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Le Tendre Cantique de Siona

Oeuvres libres 1921



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Les extraits de Le Tendre Cantique de Siona (1921) concernant le caractère de J.-P. Mirmans (Huysmans) et Siona (Harry).

[...]


II

[...]


C'est dans une pareille période d'abattement que Siona reçut une lettre de J.-P. Mirmans, le romancier naturaliste devenu l'amant fervent des cloîtres et de la mystique.

Depuis longtemps, l'auteur de la Basilique lui était familier. Elle avait même trouvé ses oeuvres complètes à Shangaï et les avait lues sur le paquebot qui la ramena en France, elle et son amertume.

Ah qu'il lui avait tonifié l'âme, cet âpre et farouche contempteur du monde des faciles succès ; ce Saint-Jean-du-Dêsert moderne qui vomissait son dégoût sur la médiocrité et la sottise humaines. Seuls parmi tous les livres, les siens résistaient à l'éparpillement du voyage, seuls ses volumes à lui dans l'enchantement de la fuite ne retombaient pas fades et incolores sur les genoux de Siona. Sa voix à lui hurlait flagelleuse à travers le fracas des vagues ; la truculence de ses images dominait l'intense couleur tropicale ; la cadence équilibrée de son style stabilisait les horizons instables, et l'air marin lui-même semblait moins salubre que l'esprit de cet homme macéré dans la saumure de la solitude, fané par le sel des larmes.

— J'irai le voir, se disait-elle, nous fraterniserons par notre commune horreur de l'amour.

Mais, à Paris, son éditeur lui apprit que Mirmans s'était retiré du monde et vivait, cloîtré dans un couvent de province.

Elle lui envoya tout de même son roman chinois, en hommage d'admiration, de reconnaissance, convaincue que jamais il ne le lirait, si toutefois ce livre, au titre folâtre parvenait à passer le seuil de sa cellule.

Et voici qu'il lui écrivait ; qu'il la félicitait, la remerciait du régal d'art savouré à la lecture de ce livre et des rêveries cocasses que ces pages, le volume fermé, avaient prolongées en lui.

Il est vrai que cette lettre envoyée à son éditeur, s'adressait à « monsieur et cher confrère », ce misogyne claustral se refusant sans doute, en dépit du nom féminin, à trouver quelque mérite à l'ouvrage d'une femme.

Cela ne diminua pas l'orgueil délirant de Siona. Au contraire. Elle était sûre du moins qu'il ne la flattait pas par galanterie. Et puis, il était revenu. Cet ermite lui confiait sa retraite ; couvent des Augustines de la rue Madame.

Elle pourrait donc si son découragement persistait courir vers lui et le convaincre — si son sexe l'épouvantait — combien elle était dépourvue de la frivolité de ses soeurs.

Pourquoi n'irait-elle pas immédiatement ?

N'était-ce pas sa destinée, sa destinée bénie de Sion qui lui avait envoyé cette lettre secourable à l'heure de sa désolation ?

En dehors, Siona héla un fiacre pour arriver plus vite.

Au couvent des Augustines, une tourière la conduisit au parloir où la reçut une soeur au masque d'empereur romain reculé dans une cornette.

Monsieur P-H. Mirmans ? Il ne pouvait recevoir à cette heure. Il assistait aux vêpres. D'ailleurs il ne recevait aucune visite féminine.

— Si vous voulez laisser votre carte, ajouta la religieuse en scrutant la jeune femme d'un agressif regard, je la lui remettrai.

— Non, merci... je lui écrirai...

Et lorsque Siona sortit dans la rue inondée de printemps le grand soleil noir était retombé sur sa vie.

Elle revint chez elle, titubant de détresse.

[...]


VII

[...]

*
*      *

Au bout d'un mois, Siona avait terminé la première partie de son roman. Il lui manquait certains renseignements sur la Vierge Noire, qui pouvait bien être, croyait-elle, une survivance de la Venus infernale, l'Astarté des Moabites, à laquelle pour l'amour de ses femmes étrangères, Salomon lui-même avait sacrifié sur les « hauts lieux ».

Elle compulsa à la Bibliothèque Nationale des volumes innombrables sans trouver d'indications. P. Mirmans dans plusieurs de ses ouvrages avait parlé de la vierge noire. Peut-être possédait-il une documentation plus étendue. Elle se souvint de sa première lettre si encourageante, qui l'avait des profondeurs de son désespoir exaltée jusqu'au délire, et à la suite de laquelle elle avait couru au couvent des Augustines de la rue Madame. On lui avait répondu que L.-P. Mirmans ne recevait pas de visites féminines. C'est à son retour qu'elle avait trouvé madame Poulain.

— Qui sait, se disait-elle, en souriant. Si la soeur au masque d'empereur romain ne m'avait pas catégoriquement expédiée, j'aurais manqué la visite de la châtelaine et je n'aurais jamais connu mon saint gothique.

Elle écrivit à l'auteur des Basiliques, le priant de vouloir bien lui indiquer la source de ses renseignements sur la Vierge Noire et, afin de ne pas effaroucher le mysogyne claustral, qui dans sa lettre l'avait traitée de « Monsieur et cher Confrère », elle évita tout accord grammatical qui aurait pu trahir son essence féminine.

Le surlendemain, sous la grande lettre fidèle de son imagier, elle trouva une petite enveloppe où une écriture fine, tourmentée et insexuelle, aux barres de T mystiques, avait tracé le pseudonyme de Siona « Ouarda Sulamite » sans le précéder d'aucun titre dlstinctif.

Et voici qu'émerveillée, elle déchiffra sur un papier de poupée :


60, rue de Ninive

Mon cher Confrère,

Je suis tout à votre disposition pour vous aider à trouver, si je le puis, les renseignements dont vous avez besoin pour votre livre, et ce n'est, mais oui, qu'on trés juste dû du plaisir que m 'a procuré, en un temps où la disette des oeuvres d'art s'affirme, votre exquis roman de notre France jaune.

Je suis chez moi, tous les jours jusqu'â trois heures de l'après-midi. Si ces conditions vous agréent, venez demain mercredi ; ou samedi ou lundi, enfin le jour que vous voudrez. Autrement, fixez-moi l'heure qui vous plaira mieux et je la prendrai.

Agréez, je vous prie, mon cher Confrère, l'expression de mes sentiments respectueux et dévoués. »

L.-P. Mirmans.


