REVUE BLEUE

17 février 1900.


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SILHOUETTES PARISIENNES


M. J.-K. Huysmans.


Joris-Karl Huysmans est un grand écrivain parce qu’il eut des embarras d’argent et des embarras gastriques.

Ces deux considérations me suffisent presque pour expliquer la nature de son génie. Et je ne prétends pas que l’explication soit entièrement nouvelle. Je sais, au surplus, que cette explication n’est pas noble. Elle ne suppose pas en moi un sens littéraire très fin. Mais il n’est pas nécessaire, pour être honnête homme et parler censément d’avoir un esprit raffiné.

On m’attribuerait sans doute une âme artiste si je disais: Huysmans est né en Hollande; en tous cas, son nom est un nom hollandais. Enfin pour si Hollandais que soit son nom, ses prénoms sont Hollandais bien davantage. Son âme est donc fatalement hollandaise. Issu d’un pays plat, Huysmans était désigné plus que personne pour décrire la platitude de la vie. D’ailleurs, Rembrandt est Hollandais, lui aussi. Et cela aide à comprendre les inclinations artistiques de Huysmans de même que les clairs-obscurs de son style. D’autre part, il y eut des mystiques dans ces régions. Il ne faut donc pas s’étonner si Huysmans s’est épris du catholicisme mystique et du mysticisme catholique de son vieux compatriote Ruysbroeck l’Admirable. Je dirais cela si j’avais l’âme artiste. Mais avant moi, plusieurs critiques ont remarqué, avec une perspicacité très pénétrante, que Huysmans est Hollandais, et que son talent prouve son origine aussi nettement que son acte de naissance. Même, l’un d’eux, plus pénétrant que les autres et plus fin, a démontré que Huysmans est, à la fois, « un Hollandais anémique et nerveux, et un Parisien curieux du pittoresque ». S’il est Parisien, c’est, sans doute, par sa mère; et je n’insiste pas.

Mais il me semble bien que la constitution physique de Huysmans et les circonstances matérielles de sa vie, amusante en sa douloureuse médiocrité, expliquent suffisamment le caractère de ses oeuvres. Au reste, c’est un principe très raisonnable que l’on est particulièrement apte à comprendre les écrivains que l’on aime profondément. Or, j’aime Huysmans d’un amour exceptionnel et rare. Il n’est peut-être pas, j’ose le dire, d’écrivain contemporain qui soit plus près de mon coeur. En effet, la sympathie spéciale que j’éprouve pour Huysmans vient de mon estomac.

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En vain l’esprit et le coeur dominent à certains moments l’estomac, c’est l’estomac qui détermine, en tout écrivain, sa conception du monde. Quand on a l’estomac invalide, on est contraint de surveiller ses moindres mouvements dans la vie. On est donc engagé à une observation précise de l’univers. Observation maussade, il est vrai, et morose, mais exacte et méticuleuse, avec, par instants, quand la souffrance s’atténue, se dissipe, une fugitive gaieté véhémente et défiante. Telle est bien la psychologie de Huysmans; telle est bien la loi de toute sa psychologie. Et c’est pourquoi ses héros se ressemblent prodigieusement. Folantin, des Esseintes, Durtal, ont un estomac identique: ils sont le même homme. Et leurs âmes, qui sont une seule âme, subissent des modifications apparentes, car elles passent à travers les phases distinctes d’une même maladie d’estomac. O la langueur des jours écoulés dans la mélancolie des digestions difficiles! lourdeurs, pesanteurs, amertumes, tristesses, douleurs!

Souffrance d’estomac et pénurie d’argent: c’est plus qu’il n’en faut pour être naturaliste: cela oblige à l’être. En effet, cette double oppression engendre dans les âmes la prédominance constante des soucis de la vie physique et de la vie matérielle. On veut s’élancer dans l’espace infini des rêves, on veut planer dans l’idéal et dans le bleu; mais on est violemment ramené sur la terre par la misère de sa destinée, alors on perd bien vite son goût pour ces ascensions sublimes qui seraient charmantes si l’on n’en dégringolait si brusquement. Huysmans subit la rudesse du sort jusqu’à être forcé de diriger un atelier de brochage, hélas! de devenir fonctionnaire, holà! et de rester célibataire. Son estomac se détériora parmi les restaurants. Oui, les parois de son estomac, dirai-je suivant ses façons, furent brûlées par le badigeon des graisses, mordues par le vernis des margarines, et son coeur lui-même se décrépit sous les bourrasques de sa pluvieuse existence. Il fut enclin à ne considérer que les vicissitudes brutales de la vie terre à terre, à tout ramener à elles. Le monde lui parut une gargote immense et nauséeuse; et les ingrédients infâmes dés cuisines malpropres, empoisonnant sa vie, s’infiltrèrent jusque dans son style.

