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En ménage (1881)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
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VII

André fut presque guilleret, un soir.

Las de buter contre d’inaccessibles convoitises, il quittait l’impasse où il piétinait et revenait doucement sur ses pas, sans même en avoir conscience. La crise juponnière s’était peu à peu usée, une réaction s’opérait dans cet esprit qui n’ayant pu retrouver encore son assiette sautait d’un excès à un autre, prétendait maintenant à des fous rires, à de bruyantes joies.

Il avait besoin de la gaieté allumée dans Paris, le soir. Il voulait se mêler au bruit de la foule, se soûler comme elle les yeux de clinquant et de gaz ; il voulait des distractions purement animales, absorbant la curiosité de la vue mais n’entrant pas dans l’esprit qui, fatigué par des digestions de pensées pénibles, réclamait la diète absolue, le repos.

André sortit et ne sachant à quoi occuper son temps, il se dirigea vers le logis de Cyprien.

Le peintre était, quand il entra, assis devant une table, près d’un plat où gisaient les décombres d’un fricandeau et il achevait un dessin tendu sur une planche par quatre punaises.

André examina ce dessin et, fut interdit. Un buste en plâtre d’Hippocrate sur un socle au-dessous duquel deux tourterelles se débattaient dans les anneaux d’un boa, était flanqué comme la tige d’une lunette marine l’est par ses deux verres, de deux médaillons représentant : l’un, un ballet d’opéra, et l’autre, un dessous de bois où se bécottaient deux amoureux. Deux autres figures s’élevaient, à gauche et à droite de ces médaillons ; une jeune fille pleurant dans une jupe blanche et un jeune homme se désolant dans une robe de chambre. Derrière et devant eux, sous leurs pieds et sur leurs têtes, des serpents enroulés autour de palmiers ou dressés sur leur queues, à terre, sifflaient, et se tortillaient en dardant la langue.

— Un fronton par là-dessus, murmura Cyprien, quelques matras, quelques cornues, quelques fioles, et, brochant sur le tout, un caducée dans des nuages et deux seringues en sautoir et cette oeuvre symbolique sera terminée.

Puis, il se pencha vers André et dit :

— Ceci n’est pas, comme tu pourrais le croire, le projet d’un grand tableau, non ; c’est tout bonnement un prospectus de pharmacie qui sera gravé sur bois et enroulé autour d’une bouteille, ornée de l’étiquette sacramentelle de papier rouge « médicament pour l’usage externe » . Tu y es, n’est-ce pas ? — Veux-tu que je t’explique maintenant la portée philosophique de cette oeuvre, écoute :

— Ça prouve tout d’abord que si on a le moyen de lever des personnes appartenant à l’école des danses ou à toute autre ecole d’ailleurs ; que si on se livre avec elles à de coûteuses ripailles, l’on tombe malade. — Et c’est la juste punition infligée par le ciel à la débauche.

Ensuite, ça prouve encore que si, au lieu d’être paillard et d’être riche, l’on a l’âme éthérée et qu’on est pauvre ; que si, au lieu de godailler avec des sauteuses on aime une jeune personne que l’on croit sage, eh bien, l’on tombe également malade. — Et c’est là encore la juste punition infligée par le ciel à la naïveté.

Ce prospectus est donc, comme tu le vois, une oeuvre moderne et humanitaire, au premier chef. C’est de la morale en action. — La demoiselle et le monsieur qui geignent sont destinés à servir d’exemple à la jeunesse et à lui démontrer que, quoi qu’elle fasse, elle écopera. — Pour tout dire, ça élève Fâme et ça ne console pas ! — Voilà, mais poursuivit-il, regardant son dessin dans une glace afin d’en mieux saisir l’effet d’équilibre, assez travaillé pour aujourd’hui. Tiens, si tu n’as rien de mieux à me proposer, veux-tu venir respirer avec moi la puanteur délicieuse des rues ?

— Où ça, dit André ?

— N’importe où, pourvu qu’il y ait du tapage et des coups de gaz sur des faces grimées, au Palais Royal, au boulevard, dans les passages par exemple ; ça te va-t-il ?

