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En ménage (1881)

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blue  Chapitre IV-VI.
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X

Le samedi matin, André se réveilla en sursaut ; dans son esprit encore flottant, l’idée qu’il allait revoir Jeanne jaillit aussitôt. Il s’était endormi, la veille, en pensant à elle, il se réveillait sans que la nuit eût rien changé au cours de ses réflexions, Il s’assit sur son séant, revêtit un gilet de tricot, à manches, qu’il mettait, le matin et le soir, pour fumer et pour lire, roula une cigarette et, les bras relevés, en anse de chaque côté de la tête, il se posa cette question :

Faut-il prévenir Mélanie que la petite viendra, ce soir, ou faut-il ne rien lui dire ?

Il ne doutait point par exemple que, dans un cas comme dans l’autre, la bonne n’allongeât une mine bourrue et un nez pincé, mais ses prévisions s’arrêtaient là. — Comment prendrait-elle la chose ? — Il était très inquiet, craignant. qu’elle ne jouât son va-tout et n’exprimât péremptoirement sa résolution bien arrêtée de ne servir personne autre que son maître.

Au fait, poursuivit-il mentalement, je la paie pour soigner mon intérieur de garçon, et non pour obéir à des femmes. Logiquement, si elle refuse, elle sera dans son droit. Je ne puis exiger qu’elle partage, pour trente-cinq francs, ses égards et ses coups de brosse entre Jeanne et moi.

Après cela que je la prévienne ou que je ne la prévienne pas, la situation reste la même ; le déjeulier doublé et les bottines cirées en plus, n’en existent pas moins. Ah ça mais, je deviens imbécile, se dit-il, soudain ; il n’y a pas de garçon qui ne reçoive chez lui des maîtresses et leurs bonnes se taisent. Mélanie agira comme elles. Le tout est de résoudre s’il ne vaudrait pas mieux l’aplatir d’un coup, en lui laissant voir une femme sous les, draps et l’empêcher ainsi, hébétée par les Stupeurs qu’elle a toujours longues, de préparer ses moyens de défense ou bien s’il ne serait pas plus prudent de la sonder avec précaution et d’avoir ainsi le temps d’organiser pour demain la résistance si elle se montrait déterminée à engager la lutte.

Ce parti est incontestablement le plus sage, songea-t-il ; allons, je vais tâter le terrain tout à l’heure, ou plutôt non, je vais annoncer carrément cette nouvelle à Mélanie ; le bon côté de mon premier système, le choc de massue sera gardé et je profiterai en même temps des avantages de l’autre, j’aurai la possibilité de parer la réplique.

— Fichtre ! voilà le moment ! murmura-t-il, moins décidé déjà, entendant une clé fourrager au loin dans la serrure.

Il s’enveloppa de fumée, tirant précipitamment sur sa cigarette. — Mélanie tourna et vira dans la cuisine, ouvrit et ferma des portes, puis elle apparut, tenant un journal et des lettres, se plaignant de la bise, sortant des phrases toutes faites, emmagasinées depuis des ans dans sa cervelle et mécaniquement ramenées, à chaque fin d’automne, aux approches du froid.

André déchira la bande de son journal et, pendant que la bonne quittait la pièce, il se recueillit encore, se demandant comment il allait s’y prendre.

Il enfila, toujours très indécis, sa culotte, passa dans son cabinet de toilette, poussa la porte de communication, entra dans la cuisine et pria Mélanie de lui verser un peu d’eau tiède dans son verre à dents.

Tandis qu’elle penchait sa bouillotte dont le couvercle mal assujetti sur ses charnières claquait audessus du mince filet d’eau chantant dans la rigole, il lui dit :

— Ah ! à p ropos, Mélanie, c’est aujourd’hui jour de marché, je crois. — Tâchez donc d’acheter pour pas trop cher, un fin morceau. — J’aurai du monde à déjeuner demain.

— Bien, Monsieur ; Monsieur voudrait du faux-filet ou du rosbif ?

— Non, je voudrais quelque chose de plus délicat et de plus léger, c’est pour une femme ; — et il ajouta, en la regardant dans les yeux, — qui couchera ici, ce soir.

Mélanie ne poussa même pas une exclamation ; elle demeura figée, les bras cassés et la bouche ronde.

— Ça y est, se dit André, qui sortit immédiatement de la cuisine.

La journée s’écoula, tranquille. — La bonne apprêta et servit le dîner ; André jeta un coup d’oeil sur elle à la dérobée et il la vit, fêlée, presque abattue.

— Si je faisais tout bonnement des rognons au vin blanc, dit-elle avec effort.

— Soit, répliqua André.

— Elle tortilla son alliance à son doigt et elle ajouta :

— Alors la dame de Monsieur est guérie et elle va habiter avec ?

— Pas du tout, c’est une autre femme qui vient.

— Ah !

L’hébétude de Mélanie s’aggrava, mais elle sourit néanmoins et partit soulagée, préférant encore l’arrivée de n’importe quelle maîtresse à la rentrée de la femme légitime.

Alors André couvrit de cendre son feu bourré de bois, de façon à ce qu’il brûla lentement jusqu’à son retour, plaça entre les deux chenêts une bouilloire pleine, rangea ses papiers, ferma les grands rideaux des fenêtres et s’en fut.

La pose qu’il effectua devant la porte de l’atelier de Jeanne ne différa guère de celle qu’il avait déjà endurée. Il stationna seulement, par pudeur, devant des boutiques autres que celles du coiffeur et du marchand d’objets du Japon ; enfin, pour varier ses plaisirs, il arpenta le milieu de la chaussée, regagna, chassé par des voitures, le trottoir, aperçut Jeanne qui descendait avant Fheure, Précédée de son amie veuve, et de nouveau, il les accompagna au restaurant. Après avoir, comme l’avant-veille, bu un verre de café, et, étouffé sous son paletot, il commença à dessiner avec du noir d’allumette sur le blanc taché de bleu de la nappe, une vague et sommaire topographie des lieux qu’il occupait.

— Tu vois bien, dit-il à Jeanne, voici la maison : ici la porte cochère et une allée aboutissant en ligne directe à un grand mur ; de chaque côté de cette allée, un corps de bâtiment ; — eh bien, c’est dans le bâtiment de droite, juste à ce point-ci, là ou j’écrase du noir, que débouche mon escalier, tu n’as qu’à grimper jusqu’au dernier étage. — Voilà donc le programme, que nous allons suivre : j’entrerai le premier, tu viendras, deux minutes après, et je t’attendrai en haut ; tu as bien compris, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est entendu, je prends à droite et je monte aussi haut que je puisse monter.

— C’est cela même.

— Ah bien, et si le concierge s’informe où je vais ?

— Dame, reprit André un peu hésitant, dame, tu diras alors que tu as une lettre pressée à me remettre ; attends, je vais en préparer une et il se fit apporter de quoi écrire, cacheta une enveloppe vide et posa dessus son adresse.

— Et puis... et puis... conclut-il, en se tirant les doigts pour les faire craquer, après tout, je me fiche pas mal du concierge !

Cette tardive assurance égaya la petite qui savait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la bravoure d’André.

Ils partirent du restaurant, saluèrent la veuve Laveau, et alors André parla de Mélanie pour la première fois, déclara qu’elle était bébête et toquée, mais qu’elle était très brave femme, appuya sur ce point qu’il ne faudrait pas s’occuper de ses mines bougonnes, si elle en avait, affirma enfin, sans assurance, qu’il était bien convaincu qu’une parfaite entente s’établirait entre les deux femmes.

Jeanne très soucieuse ne souffla plus mot. A son tour, elle fut prise de frayeur devant cette bonne installée dans un logement ; elle redouta des froideurs méprisantes et des avanies.

Quand elle sut que Mélanie était mariée, sa terreur s’accrut.

La situation fausse qu’elle allait avoir dans ce ménage, formé depuis des mois, et fonctionnant sans arrêt, l’épouvanta. Elle comprit qu’elle ne pourrait être qu’une étrangère en visite ; que, dans ce mécanisme de vie intérieure, elle ne serait qu’un inutile rouage ajouté par suite d’un hasard ou d’une fantaisie et qui se briserait sans interrompre en rien la marche régulière de la machine. L’impossibilité de posséder à nouveau et en entier son amant lui apparut ; elle regretta presque la liaison qu’elle voulait renouer.

— Qu’as-tu ? interrogea André, étonné de son silence.

— Mais rien... dit-elle très bas.

Ses craintes se développaient. Le concierge qui la préoccupait peu jusqu’alors, se dressa devant elle, prenant des proportions formidables ; elle le vit aux côtés de Mélanie, dans la cour, semblable à deux dogues furieux, prêts à lui sauter aux jambes.

Elle se sentit perdue ; la grossière optique de la peur cessa pourtant. André lui caressait la main et elle s’appuyait sur lui, espérant tout de même une assistance et une affection, mais bien que convaincue qu’elle exagérait ses transes, elle ne put cependant chasser l’image de cette Mélanie qu’elle se représentait comme un grand dragon, vieux et roide, la regardant du haut en bas, en sa qualité de femme mariée et de servante, maîtresse d’une maison, dominatrice du caractère incertain d’André.

Elle se serra plus étroitement encore contre son amant, appuyant presque sa joue sur son épaule, éprouvant le besoin de se faire petite, se promettant de se glisser dans l’entrebâillement des portes et de saluer bien bas tout le monde.

— Ah ! ce n’est plus comme jadis, soupira-t-elle, le coeur gros.

— Mais si, mon petit chat, rien n’est changé, reprenait-il, affectant une confiance qu’il n’avait pas, car le trouble qui rendait chagrine la figure de Jeanne ranimait le sien ; tu verras, ça ira tout seul ; allons, voyons, Madame, montrez un beau sourire au Monsieur, dit-il, essayant de la distraire de ses pensées tristes.

Elle eut sous son voile un sourire pâle. André commençait à être mal à l’aise. Heureusement qu’ils avaient atteint sa rue. Il remit à Jeanne l’enveloppe, entra rapidement, escalada les cinq étages et, là, penché sur la rampe, il attendit.

Un petit bruit sec de pas retentit bientôt au loin à des profondeurs de cave, sur le dallage du vestibule, puis le bruit devenu presque aussitôt plus sourd monta dans la cage de l’escalier, s’approchant, accompagné d’un petit vibrement de rampe remuant sur ses barreaux et d’un frou-frou de linge empesé ratissant les marches. André ne voyait rien ; les becs de gaz, placés au-dessous de lui, séparés les uns des autres par deux étages, l’aveuglaient sans rien éclairer.

