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L’Echo de Paris, 14 décembre 1898.

‘Un procès.’
par J.-K. HUYSMANS.

Puisque seuls désormais les procès plaisent, en voici un fort peu connu, celui de Guichard, évêque de Troyes au quatorzième siècle. Je vais tâcher de le résumer le plus brièvement possible, en empruntant à un très remarquable livre de M. Abel Rigault, publié par la Société de l’Ecole des chartes, les renseignements qui nous sont parvenus sur la surprenante histoire de ce prélat.

Guichard naquit vers le milieu du treizième siècle, à Villemaur, dans l’Aube, de parents de basse extraction; leur demeure aurait été infestée par des incubes et exorcisée par l’évêque de Troyes; dès lors, personne ne douta, quand l’enfant vint au monde, qu’il n’eût été engendré par un démon. Ici, un trou. Ses premières années et celles qui les suivirent sont ignorées. Nous ne retrouvons plus Guichard que clerc séculier, puis moine à l’abbaye de Montier-la-Celle. En 1273, il est nommé prieur du monastère de Saint-Ayoul-de-Provins, dépendant de ladite abbaye; enfin, en 1284, il est élu abbé de Montier.

Il paraît avoir été peu aimé par les moines qui l’accusaient d’avoir empoisonné dom Buretel, prieur de Saint-Ayoul, auquel il succéda, quinze jours après sa mort; et son élection ne peut s’expliquer que par la protection dont le couvrirent la reine Blanche de Navarre et sa fille Jeanne, héritière de Champagne, qui devint, par son mariage avec Philippe le Bel, reine de France.

Comment entra-t-il en relations avec elles? Nul ne le sait; mais ce qui est certain, c’est qu’elles le soutinrent envers et contre tous et "qu’il faisait sa volonté en Champagne", dit l’un des témoins du procès; grâce à elles, il fut également promu évêque, lorsque le siège de Troyes fut vacant.

Guichard qui jusqu’à ce moment nous apparaît, dans la brume des procédures, ainsi qu’un moine ambitieux et retors, se révèle, aussitôt qu’il prend possession de son diocese, comme un être atroce.

Cet homme, gros, court, le nez en trompette, le teint enflammé, la démarche pesante et commune, vit à l’état de tempête. Sa violence et sa brutalité dépassent toute mesure; il se jette sur les gens qui lui résistent, les injurie et les roue de coups; il fait sans vergogne assassiner par ses neveux un curé qui le gêne, insulte Isabeau de Saint-Phal, l’abbesse de Notre-Dame-aux-Nonnains, fait mourir de froid et de faim dans un cachot deux pauvres diables dont le seul crime est d’avoir joué aux dés, pend ceux auxquels il ne peut soutirer de sérieuses sommes, se montre à la fois parjure et larron de biens, usurier manifeste et faussaire, et ses moeurs sont à l’avenant. Il entretient publiquement Jacquette de Vinets, la femme d’un boucher de Provins, qu’il rosse d’ailleurs à tour de bras et il est, de plus, accusé d’être "soudomite, bougres et mécréans en la foy, quar quant il chantoit la messe, il tenoit le cors Notre-Seigneur en sa bouche, sanz user et gitoit sus" (le recrachait).

Tout le pays l’exècre, mais sa puissance à la cour est telle que personne n’ose se plaindre. Malheureusement pour lui, sa passion du lucre le perd. Il laisse s’échapper de ses prisons, moyennant finances, Jean de Calais, chanoine de Saint-Etienne de Troyes, qui a volé la reine Blanche de Navarre dont il gérait les biens. Du coup, son crédit s’effondre, et la reine de Navarre et la reine de France, exaspérées par cette trahison, le renient et se prennent à le détester autant qu’elles l’aimèrent.

Lui, de son côté, les hait et il est assez imprudent pour souhaiter qu’elles trépassent et pour dire, devant témoins : "Je serai bientôt vengé d’elle (la reine Blanche) s’il plaît à Dieu et cela ne tardera pas."