D’instinct, sans motifs, par un de ces premiers mouvements qui vous déterminent, André dissimula le plaisir que lui causait cette offre et répondit, du ton le plus indifférent qu’il pût prendre que peu lui importait d’aller dans un endroit plutôt que dans un autre. Cyprien s’efforça si bien de l’allécher par les éloges qu’il débitait sur ces quartiers de fête, qu’agacé, André voulut le contredire par un débinage systématique des promenades qu’il vantait. Il éprouvait alors cet étrange besoin qui vous porte à juger mauvais et à dénigrer quand même ce qui vous a été loué, sans mesure, d’avance.

Une fois sortis, ils s’acheminèrent, marchant à petites enjambées, musardant, le nez en l’air, par les rues. lis causaient maintenant sur toutes choses, sans suite. Une boutique de pharmacie qui farda de vert et de rose le visage de Cyprien passant dans le rayon des bocaux frappés de feux, ramena les pensées d’André sur le prospectus du peintre.

— Tu es donc bien dans la panne, dit-il, que tu te livres à des travaux de cette espèce ?

Cyprien poussa un soupir. — Ne m’en parle pas, murmura-t-il, une panne absolue, terrible. Rien ne va plus comme disent les croupiers des maisons de jeux, — c’est tout juste si mon oeuvre pourrait se vendre sous une porte, avec les six couteaux couchés dans une boîte, les petites cuillers en ruolz, les chandeliers et les panoplies en réduction spécialement fabriqués ou volés par les camelots — enfin, c’est comme cela. — Et, sautant d’un sujet à un autre, ainsi qu’un homme qui pour détourner une conversation désagréable dit n’importe quoi, il montra du doigt un poste de pompiers où des éclairs de casques s’apercevaient, en haut, allumés sur des planches, et il hasarda cette question : pourquoi diable à quelqu’heure qu’on les voit, dans leurs corps de garde, les pompiers écrivent-ils toujours ? — Il est vrai, poursuivit-il sans attendre la réponse d’André qui jouait d’ailleurs à cache— cache avec d’autres messieurs dans la coque blindée d’un urinoir, il est vrai qu’il serait tout aussi difficile d’expliquer pourquoi ça fleure le clou de girofle, le dimanche, au Louvre, et pourquoi, dans un autre ordre d’idées, les relieurs sorit les plus inexacts des commerçants et les pharmaciens les plus voleurs.

Ne sentant pas à ses côtés son camarade, il le chercha des yeux, le vit quitant enfin le rambuteau qui ressemblait alors à ces coucous de Nuremberg où, dès qu’une figurine sort, à heure fixe, d’une niche, elle est automatiquement remplacée par une autre postée derrière.

Les deux jeunes gens marchèrent, silencieux, n’ayant rien à se dire, songeant chacun à des choses personnelles, aux lettres à écrire le lendemain ou à celles laissées sur leurs tables, sans timbres, à des tracas, à des ennuis plus sérieux, peut-être.

— Gentille la bobonne, cria tout à coup Cyprien, en frôlant un petit torchon qui faisait vaciller langoureusement de longs yeux !

Et il retomba dans son mutisme, déshabillant la petite, mentalement, sans doute.

— J’ai soif, reprit-il, tout à coup ; dis donc, si nous faisions une petite halte ?

Ils entrèrent dans un café et s’assirent, au fond de la salle, sous une glace qui leur mit dans le dos, au— dessus de la tête, l’image reflétée de la dame du comptoir en train d’empiler avec des doigts chargés de bagues de petits carrés de sucre. Cyprien, les jambes étendues, la nuque enfoncée dans la moleskine se demandait quelles pouvaient bien être les méditations de cette jeune personne, issue probablement de toute une génération de cafetiers, élevée dans la fumée des pipes, dans le roulement des billards et l’appel des bocks.

Puis, il regarda, émergeant d’un escalier qui tirebouchonnait dans le plancher, une tête ahurie suivie de bras nus, encombrés de plateaux et de tasses, complétée enfin par tout un corps qui montait lentement, enveloppé d’une serpillère de toile bleue plaquée de grandes taches noires par des mouillures d’eau.

Glissant sur d’affligeantes savates, ce laveur s’enfonça dans un va-et-vient furieux de garçons lancés à toute volée, hurlant boum, jonglant avec des carafons et des soucoupes, éblouissant avec la blanche trajectoire de leurs tabliers, et il s’arrêta essoufflé, déposant sa charge près d’un comptoir, où le gérant coupait, avec un couteau de bois, le faux-col des chopes et vidait les rinçures et la mousse dans de nouveaux verres qu’il rafraîchissait à l’aid de bière plus neuve.

