La Cravache parisienne, 7 janvier 1877.

’Le boulevard Montparnasse.’
par J.-K. Huysmans

Le boulevard de Montparnasse, le dimanche, le voici :

Ce ne sont que buveurs attablés sur le trottoir, bouteilles épuisées, garçons qui trimballent, en courant, des carafes et des chopes, marmailles qui rampent derrière les chaises.

Cliquetis des boules de billard, heurt strident du trictrac, clic-clac des dominos, cris des joueurs de piquet : « trois ! du rouge ! quatre ! du trèfle ! » se croisent et s’entrecroisent, le tout interrompu par une cuillère qui sonne en tombant, par le hurlement des garçons qui clament : « une canette ! une ! », par un haillonneux qui tourne la bobinette d’un orgue et moud languissamment la Valse des Feuilles.

On ne voit que têtes endimanchées, bourgeois réjouis qui traînent à leur bras des épouses massives et des portées de galopins morveux, vieillards ventrus, la gueule en tirelire et la panse en foudre, boutiques closes, à l’exception des pharmaciens et des liquoristes, enfants qui se troussent, le long des murs, portières qui cancanent sur le seuil des maisons, disputes autour d’une chopine, gestes équivoques des repris de boissons et tout cela emplit, le soir, les cafés, les concerts et les bals, tout cela boit et se cogne, tout cela aime et se le dit, comme si c’était amusant! Et l’été, tandis que le père court les guilledous, que la fille aînée mange de baisers la face ribotée d’un homme, que la mère médite devant un verre de cassis, la petite fille chante comme je l’entendis, une fois, la chanson populaire du Clair de la lune traduite en argot:


Au clair de la luisante

Mon ami Grinche-Tard,

Prête-moi ta griffonnante

Pour faire un babillard;

Ma camoufle estourbe,

Je n’ai plus de rif

Débouche ta lourde,

Pour l’amour du Mec.


J’ai entendu, le soir, sur le boulevard des Italiens, des filles qui cachaient sous des robes l’ineffable laideur de leurs chairs molles, chanter d’une voix macérée dans le verjus L’Amant d’Amanda, et j’ai vu des cercles extasiés de pommadins et de coulissiers les admirer et rire, ils m’ont dégoûté, j’aime décidément mieux les joies lourdes du peuple qui éclatent, à grands fracas, dans les cabarets des anciennes banlieues...

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