l’induire à y penser ; il devait donc croire que cette lecture de la Bible avait été couvée pendant des années dans une des provinces de sa mémoire pour qu’une fois la période d’incubation finie, Esther éclatât comme une mystérieuse fleur, dans le pays du songe.

Tout cela est bien étrange, conclut-il. Et il demeura pensif, car l’insondable énigme du Rêve le hantait. Ces visions étaient-elles, ainsi que l’homme l’a longtemps cru, un voyage de l’âme hors du corps, un élan hors du monde, un vagabondage de l’esprit échappé de son hôtellerie charnelle et errant au hasard dans d’occultes régions, dans d’antérieures ou futures limbes ?

Dans leurs démences hermétiques les songes avaient-ils un sens ? Artémidore avait-il raison lorsqu’il soutenait que le Rêve est une fiction de l’âme, signifiant un bien ou un mal, et le vieux Porphyre voyait-il juste, quand il attribuait les éléments du songe à un génie qui nous avertissait, pendant le sommeil, des embûches que la vie réveillée prépare ?

Prédisaient-ils l’avenir et sommaient-ils les événements de naître ? n’était-il donc pas absolument insane le séculaire fatras des oniromanciens et des nécromans ?

Ou bien encore était-ce, selon les modernes théories de la science, une simple métamorphose des impressions de la vie réelle, une simple déformation de perceptions précédemment acquises ?

Mais alors comment expliquer par des souvenirs ces envolées dans des espaces insoupçonnés à l’état de veille ?

Y avait-il, d’autre part, une nécessaire association des idées si ténue que son fil échappait à l’analyse, un fil souterrain fonctionnant dans l’obscurité de l’âme, portant l’étincelle, éclairant tout d’un coup ses caves oubliées, reliant ses celliers inoccupés depuis l’enfance ? les phénomènes du rêve avaient-ils avec les phénomènes de l’existence vive une parenté plus fidèle qu’il n’était permis à l’homme de le concevoir ? Était-ce tout bonnement une inconsciente et subite vibration des fibres de l’encéphale, un résidu d’activité spirituelle, une survie de cerveau créant des embryons de pensées, des larves d’images, passés par la trouble étamine d’une machine mal arrêtée, mâchant dans le sommeil à vide ?

Fallait-il enfin admettre des causes surnaturelles, croire aux desseins d’une Providence incitant les incohérents tourbillons des songes, et accepter du même coup les inévitables visites des incubes et des succubes, toutes les lointaines hypothèses des démonistes, ou bien convenait-il de s’arrêter aux causes matérielles, de rapporter exclusivement à des leviers externes, à des troubles de l’estomac ou à d’involontaires mouvements du corps, ces divagations éperdues de l’âme ?

Il importait, dans ce cas, de ne point douter des prétentions à tout expliquer de la science, de se convaincre, par exemple, que les cauchemars sont enfantés par les épisodes des digestions, les rêves sibériens par le refroidissement du corps débordé et resté nu, l’étouffement par le poids d’une couverture, de reconnaître encore que cette fréquente illusion du dormeur qui saute dans sa couche, s’imaginant dégringoler des marches ou tomber dans un précipice du haut d’une tour, tient uniquement, ainsi que l’affirme Wundt, à une inconsciente extension du pied.

Mais, même en supposant l’influence des excitants extérieurs, d’un bruit faible, d’un léger attouchement, d’une odeur restée dans une chambre, même en admettant le motif des congestions et des retards ou des hâtes du coeur, même en consentant à croire comme Radestock, que les rayons de la lune déterminent chez le dormeur qu’ils atteignent des visions mystiques, tout cela n’expliquait pas ce mystère de la psyché devenue libre et partant à tire-d’aile dans des paysages de féerie, sous des ciels neufs, à travers des villes ressuscitées, des palais futurs et des régions à naître, tout cela n’expliquait pas surtout cette chimérique entrée d’Esther au château de Lourps !