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Et nul ne fut plus apte que Huysmans à peindre l’universelle vie médiocre.

Médiocrité des repas, d’abord, — essentielle médiocrité qui rend les autres plus intolérables; médiocrité des maisons et des rues, médiocrité des hommes et des femmes, médiocrité des intelligences, des coeurs, médiocrité des amours! Et les corps sont vilains et les âmes sont laides. Et l’horrible civilisation enlaidit encore l’affreuse nature. N’essayez pas d’avoir des aspirations, des désirs ambitieux ou timides, ils ne seront satisfaits ni les uns ni les autres. Toutes les forces de l’univers sont conjurées contre la pauvre créature humaine. Désirée Vatard voudrait épouser Auguste qu’elle aime et qu’elle embrasse avec candeur le soir dans l’obscurité déserte des rues! L’impérieux destin l’en empéche. Des Esseintes cherche partout des plaisirs factices et, nulle part, ne les peut trouver. Folantin, qui est pliilosophe, souhaite seulement de pouvoir manger un bifteck appétissant. Mais il heurte ainsi toutes les réalités du monde, et bientôt il reconnaît qu’il n’y a pas, sur cette terre, de bifteck mangeable. Durtal, lui, demande à la religion un réconfort, mais les hommes ont ôté d’elle tout charme consolant. Que faire?

Huysmans, des Esseintes, Folantin, Durtal sont frères. Estomacs malades, âmes délabrées, la vie leur parait répugnante, car elle est imprégnée, tout entière, d’une ignominieuse odeur de vieilles pommes frites!

C’est ainsi que Huysmans étale son dégoût de vivre. Avec soin il enlève du naturalisme toute poésie. Et d’abord il semble attendre tout son plaisir de l’analyse de son dégoût.

Mais cette distraction ne le peut longuement contenter. La réalité lui est, de plus en plus, insupportable. Il se réfugie dans les bizarreries, les étrangetés. Il pense renouveler les odeurs, les saveurs, les senteurs, les nourritures, les sentiments, les idées, et voici Des Esseintes! Mais il ne réussit pas dans son élaboration pénible d’un naturalisme nouveau en sa lourde fantaisie, et, blessé davantage par les aliments malsains et les hommes grossiers, il s’évade furieusement de la vie réelle, hésite follement entre les messes noires et les autres, s’élance et s’égare dans le mysticisme religieux qui, si nous en jugeons par la Cathédrale, ne peut être autre chose qu’une source d’ennui...

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Heureusement, Huysmans peut tromper son ennui, car il est célibataire. S’il souffre dans la vie, il souffre, solitaire. Il s’habitue à sa souffrance. Il s’en fait une compagne. Il s’amuse avec elle, se rit d’elle. Cette souffrance est constitutionnelle, elle devient méthodique, régulière, monotone. Mais la monotonie émousse les douleurs.

Certes, Huysmans déteste la, vie, mais ce vieux garçon se dit qu’au fond il ne doit rien à personne, et qu’il est des hommes plus malheureux que lui. Et, tout réjoui par cette égoïste constatation, il permet à son ironie native de se déployer. Huysmans est le plus ironique des naturalistes, le plus joyeux des pessimistes.

L’ironie est nécessaire à l’homme. Seule, elle lui donne l’indépendance à l’égard des sots qui règnent sur le monde et des fripons qui le gouvernent. Par l’ironie seule, on en vient à un détachement profond des ambitions et des vanités humaines. L’ironie seule aide à supporter la vie, en enseignant à la mépriser convenablement. Huysmans fut toujours un ironiste; il l’est de plus en plus. Autrefois il contait, avec un pittoresque énorme, des aventures effroyablement tristes; c’était à mourir de rire. Maintenant, il nous affirme qu’il est devenu pieux parce que les cathédrales gothiques sont infiniment belles et parce que la religion s’impose irrésistiblement à l’esprit et au coeur, qui a produit Ruysbroeck l’Admirable et la bienheureuse Lidwine... En vérité, Huysmans sait unir la mysticité la plus effarante avec la plus rassurante mystification.

Mais il est inévitable que son prodigieux talent se transforme. Sa pension de retraite est liquidée. Il peut lire dans la bibliothèque des moines de Ligugé des livres propres. Il se nourrit sainement. Il est guéri de sa maladie d’estomac. Il est propriétaire d’une maison de campagne. Son ironie est maîtresse d’elle-même... Sans doute, il se crée une nouvelle conception du monde.


ZADIG.