Siona fut flattée de l'extrême courtoisie de l'illustre écrivain et du souvenir qu'il avait conservé à son livre.

C'est drôle la vie ! pensait-elle. S'il m'avait écrit cette lettre il y a quatre mois, je serais devenue folle de joie. Au fond, je crois que j'étais amoureuse de lui. Je désirais tant avoir un vieil ami littéraire. J'ai trouvé un jeune amant sculpteur et qui ressemble en plus à un Primitif échappé des pages de la Basilique... Tiens, il n'habite plus au couvent. Il a du se reconvertir à la vie. Pourvu qu'il se soit repenti aussi de sa misogynie. Car il continue à me croire de son sexe. Il va m'en vouloir de cette supercherie. Et je ne puis pourtant par me déguiser.

Elle s'habilla aussi sobrement qu'elle put, d'une longue gaine de drap noir et d'un sombre chapeau à plume d'amazone qui faisaient ressortir sa taille fluette et encadraient d'ombre ses cheveux blonds et ses grands yeux gris.

Elle arriva dans la rue de Ninive devant une maison si simple qu'elle crut s'être trompée.

Un escalier étroit, sans tapis entre des murs, coupé à mi-hauteur des étages par trois marches latérales et une porte d'où s'échappait une odeur mélangée d'eau bénite croupissante et d'ammoniaque.

Au quatrième palier carrelé, la jeune femme tira un pied de biche qui pendait le long du battant unique. Tout ccla avait quelque chose de revêche et de monacal qui l'intimidait. S'il allait lui fermer la porte au nez ?

Mais une suivante d'aimable figure la considéra sans étonnement et l'introduisit dans une petite salle à manger à poêle de faïence chocolat, dont le tuyau montait le long d'une niche à ogive.

Elle reconnut au mur — pour l'avoir vu reproduit — le portrait de Mirmans en « cerf-volant » au crâne forte et bombé s'amincissant en triangle vers le menton et la barbiche pointue.

En face une caricature le représentait en gargouille satanique, un chat noir sur l'épaule.

Siona avait remis comme pièce d'introduction l'enveloppe même de Mirmans. Mais, sans doute la bonne lui avait-elle révélé la présence d'une dame. S'il n'allait pas la recevoir ?

Le maître du logis lui-même, en vareuse et en pantoufles de feutre, ouvrit la porte. Il ouvrit gauchement et tendit une étroite main couleur de cire et si molle qu'elle paraissait fondue dans la main petite pourtant mais volontaire de Siona.

L'ayant priée d'entrer, il lui désigna un petit canapé raide et retourna s'asseoir sur un fauteuil canné, devant sa table de travail, dont le plateau reposait sur quatre têtes d'anges.

Autour de lui, tout, biens que sévère, était d'un goût choisi et contrastait avec la parure inesthétique de l'escalier. Une bibliothèque tapissait les quatre murs, et sur la cheminée, Siona aperçut, entre deux vases de Delft maintenant des chardons bleus, un buste de Saint-Sébastien traversé de flêches d'une ressemblance étonnante avec Gilbert.

Tous deux, le maître et l'élève se regardaient, sans parler. Ils se sentaient en sympathie. C'était bien ainsi que Siona s'était imaginé le grand mystique, avec des yeux d'un bleu doux, limpide et fané comme celui des anciennes rosaces gothiques. Seulement, elle l'avait cru plus âgé ; ses cheveux blancs rasés de très près et sa carnation claire lui donnaient un aspect juvénile accru par son allure hésitante et ses mains de nonne.

— Alors, dit enfin Siona, vous me pardonnez de n'être qu'une femme.

— Et oui, il le faut bien, Seigneur ! soupira-t-il amusé, en découvrant son épaisse moustache decolorée, des dents « rouillées » par la nicotine.

— Mais pourquoi avez-vous cru que j'étais un homme. Mon nom pourtant est très féminin.

— Je sais bien : Ourda fleure même la rose mystique et la Sulamite n'est autre qu'une bachante biblique, vous vous souvenez ?


Les seins de ma bien-aimée

Sont comme des grappes de vigne.

Des grappes de vigne d'Egades

Et son baiser est plus enivrant que le vin.


Quelle bonne blague, au reste, d'avoir voulu voir, dans ce cantique profane, l'hymne nuptial de l'Eglise et de son Epoux.

Et il se mit à rire d'une façon sardonique, en passant sa main moniale sur son crâne de gnome.

— Pourquoi je vous ai attribué le sexe fort ? Hé, mais parce que vous avez une écriture bougrement virile et souvent un style mâle. J'ai cru qu'un officier de marine roublard s'était maquillé pour obtenir le succès, car les jeunes auteurs en arrivent là. Ils seront obligés de s'abriter derrière un pseudonyme féminin s'ils veulent trouver des lecteurs...Vous permettez que je fume ?

Il prit sur le coin de la table, au-dessus de la tête d'ange, un paquet de tabac gris et un cahier de papier Job.

— Riche comme Job ! dit-il en riant en balançant ses jambes, puis revenu à son sujet.

Vous allez bien, vous les chevalières de l'écritoire, les Amazones bleues, et en souriant il dessina dans l'air la silhouette de Siona, depuis son chapeau de mousquetaire jusqu'à sa traîne de sirène.

Hé oui, les hommes n'auront qu'à bien se tenir, car je prévois que d'ici à quelques années vous formerez un bataillon de plumes redoutables. Vous aurez votre académie ; vous décernerez des prix et naturellement toujours au sexe adverse. Ha, ha, ce sea drôle ! Quand le jeune poète se présentera, vous lui désignerez votre canapé : « Passez d'abord par ici, je vous prie, nous verrons après pour la couronne ». Et le postulant s'exécutera pour avoir ses mille balles. Seigneur, je n'envie pas la génération des auteurs futurs ! Ah ! ils en verront des poitrines croulantes et des ventres en accordéon. Car avouez que vous avez des consoeurs qui n'ont rien de séduisant.

Et Mirmans s'esclaffa, la tête renversée.

Puis, redevenu sérieux :

— Et ce ne sera que justice. C'est honteux la façon dont les hommes de lettres et les critiques influents abusent des débutantes. Je ne comprends pas cela. Quelle indignité de manquer de respect à une solliciteuse. Les pauvres bas bleus en herbe, je les plains. Mais vous-même, vous devez savoir les tristes choses qui se passent dans les bureaux de rédaction ?

