Grands hommes en robe de chambre.

Charles Buet

Paris: Société d’éditions des gens de lettres, 1897.



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M. J.-K HUYSMANS


De tous temps, la société littéraire a subi la tyrannie ou, tout au moins, l'influence des cénacles ; mais à aucune époque elle n'eut davantage, grâce au byzantinisme des moeurs parlementaires, la manie des classifications et des formules. II y a déjà des années, M. Emile Zola proclamait : « La littérature sera naturaliste ou elle ne sera pas. » C'est le naturalisme qui n'est plus. Il s'est percé le flanc, à l'instar du pélican symbolique. Mais il n'a nourri de son sang que des ingrats. Après la Terre, un manifeste célèbre le répudiait en son chef, qui est aussi son armée, car il cumule la personnalité et le nombre. L'un des premiers apôtres de la religion nouvelle qui eut l'Assommoir pour évangile fut M. Joris-Karl Huysmans ; il en fut aussi l'un des premiers dissidents, ses allures fières et son indépendance ne pouvant point s'accommoder des offlciatures pontificales de Médan. Il s'évada discrètement, sans tapage, n'ayant aucun besoin de réclame. Il ne voulait ètre d'aucune école, d'aucun cénacle, d'aucune taverne artistique, d'aucun banquet littéraire. Il se dérobait aux effusions des Labadens. Il se retirait des voisinages importuns. Et, n'ayant cure des hauts patronages, des relations onéreuses, il reprenait sa vie de solitaire, fuyant même les coruscutions, les falbalas et les pimpeloches de la chambre bleue d'Arthénice, qui s'appela quelque temps le grenier de Goncourt.

Celui-là est un mâle, et il faut compter avec lui. D'autres ont conté son atavisme et que son aïeul Cornélius a des toiles au Louvre, et qu'un autre de ses « vieux » sculpta des bonshommes dans la pierre de l'arc de l'Etoile, et qu'il est d'une famille de peintres. Son père, en effet, vint de Bréda — nom qui ne rappelle aux parisiens qu'une rue de Cythère, ou l'hospitalité se vend et ne se donne jamais, nom qui se burine dans l'histoire pour ce que les derniers Bourbons y végètent, non loin de la plage de Scheveningue, où Monck vint chercher Charles Stuart, et de cette ville de Delft, où s'élève, — ironie furieuse des choses ! — le mausolée de Louis XVII, roi de France et de Navarre, décédé en l'an 1845, inscription tombale que Guillaume III des Pays-Bas ne voulut jamais effacer — ni pour or ni pour argent.

Paris, que personne ne connaît, renferme des curiosités inouïes. Qui se douterait qu'il y existe un ancien couvent de Prémontrés, l'ordre des chanoines de saint Norbert, avec ses cellules, ses larges et profonds corridors, ses escaliers énormes, son cloître, changé en cour de service, et ses jardins, maintenant chargés de maisons « de rapport »? Je l'ai visité par un sombre, humide et brumeux crépuscule, cet ancien monastère, d'aspect monumental et triste. M. Huysmans me conduisait là, chez lui, à je ne sais quel étage, presque sous les toits, et il escaladait les marches d'un degré tournant de son pas leste et silencieux de chat, tandis que je comptais pesamment chaque marche. Je n'ai vu le logis qu'à la lueur des lampes. Trois cellules exigües, hautes de plafond, ouvertes l'une sur l'autre par des guichets étroits comme des gouttières.

Les murailles, tendues d'andrinople rouge, mais chargées de cadres : dessins de Forain, de Redon, eaux-fortes d'après Gustave Moreau, vieux tableaux bitumineux, gravures enfumées, faïences polychrômes. Des bibliothèques pleines de livres curieux ; tous les mystiques : Marie d'Agréda et Rusbrock I'Admirable, Angèle de Foligno et Catherine Emmerich ; des incunables rares, de précieuses éditions, sans doutes héritées de Jean, duc des Esseintes. Puis des meubles anciens, pas sculptés, pas de « style », mais d'une belle vieille couleur brune, luisants aux moulures et aux angles. Des bibelots curieux : un cruciflx s'ouvrant comme la boîte d'un damier et plein de reliques munies de leurs « authentiques », Un doigt du martyr saint Victor dans un reliquaire fruste et rustique, en bois de poirier. J'ai vu, dans l'église des Augustins-en-l'Auge, à Fribourg, le squelette du même saint Victor, cuirassé de clinquant et de fausses pierreries.