Jeanne émergea enfin sur le palier du quatrième, s’avança en pleine lumière, essoufflée un peu d’avoir grimpé si vite. Il toussa légèrement ; elle leva le nez et ils se sourirent sans parler ; elle arriva près de lui enfin ; il la prit par la taille et la poussa dans sa porte qu’il referma tout de suite sur eux. — Alors toutes ses agitations cessèrent ; il était chez lui, libre.

— Le concierge ne t’a pas questionnée, murmura-t-il en allumant sa bougie ?

— Il ne m’a pas aperçue. J’ai filé tout doucement devant la loge. Il lisait un journal et il n’a même pas bougé la tête !

— Allons, tout va bien ; dêbarrasse-toi de tes affaires et il l’embrassa tendrement et se mit à fourgonner dans les braises qui rougeoyaient, dans sa cheminée, sous de la cendre ; il entassa ensuite de nouvelles bûches, baissa la trappe, aida Jeanne à sortir de son manteau, approcha un fauteuil, mais elle refusa de s’asseoir, voulant d’abord visiter le logement.

Elle regardait le petit salon où ils étaient, reconnaissait d’anciens bibelots, une gravure de Daullé, d’après Teniers, une vieille estampe de Breughel-le-Drôle, des assiettes de faïence et des plats de cuivre.

— Tiens, tu avais cela de mon temps, disaït-elle. Ah bien, j’ai souvent pensé à toi quand je voyais des assiettes accroché es chez des bric-à-brac et elle ajouta, contemplant les aquarelles impressionnistes qu’elle n’avait jamais vues : tiens, voici du nouveau ; c’est joli, mais pourquoi donc que ce n’est pas terminé ? — Oh ! fit-elle, tout à coup, en se retournant, — et elle leva la lampe, enveloppa dans le rond de lumière rabattu par l’abat-jour, la cheminée, — qu’est-Ce que c’est que ça ? — Et elle considéra, avec une petite moue d’horreur, une extravagante chimère du Japon, cuirrassée d’écailles rouges et vertes, la patte sur une boule, la langue retroussée, la queue en panache, les yeux en saillie, projetés comme au bout de pédoncules.

— Dieu que c’est laid ! cria-t-elle.

Puis, tenant toujours la lampe, elle passa, suivie d’André, dans la chambre à coucher, séparée du petit salon par une portière ; elle se tourna de tous les côtés, et dit : ah ça, par exemple, c’est gentil ! — et elle admira une table de nuit chiffonnier, en bois de rose, Louis XVI, s’extasiant sur le marbre neuf, sur les serrures dorées nouvellement posées.

Mais ce qui l’étonna je plus, ce fut le lit ; elle ne retrouvait plus le vieux galetas de fer qu’elle avait autrefois connu. — André lui expliqua brièvement, tout en commençant à la serrer de près, que celui-ci était un lit en bois blanc, laqué, forme Louis XV.

— Voyons, voyons, sois donc sage, disait-elle, en lui tapant sur les doigts. Il cessa le jeu auquel il se livrait et il affirma qu’elle aurait l’étrenne de ce beau lit.

Elle sourit, lui reprochant de mentir avec tant d’aplomb.

Il répéta, ce qui était la vérité, qu’il n’avait jamais reçu de femmes dans ce logement et que ce lit avait été acheté, tout récemment, depuis son entrée dans cette maison.

Elle ne le crut pas et il renonça sagement à la convaincre.

— Sais-tu que c’est gentil tout cela, reprit Jeanne, contemplant encore les meubles et elle ajouta : et puis, c’est bien propre !

Il jugea de son devoir de déclarer qu’à ce point de vue-là, Mélanie était vraiment une femme remarquable.

Ce nom rembrunit de nouveau Jeanne ; elle redevint troublée ; mais elle reprit son babil, en entrant dans le cabinet de toilette. Ravie, elle s’écria : ah ! voilà qui est agréable ; avec une pièce comme celle-là, nous ne serons plus comme dans le temps...

Elle s’arrêta, un peu rouge. et ils rirent tous deux, se rappelant : elle, certaines gènes intimes, lui, certaines visions farces emplissant son unique cilhambre ; il se tira la moustache, un peu allumé, puis il réembrassa la petite et, devant le pot à l’eau, se regarda, ainsi enlacé à elle, dans la glace pendue audessus de la cuvette, mais Jeanne se dégagea et se mit à tripoter les objets de la toilette. Elle déboucha la boîte à poudre de riz, fourra son nez dedans, enleva à moitié la houppe comprimée contre les parois de buis et poudra la toilette d’un fin nuage rose, puis elle toucha aux rasoirs, aux brosses et mouilla l’étoffe de sa robe, à l’endroit où se tasse la pointe du sein, de quelques gouttes d’essence de frangipane, en vidange dans un flacon.

— Où donne cette porte ? Et elle désigna, entre deux armoires, une porte vitrée, habillée d’un rideau de serge.

— Dans la cuisine, répondit André, qui appuya sur le loquet. Il l’invita à entrer, mais elle ne le voulut pas ; — elle semblait avoir peur de mettre le pied dans l’antre, même lorsque le fauve n’y est point. Elle hasarda seulement le bout de son nez, vit les bataillons étincelants des casseroles et des plats, s’épeura encore devait un bonnet en tulle noir, à choux, laissant pendre des brides vert-pomme sur l’ocre du mur.

— C’est bien propre, murmura-t-elle, — et, prenant la lampe, elle refusa de franchir la cuisine pour gagner la salle à manger, appréhendant vaguement que Mélanie ne s’aperçût qu’une femme était entrée dans sa cuisine, et elle repassa par la chambre à coucher.

— Tu vois, ce logement est commode, fit André, aucune pièce ne se commande.

Elle apprécia, elle aussi, cet avantage, puis revint s’asseoir dans le salon. Le feu grondait furieusement, crachant des braises sous la trappe ; elle la releva avec les pincettes et constatant qu’André possédait toujours de beaux volumes, elle s’enquit s’il avait encore les oeuvres d’Alfred de Musset et d’Henry Murger.

Il déclara les avoir vendues parce que c’étaient des chose encombrantes et inutiles.

Elle le regretta, car elle eût été contente de les relire. Il offrit de lui acheter des exemplaires choisis de ces livres. Elle le remercia et sourit un peu quand il apprêta son thé. Elle le retrouvait, après cinq ans, préparant son infusion de la même manière, échaudant le métal anglais avec l’eau qu’il reversait dans la bouillotte, ouvrant le couvercle fermé de la théière, faisant couler, par ce trou, la pluie noire des feuilles, les inondant enfin à grands flots d’eau chaude.

Elle riait, renversée dans le fauteuil, répétant ah ! tu n’es pas changé ! Puis elle se redressa et, liant ses bras autour du cou d’André, elle le baisa à petites lappées.

— Prends garde, mon chat, dit-il, tu vas me faire renverser la bouilloire.

— Oh ! Pas changé du tout ! — Et, elle poursuivit, un peu piteusement : tu n’aimes toujours pas beaucoup que l’on te caresse ?

— Mais si, mais si, s’écria André qui l’embrassa tendrement, s’attardant sur ses lèvres ; puis voulant aborder une conversation moins prévue, il l’interrogea :

— Voyons, ma chère Jeanne, qu’es-tu devenue depuis cinq ans que dure notre séparation ?

— Mais rien, je te l’ai déjà appris quand tu m’as questionnée. — Et, un peu défiante, elle se renferma dans des phrases vagues.

— Enfin, tu ne me feras pas croire que tu n’aies eu, depuis que nous nous sommes perdus de vue, ni hauts, ni bas, ni plaisirs, ni peines.

— Non, bien sûr, j’ai eu de mauvais jours comme les autres, à preuve... et elle narra que ne pouvant se procurer, à une époque de chômage, du travail, elle s’était empoisonnée.

— Bah ! fit André.

— Mais oui, je me suis empoisonnée. — Et Jeanne raconta que s’étant couchée, elle avait mis une camisole blanche, et avait avalé un verre de laudanum après y avoir préalablement versé quelques gouttes d’alcool de menthe pour que ce fût moins mauvais.

— Eh bien, dit André, qu’est-il arrivé ?

— Rien, — seulement j’ai été malade, pendant quinze jours. — J’ai tout rendu sur l’oreiller.

— Ah ! — Veux-tu du sucre ? — et il lui tendit une tasse pleine de thé.

— Merci, non, je ne mets qu’un morceau.

Il se’tut, pendant quelques instants, tourmenté par la crainte que Jeanne n’eût les chairs blettes. Il essaya doucement de s’en assurer, mais elle le pria de rester sur sa chaise, tranquille.

Alors, il parla de Madame Laveau. Elle ne la connaissait pas, au temps où ils étaient ensemble !

— Non, il y aura deux années, tiens, juste, le mois prochain, que nous nous sommes rencontrées ; c’est une drôle d’histoire, tout de même, dit Jeanne, pensive. J’ai connu Eugénie longtemps après son veuvage, car elle a été mariée pour de vrai, tu sais ; elle habitait un hôtel de la rue Contrescarpe, dans la chambre au-dessous de la mienne. Un matin, le garçon m’a appris, en me montant mes chaussures, que la femme du dessous et son enfant ne mangeaient pas depuis deux jours. J’ai cuit du chocolat et puis je suis allée les voir. Eugénie était couchée et dormait, et sa petite, une mioche de dix mois, habillée d’une robe à traîne, taillée dans un ancien imperméable à carreaux, se tenait après les chaises et se fichait, à tout bout de champ, sur le nez, par terre, piaillant, les jambes empêtrées dans sa grande robe.

Voilà. — Alors, elles ont mangé le chocolat et puis moi je suis restée amie avec la mère, mais la petite est morte, un an après, du croup.

André resta songeur, se répétant tout bas cette vérité, que les femmes du peuple s’entr’aident et soignent, presque toutes, des voisines affamées ou malades qu’elles ne connaissent point, tandis que les femmes de la bourgeoisie laissent généralement crever comme des chiennes, les personnes auxquelles aucun plaisir ou aucun intérêt ne les rattache.

— Ah ! ce n’est pas pour dire, reprit Jeanne, après un silence, mais je t’assure qu’elle a connu une dure misère, Eugénie, et qu’il faut qu’elle en ait un d’estomac, car elle ne mangeait dans le temps, par économie, que des pommes de terre et ne buvait que de l’eau de seltz pure.

André ne put se défendre d’admirer l’estomac vraiment incroyable de Madame Laveau.

— Elle avait été lâchée par un amant, quand tu l’as trouvée dans cette misère-là, dit-il ?

— Oui ; oh c’était un rien du tout que son amant ! Du reste, tu sais, les hommes...

— Eh bien, voyons, eh bien !

Elle sourit. Ce n’est pas toi qui agirais ainsi avec moi, fit-elle câlinement, en le baisant sur les yeux.