— Oh ! moi, j'ai eu de la chance. J'ai débuté dans un quotidian dirigé par les femmes : La Catapulte. Après, un grand poête chevaleresque m'a offert I'hospitalité dans le journal, dont il est directeur. D'ailleurs, mon nom étranger et mon accent que l'on qualifie — je ne sais pourquoi — d'américain m'ont épargné les privautés.

— Loué soit votre exotisme, puisque vous lui devez le salut, tandis que, si vous aviez été une pauvre jeune fille française...

Et il leva les bras au ciel.

— Mais, reprit-il, revenant à leur conversation du début, vous savez que nous avons joué au plus fin. Je n'ai pas été, du moins pas longtemps, dupe de votre ruse d'Eve. Dès mon retour de la Trappe, je savais qui était cette Ouarda Sulamite. Je vous ai même vue, accrochée au kiosque de journaux, sur la couverture d'un périodique, avec des griffes de tigresse et une robe d'impératrice de Chine. Cette sphinge m'a intrigué. Un jour, en revenant des vêpres à l'église de Saint-Séverin, j'ai acheté Ia revue, je l'ai gardée dans ma chambre et la mère Agathe a dû en faire une tête. Tenez, la voilà.

Et ouvrant le tiroir de sa table, il montra à la jeune femme son portrait en costume extrême-oriental. C'était la tunique qu'elle portait le jour où Frédéric l'avait dominée...

Elle rougit.

— Je n'aime pas cette photographie. D'ailleurs, maître, je n'aime pas du tout que vous aimiez mon roman chinois.

Il la regarda surpris.

— Il ne le mérite pas. Il est petit et mièvre, et je voudrais que vous réserviez toute votre amitié a celui auquel je travaille en ce moment.

— Pour lequel il vous faut les renseignements sur la Vierge Noire ?

— Oui, maître, celui-là, je l'aime. Je le voudrais grand et grave. Je sais qu'il est douloureux. Je l'ai ébauché dans l'amertume, je l'ai continué dans la solitude et la tristesse ; et maintenant...

— Vous vivez seule à Paris, demanda-t-il, intéressé par sa voix ardente et par une sorte de spirituelle volupté qui noyait ses yeux dès qu'elle parlait de sa littérature.

— Oui, dit-elle troublée, je vis seule, dans un tout petit appartement, mais...

Elle voulait ajouter honnêtement :

— Mais j'aime un imagier qui ressemble à votre Saint-Sébastien de la cheminée...

Mais la servante vint chuchoter quelques mots à l'oreille de Mirmans.

—Ah ! encore un ratichon, dit-il, quand la porte se fut refermée. Non, restez ; je vous en prie, il attendra. Vous ne fréquentez pas ces gens-là ; vous, du moins, vous êtes franchement païenne. Ah ! si j'avais à recommencer ma vie... Mais quand le diable se fait moine... et il passa sa main sur son crâne tondu. Alors vous me disiez que vous écrivez un roman sur Jérusalem, votre patelin natal, et que vous croyez à une connivence entre votre Astarté lunaire et ma Vierge Noire... C'est possible après tout. La Vierge Noire nous est arrivée avec sainte Sarah, la patronne des Bohémiens et des Gitanas, les Shaïtanes de chez vous, les Démons arabes. Qui nous dit, en effet, que l'immaculée ténébreuse ne fut pas d'abord quelque déesse infernale, la grande Vénus de Syrie ?... Je vous promets de faire des recherches. Revenez les prendre, voulez-vous ? Oui, revenez me voir, si ma lanterne ne vous dégoûte pas trop... Seigneur, quel escalier ! Vous n'avez pas rencontré de larves en route ?

Et comme Siona le regardait ahurie, il ajouta avec une craintive douceur :

—Nous parlerons de votre petite Hiérosolymitaine et de votre solitude.

Et le dos rond, les pas feutrés, Mirmans reconduisait la visiteuse.



VIII


Quinze jours plus tard, Siona retourna rue de Ninive.

Mirmans la reçut avec une telle cordialité qu'elle se sentit tout de suite à l'aise, sur le petit canapé raide entre le Saint-Sébastien de la cheminée et la table à têtes d'anges.

— J'ai travaillé pour vous et votre Hiérosolymitaine ; depuis huit jours, les documents vous attendent, j'ai cru que vous viendriez les chercher plus tôt. Ah ! j'en ai compulsé des grimoires et j'en ai appris du joli sur votre Astaroth cornue, qui a pour emblème une pomme-grenade. Non, je ne crois pas qu'il y ait un lien entre votre gueuse et ma Vierge Noire, mère-Dieu des Coptes et des Abyssins, qui revendiquent non seulement notre sainte Marie, mais aussi votre grande amie la reine de Saba... Il se pourrait aussi que la Vierge Noire soit venue en France avec Ies Templiers, car il est certain que les croisades ont été quelque chose d'énorme pour la mystlque et pour l'art de l'Occident. Vous trouverez après cette époque partout les souvenirs d'Orient. A juger d'après les grands vitraux de la cathédrale de Chartres, il est indéniable que les verriers d'alors ont eu des tapis d'Orient devant les yeux.

Et Mirmans partit en un exposé de l'influence de l'architecture sarrazine sur l'architecture gothique pour aboutir à son sujet favori, la sombre Madone des Cryptes, adorée par les humbles gens.

Et Siona, en l'écoutant, reconnut avec ravissement le style imagé et fervent de ses livres.

Puis, revenant au roman de la jeune femme.

— Eh bien, il avance ? Ça va ? Avez-vous ceint l'épée et endossé la cuirasse pour vous attaquer à la chair coriace de vos coreligionnaires ? Ha, ha, vous ne savez pas quelle lutte vous engagez, madame l'Amie-des-Lotus. Vous verrez se dresser devant vous tous les momiers. Mais que vous importe, n'est-ce pas, puisque vous êtes sûre d'avoir avec vous tous ceux que l'art requiert ?

El roulant une nouvelle cigarette.

— Ah ! ce n'est diantre pas moi qui les aime les Vaches à Colas. Ce sont des coupeurs d'ailes ; des négateurs de miracles, des gens qui ne comprennent ni la mystique, ni le plain-chant, qui ont banni la sainte Vierge de leurs temples. A lire votre livre chinois, je n'aurais jamais cru qu'il fût écrit par une protestante.