C’est à s’y perdre ; il est certain pourtant, se dit-il, que, quelle que soit l’opinion qu’ils professent, les savants ânonnent.

Ces inutiles réflexions avaient, du moins, dérivé le ru de ses pensées qui s’écartaient de leur première source ; le soleil commençait à lui chauffer le dos et à lui couler à son insu un fluide de joie dans les veines. Il se leva et regarda, derrière lui, le paysage qui s’étendait à ses pieds, à perte de vue, pendant des lieues entièrement plates, un paysage écartelé par deux grandes routes d’une longue croix blanche entre les bras de laquelle courait, fouettée par le vent, une fumée nuancée de vert par les seigles, de violet par les luzernes, de rose par les sainfoins et par les trèfles.

Il éprouvait le besoin de marcher, mais il ne voulut pas revenir par le même chemin ; il longea des murs qui montaient, en faisant des coudes, s’avançant lentement, bombant le dos, écoutant le lent bourdonnement de l’air, humant la terreuse odeur du vent qui balayait la route. Il se promenait maintenant entre des pommiers et des vignes. Subitement, il aperçut une porte entrebâillée, et se trouva dans un verger au bout duquel apparaissait la tour en éteignoir du pigeonnier.

— Hé là ! fit une voix à gauche — tandis qu’un roulement de brouette arrivait sur lui.

C’était la tante Norine.

— Eh ! ben ! ça ira-t-il, ce matin, mon neveu ? Et elle posa les bras de sa brouette à terre.

— Mais oui... et l’oncle Antoine ?

— Il travaille dans la cour à cette heure, il fait le rain.

— Il fait quoi ?

— Le rain.

Devant la mine ahurie de Jacques, la tante Norine s’esclaffa. — Mais oui, il fait avec du grès le chaudron qu’est sale.

Jacques finit par comprendre. — L’airain, fit-il.

— Oui, le rain, c’est en quoi qu’il est le chaudron.

— Et votre vache qui est grosse ?

— M’en parle pas, m’en parle pas, mon garçon ; pauvre bête, quand j’y pense, ça lui travaille, ça lui tire, mais ça ne pousse pas encore. Je m’en vas, car, vois-tu, faut que j’aille chez le berger, par rapport à elle.

Et elle reprit son chemin, droite sous son chapeau de paille, plate sous son canezou, les reins martialement cahotés par son pas militaire, les coudes tremblant sous l’effort de la brouette qui la précédait dans sa marche.

— A tout à l’heure, tiens, là. — et d’un mouvement de tête, elle lui indiquait un petit sentier à suivre au bout duquel il entrevit, en effet, dans une mare de soleil, l’oncle Antoine qui récurait un chaudron de cuivre.

Il râpa ses doigts aux siens.

— Je viens de quitter Louise, dit le père Antoine, en posant son chaudron à terre.

— Elle est donc levée ?

— Oui, parait même que la nuit n’a pas été bonne ; et il ajouta que, l’avant-veille, lui et sa femme avaient dû massacrer deux chats-huants pour prendre possession de la chambre.

— Oh ! il n’y a pas de danger ici ; il n’y a pas de voleurs, reprit-il, après un silence, comme se parlant à lui-même ou répétant la réponse faite à une demande que Louise lui avait sans doute adressée ; seulement, tout de même, tu sais, faudrait pas, la nuit, prendre tes aisances du côté du bois.

— Ah ! et pourquoi ?

— Ben, parce qu’il y a des braconniers qui n’aiment pas qu’on les dérange.

— Mais, en votre qualité de régisseur, vous devez les pourchasser, je pense.

— Sans doute, sans doute, mais vois-tu, à ce métier là, mon garçon, j’attraperais des prunes ; vaut mieux, pas vrai, qu’ils mangent le lapin ou qu’ils me le vendent à très bon compte. — Et le vieux cligna de l’oeil. Mais voyons, sieds-toi, t’as le temps, car ta femme est loin à cette heure, elle est à Savin avec ma soeur, tu sais, Armandine, ma soeur charnelle, qui l’a emmenée dans sa voiture pour les provisions ; elle ne reviendra pas tant qu’il ne sera une heure.