Il l’entoura de ses bras pour toute réponse.

— Dis donc, lui souffla-t-il dans l’oreille, il est onze heures et demie, si nous allions faire couche-couche ?

Elle rougit un peu. Il s’en fut dans la pièce voisine, ouvrit la couverture, posa les oreillers, l’un à côté de l’autre, puis il revint demander à Jeanne si elle couchait au bord.

Certainement, il lui était impossible de dormir dans la ruelle.

Alors, il rentra dans sa chambre et enfouit son mouchoir sous l’oreiller du fond. — Il arrangea proprement le couvre-pied, le lissant avec le plat des mains, puis il se rendit dans le cabinet où il séjourna pendant quelques instants, enleva ses habits rapidement, mit sa chemise de nuit, inquiété encore par cette crainte persistante que Jeanne ne fût devenue molle.

Tout était prêt pour le coucher. — Il avait laissé de l’eau tiède, tiré le seau, préparé les serviettes ; il retourna près de la petite et lui offrit les mains pour qu’elle se levât du fauteuil. Toute frissonnante, les yeux brillants, les cheveux dérangés sur le front, elle quitta le salon et disparut dans la pièce réservée où elle tâcha de faire le moins de bruit possible, s’arrêtant, confuse, dès que le pot à eau sonnait, en se cognant contre la cuvette.

André s’était étendu dans le fond du lit.

— Je t’en prie, mon petit André, dit-elle lors-qu’elle rentra, tourne-toi la figure du côté du mur :

— Il répliqua, en riant : tu es bête, mon petit minet, que diable ! voyons, nous sommes de vieilles connaissances !

Mais elle insista, presque suppliante ; alors, pour la satisfaire il fit volte-face.

Jeanne se déshabilla au plus vite. — Dis donc, murmura-t-elle ?

Il retourna la tête.

— Non, non, ne bouge pas ; et, toute rieuse, elle se glissa lestement sous les couvertures. Amusé pas ses enfantillages, il la saisit à plein corps ; il fut subitement possédé d’une joie folle, Jeanne était solide comme du marbre, rebondie et moulée à point.

Ils fermèrent les yeux, très tard, au petit jour; ils dormirent mal, du reste, d’un sommeil impatient et fiévreux.

A neuf heures, Jeanne réveillée, fut prise d’alarme. La terrible Mélanie, qu’elle avait presqu’oubliée, lui revint en mémoire et la glaça. A tout prix, elle ne voulut pas être vue couchée et elle sauta du lit.

— Mais il n’est pas tard, fit André ; c’est aujourd’hui dimanche, tu ne vas pas à ton atelier.

Elle se refusa à rien entendre. — Un cliquetis de clefs accompagné d’un bruit de pas entrant dans le logis l’effara complètement ; elle eût voulut pouvoir se couler sous un meuble, se cacher derrière un fauteuil, disparaître, coûte que coûte.

Tout en la traitant doucement de poltronne, André se répéta que c’était le moment d’être énergique et de dompter Mélanie, si elle faisait mine de hausser la voix.

Jeanne n’osait plus maintenant entrer dans le cabinet de toilette ; elle avait peur que la bonne n’ouvrît la porte de communication ; les savates qu’elle entendait traîner dans la cuisine lui donnaient des vertiges et des battements de coeur ; elle regrettait presque d’être debout, pensant que si elle était restée couchée, elle se serait enfoncé le nez dans les oreillers aux approches de la bonne.

Comprenant qu’il fallait pourtant bien se débarbouiller dans l’autre pièce, elle se hasarda sur la pointe des pieds, cacha sa gorge sous un foulard, se nettoya à la volée, revint au plus vite, apportant la poudre de riz et le peigne, dans la chambre à coucher, se croyant plus à l’abri près du jeune homme.

Celui-ci pensa encore qu’il ferait bien de se lever et d’exécuter, sous un prétexte quelconque, une reconnaissance du côté de la cuisine. Il éprouvait pour l’instant une fermeté virile ; il voulut profiter de ces dispositions et il chaussa ses pantoufles, d’un air belliqueux, résolu à livrer bataille.

Il rôda dans la salle à manger, feignant de chercher son journal et il aperçut, par la porte grande ouverte de la cuisine, le dos de Mélanie et ses coudes battant, en mesure, au-dessus du fourneau, attisant avec un soufflet les braises.

Elle se retourna et lui souhaita le bonjour.

— A quelle heure Monsieur déjeune-t-il ? demanda-t-elle d’un ton gracieux ; — et elle montra à André, criant triomphalement : hein ? sont-ils beaux ! — des rognons violâtres et vernis, durs et élastiques, repoussant le doigt qu’elle y appuyait.

— Mais dame, dans un petit quart d’heure, répondit André, un peu ennuyé, malgré tout, de ne pouvoir user de la bravoure provisoire qui l’animait.

Il s’en fut retrouver Jeanne occupée à faire chauffer des pincettes pour se friser. Elle était maintenant presque vêtue et se voyant propre et couverte, elle reprenait un peu d’assurance, redoutant moins le premier coup d’oeil de la bonne.

— As-tu faim ? lui dit André.

— Couci, couça.

— Ah ! reprit-il tout à coup, où sont donc tes bottines que je les fasse cirer ; mais elle les lui montra propres et luisantes comme des miroirs.

Il resta stupéfait.

Elle avoua, en riant, qu’elle avait pris les brosses à souliers, la veille au soir pendant qu’elle était seule dans le cabinet de toilette.

Il la gronda, mais il lui sut tout de même gré de sa discrétion.

— Eh bien, puisque tu es prête, nous allons, si tu veux, nous mettre à table ?

Elle ne répondait ni oui, ni non, cantonnée dans la chambre où elle persistait à penser, sans savoir pourquoi, qu’elle courait des dangers moindres. Mélanie arriva sur ces entrefaites. Les deux femmes échangèrent un coup d’oeil, Jeanne toute troublée, Mélanie sans assurance.

— Monsieur est servi, dit la bonne.

Encore estomaquée, Jeanne ne bougeait ; au fond, elle commençait cependant à se remettre de ses transes. La servante ne lui parut pas ressembler à ce redoutable et vieux dragon que la peur lui faisait voir.

— Elle est toute jeune, ta bonne, dit-elle à André ; et, comme un enfant qui s’étonne, la première fois qu’on le mène en classe, que la maîtresse d’école n’ait pas la mine plus rébarbative et plus rogue, elle ajouta : oh, elle n’a pas l’air bien sévère !

Les oeufs reposaient sous une serviette, sur la table. — André et Jeanne s’assirent. La salle à manger n’était guère chaude ; le froid humide des fins d’automne glaçait cette pièce, exposée au nord.

Ils trempèrent des mouillettes et burent une gorgée de vin, sans’ souffler mot. Les coques étant vides, André donna un coup de timbre ; Jeanne eut un malaise extraordinaire. Elle regardait le jeune homme, étonnée et presque chagrine et elle crispa ses doigts sur sa main comme pour l’empêcher de faire vibrer le timbre. André ne comprit plus. Jeanne paraissait plus intimidée que jamais.

Le coup sec appelant Mélanie la blessait. Il lui semblait que, déjeunant avec André, elle était complice de cet ordre bref. Les réflexions qui l’agitaient, la veille au soir, lui revinrent et elle fut dominée par un sentiment de pudeur et ae gêne ; elle souffrait presque de se voir, elle, une femme du peuple, ayant eu des amants, servie comme une dame, par une femme du peuple honnête et elle était malheureuse et presque révoltée, de même que si elle avait vu commettre une injustice ou infliger à quelqu’un devant elle une humiliation parce que Mélanie n’étant pas une pauvre vieille femme et n’étant pas trop laide, la valait.

Elle baissa le nez, les yeux sur son assiette, craignant que cette bonne ne la considérât comme une catin et une intruse.

— Madame a peut-être froid aux pieds, dit Mélanie d’un ton obligeant et, sans attendre la réponse, elle apporta et glissa une chaufferette sous les pieds de Jeanne. Celle-ci remercia, ayant presque envie de pleurer, mais cette gracieuseté ne la ragaillardit guère ; elle s’effaça davantage, honteuse de ces attentions.

— Sont-ils bons les rognons, questionnait André ?

— Mais oui, très bons.

— Eh bien, tends ton assiette, et il plongea la cuiller dans le plat.

Mais Jeanne résista.

— Je n’ai plus faim, non,’vrai, là, tu sais, je ne suis pas une grosse mangeuse.

Il fit de nouveau sonner le timbre.

La petite se replongea le nez dans son assiette.

Mélanie apporta des choux-fleurs gratinés et voulant être, à tout prix, aimable, elle demanda à Jeanne dont la timidité l’étonnait, si la chaufferette était chaude.

— Mais oui, Madame, vous êtes bien bonne, dit-elle, en levant un peu les yeux.

Lancée sur cette voie, Mélanie s’ingénia à découvrir de nouvelles attentions gracieuses ; n’en trouvant point, elle s’en alla.

Jeanne était, à ce moment, torturée par une cruelle angoisse. Elle exécrait les choux-fleurs qui lui étaient contraires, comme elle l’avoua à André plus tard et elle ne voulait pas cependant refuser d’en prendre. Elle supplia seulement le jeune homme de lui en donner à peine et elle — se força à les manger, buvant, après chaque bouchée, une rasade d’eau rougie, n’osant rien laisser sur l’assiette de peur de blesser la bonne.

Son supplice touchait à sa fin ; le dessert une fois apprêté, elle grignota un massepain et André qui était tout peiné de la voir si mal à l’aise, lui proposa, pour la soustraire à la solennité de la salle à manger, de prendre, ainsi qu’autrefois, le café, au coin du feu, dans sa chambre.

Elle accepta avec un regard reconnaissant et, une fois assise, réconfortée par un doigt de chartreuse verte, elle babilla, disant que Mélanie était une brave personne, qu’elle avait été bien complaisante et bien polie, et, tandis qu’elle débitait sur son compte des phrases aimables, l’autre, dans la cuisine, oubliait ses paniques, pensait que cette petite était trop modeste pour la commander. — Elle est comme il fait, pas effrontée et pas roublarde et elle eut un soupir de soulagement, songeant que c’était une véritable chance de n’être pas tombée sur une gaillarde împé,~ rieuse et hardie qui les aurait fait valser tous les deux comme des totons.

André pria Jeanne de rester à dîner, mais elle refusa formellement, ne voulant pas ajouter encore un surcroît à la besogne de la bonne, se rendant compte avec son instinct de femme, que l’effet produit par sa figure et ses manières n’avait pas été mauvais, tenant à ne pas paraître vouloir s’imposer dans le ménage, voulant enfin que Mélanie gardât d’elle la bonne opinion qu’elle avait conçue.