— Oh ! je le suis si peu. Mon premier baptême dans la chapelle du Mont-Sion fut anglican et après, ma nourrice Ouarda, pour toucher un bachlik, m'a fait [j]oindre et asperger aux multiples cultes des différents cloîtres de Jérusalem. C'est pour cela, sans doute, que j'ai toujours professé une profonde indifférence pour toutes les religions.

Il s'esclaffa d'un rire de satyre, agitant ses mains de moine.

— Doux Jésus, quelle joyeuse hérésie ! Une hiérosolymitaine qui, à force de saintes huiles et d'eaux lustrales, a perdu la foi.

Et redevenant sérieux :

— Mais vous verrez, tout cela ne sera pas perdu. La grâce du sacrement et l'âme des couvents parleront plus tard en vous ; au reste, comme tous les passionnés, vous avez une âme mystique. Je prévois qu'un jour, comme sainte Thérèse, vous finirez en carmélite.

— Oh non, jamais ! s'écria Siona. J'aime trop la vie. Ah ! si vous saviez comme je suis amoureuse de la vie.

— De la vie seulement ? demanda-t-il, en la regardant par en dessous.

Elle rougit. Elle sentait qu'elle devait à ce maître accueillant la vérité. Elle voulait répondre : amoureuse de la vie et de Gilbert Chevalier, un saint gothique selon votre goût et qui pêche actuellement des crevettes roses au clair de la lune à Saint-Georges-de-Didonne.

Mais une pudeur la retint. Au reste Mirmans n'avait pas attendu sa réponse ; la forte tête triangulaire, retombée sur la poitrine malingre, il s'évaguait vers des rêves et semblait avoir oublie la présence de Siona.

Ainsi, avec ses paupières abaissées sur ses rosaces de cathédrales, il paraissait éteint et vieux.

Il revint pourtant de ses songes.

Et avec une cuisante mélancolie :

— J'ai sans doute raté ma vie. Il y a des jours où je suis dégoûté de tout. En somme, j'étais plus heureux avant ma conversion. Il me vient par moment la nostalgie de mes péchés.

— Alors, dit Siona, en souriant, pourquoi ne pas vous y reconvertir ?

Il la regarda effaré :

— Vous croyez qu'il ne serait pas trop tard ?

Et, passant ses mains sur son crâne bombé où se dressaient des chaumes blancs :

— Hélas ! quelle pécheresse voudrait encore d'un vieux cacochyme comme moi ?... Ce n'est pas que les femmes manquent dans ma vie. Au contraire, elles abondent. Mais quelles femmes, doux Sauveur ! Des hystériques et des bigotes. Elles me guettent dans la rue ; elles m'épient à l'église ; elles couvent mon prit-Dieu ; elles m'adressent les épitres les plus liturgiquement échevelées. Non, je n'aime pas le mélange d'eau bénite et de baisers... D'ailleurs, j'ai remarqué que toutes ces confites en Jésus sont des brunes à peau épaisse et noire, et je n'aime que les blondes.

— Ah ! fit Siona involontairement.

— Oui, les blondes vermeilles. Il me semble que la vraie femme doit être blonde. Du reste la sainte Vierge était blonde.

— Elle était sûrement brune, puisqu'elle était de Nazareth où les femmes sont plus brunes qu'ailleurs, répliqua la Sulamite.

Les Primitifs l'ont représentée blonde, parce qu'elle était tendre et chaste. Mais à propos de chevelure et de peau blondes connaissez-vous la petite « Inconnue » de l'Ecole Florentine du musée de Francfort ?... Ah ! celle-là n'était certes pas chaste. C'était une démone ; tenez, la voici.

Et Mirmans sortit du tiroir de sa table la photographie d'une adolescente couronnée de buis et parée d'une crois épiscopale suspendue entre ses seins d'androgyne.

— Voyez si elle est délicieusement blonde. Mais Ia reproduction rend mal le charme persistant du tableau. Car si vous avez le dessin impeccable, vous n'avez pas la délicatesse inouïe des couleurs, le gris-bleu resplendissant des yeux, ni l'or annelé des cheveux ? N'est-ce pas qu'elle est belle ? Je sppose qu'elle fut la maîtresse du pape Alexandre VI, Julia Farnèse, « la fille aux cheveux d'or ».

Mais savez-vous ce que j'ai remarqué ? Elle vous ressemble un peu. Vous avez, par moments, ce regard, et vous deviez avoir ces cheveux-là « couleur de laine » quand votre nourrice vous coiffait en « crinière de lion parfumé », comme vous le racontez dans un de vos contes.

— O maître, s'écria Siona, confuse et flattée, votre Julia est tellement plus jolie.

— Et tellement plus vénéneuse...


*
*      *

Siona prit l'habitude de retourner rue de Ninive tous les dix à quinze jours et une véritable amitié s'établit entre l'illustre mystique et la débutante.

Il dissertait sur tout avec Siona, sur l'art, la politique, la mystique, les lettres et même sur les potins de Paris, car nul ne fut mieux renseigné que ce cloîtré sur ce qui se passait autour de lui.

MaIs, parfois, au déclin de la visite, leurs entretiens devinrent plus intimes. Alors, il parlait à Siona de sa vie passée ; des femmes qu'il avait aimées, de cette amie de son jeune âge enfermée folle à Sainte-Anne et qu'il allait visiter fidèlement

Et Siona aussi lui confia son histoire, ses souffrances à Berlin, son arrivée à Paris, son amour médiocre avec le poète symbolique, puis son voyage en Chine et sa misérable tendresse bafouée par Frédéric.

Elle parlait avec douceur et véhémence, il l'écoutait attentif et passionné ; ponctuant ses phrases par des exclamations indignées et par des envolées protestatrices de ses souples mains mystiques.

— Oui, disait-elle, longtemps, j'ai traîné autour de moi l'effroi et la haine de l'amour. C'est la lecture de vos livres qui m'a consolée et ma littérature... Mais j'ai connu des moments atroces, où j'ai erré par les rues de Paris — car le monde et les bourgeois m'ont toujours dégoûtée — ou j'ai erré par les rues de Paris pour fuir ma solitude et user ma fatigue, et à satiété j'ai répété les vers de Verlaine.


Un grand sommeil noir

Tombe sur ma vie...