Son désir se réalise ; le 2 mai 1302, la reine de Navarre meurt et elle est à peine refroidie que son visage éclate; les médecins ne comprenent rien à cette maladie qui l’emporte en quelques heures et le bruit se répand que Guichard l’a fait empoisonner. Une enquête est ouverte et il en résulte que l’évêque a commandé à un ancien apothicaire devenu écrivain à Paris, le Florentin Cassiano, une drogue composée de diamants pulvérisés, de sang caillé et d’une poudre couleur de safran; et cette mixture a été mélangée à une purée et servie à la reine, par un écuyer de bouche, un Anglais qu’il a soudoyé.

On ne le poursuit pourtant pas; mais trois ans après, au printemps de 1305, la reine de France, alors âgée de trente-deux ans, décède à son tour, d’un mal inconnu, au château de Vincennes ; sa mort est encore attribuée à Guichard qui l’a, d’avance, annoncée; mais on ne l’arrête pas encore et trois années se passent. Il pouvait se croire sauf, quand subitement, en août 1308, il est saisi par ordre du pape Clément V et transféré par les soins de l’archevêque de Sens, son métropolitain, à Paris où il est interné dans la tour du Louvre.

En même temps, par une bulle donnée à Poitiers, le souverain pontife ordonne audit archevêque et aux évêques d’Orléans et d’Auxerre, ses suffragants, d’informer contre Guichard. "Nous mandons, dit-il, à vos discrètes personnes de faire, par notre autorité, sommairement et sans complication, sans bruit ni figure de jugement, en forme de droit toutefois, enquête diligente contre ledit évêque et de nous envoyer le plus tôt possible l’information rédigée par écrit, sous vos sceaux."

Et, au bout de quelque temps, le procès commence.

En outre, des griefs énumérés plus haut, les prélats-enquêteurs relèvent contre lui "multa enormia et nefanda"; ils l’accusent, en sus du meurtre par empoisonnement de la reine Blanche de Navarre, d’avoir évoqué les démons et occis, par envoûtement et maléfice, la fille de sa victime Jeanne, reine de France.

Que s’est-il donc passé, pendant ces trois ans qui s’écoulèrent entre la mort de la reine Blanche et l’arrestation de Guichard ? Ceci :

Un ermite appelé Regnaud de Langres, avoue en confession à un prêtre de Sens, qui l’engage à aller porter ses aveux aux gens du roi, que, vers le temps où la reine de France trépassa, l’évêque de Troyes était venu, plusieurs fois, la nuit, dans son ermitage de Saint-Flavit, avec un moine du nom de frère Jean-de-Foy. Ils étaient coiffés de grands chapeaux de feutre et affublés, par-dessus leurs corselets de camelin, de rochets de toile crue, comme des bouviers. Là, ils se rencontrèrent avec une sorcière, Margueronne de Bellevillette, et une accoucheuse, Perrote de Pouy. Frère Jean modela, dans un morceau de cire de plus de deux livres, une statuette de femme, puis il prit un coquemar, y versa de l’eau fraîche et la bénit avec les formules et les signes employés pour exorcicer l’eau des fonts; ce après quoi, ils baptisèrent, selon le rite de l’église, la poupée de cire, lui donnant le nom de Jeanne, l’oignant de l’huile des catéchumènes sur la poitrine et entre les épaules, de même que pour un enfant.

Puis ils approchèrent la cire du feu et, quand elle fut amollie, la sorcière la piqua plusieurs fois à la tête, disant : "Celle pour qui ceci est fait, cette semaine, n’aura pas sa tête"; et, après avoir caché la figurine dans le grenier, ils partirent. Cette façon d’enfoncer une aiguille dans le crâne de la dagyde se renouvela plusieurs fois depuis, jusqu’au jour où Guichard, trouvant que l’envoûtement n’agissait pas assez vite, brisa la statuette, la foula aux pieds en criant: "Emporte-la, de par le diable!" et finalement en jeta les morceaux au feu.