Ce logis de célibataire, calme, recueilli, loin des bruits de la rue, clos tout ainsi que la cellule d'un père prieur, est un asile de travail, austère, simple, artistique. Il faut n'y ètre que deux. C'est trop luxueux pour un moine, trop sévère pour un mondain. Une femme s'y perdrait, sans y être perdue. Il n'y a là de place que pour travailler, dormir, rêver ou prier. Le plaisir n'y trouverait pas son gîte, non plus que les inutiles importunités de l'amitié bavarde et frivole.

M. J.-K Huysmans est l'homme de sa maison. Long, maigre, svelte, il a la démarche féline, l'allure mesurée, le pas rapide, une singulière prestesse de mouvement. Le visage, encadré de cheveux coupés ras et d'une barbe rare, en pointe, qui déjà s'argentent de mèches blanches, s'est adouci. Jeune, il était plus tourmenté, plus expressif, avec des yeux plus scintillants, des angles plus accusés. La maturité l'a arrondi, pacifié. Ce n'est plus cette physionomie de tigre apprivoisé. Ce n'est plus la voix acerbe, dure, martelée, stridente. Ce n'est plus le ricanement saccadé ou le rire aigu. La sérénité de Ia certitude s'épand sur ce masque autrefois si inquiet, et les yeux, miroirs de l'âme, trahissent un suave et profond apaisement. Ces transformations révèlent dans l'homme ce qu'il fut, ce qu'il est.

Sa gloire n'est révélée qu'à une minorité d'initiés : les lettres l'admirent, la multitude le méconnaît, le vulgaire le dédaigne. M Emile Zola l'a renié, ne se souvenant plus que l'idéaliste Paul de Saint-Victor menaçait de quitter la place dès qu'on prononçait le nom de M.Huysmans en sa présence. Enfin, si M. Descaves l'appelle un « tentateur littéraire », d'autres lui ont prodigué des épithètes désobligeantes : satanique, misanthrope aigri, âme inassouvie, poète anémo-nerveux. Il accepte allègrement ces gentillesses et ne s'en désole pas plus que des ordinaires « dégoûtations » de la vie, pour employer un de ses vocables favoris. D'une suprême indépendance de pensée, obligé de se plier à certaines conventions sociales, il met tous ses soins à être et à paraître correct. Son caractère n'est connu que des rares amis qu'il admet dans son intimité. Caractère complexe, bizarre, inégal, que distingue surtout l'aristocratie.

Ceci a l'air d'un paradoxe, car M. J.-K. Huysmans passe pour le peintre des déchets de la vie, des tares secrètes, des misères inexpliquées, et l'on a dit de lui qu'il a plus que personne le sens du laid. Il se peut. Néanmoins, c'est un méprisant, un ironique, un méfiant, à la fois très bon et cruel, très doux et très sec, un sceptique crédule. Cet lncantateur s'est laissé tromper souvent. Cet alchimiste n'a pas su deviner telles perfidies, contenter tels hypocrites, prévenir certaines trahisons. D'ailleurs, il n'en a point souffert, ne s'est même pas donné le plaisir de se plaindre, s'est fermé hermétiquement dans son altière solitude.