Dormez, tout espoir

Dormez, tout envi.


complètait Mirmans. Ah ! je connais ces étapes-là. Ai-je, moi aussi, assez battu le trottoir de Paris, hanté par la strophe du pauvre Lélian. Et tenez, justement un peu de temps après avoir reçu votre roman chinois, j'ai connu une époque de découragement absolu. J'étais revenu à Paris, hospitalisé chez les Augustines de la rue Madame...

Siona allait s'écrier :

— C'est à ce moment-là que j'ai couru vers vous...

Mais un rayon de soleil vint frôler sur la cheminée le Saint-Sébastien entre les chardons bleus.

La tète dolente semblait sourire à ses flèches.

Siona se souvint qu'elle devait écrire à Gilbert et elle prit congé du charmant misogyne.


*
*      *

Fin septembre Siona trouva Mirmans très agité.

— Vous n'avez pas rencontré des larves dans l'escalier ? lui cria-t-il de sa table.

— Quelle larves ?

— Vous n'avez pas remarqué l'odeur spéciale de cette baraque ? Cela fleure les latrines et la crasse des chapelets et la vieille soutane. C'est un nid de larves, ici. Seigneur, il doit s'en commettre des péchés du haut en bas de cette lanterne.

Et comme Siona le regardait ahurie.

— Voici plusieurs nuits que je ne dors pas. Il y a à l'étage en dessous une vieille oblate qui est constamment assaillie par le diable. Elle se défend comme elle peut. Elle barricade sa porte avec des meubles. Vous voyez ce raffût ! Le diable pénètre quand même ; elle lui jette ses oreillers, son crucifix, son balai, ses chaises. — Ah ! c'est un beau charivari toute la nuit, et je suis là à de demander : Succombe-t-elle ou ne succombe-t-elle pas ? Encore si elle succombait, je serais tranquille, tandis que si le diable n'arrive pas à ses fins, je ne suis pas sûr du tout qu'il ne soit pas monté chez moi. Car ma table de nuit, depuis deux heures du matin, a dansé la gigue. Seigneur, quelle misère ! Je ne pourrai donc être tranquille nulle part. Je vais être obligé de déménager. Moi qui viens de m'installer à peine.

Il eut une attitude si lamentable et des gestes si désolés que Siona le plaignit de tout son coeur.

— Quelles sont au juste les larves de l'escalier ? demanda-t-elle pour le distraire.

— Les larves, reprit-il, intéressé par le sujet, sont la semence du démon. Elles naissent d'un accouplement du diable et de la chasteté. Vous savez qu'il n'y a pas de gens plus pervers que les chastes. C'est pour ça que les saints sont si éprouvés et que les couvents sont de véritables ruches à larves.

Et Mirmans partit en une divagation sur les incubes et les succubes qui aurait inquiété Siona sur la lucidité de son maître, s'il n'avait parlé de la façon la plus naturelle, en balançant ses brodequins de feutre l'un sur l'autre et roulant des cigarettes du bout de ses doigts mystiques.

Mais, en sortant, Siona se dit : Il est temps que Chevalier revienne, sans cela, ma foi, je crois que dans ma solitude, je me laisserai assaillir par les larves.



IX

[...]

Comme tout en lui [Gilbert] est clair, naïf, original et frais, pensait-elle. Son esprit est pur et reposant comme l'eau d'une source, tandis que l'âme de Mirmans me rappelle un étang.

Et, si contraires pourtant, Gilbert et Mirmans se ressemblent et s'entendent sur bien des points. Tout deux n'appartiennent pas à leur siècle et si mon imagier évoque un saint gothique, Mirmans, avec son corps chétif et sa tête énorme en cerf-volant pourrait bien être — à part ses yeux si merveilleusement célestes — un de ces démons des tentations comme on en voit dans les primitives toiles hollandaises.

[...]

Après Salammbô, elle lui lut un roman profane de Mirmans.

— C'est épatant, déclara Gilbert, comme il observe juste et voit pittoresque. Je comprends qu'on ne s'ennuie pas dans la société d'un homme pareil.

— Tu sais, lui raconta Siona, il a sur sa cheminée un Saint-Sébastien qui te ressemble de façon étonnante. Il me semblait toujours que tu assistais à nos causeries.

— Tant mieux ! Comme cela tu ne te laisseras pas trop faire la cour.

Siona le regarda surprise.

— Est-ce que, avec ton petit air indifférent, tu serais jaloux, Gil ?

— Non. J'ai tellement confiance en toi. Mais tu comprends, tu es si jolie, et puis tu as quelque chose de si naïf, tu crois que tu as beaucoup d'expérience, mais au fond tu es une petite fille... alors les hommes... Et puis, j'ai remarqué que les jours où tu allais voir Mirmans tu m'écrivais des lettres courtes ou tu ne-m'écrivais pas du tout...

— Mon chéri, je t'ai fait souffrir, s'écria Siona émue... Mais pense aussi combien j'étais seule pendant ces trois mois. Maintenant que tu es revenu, j'irai beaucoup moins souvent.



X

[...]

Ainsi l'hiver s'acheva.

Siona était retournée chez Mirmans mais plus rarement. Comme il avait déménagé, puis commencé un nouveau livre qui l'absorbait, il attribua l'espacement des visites à la discrétion de la jeune femme et ne s'en plaignait que pour la forme. Leur entretiens, tout aussi amicaux, se prolongeaient moins avant, parce que la servante arrivait avec la lampe et que c'était pour Siona le signal du départ.

Revenue rue Demours, elle trouvait Gilbert déjà installé et grillant ses genoux pointus devant la cheminée.

Il ne la questionnait jamais, mais la pâleur de son visage rétréci trahissait une inquiétude. Elle l'embrassait tendrement et lui racontait son entretien, mais souvent, après, elle restait distraite et ruminant la conversation truculente et pimentée de l'écrivain mystique, les petites phrases précises de son imagier lui paraissaient, enfantines et candides et ses baisers sans artifice...

Fin mars, elle avait tout de même terminé son roman et alla porter les premières épreuves à son misogyne. Il passa la nuit suivante à les lire et lui écrivit le lendemain.


« Chère madame l'Amie-des-Lotus.

C'est lu. Vous pouvez être rassurée. Votre livre est absolument bien. Votre Jérusalem grouille, odorante, et grillée, et elle fume à toutes ses pages de vraies cassolettes d'Orient. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher confrère, qu'il pleut sur les temples.