Jacques s’assit près du père Antoine sur un tronc d’arbre.

Il reconnaissait maintenant la petite maison dans laquelle il avait dîné, la veille. Au jour, elle lui parut encore plus minable et plus basse, avec son toit dépaillé, sa porte d’étable, ses hangars chancelants qui s’appuyaient sur elle, pleins de liasses de fourrage, de tonneaux et de bêches.

La senteur de la vacherie lui arrivait, chauffée, par la tôle d’un ciel séché pendant la nuit, devenu plan, sans flocons, d’un bleu presque dur. Jacques finit par ne plus écouter le vieux qui patoisait, la figure dorée par les reflets de son chaudron.

Machinalement il roulait entre ses doigts la tige creuse d’un pissenlit dont les poils couraient sur sa culotte, chassés par des pichenettes ; puis il regarda les poules, des poules cailloutées de noir qui picoraient du bout du bec, puis grattaient furieusement le sol avec l’étoile de leurs pattes et le repiquaient encore d’un coup bref ; çà et là, des poussins filaient pareils à de petits rats dès que le coq s’approchait, lançant brusquement son cou, secouant, comme pour s’envoler, ses plumes.

Il finissait par s’endormir, grisé par l’odeur du fumier et des bouses ; un cri du coq le tira de sa torpeur; il ouvrit un oeil : le père Antoine fourgonnait maintenant sous le hangar. Jacques bâilla, puis s’intéressa à une troupe de canards qui marchait, en se balançant, sur lui. A six pas, ils s’arrêtèrent, tournèrent court, et s’élancèrent en faisant clapoter la pince citron de leur bec contre un morceau de vieux bois, l’écaillant et gobant les cloportes qui, découverts, fuyaient en hâte.

— Ah ! çà, tu dors, fit l’oncle Antoine, viens avec moi jusqu’à la côte de la Graffigne, ça te réveillera.

Mais le jeune homme refusa ; il préférait aller visiter les chambres du château.

Il était, en effet, curieux de sonder l’intérieur de cette bâtisse et de s’assurer, avant la nuit, s’il ne serait pas possible de s’installer dans une pièce mieux fermée et moins triste.

Il se sentait épuisé par son voyage en chemin de fer, par sa trotte à pied, par sa nuit vide. Il lui semblait avoir du feu dans la paume des mains et des bouffées de chaleur lui passaient auprès des tempes. Chemin faisant, il se raisonna ; s’il était agité par cette vague et tyrannique crainte, possédé par cette préoccupation de sécurité, par ce besoin de vigie, hanté par cet inexplicable rêve qui l’obsédait maintenant encore, cela tenait simplement à son état d’énervement et de fatigue, à son déséquilibre, préparé par les inquiétudes et les soucis, décidé par un changement de milieu brusque.

Une bonne nuit me libérera de ce malaise ; en attendant, examinons, se dit-il en pénétrant dans le vestibule du château, toutes les pièces du bas.

Il entra dans la cuisine, sombre, éclairée par des jours de souffrance, pareille à un cachot de théâtre, avec sa voûte cintrée, ses portes basses, arrondies du haut, sa cheminée à hotte, son carreau brut ; puis il tomba dans une série de casemates sinistres, au plancher de terre battue, creusé par des affouillements, troué dans son sol marneux d’yeux en eau noire ; il tourna bride, revint par les pièces déjà parcourues la nuit ; elles lui semblèrent encore plus détériorées, plus lenticulées par des sels de nitre, plus en voirie dans ce bain de soleil qui arrosait la suintante charpie des papiers pendus aux murs ; enfin il s’engagea dans l’autre aile et vagua au travers des chambres désertes. Toutes étaient semblables, immenses, surplombées de hauts plafonds, mal parquetées, montrant des lambourdes pourries, puant le champignon, sentant le rat. Elles sont inhabitables, se dit-il ; il finit par aboutir à une chambre à coucher, très grande, parée de deux cheminées, une à chaque angle.