Du naturalisme brutal de ses premiers livres, il s'est élévé peu à peu à l'idéalisme par l'étude constante de soi même et d'autrui. Il arriva bientôt à comprendre l'ordre surnaturel, qui lui apparut par le côté diabolique. D'abord néo-chrétien, suivant la tendance qui prédomina, il y a quelques années, parmi la jeunesse littéraire, il s'épura au contact de croyances dont il n'avait jamais, naguère, connu même la poésie. Cependant on crut que ces aspirations nouvelles ne le mèneraient pas au-delà du satanisme de Là-Bas, et nul ne prévoyait l'épanouissement d'une foi qui n'a que le tort d'être trop savante, dans ce livre En route, qui a consacré définitivement la gloire de l'écrivain, en apaisant en lui la conscience de l'homme.

Après les recherches bizarres d'A Rebours, après les frénésies de La-Bas, M, J.-K. Huysmans aura-t-il trouvé la belle santé de l'idée et du style qu'on lui reprochait de n'avoir pas ? Il nous plaît de l'espérer. Les fougues de son tempérament ont cédé la place à des réflexions austères ; il s'est assagi ; à l'exemple des chrétiens primitifs, de ceux des temps troublés, il ne voit bien l'Eglise que dans le monachisme. Le prêtre séculier le déconcerte. Ce qui l'attlre, c'est la mystique, c'est surtout cette loi mystérieuse de la répercussion du bien et du mal, c'est le rôle extraordinaire des contemplatifs, que notre société ignore profondément. Il a visité la Trappe, s'est assujeti de longs jours à cette règle formidable des moines du désert, aux jeùnes, au silence, aux nuits sans sommell, aux labeurs incessants, qui dompte et broie le corps, l'âme, le coeur et l'esprit comme le marteau-pilon du Creusot malaxe les fers et les fontes, Il a goùté les charmes infinis de cette existence, incompréhensible pour tant d'hommes, sous les arceaux du cloître de Notre-Dame d'Igny. Il a vu les bénédictins modernes continuer la mission de leurs anciens monastères, suivre pas à pas les progrès de la science et des lettres. Il ne reste donc rien en lui du vieil homme d'En rade, ce poème d'horreur où fermentent toutes les pourritures de l'animalité.

Dans l'oeuvre de J.-K. Huysmans, trois livres sollicitent l'attention de l'artiste et du penseur, en attendant que la synthèse de ce prodigieux talent se manifeste par le sublime et dernier effort. Certains révèle toute son esthétique, ses admirations dans l'Art, qui vont de Gustave Moreau à Degas, à Raffaëli, à Forain, Chéret, Whistler et Rops, tous artistes exceptionnels et, pour ainsi dire, reproducteurs de l'exception. Sa fantaisie les juge plutôt que sa raison. Il voit en eux des rénovateurs ; leur modernisme âpre, leur procédé, surtout, le ravit. Comme s'il les avait inventés, il se complait à les mettre en relief, il les vante, il en exalte quelques uns, Moreau, par exemple, sur lequel il a écrit de si merveilleuses pages.

Mais j'avoue que son froid enthousiasme ne m'a pas gagné. Vieux-jeu je suis, vieux-jeu je reste. J'aime la vigueur, la sincérité, la santé ; le factice m'éblouit, le raffiné me gène, et l'excessif m'épouvante : reste d'éducation classlque, où le sot et trop raisonnable sieur des Préaux laissa son empreinte. On ne change pas : on fait semblant.

A Rebours est le manuel de l'onanisme de l'imagination. Ne parlons pas de l'art parfait, du style magnifique, de la trame savante de ce livre, qui éclata, un beau jour, bombe fulminante, dans le gris poussiéré et la brume humide de littératures déliquescentes, idoine à en absorber l'inquiétante corruptivité. Ce qu'on voulut y voir et qu'on y vit fut cette théorie que, la vie étant mal faite, ainsi que la société, qui est son cadre, une âme éprise d'idéal peut s'appliquer à prendre toutes choses à rebours de la vérité convenue. Le prototype ou, mieux, le type unique de cette étude singulière fut désigné : on soupçonna d'en être le modèle un gentilhomme de haut parage, célèbre pour quelques affectations d'excentricité et des caprices d'art, au fond très médiocres, par comparaison. Peu importe, Le prétexte était suffisant pour disserter de questions que la littérature n'osait point aborder, pour exposer des théories d'une hardiesse encore inexploitée, pour arriver enfin à cette conclusion que rien n'existe, ne mérite, ne dure, ne satisfait, sinon l'immuable vérité.