Ah ! votre chameau aveugle qui tourne autour d'une croix !

Soyez donc contente et fière de votre roman.

Alleluia pour le catholicisme, pour le paga- nisme.

Votre affectueux dévoué. »


Et après la signature, ce post-scriptum :


« Ne voulez-vous pas venir déjeuner avec moi jeudi ? Vous verrez un Bénédictin de votre patrie qui m'a apporté du vin récolté par les moines à Saint-Jean-du-Désert qui est, si je ne me trompe, l'Egades du Cantique des Cantiques où votre homonyme a si mal gardé ses brebis parmi les troènes et les vignes.

C'est du soleil en bouteille, je le veux boire avec vous et à la santé du petit Hiérosolymitain, né, ce me semble, avec toutes ses dents comme doit naître, d'après les légendes, le jeune Antéchrist. »


Heureuse des compliments de Mirmans sur son livre, Siona, ce matin, débordait d'une frénésie de vivre. Elle inaugurait une jolie toilette, un fourreau de drap couleur d'écorce de saule choisi avec Gilbert et une toque grise auréolée de petites ailes blanches.

Elle scandalisa un peu le brave moine mais, ravit l'écrivain mystique qui lui versait du vin de Chanaan et riait d'une gaieté panique.

Il la retint après le depart du bénédictin et lui montra un agrandissement de sa démone florentine.

Ils étaient debout tous deux, près de la fenêtre. Un soleil chaud coula sur Siona qui tenait dans ses mains l'image. Ses cheveux vermeils et ses yeux gris bleu resplendissaient sous sa cuirasse d'ailes. La monacale judéenne avait animé ses joues.

—Non, ce que vous lui ressemblez aujourd'hui, c'est inouï. Regardez !

Et, lui enlevant l'effigie des mains, il l'adossa sur le canapé à la place habituelle de Siona.

— Je crois que la coquine m'a ensorcelé, je la regarde constamment. Je ne peux plus même travailler en détachant d'elle mes yeux.

Il revint vers la Sulamite, enveloppée du rayon solaire.

— Vous avez une couronne colombine et une robe de dryade. Ce qui est curieux en vous, c'est le contraste de votre style si viril et du sens de votre féminité... Avouez que vous êtes coquette et que vous aimez à plaire. Je crois pourtant que votre amour de la littérature l'emporte sur votre instinct d'Eve. En somme, vous êtes un homme de lettres, un charmant petit homme de lettres — et l'amour avec vous serait, selon Baudelaire, un acte contre nature... Mais venez visiter mon logis. Je suis tout de même mieux que dans ma lanterne babylonienne et j'espère qu'ici le diable me laissera tranquille... Voyez, j'ai même une chambre d'ami..

Et, remarquant la moue de Siona devant les reliques et les rosaires protégeant le chevet du lit étroit.

—Cela vous choque, madame la Vagabonde-des-Vignes ? Elles peuvent s'enlever, seulement ce soir j'ai un abbé à coucher...

Ils revinrent vers le cabinet de travail où la petite démone à la couronne de buis et à la croix épiscopale dardait sur eux ses yeux clairs.

Peureuse de voisiner avec elle, Siona alla s'asseoir devant la table à têtes d'anges.

En face d'elle, Mirmans dénoua un paquet de lettres et en choisit quelques feuillets jaunis.

—J'ai promis de vous lire des lettres d'une femme presque aussi enflammées que celles de sainte Thérese, et il en commença la lecture.

Siona écoutait, frémissante, les phrases où le plus sombre amour se mêlait au mysticisme le plus rayonnant.

—C'est beau, c'est beau, soupira-t-elle. Je suis jalouse.

—Jalouse ?

—Oui, de la magnificence brûlante de ce style. Jamais je ne saurais l'égaler. Qui est-elle ?

—Oh ! c'est tout une histoire. Aujourd'hui elle est recluse dans un Carmel d'Espagne. Mais autrefois — il y a longtemps de cela — nous étions grandement amis. Nous avions correspondu sans nous connaître. Nous avons voyagé ensemble. Nous avons rêvé dans les cloîtres, gémi dans les cryptes. Mais, une nuit, elle est entrée dans ma chambre d'hôtel, c'était en Espagne, vêtue de sa seule nudité. Elle était brune, très brune. Je n'ai pas osé refuser. Mais, le lendemain, je suis parti. C'est après, qu'elle m'a écrit ces lettres. Je ne l'ai pas revue, mais j'ai regretté son amitié. Je ne pouvais pas l'aimer, mais j'aurais voulu rester son ami. Cela est-il possible ? Croyez-vous qu'une amitié puisse durer entre deux êtres de sexe opposé ?

Siona songeait à sa camaraderie manquée avec Gilbert.

—Non, je ne pense pas. Surtout entre deux êtres de même sensibilité ; l'amitié s'approfondit forcément en amour.

II sourit, heureux de sa réponse.

Elle se leva pour prendre congé et, de nouveau, elle entra dans la danse solaire depuis son chapeau ailé jusqu'à sa robe de saule.

Il resta debout, devant elle, serrant sa main, cherchant à lui dire quelque chose et n'osant. Siona sentit aussi une gene et comme un trouble à cause de ces lettres passionnées et aussi à cause du vin récolté parmi les vignes du Cantique des Cantiques.

Ils se regardaient fascinés, comme si la petite démone du canapé leur avait jeté un sort.

Enfin, Sonia [sic] dégagea sa main.

— Au revoir, dit-elle faiblement.

— Les cheveux de Julia Farnèse ! répondit-il en rêvant, et il la laissa partir.



XII

[...]

Il ne restait plus à Sonia qu'à annoncer sa resolution à Mirmans. Mais l'idée de cette confession l'accablait. Ah ! comme elle regrettait maintenant de ne pas lui avoir parlé de Gilbert.

Se souvenant de leur dernière entrevue, un malaise s'emparait d'elle. N'avait-elle pas été un peu coquette à ce déjeuner ?

Ne lui avait-elle pas laissé croire qu'elle disposait d'elle-même. Elle n'y était plus retournée, l'auteur de la Basilique ayant peu après quitté Paris pour un voyage en Belgique. Il lui avait, à différentes reprises, envoyé d'amicales cartes postales, puis annoncè son retour.

Mais, de jour en jour, Siona remettait sa visite, si bien qu'inquiet Mirmans lui adressa des reproches affectueux.