Et presque aussitôt, la maléficiée mourut et Guichard clama dans un accès de joie : "Grâce à Dieu, je me suis bien vengé d’elle, et je me vengerai bien encore de quelques autres!"

A un certain temps de là, l’évêque de Troyes et son compagnon arrivèrent encore, déguisés, en pleine nuit, à l’ermitage de Saint-Flavit ; ils étendirent sur la table une nappe et frère Jean sortit de sous son manteau une boîte et l’ouvrit. Il s’en échappa une couleuvre, deux crapauds, deux scorpions et une araignée. Il coupa la tête et la queue de la couleuvre, écrasa les crapauds, jeta dans un vase plein d’eau les autres bêtes et il fit bouillir le tout, jusqu’à ce que cette pâte eût pris la consistance et la couleur de la lie du vin. Alors ils portèrent le coquemar encore chaud dans le grenier et s’enfuirent. Un mois après, ils revinrent, descendirent le chaudron, recueillirent le contenu qui était devenu, en séchant, friable, tel que du sable et, avant de le serrer dans un étui de métal, ils en saupoudrèrent un morceau de pain qu’ils donnèrent au petit chien de l’ermite; et aussitôt il se tordit en des convulsions et il mourut.

Pareil sort advint à un pauvre chevalier, Jean Boursaud. Un matin où Guichard se tenait caché dans l’ermitage, ce chevalier vint pour écouter une messe et, ayant faim, il mangea, après que le sacrifice fut terminé, des prunelles au miel; l’évêque, pour s’assurer de la puissance de son toxique, les avait imprégnées de sa poudre, et ledit Boursaud trépassa, après s’être tortillé comme un ver.

Ce poison était destiné aux fils du roi et à monseigneur Charles, frère du roi, ainsi qu’il appert de l’instruction ouverte contre Guichard.

En sus de ces crimes, les dépositions des témoins affirmèrent qu’il avait commerce habituel avec le diable. La sorcière Margueronne avait vu le Malin descendant, sous la forme d’un moine noir, près de l’évêque et de frère Jean; d’autres personnes avaient entendu l’accusé causant tout haut avec un être invisible, alors qu’il était seul, et l’avaient surpris, dans le colloque, les cheveux hérissés, la tête fumant, ainsi qu’une soupière.

En somme, il fut déclaré diffamé sur tous les chefs; plus de deux cents témoins avaient été écoutés. Il nia résolutuent; l’enquête avait duré près d’un an et demi et il était resté, pendant ce temps, interné dans la tour du Louvre.

L’enquête était close depuis six mois, quand le pape, à qui revenait le droit de prononcer le jugement, s’impatienta de la longueur de ces procédures et réclama le prisonnier; pour un motif qu’on ignore, le roi voulut berner Clément V, en répondant que l’enquête n’était pas encore terminée.

Mais le souverain pontife ne se le tint pas pour dit, et il insista de telle sorte que Philippe le Bel céda. Il remit l’accusé à l’archevêque de Sens qui l’expédia au pape, à Avignon.

Ici, un trou, comme au commencement de la vie de Guichard. Nous retrouvons l’évêque libre et vivant à la cour pontificale. Pourquoi Clément V le fit-il relâcher? On l’ignore, mais quelque temps après, en 1314, il le dépossède de son siège de Troyes et il le nomme, sur les confins du monde catholique, évêque de Diakovar, en Bosnie.

Y alla-t-il jamais ? Nul ne le sait; en tout cas, il résigna promptement son poste et mourut ensuite, le 22 janvier 1317; selon les uns, son corps fut inhumé dans la Bosnie; selon les autres, il fut transféré dans son ancienne église cathédrale de Saint-Pierre, à Troyes.