Le naturalisme montrait le bout de l'oreille dans l'épisode de l'éphèbe dont le duc des Esseintes veut falre un assassin en lui créant des besoins passionnels. Document humain. L'anecdote se retrouve dans les Mémoires d'un journaliste, de ViIlemessant, et c'est lord Seymour — le fameux « Milord l'Arsouille » — qui fut le triste héros de la triste aventure. Mais les notes d'art, l'étude des littératures anciennes et modernes, les indications de mise en scène, l'analyse des raffinements sensuels du goùt, du toucher, de I'odorat, de la vue font de ce livre inimitable un superbe brèviaire du déséquilibré, du dégénéré, et les invectives multipliées à l'infini contre la vie absurde et bête, contre l'inanité de toutes choses en font aussi le psautier de la désespérance. La phrase finale, développée en tout un chapitre où se trahissent de cruelles déceptions, de sombres retours, des luttes atroces — phénomènes que le grandiloquent Victor Hugo résumait par cet exergue d'un chapitre : Une Tempète sous un crâne — cette phrase finale est un appel lamentable, une invocation d'exténué, le De profundis clamavi du pénitent. Mais ce cri n'est que bégayé, et point clamé. C'est le murmure confus de l'âme pécheresse qui n'ose et qui doute. Après un pareil livre, il ne restait à faire que ce que Barbey d'Aurevilly conseillait à Charles Baudelaire après les Fleurs du mal : se brûler la cervelle ou se convertir.

M. J.-K. Huysmans écrivit Là-Bas. C'est un livre compliqué : il établit une corrélation directe entre l'effroyable histoire du maréchal de Rais et les pratiques contemporaines de la sacrilège messe noire. Pour quiconque observe, les vols d'hosties consacrées dans nos églises de campagne, les précautions prises par les évêques, les étranges révélations venues de Suisse, de Belgique, de Hongrie disent assez qu'il se passe des choses où la police ne veut rien voir, mais qui ont leur importance. Quoi qu'il en soit, M. Huysmans tenait ses documents de bonne source ; encore ne savait-il pas tout. J'aurais pu l'édifier sur le chanoine Portaz, Cantianille, Théotiste Covarel, dont les agissements troublèrent tout un diocèse de 1868 à 1876. L'abbé Boullan, son ami, celui que Là-Bas nomme le docteur, fut mêlé à cette histoire, qui se rattache, — par quelles étranges ramifications ! — aux infortunes de David Lazzaretti, descendant de Charlemagne, tué on Italie, dans une émeute, il y a peu d'années, et aux intrigues des Bourbon-Naundorff, auxquelles fut mêlé notre grand Villiers de l'Isle-Adam.

Cet abbé Boullan, prêtre interdit, directeur des Annales de la sainteté, avait pour acolyte un abbé Cloquet, également interdit, qui vivait du commerce du purgatoire. Il se donnait pour la réincarnation de Jean-Baptiste le Précurseur. Il célébrait à Lyon, dans un sanctuaire de la rue de la Martinière, le sacrifice pro-victimal de Marie. M. Jules Bois se souvient, sans doute, d'y avoir assisté ? On accusa même M. J.-K, Huysmans d'avoir succédé à l'abbé Boullan comme souverain-pontife, selon l'ordre de Melchissédec, dans l'église du Carmel, héritage de l'hérésie de Vintras, lequel fut mêlé à l'affaire des Naundorff sous Charles X et qui eut pour zélé partisan un prêtre de ce même diocèse où devait refleurir, avec Cantianille, Portaz et Théotiste, la tentative de rénovation du préadamisme.