Alors il fallut bien se décider et, en route, quoique nerveuse, Siona prépara un éloquent discours et surtout une adroite entrée en matière.

Mais, en arrivant, elle fut si troublée que, s'effondrant sur le canapé, elle oublia sa belle plaidoirie et, brusquement, d'une voix chevrotante :

— Je viens vous annoncer une grande nouvelle.

Assis devant sa table angélique, il la regarda, surpris.

— Vous entrez au couvent ?

— Non, je me marie.

Un silence tomba entre eux, si angoissant que Siona, les mains entre ses genoux tremblants, baissa la tête.

Enfin, la voix altérée de Mirmans :

— Avec un vieux milliardaire ?

— Non, avec un jeune sculpteur sans le sou.

Et elle débita très vite, pour s'en débarrasser :

— Un animalier, Gilbert Chevalier, le fils de Basile Chevalier, le peintre.

Il poussa un hennissement :

— Basile Chevalier ! Mais je ne connais que ela ! Ai-je assez éreinté ses baudruches gonflées, ses fondants roses ! Ah ! il ne doit pas me porter en son coeur, votre futur beau-papa. Comment, vous, la Sulamite, vous l'amie des lotus, vous épousez le fils de ce sous-Bouguereau. Ha ! ha ! ha ! Et avec cela, c'est poitevin, si je ne me trompe. Ah ! voilà une race que je déteste, car je la connais. J'ai vécu parmi elle à Bigugé. Durs, ladre, matériels, ivrognes. Vous, la grave et lyrique Hiérosolomytaine égarée dans cette galère ? Vous y laisserez votre talent ou, ce qui est pis, vous l'embourgeoiserez. Rien n'est plus platement bourgeois qu'un artiste de ce calibre ; mieux vaudrait pour vous épouser un tripier.

Et Mirmans, agitant ses mains dans l'air, semblait sur sa tête secouer des cèdres.

Siona s'était remise de son émotion et, relevant les yeux :

— Gilbert n'a rien de commun avec son père. Il en est l'antithèse vivante. Il déteste à tel point la peinture de son père qu'il s'est fait sculpteur animalier par instinctive protestation. Si quelqu'un n'est pas bourgeois, c'est bien lui. Il serait plutôt anarchiste. Mais, en vérité, c'est un imagier du XIIe siècle, comme ceux décrits par vous. Il en a la même candeur d'âme, et cette ignorance angélique de tout ce qui ne touche pas à son art. C'est un primitif, dans toute la belle acception du mot — élève de la nature et de lui-même, comme il l'a inscrit dans le catalogue du Salon — il est à peine allé à l'école des Beaux-Arts, et c'est tout juste s'il sait lire...

— Un illettré, alors. Eh bien, vous ne vous amuserez pas longtemps avec lui. Je ne donne pas un mois à votre imagination orientale et à votre goût littéraire pour vous ennuyer à mourir avec votre primitif.

— Non, répondit Siona avec une ferme gravité, je ne m'ennuierai pas avec lui. Au reste, je le connais depuis plus d'un an, et toujours me charment son observation exacte et son élégance d'esprit.

— Vous le connaissez depuis un an ?

— Oui, depuis Pâques dernier.

— Vous le connaissez au sens biblique ?...

Rougissante, Siona baissa les yeux.

Alors il éclata d'un rire satanique et rejeta la tête en arrière, sa barbe de satyre tremblant sur ses dents rouillées de nicotine ; ses mains mystiques jointes en dérision :

— Il est votre amant ? Il est votre amant depuis un an... C'est-et-dire depuis que vous me connaissez...

— Non, avant déjà, avoua-t-elle tout bas.

Un nouveau hennissement le cabra sur sa chaise.

Siona, tordant ses doigts, suppliait :

— Maitre, écoutez, je voulais toujours vous le dire, vous parler de lui ; mais je n'ai pas osé... j'ai...

Il ne sembla pas entendre et, se levant, il alla, comme un chat enragé, raser le dos de ses livres en se débridant :

— Ha ! ha ! ha ! votre amant ! Vous aviez un jeune animalier pour vous modeler la chair et y buriner ses délices ; et moi, vieux fou, je m'imaginais que vous viviez macérée dans la chasteté, que, semblable à moi, vous vous réfugiiez dans la solitude et dans l'amertume. M'avez-vous parlé de votre vie solitaire et de votre horreur de l'amour ! Ha ! ha ! ha ! Non, c'est inouï, insensé, comment à mon âge, avec mon expérience, ai-je pu garder des illusions sur une fille d'Eve et croire à son honnêteté ?

« Et pourtant vous aviez un air si chaste, si passionnément sincère ! Ah ! qui jamais sondera le limon de luxure roublarde accumulé dans un coeur de femme ? Quand vous vous en alliez, avec votre mine de petite fille sage, c'était pour vous jeter dans les bras de votre amant, pour offrir votre corps d'androgyne au ciseau de votre sculpteur, alors que je restait là à réver, à vous évoquer, écrivant sous la lampe, ou fixant, solitaire, votre songe...

« Ha ! ha ! et qui sait si ma tête de vieux fou n'a pas payé les frais de vos ébats ?

Elle tendit vers lui ses mains crispées :

— Maître, maître... vous n'avez pas compris... ce n'était pas comme ça... Mais comment vous expliquer ?... Ce n'est pas avec mes sens que je l'ai aimé, ce n'est pas dans un fol amour que je me suis donnée à lui. C'est dans notre mutuelle tristesse... c'est aussi parce que j'avais pitié de lui.

Il revint s'asseoir, la figure ravagée et le regard trouble tourné en dedans.

Il prit, sur le coin de la table, son paquet de tabac et essaya de rouler une cigarette. Mais il dut la déposer, échevelée.

Elle parlait, parlait maintenant, pressée de se confesser et souffrant dans sa pudeur :

— Non, ce n'était pas comme vous croyez ; il n'y a pas eu emportement charnel... C'était un pauvre petit, un pauvre petit au coeur et au corps malades. Il avait besoin de moi... moi, je n'avais que faire de ma vie... Il avait besoin de tendresse ; moi j'avais besoin de maternité. Alors je l'ai pris dans mes bras pour le câliner, pour le bercer comme un tout petit — sans cela il se serait tué — et maintenant il me supplie à genoux de l'épouser pour sauver son art, parce qu'il le sent sombrer dans l'atmosphère familiale, Si je refuse, il mourra de chagrin et j'aurai détruit un grand artiste. Je ne sais même pas s'il n'est pas poitrinaire ; si vous saviez comme il est maigre ; il a un long corps de crucifié et un doux visage dolent. Il ressemble à votre Saint-Sébastien sur la cheminée. Maître, auriez-vous à celui-là le courage d'enfoncer une nouvelle flèche dans la poitrine martyre ?