Cyprien se lassa vite de contempler cette petite cuisine et, engourdi par la buée lourde qu’aromatisait encore une odeur effacée d’absinthe, il but son bock, jeta un coup d’oeil sur le journal que lisait André, reçut sans broncher le sourire de deux filles dont les nez disparaissaient dans le maquillage de leurs faces éclairées à cru. Deux taches roses, deux ronds noirs et deux barres d’un rouge sang saillaient seuls, les joues, les yeux, les lèvres, marchant en avant, faisant reculer toute la partie du visage rechampie aux poudres de bismuth et aux blancs gras.

Peuh ! se dit-il, ce ne sont pas encore celles-là qui me feront reluire ! Et, sans plus s’occuper de leurs oeillades et de leurs rires, il considéra la joie absorbée des gens occupés à brasser des piquets et des écartés, et s’inclinant vers André qui bâillait, il murmura :

— Ah, vois-tu, mon cher, le monsieur Gringoneur qui a inventé les cartes ne se doutait certes pas de l’importance qu’acquerrait sa découverte. Il s’imaginait, le brave homme, avoir simplement égayé l’ennui d’un gâteux et d’un fou et il faisait sans le savoir une oeuvre plus grandiose et plus pie : il contribuait à supprimer le libre-échange de la sottise humaine ! Car, enfin, je mets de côté les joueurs d’ici. Sots ou non, bien ou mal élevés, la plupart sont des concubins ou des époux qui s’attardent dans les brasseries par haine et par fatigue de leurs femmes et Dieu sait si je les excuse ! Mais, dans les salons, dans le monde, les cartes ne servent qu’à masquer la misère des propos, la faiblesse des intelligences, la nullité des personnes qui, réunies entre elles, ne peuvent rien se dire ; c’est prodigieux tout de même comme l’ineptie des classes bourgeoises trouve son compte dans le silence d’une partie de wisth !

Mais André lui fit signe de se taire. Un gros monsieur chauve venait à eux, naviguant entre les tables dont il accrochait, avec son paletot, les coins. Ils échangèrent sans transports, tous trois, de banales exclamations et d’usuelles poignées de main, s’étonnant du hasard qui les réunissait dans un café qu’aucun d’eux ne fréquentait d’habitude.

— Je ne vous demanderai pas des nouvelles de madame votre femme, dit le nouveau venu à André qui pâlit, car j’ai eu le plaisir de passer, hier, la soirée avec elle.

— Bah ! grogna Cyprien.

— Oui, j’étais revenu de voyage et, ma foi, je suis allé souhaiter le bonjour à ce bon Désableau à Viroflay. Dites donc, savez-vous qu’ils ont déniché une maisonnette qui est gentille et qui n’est vraiment pas chère ; le jardin n’est pas bien grand...

— Oui, mais le bois est à deux pas, interrompit Cyprien.

— Tiens, vous y êtes donc allé ? Désableau m’a pourtant affirmé qu’il ne vous avait pas vu depuis des mois.

— Moi, je n’y ai jamais mis les pieds, répondit le peintre, mais comme, toutes les fois qu’on avoue qu’une maison de campagne ne possède qu’un petit jardin, l’on ajoute immédiatement en guise de correctif, que le bois est proche, j’ai pensé avec raison qu’il en était de même de la bicoque louée par les Désableau.

— Enfin, reprit le monsieur, un peu interloqué par cette opinion, toujours est-il que le but visé par notre ami est atteint puisque sa fille peut jouer et courir tant qu’elle veut, au bon air ; mais sapristi, vaurien, poursuivit-il, s’adressant d’un ton amical à André, l’on m’a dit que vous aussi vous n’y alliez pas souvent quand j’ai demandé de vos nouvelles. — Ah ! ces diables d’artistes ! Tous les mêmes, il leur faut le remue-ménage de Paris, les cafés, le bal, la vie à grand orchestre. — C’est égal, dites-donc, vous avez de la veine, vous, d’avoir une petite femme qui prenne aussi bien les choses — La mienne, ah je t’en fiche ! Si je ne rentrais pas au logis, tous les soirs, à l’heure, eh bien il y en aurait des scènes ! Pourquoi n’est-ai pas venu ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu sens le cigare et la bière, elles te dindonnent et elles se moquent de toi, ce n’est plus de ton âge, ces farces-là !