XI

Ce fut le lendemain, de la part de Mélanie, un déluge d’observations sur le nez de Jeanne, sur ses belles qualités, sur sa robe noire. — Ah ! monsieur avait eu du bonheur de dénicher une petite dame aussi peu affichante et aussi douce ! — Mélanie ne connaissant que les femmes à officiers, installées dans son quartier, au Gros-Caillou, s’étonnait devant cette fillette réservée, pas orgueilleuse et pas canaille, ainsi que la plupart des filles qu’elle rencontrait traversant, en cheveux, sa rue, accompagnées comme d’un domestique par une ordonnance chargée de les brosser et de les occuper, en l’absence de supérieurs retenus, par leurs devoirs professionnels, devant des verres d’absinthe, dans des cafés.

André accepta presque joyeusement les seaux que la bonne lui versa sur la tête. Toutes ses venettes s’étaient évanouies ; les anicroches n’étaient même plus à redouter ; Jeanne prenait place dans le ménage, sans qu’un cri se fût élevé ni une dispute. Les embarras que pouvait susciter le concierge demeuraient seuls à éviter, mais Mélanie devant laquelle André laissa échapper quelques craintes, se récria, sentant sa vieille haine s’accroître contre l’homme qui l’empêchait de battre ses tapis et de secouer ses torchons, après dix heures. — Ah bien, faudrait plus que ça, qu’un pipelet fit la loi à Monsieur ! dit-elle ; — et, elle s’engagea sans qu’il lui fût rien proposé, à protéger la petite, à être muette si quelqu’un tentait de lui arracher les vers du nez ; elle s’offrit enfin à rembarrer les locataires et le portier au premier mot.

André calma ce beau zèle appréhendant d’irréparables bévues.

En attendant, une touchante amitié se liait entre les deux femmes. Jeanne, le second jour où elle coucha chez André, fut surprise, au lit, tandis qu’elle se réveillait, par Mélanie qui entrait, discrètement, sur la pointe de ses longs pieds. Elle se saluèrent et se sourire gracieusement :

— Bonjour, Madame, vous allez bien ?

— Mais je vous remercie.

— Je ne savais quoi acheter ce matin, pour manger. J’ai commandé au charcutier des côtelettes à la sauce. Madame les aime-t-elle ?

— Mais certainement, Madame, j’aime bien toutes les sauces où il y a du vinaigre et des cornichons. — Et, reconnaissante de la chaufferette apportée, la dernière fois, Jeanne demanda des nouvelles du sergent de ville.

Mélanie, très flattée, devint prolixe. Elle s’étendit, à perte de vue, sur les rhumatismes de son mari, paria de son futur avancement, des enfants qu’ils avaient désiré avoir, convint, sans que personne eût mis le fait en doute, qu’elle ou son mari, tous les deux peutêtre, étaient stériles ; puis, malgré l’opposition de Jeanne, elle s’empara de ses chaussures, déclarant qu’elle ne consentirait jamais à ce que Madame tachât ses jolis doigts et elle fit reluire les brodequins d’une telle façon que les bottines d’André proprement cirées à l’ordinaire, semblaient, en comparaison, des savates ternes et souillées. Elle poussa même le raffinement jusqu’à faire chauffer les brodequins, près du feu, les talons en l’air.

Un peu surpris, malgré tout, de cette soudaine tendresse, André chercha quelle pouvaient bien être les intentions de Mélanie ; il ne tarda pas à les connaître, un jour que rentrant chez lui, il trouva les deux femmes assises, dans la salle à manger, devant une table ; Jeanne bâtissant une robe pour la bonne, lui attachant les papiers de son patron, comme des affiches, le long du dos.

Il ne dit rien, pensant toutefois que Jeanne allait être largement grugée ; il commença seulement à se défier de l’intimité des deux femmes, un samedi où Jeanne manifesta le désir d’aller dîner, le lendemain, dans un restaurant.

Il fut très étonné de cette fantaisie, sachant que d’habitude elle n’aimait pas se promener avec lui, de peur d’être recontrée par les amis de son autre amant ; il la questionna et elle finit par avouer que Mélanie souhaitait d’avoir campos. — Je me chargerai de la cuisine, si tu ne veux pas te déranger, fit-elle, très bas ; tu sais, Mélanie me l’a demandé comme un service.

Il ne voulut pas désobliger Jeanne et irriter la bonne ; il octroya gracieusement le congé et Jeanne, le lendemain, se déclarant un peu souffrante, hasarda qu’il serait plus agréable de manger au coin du feu et proposa d’envoyer Mélanie chercher les provisions. André accepta ; il consentit même à ne pas dîner dans la salle à manger parce qu’il était plus mignon de s’installer comme autrefois dans la chambre et il fut récompensé de son obéissance par la grande joie de Jeanne qui, le ventre enveloppé d’une serviette, la mine délurée et bien portante, dressait la table, baisait son petit homme sur les joues, lui soufflait dans l’oreille : hein ? — n’est-ce pas que c’est amusant ? — parlait des anciennes portions qu’il faisait, au temps jadis, au temps où il n’avait point de bonne, monter d’une gargotte du voisinage, affirmait, malgré les observations d’André débinant les plats figés trimballés dans une serviette au travers des rues, qu’elle aimait mieux manger comme cela, à la flan, sans pose, plutôt que de changer tout le temps d’assiettes et de dîner en cérémonie, au son du timbre.

André sourit. — Mon petit minouchon, dit-il, avoue que Mélanie t’effraie encore ?

Elle nia, toute rouge. — Voyons, je ne suis plus une enfant pour avoir peur d’une bonne ! Non, je préfère le tête-à-tête, à table, simplement parce qu’il est ennuyeux d’avoir constamment quelqu’un derrière le dos. Avec cela, Mélanie arrive toujours quand on voudrait s’embrasser ; on n’est pas libre, on ne peut plus causer ; tu sais, tu auras beau dire, on n’est plus chez soi.

André jugea prudent de garder le silence. Jeanne, du reste, emporta les plats, débarrassa la table, la repoussa dans un coin et se mit en devoir de moudre le café. André s’offrit à exécuter ce travail facile et tandis qu’elle apportait les cuillers et les tasses, il tourna maladroitement la manivelle, entre ses genoux, surpris, malgré tout, que l’appareil ne broyât pas les grains plus vite.

Jeanne haussa les épaules, lui reprit le moulin et acheva prestement l’ouvrage. Assis, l’un à côté de l’autre, les pieds sur le garde-feu, ils causèrent à l’aventure ; la conversation languissait, ne touchant qu’à des choses futiles, rasant des sujets indéterminés. Comme ces peluches qui volent au hasard jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, à un endroit, leurs paroles, après avoir d’abord frôlé le sujet des robes amené par la jupe de Jeanne qui s’était graissée en desservant, se posèrent sur le magasin où elle travaillait.

Alors, elle exprima le mépris qu’elle et lés autres ouvrières ressentaient pour les filles-mannequins qui se promènent sur du parquet luisant, dans des robes prêtées. C’étaient des grues journellement enlevées des salons d’essayage par les riches acheteurs pour l’étranger, des rien-de-propre en un mot.

Quant aux trois catégories d’ouvrières le jupières, les corsagières et le confectionneuses de manteaux, il n’y avait, parmi elles, que très peu de bonnes filles et, lancée sur ses compagnes de la confection, elle dit quelles petites rosses étaient les quelques vierges disséminées dans les ateliers, des mijaurées, savantes comme chaussons, escomptant pour l’avenir des appas déjà fanés et des dessous rances ; elle avoua les aigreurs échangées du matin au soir, les airs dégoûtés et chipies des femmes vivant en concubinage, portant le nom de leurs amants, voulant être traitées de Mesdames, long comme le bras, affirma cependant qu’on était, malgré les échanges de piques et de gros mots, très polies, les unes envers les autres, car lorsqu’une ouvrière entrait, le matin, sans souhaiter le bonjour, tout l’atelier s’écriait : Dites donc, vous avez oublié quelque chose derrière la porte ! — Et Jeanne riait, prétendant qu’il y en avait d’assez godiches pour retourner sur le palier, à la recherche de l’objet perdu.

Puis, effleurant les ateliers situés, dans les combles, au cinquième, des enfilades de mansardes, tapissées de papier à six sous le rouleau, des fleurs roses grimpant dans des treilles grises, éclairées par des tabatières, réunies par des portes dont les battants manquaient, Jeanne, excitée par André, parla de la mercière, une pimbêche qui marque les heures d’arrivée, possède dans de grandes boîtes toutes les nuances des soies, crie lorsqu’on va lui réclamer des fournitures : — Comment vous avez déjà fini ? Montrez-moi votre bobine ! — Une moucharde pucelle et -vieille disant à celles qui ont découché : — Tiens, une telle, tu as un col sale et c’est jeudi ; tu n’es donc pas rentrée, hier, chez toi ? Du reste, vrai, tu peux te regarder, tu en as des yeux ! — ou bien jetant des aspostrophes de ce genre à celles dont le ventre bombe : — Ah ! la petite qui s’est étalée sur une pierre pointue ! ou encore : — dites donc, la belle, vous avez sans doute mangé des haricots pas cuits, c’est cela qui vous a fait gonfler ?

— Ça t’amuse, reprit Jeanne, avec un peu de mélancolie, regardant André qui souriait, béatement, dans son fauteuil. — Eh bien ! si l’hiver, tu étais enfermé dans des pièces pareilles, pleines de courants d’air, chauffées au coke, éclairées dès deux heures de l’après-midi, par des becs de gaz, pendus si bas, qu’ils vous brûlent et vous font tomber les cheveux, si tu étouffais, l’été, au milieu de tout un monde qui se déshabille pour se mettre à l’aise, tire les nénés de son corsage et les soupèse afin de voir qui les a les plus gros et les plus fermes, si tu avais à supporter aussi trois ou quatre mois de morte saison, tu verrais qu’il n’y a vraiment pas de quoi rire. — Non, il n’y a pas de quoi rire, reprit-elle, d’un ton convaincu, après un silence.

André s’excusa de son air radieux et il le justifia par le spectacle qu’elle avait montré.

— C’est égal, je voudrais voir ça, fit-il, réjoui par cette perspective de corsages laissant passer à la file, dans un cadre fripé de linge, de blanches poires aux queues couleur de rouille, de chocolat, de framboise ou de mauve.

— Il y a même quelquefois du tabac à priser dessus, riposta Jeanne, en riant, à son tour, car tu sais que nous avons toutes un petit cornet d’un sou que nous faisons sécher sous les fers.

— Ah ! bien, c’est du propre, s’écria André.