Il exprima un faible geste.

— De grâce...

— Il a été si malheureux... ses parents...

Il répéta le geste :

— Je vous en prie.

Alors, elle se tut, oppressée, et le silence retomba entre eux.

Enfin Mirmans, la tête tombée sur la poitrine, monologuait à lui-même :

— Pauvre insensé ! Dément de la chimère ! Moi qui croyais... moi qui croyais à vous voir venir ici, si vivante, si ardente, si frénétique et parfois aussi si amère, moi qui croyais... Vous souvenez-vous de votre dernière visite, le déjeuner avec le moine et le vin de votre Palestine ?... C'était là, tenez ; vous étiez sertie par un rayon de soleil : vous aviez un chapeau d'ailes palpitantes et une robe de saule pleureur. Vos cheveux resplendissaient comme ceux de Julia Farnèse. Je vous ai demandé si vous croyiez à la possibilité d'amitié durable entre un homme et une femme... Vous m'avez répondu que vous croyiez que, forcément, cette amitié engendrait de l'amour. J'ai cru que vous disiez cela pour nous... Et quand vous êtes partie... et quand j'ai voyagé en Belgique...

Et Mirmans, les coudes sur la table, cacha sa tête entre ses mains.

Siona comprit qu'il pleurait.

Elle s'agenouilla à côté de lui, lui dédiant la prière de ses yeux.

— Maître, maître, écoutez-moi. Au début, ce n'était pas lui que j'aimais. J'ai aimé en lui un reflet de vos livres, une page de votre Basilique... Mais avant de le connaître, c'était vous que j'aimais. Oui, vous, sur le paquebot qui m'a ramenée de Chine, alors que je berçais vos livres sur mes genoux, que j'en caressais les phrases, que j'en restais si éblouie que j'en oubliais de regarder les paysages... Je me disais : « J'irai le voir, nous nous comprendrons, nous nous consolerons dans notre commun dédain de l'amour. » Mais en arrivant à Paris, on m'a dit que vous étiez au couvent. Je vous ai envoyé quand même mon livre ; mais ma main, en traçant votre nom, tremblait d'amour déçu. Puis j'ai glissé dans des gouffres de tristesse. J'ai couru vers vous et je me suis imaginé que, heureux et impatient comme moi, vous m'attendiez. Mais la nonne m'a dit que vous étiez aux vèpres et que vous ne receviez aucune visite féminine.

— La nonne ? Quelle nonne ? Où ? Quand ? demanda-t-il effaré.

— Mais chez les Augustines de la rue Madame.

— Chez les Augustines... Vous y êtes donc venue ?...

— Oui, c'était le 24 mars de l'année passée.

— Le 24 mars !

Il se tordait les mains.

— Seigneur ! Le 24 mars, le jour de ma désolation absolue, de ma nuit noire, le jour où, désespéré, je me traînais dans la chapelle de la Vierge. Vous êtes venue ce jour-là !

— Oui, et je suis repartie si triste que je me demandais comment je ferais pour vivre.

Il se tourna vers elle, et, la tête penchée, il la regardait.

Et sa face de cire était si belle et la limpide détresse de ses yeux si profonde, que Siona resta comme suspendue à ce visage.

— Et si vous m'aviez trouvé ?

— Je vous aurais dit : Maitre, mon âme est désolèe comme la votre, recevez-la en votre paradis.

— Et pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ?

— Ce jour même, en rentrant, j'ai trouvé une amie qui m'a emmenée à la campagne et c'est là que j'ai rencontré...

II désenlaça son regard et s'évagua dans ses rêves.

— Et dire, prononça-t-il enfin, que sans la mère Agathe notre destinée eût été tout différente.

Siona s'était levée.

— Adieu, maître.

Il ne répondit pas. Il lui fit seulement un petit signe de la tête et cacha sa figure dans ses mains...

Elle rentra, chavirée de chagrin. Gilbert l'attendait, assis sur le canapé, pale et inquiet.

Elle s'écroula contre lui en sanglotant.

— Tu l'as vu ?... Il t'aime ? Tu l'aimes plus que moi ?

— Non, non. Ce n'est pas ça. Mais j'ai tant de peine de sa peine... Depuis un an, il m'avait cru seule, il m'avait cru chaste, et maintenant il m'a vue couchée dans tes bras.

— Si tu souffres tant parce qu'il souffre, c'est que tu l'aimes. Eh bien, ma Sulamite, retourne auprès de lui. Il est plus digne de toi que moi.

— Et toi ?

— Je resterai seul comme avant.

Et sa voix avait un tel accent sépulcral, son visage une telle expression du Christ sur sa croix, que Siona jeta ses bras autour de lui :

— Non, c'est toi que j'aime. Et toi, au moins, tu as besoin de moi. Lui, il a sa Vierge et sa mystique. Elles le consoleront. Mais toi, tu n'as que moi. Tu es mon tout petit, mon tout petit entièrement à moi, à moi seule.

[...]

Elle revit Mirmans, ses yeux célestes, son rire satanique ; elle entendit sa prophétie : « Vous perdrez votre talent, vous embourgeoiserez votre vie ».

Elle se mit à sangloter.

Gilbert se réveilla, écouta dans la nuit et, enlaçant sa Sulamite :

— Tu pleures, mon adorée ? tu pleures ! Et moi qui suis si heureux ! moi qui viens de faire le plus beau des rêves : que j'étais ton mari.

— Ce n'est rien, dit-elle, repentante, c'est nerveux. C'est la fatigue ; j'ai vu trop de gens bêtes, aujourd'hui.

— Non ; je sens que tu es triste. Tu regrettes, tu regrettes de m'avoir épousé.

Elle fit « non » de la tête, sans conviction.

Alors, trop faible pour la consoler, il pleura avec elle.

Ce fut elle qui le rassura. Ils finirent par s'endormir, mélant, dans cette nuit nuptiale, le goût des baisers au goût des larmes.