Cyprien pensa qu’il était temps d’enrayer cette malencontreuse conversation et de la détourner de la femme d’André.

— Regardez-donc, fit-il, l’individu qui fume làbas sa pipe, a-t-il une singulière forme de tête ?

Cette feinte n’eut aucun succès.

— Toujours observateur, ce monsieur Cyprien, répondit à la cantonade le gros homme. Mais, pour en revenir à nos moutons, dites donc, mon gaillard, continua-t-il, braquant ses yeux de veau sur la barbe d’André, vous êtes donc toujours en bisbille avec ce vieux Désableau ? Bah, vous savez, il ne faut pas lui en vouloir, ça se comprend, il n’est pas dans le négoce comme nous ; vos livres l’exaspèrent, il ne se rend pas compte que les affaires sont les affaires ; je le lui ai bien dit, moi, chacun a en magasin un assortiment appropprié à sa clientèle, on ne tient que les articles qu’on a chance de vendre. Tenez, chez moi, par exemple, vous trouverez des spécialités de lingerie que la maison Buquet, et c’est une maison conséquente pourtant, ne possède pas, parce qu’elle n’en aurait point aisément le débit. — Mais enfin, tout de même, comme prétendait ma femme, l’autre j our, et pour cela, l’on peut s’en rapporter à son jugement, car c’est une femme de tête dont le plaisir est d’avoir toujours le nez dans les livres, est-ce que monsieur André ne pourrait pas écrire quelque chose de gentil, de tendre, là, vous savez, une histoire où il y aurait de l’amour, quelque chose enfin qui reposerait et qui toucherait l’âme ? Le public aime bien les romans de ce genre-là, et puis ça ferait tant de plaisir à votre famille !

— Dis donc, André, jeta Cyprien, hors de lui, Chose n’arrive pas, nous l’avons attendu assez longtemps, si nous levions le siège ?

André accepta aussitôt.

— Ah ça, voyons, avec tout cela, quelle heure est-il ? interrogea le monsieur.

Cyprien ne jugea pas utile de tirer sa montre ; il consulta de préférence l’horloge des cafés, qui avance toujours. — Dix heures vingt, dit-il.

— Fichtre, cria le gros homme, je me sauve, et il ajouta, d’un ton obligeant : vous ne sortez pas avec moi ?

— Non, pas encore, puisque nous avons tant fait que d’attendre l’ami qui nous a donné rendèz-vous ici, nous allons rester quelque temps encore.

Alors, tous les trois se levèrent, se prirent les mains et le monsieur dit à’André en lui serrant le bout des doigts : enchanté de vous avoir rencontré, mon cher ami, je regrette de ne pouvoir demeurer plus longtemps avec vous, mais vous savez, il n’est si bonne société qu’il ne faille quitter, mes respects, je vous prie, n est-ce pas, à madame votre femme quand vous la verrez.

Ouf, poussa le peintre et il regarda, les bras croisés, branlant furieusement la tête, André qui ne répondit pas.

Au fond, Cyprien s’était inutilement évertué à vouloir distraire la conversation. Un seul mot avait suffi pour faire sourdre les douleurs engourdies d’André. Depuis que leur ami avait relaté sa visite aux Désableau, André n’écoutait plus que d’une oreille ses commérages et ses conseils. Il était transporté dans la maison de Viroflay et il aurait pu la décrire tant il la voyait, blanche et claire avec des volets verts, précédée d’une pelouse garnie de rosiers et de reines-marguerites, un réservoir de zinc dans un coin, un perron de quelques marches au milieu, orné de pots de fonte plantés de géraniums-lierres et, posée sur un pliant, sous un arbre épandant un peu d’ombre, sa femme le panier à ouvrage à ses pieds, tricotait près de la petite cousine, assise sur un pliant plus bas, apprenant ses leçons, tendant de temps à autre son livre pour qu’on la fit réciter, ânnonant, répétant quatre fois le même mot, cherchant la suite.