— Tu es bon, toi ! Il faut bien ça pour nous réveiller, pour nous permettre de tenir jusqu’à huit heures. Oh ! alors, personne ne dort plus, je t’assure ; on crie dans tous les ateliers : V’là l’heure ! et la toilette commence : chacune se lisse les cheveux avec un peu de salive, s’épluche les bouts de fil restés sur la robe, se pomponne les joues avec la houpette, se prépare les cils avec une épingle à cheveux, et alors faut voir, ce sont les plus dégingandées qui font le plus leur tata, qui prennent pour descendre les airs les plus innocents et les plus dignes !

— Parbleu, s’écria André, c’est dans les manteaux comme dans l’art. On peut être certain, que ce sont les gens dont la vie privée est la plus abjecte qui écrivent les oeuvres les plus sentimentales et les plus bégueules ! Enfin, c’est ainsi !

Il eut un soupir, puis il demanda quelques renseigenements sur la nourriture des ouvrières, apprit sans étonnement que ces jeunes personnes se repaissaient de crudités, d’artichauts à la poivrade, de fromage blanc à la ciboule, de pommes vertes, et, en fait de nourritures plus substantielles, de clovisses, de moules, de côtelettes, le tout apporté du dehors, dans de grands paniers, et chauffé dans une pièce spéciale, commune à toutes les séries d’ouvrières, au sixième, sur’ des fourneaux à gaz dont on se disputait les trous retenus à l’avance pourtant par les apprenties de chaque atelier.

— Ah ! bien, vous devez en débiter sur les hommes ? hasarda André.

Jeanne convint que sans doute on causait des hommes, mais le thème de la conversation reposait surtout sur les rêves qu’on avait eus.

Tous les matins, du reste, les ouvrières criaient à leurs amies, en arrivant :

— Bonjour, ma chérie, tu as bien dormi ?

— Oh oui, ma chère, j’ai rêvé de toutes sortes de choses que je te raconterai, là-haut, pendant le déjeuner ; oh ! tu verras, ma chère ; — et, en croquant des radis qu’elles se cotisaient pour acheter, elles racontaient leurs rêves qui étaient expliqués par la grande Amélie, une femme joliment forte là-dessus, possédant, comme pas une, la clef des songes.

Ainsi, quand on embrassait une femme ou qu’on voyait son derrière, c’était un affront qui vous attendait dans la journée ; — quand on rêvait d’oiseaux, c’était cancan ; — de feu, une grande joie, à condition pourtant qu’on ne vît pas les flammes ; — puis il y avait encore le chat qui était trahison ; — l’enfant qui était tourment et un tas d’autres devinettes que Jeanne avouait ne plus connaître.

— Et tu crois à tout cela ? demanda André.

— Mais oui, pourquoi pas ? — Seulement le sourire de Jeanne était si ambigu, qu’André ne put savoir au juste si elle était de bonne foi et grave.

— Nous sommes toutes superstitieuses, conclutelle, souriante. — Ainsi quand nous sortons de table, nous avons constamment les cheveux mouillés, parce que nous renversons du vin sur la table et que nous y trempons vite le doigt et l’essuyons sur la tête pour nous porter bonheur.

— Et Eugénie, elle croit aussi à tout cela ?

— Mais oui. — Oh ! du reste, elle est payée pour y croire, car toujours ses songes se sont réalisés. Ainsi, avant de se marier, elle a vu un homme tenant un rabot et elle a eu pour mari, un emballeur. Et le même fait s’est produit pour sa soeur ; elle a vu, étant jeune fille, un homme en redingote et le premier amant qu’elle a eu, a été un homme de plume. Ah bien, tu sais, il ne faudrait pas dire devant Eugénie que les rêves sont des blagues ! Elle t’arrangerait !

— Je respecte toutes les convictions, même quand elles sont sincères, affirma André, puis se penchant sur Jeanne, il lui chuchota une question dans le tuyau de l’oreille.

— Oh ! que tu es sale ! fit-elle. En voilà des questions ! Je me demande quel intérêt tu as à savoir qu’ils sont au sixième, près des pièces où l’on mange, qu’il y a des tronçons de cigarettes, du sang par terre, et puis que c’est plein de bouts de mousselines.

— Ah alors ! c’est avec de la mousseline.... dit André en riant. Voilà une bonne note à prendre sur les ateliers de confection.

— Comment une note à prendre ! Ah oui, c’est vrai, tu écrivais dans le temps. Oh mais, ne va pas mettre ce que je te raconte, dans tes livres, parce que tu sais ! Mais, je suis bête, tu n’oserais pas écrire des choses semblables !

— Tu verras, dit simplement André.

Jeanne haussa les épaules et reprit : alors tu travailles dans les journaux ?

— Non. Voici plus de trois ans que j’ai renoncé au journalisme et il continua, parlant plus à lui-même qu’à la petite : j’avais assez des directeurs, un tas d’icoglans qui veulent commander et diriger la virilité des autres ! J’aurais bien dû par exemple, avant de rendre mon tablier, démontrer dans un sincère article la parfaite inutilité de la critique ; mais voilà, j’aurais commis, aux yeux de mes confrères, une hérésie pécuniaire ; ces imbéciles n’auraient même pas compris combien mon idée était humaine : je débinais le métier qui m’aidait à vivre ! — ce que nous sommes en train de faire tous les deux, poursuivit-il, en se tournant vers Jeanne.

Il se tut, pris de mélancolie et de dégoût. Depuis des mois, il ne travaillait guère. Il traversait une période de découragement et d’abandon, se remâchait les terribles arguments de l’homme de lettres, las de travail et soûlé d’art. A quoi bon ! Quelle nécessité ! Il faut lire les ouvrages des autres et n’en pas écrire. Puis dans ce laisser-aller, dans cette déroute, le roman commencé apparaissait dans une perspective lointaine et magnifique. Il disait : « Ah ! tout de même ! »  ; — puis comprenant que le livre exécuté à grand-peine, serait forcément inférieur à celui qu’il avait rêvé, il retombait dans ses premières tristesses, se répétant comme excuse : aujourd’hui, je ne suis pas en veine, nous verrons plus tard.

Et cet aujourd’hui, c’était demain, c’était après demain, c’était des semaines et c’était des mois, à force d’attendre, il avait perdu le profit de la mise en train qu’il avait acquise, une fois installé dans son ménage.

Et puis... et puis... il s’était marié. Il fréquentait, déjà peu le monde. Ce mariage l’avait forcé à rompre toutes relations avec les gens qui auraient pu lui donner un coup d’épaule et lui venir en aide. La peur que son cocuage ne fût sur de tout le monde, la honte d’expliquer par un mensonge qui amènerait des sourires sur les lèvres des autres, la séparation effectuée entre sa femme et lui, le retenait encore. Il avait abandonné le bénéfice des labeurs accomplis au temps où il tâchait dans les maisons de passe de la presse. Il était caserné dans un trou, oublié ; il s’était fermé par son abstention toutes les portes, il ignorait aujourd’hui les signaux d’entrée et les mots d’ordre. La difficulté de mettre la main sur un éditeur, difficulté qui, bien que ses premiers livres se fussent mal vendus, était presque éloignée à un moment, s’il avait persisté à demeurer sur la brèche, s’imposait comme à ses débuts. A sa paresse instinctive, se joignaient maintenant l’inanité de nouvelles recherches, la fatigue de nouveaux efforts.

— C’est drôle, reprit Jeanne, qui devant la mine assombrie d’André, changea de conversation ; dans le temps tu avais des masses d’amis qui venaient te voir et Mélanie m’a assuré que tu ne fréquentais aujourd’hui personne. Est-ce que tu es fâché avec un petit, tu sais bien, ah ! je ne me rappelle Plus son nom, un petit qui portait toujours un binocle et des cravates La Vallière, à pois.

— Ah ! Eugène ; — non, il s’est marié et, dame, le mariage, ça rompt bien des relations.

— Oui ; et toi ? tu n’as jamais eu envie de te marier ?

— Non.

— C’est drôle, quand on aime tant son intérieur, qu’on ne finisse pas comme les autres par là !

André, qui était devenu très inquiet, respira ; Jeanne ignorait certainement qu’il fût marié ; Mélanie avait gardé le silence, tenant compte par extraordinaire des ordres qu’elle avait reçus.

— Alors tu ne me croyais plus garçon, dit-il à Jeanne ?

— Non, je me figurais plutôt que tu étais mort.

— Il ne répondit point, songeant que lui aussi avait cru au décès de Jeanne.

— Mais voyons, reprit-elle, cherchant dans sa tête, tu avais autrefois pour un ami un grand maigre avec de la barbe.

— Cyprien ?

— Et bien ! celui-là, tu ne le vois plus ?

— Mais si — nous sommes toujours camarades, et, tout en ajoutant : » Nous nous voyons très souvent même » , il réfléchit que le peintre s’était abstenu de visites et de lettres depuis le retour de Jeanne. Il faudra que je passe chez lui, se dit-il.

— Quand tu seras là à bayer aux corneilles, fit la petite, un peu dépitée de voir André voguer dans ses rêves, loin d’elle : qu’est-ce que tu as ? Tu es tout chose, ce soir !

Le fait est que ce soir-là, André remuait un tas de cendres ; il retrouvait des bouts de tisons sommeillant dessous, des souvenirs qui pétillaient de toutes parts, et la tête maintenant appuyée sur l’épaule de Jeanne, pour avoir au moins l’air de s’occuper d’elle, il songeait, les yeux perdus.

— C’est dommage que tu ne sois plus dans les journaux, soupira-t-elle, tu m’aurais eu des billets de théâtre.

Cette phrase le lança sur une nouvelle piste. Ah ! combien de fois Berthe, sa femme, lui avait-elle formulé cette demande ! tout un rappel de tenaces exigences lui arriva ; il embrassa Jeanne, heureux de se presser contre elle. Tout un parallèle s’établissait maintenant, dans son esprit, entre les deux femmes : Berthe plus jolie avec son visage régulier sous ses cheveux châtains, ses yeux noirs profonds, sa surdent amusante dans une bouche bien rose ; Jeanne les traits plus bafouillés, le nez bravache, bougeant et retroussé, les yeux jaseurs, ardents et doux, les cheveux éparpillés en pluie fine et blonde sur la peau du front : elle avait une bonne flanquette plus drôle, une tournure plus provoquante, et surtout une douceur de caractère, une crainte de gêner, une discrétion savoureuses pour un homme qui avait supporté le rêche despotisme d’une épouse, jugeant tout, tranchant tout, imposant ses idées, ses préférences, une bourgeoise convaincue qui, le jour où elle prit possession de son logement de mariée, lâcha cette déclaration qùu’André avait encore sur le coeur : il faudra enlever ces gravures-là, on ne met pas de gravures dans un salon. — Et il avait dû accepter les turpitudes choisies par elle et reléguer dans le vestibule ses belles estampes.