Cette pièce était superbe, boisée de lambris gris rechampis de filets angélique, surmontés de trumeaux au-dessus des portes, percée de deux larges fenêtres aux volets clos.

— Mais voilà mon affaire ! Explorons cela de près.

Il descella les espagnolettes des croisées, se cassa les ongles contre les volets qui, en grinçant, cédèrent. Alors il resta désappointé : cette chambre gardait une apparence de santé dans l’ombre, mais à la lumière, elle était d’une vieillesse exténuée, ignoble ; son plafond en anse renversée pliait ; les feuilles soulevées du parquet se tenaient bout à bout ; des placards aux papiers collés sur châssis étaient crevés et laissaient voir à nu une toile à cataplasme laudanisée par les rouilles ; une sueur de café coulait sans relâche sur les lames persillées des plinthes et d’énormes chapelets s’égrenaient le long des frises, des chapelets aux fils imités par des lézardes, aux grains signifiés par les pâles ampoules des moisissures.

Il s’approcha de l’alcôve, constata qu’elle était sillonnée de vermicelles et taraudée par les termites. Un coup de poing et tout croulait. Quelle ruine ! — cette chambre était peut-être la plus maltraitée de toutes. Une petite porte située près de l’alcôve l’attira ; elle ouvrait sur un cabinet de toilette garni de rayons ; une étrange odeur s’échappait de cette pièce, une odeur de poussière tiède, au fond de laquelle filtrait comme un parfum très effacé d’éther.

Ce relent l’attendrit presque, car il suscitait en lui les dorlotantes visions d’un passé défait ; il semblait la dernière émanation des senteurs oubliées du XVIIIe siècle, de ces senteurs à base de bergamote et de citron, qui, lorsqu’elles sont éventées, fleurent l’éther. L’âme des flacons autrefois débouchés revenait et souhaitait une plaintive bienvenue au visiteur de ces chambres mortes.

C’était probablement le cabinet de toilette de cette marquise de Saint-Phal dont le père Antoine avait, lors de ses voyages à Paris, souvent parlé.

Et cette chambre à coucher était sans doute aussi la sienne. La tradition paysanne représentait la marquise, effilée, mignarde, alanguie, presque dolente. Tous ces détails se rappelaient, les uns les autres, se groupaient, puis se fondaient en une image poudrée de jeune femme, rêvant dans une bergère, et se chauffant les pieds et le dos, entre les deux cheminées, aux âtres rouges.

Comme tout cela était loin ! les frileux appas de la femme dormaient dans le cimetière, à côté de lui, derrière l’église ; la chambre était, elle aussi, trépassée et puait la tombe. Il lui semblait violer une sépulture, la sépulture d’un âge révolu, d’un milieu défunt ; il referma les volets et les portes, regagna l’escalier, monta au premier étage jusqu’à sa chambre, tourna et commença de visiter l’aile droite.

Son étonnement s’accrut ; c’était une véritable folie de portes ; cinq ou six ouvraient sur un long corridor ; il poussait une porte et trois autres se présentaient aussitôt, fermées dans une pièce noire ; et toutes donnaient sur des lieux de débarras, dans des niches obscures qui se reliaient entre elles par d’autres portes et aboutissaient généralement à une grande salle éclairée, sur le parc, une salle en loques, pleine de débris et de miettes.

Quel abandon ! se disait-il. Il ressortit et visita l’autre aile ; sans espoir du reste, il pénétra par de nouvelles portes dans d’autres chambres, s’égara dans ce labyrinthe, revenant à son point de départ, pivotant sur lui-même, perdant la tête dans cet inextricable fouillis de cabinets et de pièces.