Un grand attendrissement enlaçait André. Comme ces maladies qui avant de s’éteindre complètement ont des revenez-y plus courts et plus faibles, chaque fois, la crise reparaissait encore. La fureur contre sa femme et contre son amant, la douleur, d’abord mélangée à la haine, puis, la dominant et l’absorbant en entier, le regret de la vie familiale perdue, le désir fou de revoir Berthe, tous ces symptômes de la période aiguë ; avait pris fin. André en était aux accidents secondaires. Il éprouvait maintenant ce sentiment lent et triste que procure le souvenir d’une personne chère partie pour jamais au loin. Puis cette languissante et mélancolique fatigue qui naît de l’espoir absolument irréalisable et impossible se dissipait aussi et alors, dans l’esprit arrivé à son point mort, resté pendant une minute immobile et inerte, bourdonnait comme un bruit confus un affreux bavardage, traversé soudain par un son aigre furieusement répété, perçant comme une note d’harmonica, le nom de Désableau. Les pensées reprenaient alors leur marche, soufflant à André de nouvelles colères contre cet homme qui s’avançait maintenant au premier plan. Le froid mépris qu’André professait depuis des années pour lui s’échauffait tout d’un coup et éclatait en rage. Il se remémorait ses usuels rabâchages, ses sempiternelles doléances ; il le revoyait, se plaignant de la besogne de son bureau, parlant de la responsabilité qui lui incombait, de l’inexactitude des malheureux placés sous ses ordres, commentant la poignée de main de ses supérieurs, lisant dans leur sourire des promesses certaines ou s’inquiétant et revenant, brisé, lorsque leur accueil lui avait paru moins engageant ou plus froid.

Et, ramenant tout d’un coup, à la campagne, dans la petite salle à manger, à peine garnie, avec un lit plié dans un coin, les monotones soirées qu’il avait subies dans cette famille, après son mariaec. André songeait à la solennité de Désableau disant après le dîner dès qu’on ôtait la nappe : non, pas de patiences ce soir, le devoir avant tout, mes enfants ; et il tirait d’une volumineuse serviette de chagrin, estampée à son chiffre, des minutes d’employés qu’il biffait du haut en bas et recommençait à rédiger dans une langue plus gourmée et plus digne. André avait la nouvelle vision de la famille invariablement occupée de la sorte : madame Désbleau regardant entre deux aiguillées voler les mouches et faisant, avec des clins d’yeux, de silencieuses recommandations à sa fille de ne pas troubler, en bougeant, le travail du père ; Berthe cousant, le nez dans son ouvrage, échangeant, tous les quarts d’heure avec sa tante une banalité à voix basse ou se levant sur la pointe du pied, ouvrant avec précaution la porte pour aller chercher un objet oublie dans sa chambre ; enfin, dans le silence seulement troublé par un clapotis lointain de vaisselles et par le crachement de la plume sur le papier, Désableau en arrêt devant une phrase, hésitant pendant des heures entre un mot et entre un autre, se prenant le menton, mâchant son favori droit, grognant, se plaignant du vacarme de la bonne dans sa cuisine, du bruit de la petite qui reculait sa chaise.

Un dégoût profond lui venait pour ce bourgeois plein de préjugés, pour ce fonctionnaire gonflé d’importance, sans pitié pour un écart et pour une fantaisie, pour ce vieillard étriqué, confit dans des usages de maniaque, offusqué par toute idée neuve, dont l’habituelle conversation, lorsqu’elle ne s’attachait pas à la politique ou à la morale, déplorait avec d’inapaisables colères, l’hostilité de ses subalternes, les conjurations de son garçon de bureau qui se permettait de lui apporter le quinquet des simples employés au lieu de la lampe à laquelle il avait droit, de la lampe de son grade.

André s’étonnait maintenant d’avôir pu accepter si bénévolement jadis les remontrances de cet imbéeile. Il excusait sa femme qui avait été élevée dans ce milieu déprimant et il la plaignait d’y être retombée. Ce qu’elle doit s’ennuyer à Viroflay ! Ah ! elle est tout de même honnête au fond, pensa-t-il, car enfin la plupart se seraient enfuies avec leur amant ou bien auraient contracté une nouvelle liaison plutôt que de consentir à une vie semblable ! Tiens, dit-il, soudain, sans même s’apercevoir qu’il parlait tout haut, songeant maintenant au bavard qui les avait quittés, j’aurais dû lui demander quand ils reviendront de la campagne.