Les coïncidences, ici, deviennent presque fantastiques. Le héros — misérable, ô combien ! — de Là-Bas, le chanoine Docre, existe. Je l'ai vu à Bruges, ce sacrilège en cheveux blancs, dans ce bijou gothique, la chapelle du Saint-Sang, où l'on montre aux fidèles, tous les vendredis, le sang de Jésus-Christ, rapporté des croisades par un comte de Flandre. Et la femme Chantelouve, on la connait aussi : que de gens auraient peur de dire son nom ou qu'on le prononçàt !...

Je ne pourrais désormais que parler avec des sous-entendus et des réticences. A Rebours et Là-Bas sont des coffrets d'acier cloutés de diamants, qui renferment de redoutables secrets. En Route ne nous donne pas encore la clef de ces forteresses en miniature. Il importe peu ! puisqu'Il nous livre celle de 1'âme de son créateur et nous apporte la consolation de retrouver en J.-K. Huysmans un adelphe, — c'est-à-dire un frère dans l'amour de la justice et de la vérité.

Un livre tel que En route ne se raconte pas. C'est un examen de conscience en quatre cents pages ; c'est une âme humaine disséquée fibre par fibre, mise à nu, avec une analyse de la plus troublante psychologie, avec les plus subtils raffinements de torture sur soi-même. L'homme qui a fait ce livre n'est pas, certes, un homme banal, et j'en sais peu qui oseraient l'acte de courage presque sublime qui est cette confession d'une vie criminelle, au point de vue du péché strictement compris dans le sens théologique.

Le héros de ce récit profondément émouvant prend le nom de Durtal, un homme de lettres, poète et artiste, un cérébral qui a dévoré son existence à user et abuser de tout, au moral et au physique, désormais insensible à tout ce qui ne parle pas à son intelligence, blasé autant qu'on peut l'être, accessible seulement aux suprèmes jouissances d'un art délicat, châtié dans sa chair, ses nerfs et ses moëlles des outrages qu'il a fait subir à la nature et à ses propres forces, excédé de regrets et de remords, les sens errénés, le coeur en pantenne, en un mot une épave roulée par les houles, submergée, broyée contre les récifs, et que seul un miracle peut rejeter à la côte, sur le sable où elle séchera au soleil, enfin vomie par le gouffre. Durtal est cet être lamentable. Il agonise du besoin de croire, il a soif de rédemption, il aspire à la Foi, il Ia possède à son insu, car il blasphème, et blasphémer c'est affirmer Dieu.

Ce désespéré s'est raccroché, par une monomanie de sensitif, à l'Art qui lui arrache encore des étincelles d'admiration et lui distribue des parcelles de bonheur. II erre dans les églises, il en compare les architectures, il en goûte le silence et l'obscurité, il y ressasse, par un triste jeu de sa mémoire, ses infortunes, ses rancoeurs, ses fautes, ses lâches misères. Il y trouve, par des rencontres inopinées, l'inspiration du salut possible. Un prêtre, qu'il connait à peine et n'aime qu'à demi, l'envoie à la Trappe. Il y va sous une impulsion de curiosité, de lassitude, obéissant à la nécessité de se transfigurer : il est le vagabond cuirassé de boue et de poussière, loqueteux, nauséabond, immonde, qu'on trempe dans l'eau tiède, limpide et parfumée d'un bain. Il hésite jusqu'au bout, jusqu'à la porte même du monastère, qui n'est pas le cloitre poétique aux arceaux en ogive, mais une laide bâtisse jaune, délabrée, vulgaire. II y voit des moines très simples, sans emphase et sans pose ; des « orants » pénétrés et imbibés de mystique, soumis à la règle dure, au silence perpétuel, au jeûne sans trêve, à la prière continue, au travail sans relâche. Il subit les rudes épreuves de la confession, de la communion, de la lutte contre le scrupule, ce choléra des saints ! Il souffre dans son orgueil, dans ce qui lui reste de charité, de raison. Et il s'en va après huit journées splendidement remplies, reprendre parmi les foules son lourd collier, qui ne lui pèsera plus. Et c'est tout. Il a fallu quatre cents pages pour dire cela : il n'yen a pas une de trop !