Il faisait, à lui seul, un dur vacarme ; ses pas sonnaient dans le vide ainsi que des bottes de bataillons en marche ; les gonds oxydés grinçaient à chaque secousse et les fenêtres ébranlées criaient.

Il finissait par s’exaspérer dans tout ce bruit quand il échoua, au bout du château, dans un salon immense, garni de rayons et d’armoires. Il recula les volets d’une croisée et dans un jet de lumière, la physionomie de ce lieu parut.

C’était l’ancienne bibliothèque du château ; les armoires avaient perdu leurs vitres dont les éclats craquaient sous ses souliers, dès qu’il bougeait ; le plafond se cuvait par places, s’écaillait, pleuvait les pellicules de ses plâtres sur la poudre du verre qui sablait le plancher de petites lueurs ; derrière lui, le jeune homme s’aperçut qu’un sureau poussait, au travers d’une fenêtre crevée, dans la pièce et époussetait de ses branches les loupes et les cloques soulevées par l’humidité des murs. En bas, en haut, tout s’avariait, se porphyrisait, s’écalait, se cariait, tandis qu’en l’air d’énormes araignées de grange, estampées sur le dos d’une croix blanche, se balançaient, dansant de silencieuses chaconnes, les unes en face des autres, au bout d’un fil.

Ainsi que dans la chambre à coucher de la marquise, il restait songeur ; cette bibliothèque, si délabrée, avait dû vivre. Qu’étaient devenus tous les veaux jaspés, tous les maroquins à gros grains, bleu gendarme ou vin de Bordeaux, tête de More ou myrte, les peaux du Levant, armoriées sur les plats et dorées sur les tranches ; qu’était devenue l’indispensable mappemonde, avec ses tètes d’anges bouffis, soufflant de leurs joues gonflées à chacun des points cardinaux ; qu’étaient devenus la table en bois d’amarante et de rose, les meubles contournés aux sabots dorés à l’or moulu et aux pieds tors ?

Comme les prés, comme les bois maintenant dépecés par les paysans, ils avaient sans doute disparu dans la bourrasque des pillages et des ventes !

— Allons, en voilà assez, soupira-t-il, en refermant la porte ; ma femme a raison ; dans cet immense château, un seul endroit vit.

Il retrouva le couloir de dégagement et, une fois de retour dans l’escalier, il gagna les combles. Il n’eut point le courage de se promener dans les mansardes. Il se contenta d’entre-bâiller une porte, vit le ciel surgissant par des trous non bouchés de tuiles, et redescendit, s’imaginant, par comparaison, que la pièce choisie par Louise était charmante.

Mais cette impression ne dura guère; elle s’évanouit dés qu’il s’approcha de la fenêtre. Cette croisée s’éclairait sur le derrière du château devant le bois noir, mangé de lierre. Il sentit un frisson lui friper le dos et il se dirigea vers la cour.

Il rôda encore autour du château, cherchant si, par des fermetures solides, il pourrait se mettre à l’abri, dés l’ombre, des maraudeurs et des bêtes ; les portes se refusaient bien à s’ouvrir sans coups de pieds ou pesées d’épaules, mais la plupart avaient perdu leur clef ou devaient fermer par des loquets maintenant perdus et des bobinettes privées de gâches. Il inspecta les alentours ; le parc n’était même pas clos du côté du bois; nul mur et nulle haie; tout le monde pouvait entrer.

C’est vraiment par trop primitif, se dit-il ; puis accablé de sommeil il s’en fut au jardin, s’étendit sur la pelouse, et, une fois de plus, la fringante clarté du ciel lui retourna l’âme, car ses pensées viraient comme celles de tous les gens dont le corps est las, suivant des impressions purement externes. Il eut un soupir de satisfaction et s’endormit, le dos douillettement emboîté dans la ouate des mousses, la face lentement rafraîchie par l’éventail résineux des pins.