Ces souvenirs lui firent lever le nez sur ces mêmes gravures qui tapissaient maintenant les murailles de son petit salon.

— Vilain maniaque, va, dit Jeanne qui épiait ses mouvements des yeux, te voilà encore à regarder tes vieux bibelots. Tiens, ce cadre-là est de travers, poursuivit-elle, en riant, connaissant l’habitude d’André de redresser les tableaux que Mélanie dérangeait sans cesse, ayant, comme personne, le sens de l’endroit dans l’oeil.

Il se leva, remit le cadre en place, heureux d’amuser Jeanne, puis il se rassit et se replongea dans ses méditations.

Il se répéta, une fois de plus, que joyeuse et câline, elle était encore obligeante et charitable, car il en avait eu des preuves, un soir, que malade, battu par la migraine, elle lui posa doucement des compresses sur le front, l’embrassant comme un enfant que l’on console, lui disant clans un baiser : eh bien, et la tétête va-t-elle mieux, chéri ?

Elle avait eu, ce soir-là, un façon charmante de calmer la maladie. André qui restait, d’ordinaire, en proie aux soins de sa bonne, trouvait bien chez elle une servante correctement dévouée jusqu’aux heures de ses départs, mais il souffrait atrocement alors que, ne pouvant supporter la lumière et le bruit, Mélanie apportait brusquement une lampe, fichait une tasse par terre, l’assaillaît d’offres inutiles, le bourrait, à contre-sens, de tisanes, le harcelait jusqu’à ce qu’il eût avalé d’indigestes soupes.

Quant à Berthe, elle remplissait, dans ces cas, honnêtement son devoir ; elle envoyait la bonne s’enquérir de temps à autre, si Monsieur n’avait besoin de rien, la sonnait afin qu’elle préparât et portât à André un verre d’eau sucrée à la fleur d’orange, puis à l’heure habituelle elle se déshabillait sur la pointe des pieds, usant, à défaut de caresses, de précautions, murmurant une fois couchée des —  « comme tu as chaud, tu dois avoir la fièvre » , tournant le dos et baissant la lampe.

Cette question du lit amenait André à des rapprochements plus intimes encore entre Berthe et Jeanne. Celle-ci triomphait avec ses jolies simagrées, ses frissons et ses remous de corps, sa tête promptement abasourdie et ses mots hachés. L’autre était froide, rigide, acceptant sans bonne grâce, repoussant les mains, se garant des lèvres, ne fermentant pas.

— Tiens, tu es encore la meilleure de toutes, dit-il subitement.

Mais Jeanne bouda, lui reprochant de songer à ses anciennes maîtresses.

Il la cajola, étonné lui-même de la phrase qu’il avait prononcée tout haut et il se sournit pour la contenter à une opération qu’il retardait depuis des mois. Jeanne le priait instamment de se laisser enlever deux vers qui s’étaient logés, parait-il, sous la peau du front.

Alors elle les serra entre ses ongles acérés de telle sorte qu’il se prit à hurler, mais elle le menaça d’employer une pointe d’aiguille s’il ne se taisait point, puis elle le baisa tendrement.

— Tu es plus beau maintenant, dit-elle, tiens, regarde-toi.

Et il dut se lever pour se mirer dans une glace. Il ne se jugea ni plus mal, ni mieux ; il déclara cependant que sa tête s’était heureusement modifiée depuis l’extraction des matières sébacées qu’elle avait subie.

Et des soirées continuèrent, pareilles à celle-là, faisant peu à peu sortir tout l’enfantillage contenu dans la femme et dans l’homme. Après le dîner, on buvait une larme de bénédictine ou de prunelle, parfois même André allait chercher des marrons et du macadam et, tout en grignotant et en buvant, ils échangeaient ces banales effusions, ces commodes courtoisies nécessaires à l’entretien de l’affection et au repos de l’intelligence.

D’autres fois, quand Jeanne était venue de bonne heure, dans la matinée, André lui proposait d’aller prendre un peu l’air, après le dîner, et, par le froid sec, par ces temps où la lune luit sans taches dans un ciel bleu dur, ils filaient, à grands pas, dans la rue Saint-Honoré, Jeanne toute envolée dans son manteau de fourrures étroitement fermé, et ils s’engageaient, bras dessus, bras dessous, sous les arcades du Palais-Royal, stationnaient, une minute, devant les montres.des orfèvres et, chassés par le vent, transis, ils se réfugiaient dans une brasserie allemande, située dans ces parages.

Là, enfoncés dans un divan, devant une table, ils demandaient, par gourmandise, de la choucroute, du jambon cru de Westphalie, des saucisses au raifort et du pain noir ; et l’appétit s’éveillait aux odeurs acidulées qui fumaient dans l’assiette, et la soif, aiguisée par le sel du pain et l’âcre sucre des baies de genièvre qu’ils croquaient dans la choucroute, les faisait lamper, à pleines chopes, le salvator de Munich, une bière magnifique, couleur d’acajou, huileuse et douce.

Alors Jeanne s’arrêtait de manger, pour rire, voyant la moustache d’André pleine d’une mousse blanche, semblable à de la crème. Engourdis par cette chaude atmosphère, aveuglés par ce passage ininterrompu de bocks, ils se sentaient des fantaisies d’ivrognes de goûter à toutes ces bouteilles, rangées en bataille sur un rayon, diaprées d’éclairs par des jets de gaz.

Il fait bon ici, soupirait Jeanne, en souflant et tendant son assiette. André répondait oui ; — et tous deux ne parlaient plus, les yeux recueillis devant un buffet rempli de jambons fumés, dorés et gras, les uns suintant des gouttes de gelée pâle sur un plat, les autres montrant de sanglantes entailles laissant voir l’os sous leur chairs coupées.

Bien qu’ils eussent amplement dîné, ils éprouvaient maintenant presque du mépris pour les nourritures éphémères et fines de Mélanie ; la salive leur montait aux lèvres, une vorace fringale les prenait devant ce buffet encombré de larges et solides viandes, flanquées et appuyées encore par des barils de harengs roulés, des corbeilles de pain au fenouil, des craquelins et des bretzel, des saladiers où marinaient des vinaigrettes de museaux de boeufs, des cloches sous lesquelles se liquéfiaient les hauts Munster et les Limbourg.

Et tous deux, l’estomac languguissant et chargé, s’attardaient sur leur banquette jusqu’à l’heure de la fermeture ; Jeanne, un peu étourdie par la fumée du tabac et par la bière ; André rêvant, les yeux ouverts, aux puissantes bitures de l’Alsace, regardant défiler devant lui, en songe, des gilets rouges et des tricornes, des nez en fleur et des ventres ronds, toute une séquelle de pochards rigolos tournant et buvant autour de l’énorme panse du Gambrinus de terre cuite qui se dressait, sur un comptoir, dans la brasserie, victorieux et gorgé, à cheval sur un foudre et le verre en l’air !




XII

André et Jeanne se traitaient de gueulards main,tenant, et ils s’étonnaient de cette gourmandise qui leur était soudain née. Chacun reprochait à l’autre de lui inculquer ses défauts et ses vices, et il y avait là un fait curieux : l’éclosion inattendue d’un sens nouveau chez Jeanne qui, mangeant d’ordinaire et sans répugnance dans des gargottes à vingt-deux sous, ne pouvait être raisonnablement traitée de gourmette et de goinfre ; le mépris de tout un passé d’indifférence culinaire chez André qui menait sa maîtresse dans des brasseries où jamais il ne se serait attablé seul et achetait, aujourd’hui, chez les marchands rencontrés sur sa route, des primeurs, des fruits, se disant : Tiens, nous dégusterons cela, ce soir, au dîner, avec Jeanne.

Ce vice atteignit Mélanie, carambola jusque dans son ménaae. A force de combiner de savantes cuisines, elle devint portée sur sa bouche, et son mari qui s’intéressait, et pour cause, aux repas d’André, invita sa femme à soigner davantage encore les plats, à perfectionner surtout ceux qu’il préférait.

— Hé ! monsieur Denis ! cria Jeanne, un soir qu’étendus dans le lit, ils cessaient de’bavarder sans même songer à se bécotter ou à s’étreindre.

André qui s’endormait leva le nez sur la couverture.

— Eh bien quoi ? fit-il.

Elle reprit : Dis donc, tu sais, nous pouvons commencer à répéter le refrain de la chanson : « Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en » , car vois-tu, quand on jouit à s’emplir ainsi le ventre, c’est la fin des bonnes nuits où l’on ne dort pas.

Elle avait raison, la gourmandise s’était introduite chez eux comme un nouvel intérêt, amené par l’incuriosité grandissante de leurs sens, comme une passion de prêtres qui, privés de joies charnelles, hennissent devant des mets délicats et de vieux vins. Le renouveau de leurs amours étant épuisé, André et Jeanne n’eurent bientôt plus que de béates tendresses, de maternelles satisfactions à coucher quelquefois ensemble, à s’allonger simplement pour être l’un près de l’autre, pour causer avant de se camper dos à dos et de dormir. Ils goûtèrent alors ces bonheurs monotones des vieux mariages rompus par les inévitables et faibles querelles, nées d’un ronflement continu, ou d’une bousculade maladroite des corps, pendant la nuit.

Dans cette existence tranquillisée, dans cette tiédeur de ménage vivant au milieu de Paris ainsi que dans une province, André se plongeait comme en un bain sédatif et apaisant ; les caresses de Jeanne fermaient les blessures ouvertes par les trahisons de Berthe et à peine pansées par la bonne franquette de Blanche. Pour la première fois Peut-être depuis sa rupture avec sa femme, il Pouvait songer à elle sans angoisses, sans regrets.

C’est trop bien arrangé pour que ça dure, se disait-il, surpris que tous ses souhaits se fussent si facilement exaucés, car le concierge tant redouté continuait à garder une attitude pacifique, et Mélanie persistait à être prévenante ; ça va se détraquer. Et, en effet, surgit peu à peu une question Jeanne et lui avaient toujours écartée d’un commun accord, la question de l’entretien payé par un autre monsieur, d’un bout de la France à l’autre.

Il ne fut pas tout d’abord parlé de ce jeune béjaune, mais bien de son frère aîné, M. Auguste Vidouvé, ancien négociant en meubles, un homme d’une quarantaine d’années, célibataire et riche, qui devint l’amant de la veuve Laveau, grâce à quelques bouteilles de champagne, un soir. L’ivresse de cette veuve fut désastreuse pour le ménage d’André, car ce Monsieur jugea nécessaire de veiller sur les bonnes moeurs de sa fausse belle-soeur.