On comprendra qu'un pareil livre ne puisse être analysé ni résumé, puisqu'Il analyse et résume lui-même une vaste et tumultueuse existence, les plus redoutables problèmes, les combats de la raison contre la foi, les doctrines et l'histoire de la religion, les mystères de la mystique ignorés de la plupart des hommes qui vivent à l'ombre des sanctuaires, et bien plus encore de la multitude. Il faut donc le lire, et surtout le relire pour le comprendre et l'admirer selon son mérite. Je n'en louerais pas volontiers la forme, le style « l'écri.ture, » comme on dit aujourd'hui. Joris-Karl Huysmans n'a pas dépouillé le naturallste qu'il fut, et pour tranquillisé qu'il soit, il garde la vision du laid, du difforme, du sale. Telles pages, brûlantes de volupté, sont à rapprocher de cette étrange et superbe description de la porcherie du frère Siméon, complaisamment détaillée : l'animalité, avec ses pourritures et ses fumiers, se trahit dans celle-ci et dans celle-là. Des expressions, matérialisant les choses abstraites, répugnent ; des familiarités équivoques de langage, des recherches d'invectives inutiles, m'affaiblissent la grandeur de la pensée.

Je sais bien que M. Huysmans a voulu cette affectation de cynisme dans les mots, cette violence, cette âpreté ; je ne saurais m'y accoutumer, en mes parti pris de romantisme. Plus sobre, plus net, moins expressif par le verbe, d'une allure plus calme et plus hautaine, En route m'aurait plu davantage. Peut-être eut-il moins porté sur ceux à qui l'oeuvre est destinée : les fanfarons d'impiété, les sceptiques d'éducation, les incroyants et les incrédules momentanés, qui font blanc de leur épée entre l'adolescence vicieuse et la vieiliesse apeurée. Eux ont besoin, sans doute, du coup de fouet de cette langue virulente et parfois grossière, de ce déballage d'impuretés ardentes, et il fallait ces tenailles pour les retenir. Je les défie de se soustraire, s'ils lisent avec bonne foi, au martèlement de cette éloquence véhémente qui saisit, transporte et vainc, par la puissance d'une pensée supérieure, servie par un extraordinaire génie de prosélytisme inconscient.

Il m'est arrivé d'entendre suspecter en ma présence, la sincérité d'Huysmans. Non pas Ia sincérité de la conversion, ce qui serait une injure inadmissible, mais la sincérité artistique de son oeuvre. Les détracteurs l'avaient mal lu, ce qui veut dire qu'ils ne l'avaient point lu. Toutefois il convient de les assurer que ce livre n'est pas à la portée de toutes les intelligences : il est urgent, tout d'abord, de se rappeler le catéchisme, d'évoquer ses souvenirs, de se reporter aux âges où l'on s'avouait chrétien. Et les plus dépravés ressentiront alors, en certaines pages, la douleur aigüe de cette plaie que nous portons tous en quelque repli de nous-mêmes. J'en sais qui ont clamé du fond de l'abîme et poussé des sanglots, au récit de cette confession de Durtal, agenouillé aux pieds d'un moine, de cette matinée d'oraison et d'extase où il surprit dans leur laide chapelle, à l'aube blafarde, les pauvres trappistes prostés sur les dalles.

En route ne sera peut-être pas goûté de notre génération condamnée aux stériles escarmouches du struggle for life, d'ailleurs imbue du positivisme scientifique développé par les programmes universitaires, et qui a substitué à l'éducation le surmenage, non pas intellectuel, mais simplement scolaire. Nous nous apercevons, très vite, et à temps, que la science fait banqueroute. La génération qui va venir repudiera nos procédés, blâmera nos excès, verra mieux que nous le danger des sophismes, et, assagie, reviendra à l'idéalisme que nous convoitons sans oser l'aborder. C'est donc plus tard que Huysmans aura le bénéfice de son oeuvre généreuse. Il lui en sera tenu compte, ici-bas et ailleurs, et nous en aurons la preuve lorsqu'il écrira le livre qui, de Là-Bas, l'aura mené La-Haut !