Alors, eurent lieu, certains jouxs, des courses folles au travers de Paris. Jeanne montait dans des tramways, suivie par l’ancien négociant, descendait de la voiture dans une rue de Montmartre, où demeurait Sa mère, grimpait deux étages, attendait longtemps sur un palier, surveillant la rue par une fenêtre, et quand elle ne voyait plus cet imbécile en sentinelle sur le trottoir, elle descendait comme un tourbillon, s’élançait dans un autre tramway, filait par des embranchements de lignes, arrivait par des correspondances d’omnibus chez André, morte de faim et de froid, suffoquée, riante, criant : Ah bien, va, j’en ai eu du mal !

L’affection filiale de Jeanne excusa certaines rentrées tardives, le matin, chez elle, mais le monsieur se défia, et comme il avait peu pratiqué les femmes, il s’imposa la tâche de la visiter tous les jours, de très bonne heure, déclarant qu1l n’admettait pas, en principe, l’habituel prétexte de sortie, les bains.

Alors, tout cri dressant de nouvelles batteries, Jeanne n’osa plus découcher. Traquée à la porte de son magasin par cet homme qui l’épiait, pensant n’être pas vu, elle le dépistait dans des embarras de voitures et de foule, accourait chez André et, par haine de ces difficultés, par représailles, ils se jetaient, les sens brutalement levés, l’un sur l’autre, et se culbutaient, à !a volée, sur les tapis et sur les chaises, puis Jeanne repartait vite et, rentrée chez elle écoutait le monsieur lui dire d’un ton convaincu.

— Vous-savez, ma petite, vous faites bien de ne pas courir, car voyez-vous, ce n’est pas à un vieux singe comme moi qu’on en conterait.

Il fit si bien que, tandis qu’il surveillait la femme de son frère, la sienne, Eugénie, femme modérée pourtant, en laquelle, par une heureuse exception, il avait placé toute sa confiance, s’attardait pour venger Jeanne, chez chaque locataire de sa maison.

— Une de plus, disait-elle, lorsqu’il rentrait.

— Une de quoi ? demandait-il.

— Tiens, pardi, tu comprends bien, et elle dressait, en guoguenardant, deux doigts en l’air,

Il haussait les épaules, pensant qu’elle n’oserait pas, si elle disait vrai, avouer aussi simplement la chose.

Toutes ces histoires ne déridèrent pas André, qui se désola de tous les obstacles apportés par cette liaison. Bientôt il appréhenda des embarras plus graves. Jeanne semblait avoir perdu toute gaieté. Il la pressa de questions. Elle répondit vaguement, continuant à se plaindre seulement de l’amant d’Eugénie, répétant que c’était un vilain homme, un malade imaginaire et noceur, pas élevé et exigeant néanmoins un langage correct et choisi de la part de sa maîtresse qui s’entêtait, ripostant a ses objurgations furibondes : tiens, pourquoi donc qu’on ne dirait pas une omnibus, puisqu’on dit bien une voiture !

— Tu sais, il lui fiche des claques quand elle lui répond, ajouta Jeanne. Ah bien ! moi, il pourrait me donner encore plus d’argent qu’il n’en donne à Eugénie, que je ne resterais pas avec lui, pour sûr !

Les cuirs lâchés et les gifles reçues par Eugénie ne parurent pas suffisants à André, pour justifier la tristesse de Jeanne. Il l’accusa de ne plus l’aimer, mais cette invite, généralement suivie de protestations et de bavardages, n’eut aucun succès. Jeanne l’embrassa tendrement pour toute réponse et, gardant encore le silence sur ses propres affaires, revint à sa camarade, racontant qu’Eugénie avait des cuirs dans le sang, qu’il était bien à craindre enfin que, las de l’insulter, le monsieur ne cessât de l’entretenir.

Ces détails sur le malheureux sort de la veuve Laveau commencèrent à exaspérer André. Il trouva que le monsieur ne la cognait pas suffisamment, et comme il chantonnait maintenant quand Jeanne narrait les méfaits de cet homme, la petite ne causa plus ; lasse de remâcher des ennuis, toute seule, elle finit, un soir, pourtant, par parler d’elle-même.

— Tu veux le savoir, fit-elle eh bien ! Le volontariat va se terminer et mon amant revient, là !

André ne broncha pas.

Elle entra dans des explications. Son amant était un gommeux fier comme un artaban de ses hauts cols, un bellâtre avec du bleu dans l’âme, pas méchant et grossier comme son frère, mais maladroit et incapable de comprendre une femme et de la recréer, au lit ou debout. Un vrai gosse, dit-elle, résumant sa pensée en un mot ; et elle poursuivit : oui, il va revenir, mais ce qui est moins drôle, c’est qu’aussitôt de retour à Paris, il s’associe avec un banquier et se marie, et elle ajouta plus bas : je ne sais vraiment pas comment je ferai maintenant pour vivre.

André baissa le nez et il se tut, accablé, car il ne pouvait avec la meilleure volonté du monde entretenir Jeanne. Il ne gagnait pas un sou avec sa plume et Mélanie dévorait, en carottage et en cuisine, ses maigres rentes. Plusieurs fois déjà, il était demeuré sans le sou, aux approches du terme. Les quelques avances d’argent qu’il possédait au moment de sa rupture avec Berthe avaient été mangées en dépenses de meubles et de linges, en frais de déménagement et d’installation. Actuellement, c’était dans sa maison une, véritable gabegie, un vrai pillage ; chacun tirait à soi et le plus âpre encore était le mari de la bonne qui emportait les gilets et les chaussettes, dévorait des argents fous en achat d’eau seconde et de cire, aidait à vider les bouteilles de vin et empêchait l’eau-de-vie de vieillir dans les armoires.

Tous les matins, Mélanie réclamait vingt francs. André se cabrait, déclarait qu’il ne pourrait pas continuer ainsi, qu’elle devrait n’importe comment restreindre la marche de son ménage et elle, de son côté, répondait que c’était impossible, que la vie était hors de prix, qu’elle dirigeait la maison au meilleur compte. Il n’y avait plus qu’à se taire ou à congédier la bonne. Forcément il la gardait, redoutant la débâcle de son existence.

Toutes ces raisons qu’André débita à Jeanne pour s’excuser de sa réelle impuissance à l’assister ne produisirent aucun effet.

— Renvoie Mélanie qui te vole comme dans un bois, dit— elle ; et légèrement, petit à petit, elle insinua, comme jadis, qu’ils pourraient vivre plus économiquement, en se mettant en ménage ensemble.

Cette suggestion consterna André. Il chercha à gagner du temps, opposant à ces attaques la force d’inertie, bien résolu, dans tous les cas, à ne pas concubiner avec Jeanne et à ne pas congédier sa bonne.

Une ou deux discrètes tentatives furent encore osées par Jeanne, certains soirs ; puis bien qu’elle eût annoncé gravement une fois que, le mariage de son amant étant dès à présent consommé, elle pourrait revenir comme autrefois coucher, elle évita de reparler de vie commune et laissa de côté ses mines longues.

André s’applaudit de ce changement, et reprit confiance ; il arrangea par prudence ses affaires, vendit quelques obligations et distribua, de temps à autre, à des distances préalablement calculées, un peu d’argent à Jeanne.

Un ou deux mois s’écoulèrént ; février touchait à sa fin. Complètement remis de ses alarmes, se croyant sauvé, André respirait, quand un jour, Jeanne un peu pâlotte déclara que sa situation allait changer.

André s’effara devant cette phrase qui retentit à ses oreilles comme une menace ; il baissa la tête, S’attendant à tout.

Elle chercha ses mots :

— Oui, vois-tu, je n’avais pas le choix, j’ai dû accepter ; enfin, voilà, je pars, le mois prochain, pour l’Angleterre.

Il fut terrassé et, après un silence, tandis qu’elle s’approchait de lui, il se remit un peu, la regarda tristement dans les yeux, et fit d’une voix tremblante :

— Alors, tu me lâches ?

Elle se récria :

— Oh ! que c’est méchant de dire des choses pareilles ; non tu seras toujours mon petit homme, comment peux-tu croire que je ne t’aime plus ? Seulement tu devrais comprendre qu’une femme ne peut vivre avec l’air du temps ! — Mon Dieu, tu as fait tout ce qui était possible, je le sais, et je ne te reproche rien ; mais, maintenant que les magasins chôment, que je ne parviens même plus à gagner ma nourriture, je traînerais la misère à Paris. Voyons, aimerais-tu mieux que je fasse des bêtises, que j’aille avec l’un et avec l’autre ?

Il hocha la tête, soupirant, s’avouant très bas, que peut-être il eût préféré que Jeanne noçât sans rien lui dire, plutôt que de l’abandonner brutalement ainsi.

Elle prit soi, soupir pour un symptôme du désespoir qu’il éprouvait à la pensée que sa petite Jeanne pourrait appartenir au public, au premier venu. Elle soupira à son tour, puis déplora, soucieuse, les périls de la traversée, les douleurs du mal de mer, la tristesse d’un pays dont on ne connaît pas la langue, ensuite elle embrassa André sur les yeux, murmurant : ne te désole pas, mon petit homme, va, je reviendrai, ce ne sera pas bien long.

Il ne répondait pas.

Alors elle reprit, très douce : — Voyons, ne sois pas comme cela, parle-moi, je ne suis pas bien heureuse non plus, tu vois bien ; tu n’es pas fâché contre moi, dis ?

Il eut un geste vague, elle le baisa sur la bouche et sourit un peu :

— Tiens, il y a un mois déjà que j’ai signé mon engagement, je savais bien que cela te peinerait, ainsi je ne pouvais pas me décider à te l’apprendre ; je suis allée rue Richelieu à l’agence de mademoiselle Tricot, une grosse maman très farce, qui a des lunettes rondes sur le nez et des boudins à la reine Amélie le long de joues. Elle s’est procuré des renseignements dans des maisons où j’ai travaillé et elle m’a fait signer un contrat de trois mois. C’est une brave femme qui a la spécialité d’exporter des ouvrières et qui est professeur de natation pour dames, quand ses marchés son conclus, l’été.

Et Jeanne se mit à rire, espérant qu’André se dériderait aussi, mais le portrait de mademoiselle Tricot ne le toucha guère et, mal disposé pour cette négociante qui expédiait. sa maîtresse au loin, il s’acharna au contraire sur l’agence qu’elle dirigeait, déclarant que c’était une boîte à filous, un rendezvous d’entremetteuses, affirmant sans preuves, du reste, que Jeanne s’était fait voler.

Mais la petite secouait la tête, soutenant qu’elle ne risquait rien, expliquant la marche de ces sortes d’affaires, répétant :

— Les conditions sont celles-ci : je suis engagée à cent quarante francs par mois, plus la nourriture, le logement (un lit pour deux ouvrières par exemple); quant aux frais de courtage, ils sont à la charge de la maison de Londres qui paye également l’aller du voyage.

André ne fut nullement convaincu et il attaqua furieusement la qualité de la nourriture qu’on servirait à Jeanne, exprima le dégoût qu’elle ressentirait à coucher avec une autre.

Enfin, reprit Jeanne, en admettant même que tu aies raison, je ne peux plus me dédire. Mon contrat est signé et j’aurais une grosse somme à payer si je ne partais pas.

André n’insista plus.

A dater de ce jour, Mélanie eut beau s’ingénier à façonner des chatteries et des petits plats, ce fut peine perdue. La gourmandise des temps heureux avait disparu ; éclose tout d’un coup, elle mourut de même. Une tristesse planait maintenant sur André et sur Jeanne. Cette réflexion « nous n’avons plus que quelques jours à vivre ensemble »  ; s’imposait à eux, ne les quittait plus. Les angoisses d’André devinrent même si despotiques qu’il espéra comme une délivrance le départ de Jeanne. Bien qu’il se ressassât les même idées, pendant des heures, il souffrait moins peut-être quand il était seul. La vue de Jeanne développait ses rancoeurs et ses regrets ; et la tristesse de chacun, augmentée de celle de l’autre, devenait pour tous les deux intolérable.

Leurs rendez-vous s’espacèrent, heureusement, bientôt, car Jeanne ne le visita plus que très irrégulièrement, occupée, disait-elle, par les préparatifs de son voyage.

Il reçut une lettre enfin, portant le timbre de Boulogne-sur-Mer. Jeanne n’avait pas eu le courage de l’embrasser avant son départ.

A quoi bon nous désoler ? écrivàit-elle, ce sera moins pénible ainsi ; et elle ajoutait : au moment où ma lettre t’arrivera, je serai sur le paquebot, en mer.

André tomba dans un fauteuil.

Alors, c’était fini. Jeanne aussi le lâchait ! Sa vie était complète maintenant, elle pouvait se résumer de la sorte : avoir été berné par ses maîtresses, cocufié par sa femme et lâché par Jeanne ! Et il sentait de la colère contre l’amant de la petite. — Quel niais ! Je vous demande un peu, ça avait à peine vingt-deux ans et ça se mariait ! Il avait donc bien hâte d’être aussi trompé ou, ce qui est pis, sans doute, de ne l’être pas, grâce seulement aux désastres des couches et à toutes ces infirmités spécialement inhérentes aux petites b ourgeoises ! Comme s’il n’aurait pas mieux valu qu’il restât avec Jeanne, qu’il continuât de posséder en elle une maîtresse docile, qu’enfin il ne désorganisât pas, dans son propre intérêt, le train-train de trois existences s’acheminant parallèlement heureuses !

Au fond, j’ai tort, se dit-il, ce n’est pas à ce monsieur que je puis en vouloir, c’est à moi-même, c’est à l’argent qui me manque ! Jeanne ne serait pas à Londres si le l’avais aidée, et il comprit presque l’ignominie de la foule, l’abjection de la société buvant le nez dans la boue, à plat ventre, l’ordure, sacrifiant l’amitié, les convictions, tout, à cet argent qui rend impeccable et grandiose, qui domine les tribunaux méprisés et les bagnes, qui fournit à tout particulier, au choix, les joies considérées de la famille ou les noces enviées des riches !

Aussi pourquoi n’en gagnait-il point ? pourquoi avait-il toujours exercé des états stériles, des professions improductives comme celles de répétiteur et d’homme de lettres ? Pourquoi n’avait-il pas accepté les basses besognes de son métier, ne s’était-il point fait sérieusement journaliste ? Il avait pourtant connu des gens qui cousaient, bout à bout, des balivernes évaluées avec raison au poids de l’or, car toutes les nuits la gomme les répétait stupidement, à table, parmi les filles ! Oui, mais encore eût-il fallu avoir la sottise de les inventer et l’audace de les écrire, encore eût-il fallu avoir le coeur assez solide pour qu’il ne se renversât point devant les pitoyables besognes imposées par l’actualité, par la vogue, chaque jour, el, une vision soudaine des,heures perdues dans les salles de rédaction se dressa devant lui. Il se revit accoudé sur le tapis vert d’une table, en quête de ses épreuves, alors-que, vers trois heures du matin, semblables aux servantes de l’amour enfermé dans des salons munis de divans et de gaz, ses collègues dormassaient, s’étirant, bâillant, demandant l’heure, buvant et fumant, attendant le moment longtemps souhaité de cesser le métier et d’aller dormir.

Ah ! cette vie de filles résignées à obéir aux exigences de Monsieur et à satisfaire aux caprices des abonnés et des passants l’avait révolté, puis il avait eu aussi des ambitions plus hautes, il avait voulu être un artiste ; l’était-il seulement ? Avait-il fait oeuvre de talent, s’était-il affirmé dans le monde des lettres, avait-il dans la cohue joué des coudes, s’était-il, enfin, assis sur l’estrade, devant le public, le mâtant par sa hardiesse, ou l’apprivoisant par des bouffonneries sentimentales ou graves ? Non, il n’avait rien tenté, rien osé, rien fait. Il s’était trompe de voie, il eût dû suivre la grande route, devenir tout comme un autre, ouvrier ou commerçant. Eh non ! s’écria-t-il, je n’ai jamais rien appris et je ne sais rien ! Et, en effet, il était bachelier !

Un état manuel ? mais il eût fallu subir des années d’apprentissage ! Un commerce quelconque ? mais il ne connaissait ni la tenue des livres ni les affaires ! Il n’avait appris ni l’anglais, ni l’allemand, rien des choses pratiques, rien. Est-ce qu’il était capable d’auner de la toile, de ficeler un paquet, de cacheter une bouteille ou de planter un clou ? Pouvait-il seulement comme un ancien sergent écrire des pages de bâtarde et de ronde, ou comme un ex-brigadier panser et étriller des chevaux ? Il avait su jadis un peu de latin et un peu de grec, il savait maintenant un peu de français et c’était tout, Et il reprochait à sa famille son instruction creuse, les dépenses inutiles du collège, les sacrifices qu’elle s’était résolument imposés pour le mettre àmême de ne pouvoir jamais gagner son pain !

Puis, et cela n’était pas la faute de sa famille, cette note « passable »  ; habituellement inscrite sur ses cahiers de classe l’avait poursuivi pendant toute sa vie ! Après l’avoir autrefois coté aux yeux des pions, elle le cotait maintenant aux yeux du monde.

Il avait été sans interruption passable, — passable dans ses devoirs, passable dans ses répétitions, passable dans ses livres. — Et, ce n’était pas tout, dans son existence privée, dans son ménage, auprès de sa femme, auprès de Jeanne, il s’était montré comme ni un amoureux ni glacé, ni chaud, ni vaillant, ni lâche. Non, il avait été Monsieur tout-le-monde, une personnalité insignifiante, un de ces pauvres gens qui n’ont même point cette consolation de pouvoir se plaindre d’une injustice dans leur destinée, puisqu’une injustice suppose au moins un mérite méconnu, une force.

Ainsi qu’un homme qui se réveille, il jeta les yeux autour de lui et la marche de ses pensées s’arrêta, puis elles ébranlèrent à nouveau et la marée de ses embêtements s’accrut. Il aurait beau dire, H avait eu tout de même de la déveine, car enfin il travaillait avant son mariage, il donnait des promesses de talent pour quelques-uns. L’impuissance ne lui était radicalement venue qu’après sa rupture avec Berthe ! C’était elle qui lui avait pour toujours effondré ses énergies et ses espoirs. La mesure était comble, maintenant, Jeanne était partie ! Et, mentalement, il aperçut un concubinage disparaissant dans le lointain, bras dessus, bras dessous, se chauffant au soleil, uni contre les misères du sort, contre les maladies de l’âge. Ce collage qu’il avait péremptoirement repoussé, lui apparut comme un havre, comme une Sainte Périne, soignant les impotents et les infirmest J’aurais dû me mettre avec Jeanne, se dit-il. Ah ! si elle revient ! — Et il sourit tristement, sachant bien qu’elle se créerait une existence là-bas, que jamais plus, sans doute, il ne la verrait.

Pauvre chérie, murmura-t-il, elle est loin maintenant, et il s’oublia en elle, s’identifiant pour une seconde avec son sexe, cousant à Londres, au milieu d’un atelier éclairé par des vitres troubles, sous un jour louche, dans un boulevari de paroles inconnues ; et, sans transition, rappelé à lui par sa pantoufle qui butait sur le plancher, il se retrouva, tout abêti, rue Cambacérès, tandis que de bruyantes lamentations montaient de nouveau dans son âme, conduisant le deuil de cette vie, traversée d’amours, incomprises, d’opiniâtres chagrins et de joies brèves.

Puis, comme pendant une messe funèbre une voix se lève, douce et triste dans le silence de l’église, quand l’orgue s’est tu, une voix s’élança plaintive, dans l’anéantissement de son âme, implorant de vagues miséricordes, d’incertaines pitiés, couverte bientôt, comme par la reprise des grandes orgues, par la véhémence de la crise juponnière qui éclata, débridant les plaies, les ouvrant toutes larges, arrachant les pansements posés par Jeanne.

C’était la fin ; les accidents tertiaires sortaient.

Après le ressentiment de l’outrage subi, les postulations courroucées et les amers regrets des caresses absentes, après les souvenirs ranimés des époques lointaines et ses réveils aussitôt éteints des amours défuntes, après les sourdes convoitises des atmosphères féminines et les violentes séditions contre une existence murée, sans jour, sans intérêt, sans femme, la première période de la crise avait cessé.

Alors plus de lancinantes angoisses, plus de fièvres chaudes, d’idées fixes, plus de folles défailances et d’affreux sursauts, mais une sorte de langueur charmante comme celle d’une convalescence, un lent apaisement de pensées, une complète résignation, une pâle quiétude, une rêverie mélancolique et souriante, un sentiment consolé et tendre comme celui que l’on éprouve parfois, le jour des Morts, devant une tombe d’ami depuis longtemps close.

Puis ces symptômes de la deuxième période avaient aussi disparu et la maladie semblait usée, quand tout à coup, au reçu de la lettre de Jeanne, elle se déclarait encore en un brutal accès ; alors, une abdication de soi-même, une détresse sans remède, un spleen sans recours, l’accablèrent ; il s’affaissa sous l’écroulement d’une vie qui, à peine reconstruite, s’abattait de nouveau, ensevelissant ses derhières espérances sous un bruyant monceau de dégâts et de ruines.