— Je m’en informerai, si tu veux, auprès du concierge, proposa Cyprien, à voix basse.

André rougit et se tut.

Le peintre le regardait, ému, suivant ces douleurs à la piste. Sa pensée emboîtait le pas à celle d’André et si elle perdait ses traces par instants, elle la rattrapait forcément à un coin de route. Il cherchait les moyens de distraire son camarade et formait le dessein de lui appliquer d’énergiques moxas, de le pocharder. La vue d’une femme qui vint s’asseoir devant leur table lui suggéra l’idée de la lancer sur son ami. S’il peut l’emmener, ce soir, rumina-t-il, il est sauvé ; le réveil ne sera certes pas gai, mais il aura du moins évité le plus triste, la rentrée, ce soir, dans son logis, seul. — Et, Cyprien préparant un abordage, laissa glisser son papier à cicyarette sous la table et s’excusa auprès de la femme qui écarta. gracieusement ses pieds pour lui permettre de ramasser son cahier sous la banquette.

Il le ramena, trempé par les salives qui baignaient le plancher. La femme eut une petite moue répugnée à laquelle Cyprien répondit par un aimable sourire, en triant soigneusement les feuilles encore sèches. La conversation s’engagea. Cyprien y mêla André en train d’examiner le visage de la femme remontant son voile pour boire une gorgée de bière.

C’était une belle fille qui atteignait la trentaine. Elle semblait dure de chairs et la figure un peu fatiguée, blanche ainsi qu’un navet et tapotée de violet sur le haut des joues, était comme enfiévrée par deux grands yeux d’un bleu-clair, réverbérant du vert d’eau par places, les yeux d’une fière rosse, pensa le peintre qui en avait connu de pareils. Elle causait avec un certain bagout, possédait un vague ton de femme bien élevée, était simplement mise ; mais elle portait sur sa robe d’une bonne faiseuse, de beaux bijoux qui donnaient à réfléchir au peintre, en train de supputer le prix qu’elle pouvait valoir.

André la trouvait charmante. Au sortir de ses réflexions et de ses tristesses, il vit en elle un dorlotement féminin assoupli par un simulacre d’éducation et de bienséance. Cyprien se dérangea sous le prétexte d’aller quérir un journal, et quand il revînt, il refusa d’occuper sa place, poussant André près de la fille. Il imprima un nouveau branle à la conversation qui se mourait, amena André à débiter ces plaisanteries médiocres dont le succès est assuré près des femmes.

Elle riait, lui répondant par de petits coups d’éventail sur les doigts, montrant son bras qu’elle avait un peu grassouillet et blanc, bavardant de choses et autres ainsi qu’une bonne ménagère, ne se résolvant à aucune avance, ayant l’air d’une femme entrée dans ce café plutôt par hasard que par métier ou par besoin.

André continuait à lui débiter des galanteries sans improviste. La langue opérait seule, l’esprit travaillait de son côté. L’envie de posséder cette femme, le désir d’échapper à la solitude, de rompre, coûte que coûte, la monotonie hébétante de sa vie, l’espérance d’avoir une maîtresse qui endormirait ses convoitises de tendresse, la soif enfin de placer de la chair de femme sous ses lèvres le tenaient, Sa continence se fondait, une rumeur grandissait en lui, puis la défiance, la sagesse reprenaient le dessus, il soupçonnait les ficelles ordinaires, les mollesses prévues. Il restait abîmé dans ses rêveries, sans même s’apercevoir que sa langue s’était arrêtée, qu’il ne parlait plus.

Cyprien se mit alors à jouer le rôle de ces compagnons tisserands qui, reprenant le fil lâché par leur camarade, y font un noeud. Il continuait, en les arrêtant, les phrases interrompues d’André.

La femme fut étonnée du silence du jeune homme.

— A quoi pensez-vous donc, lui dit-elle, en souriant ?

Il se réveilla et, un peu ébaubi, regarda le bas de soie bleu-marine sémillant sous la robe troussée, Il complimenta la femme sur son petit pied, répéta les vulgarités que ce sujet inspire d’habitude ; elle rit ainsi qu’une femme accoutumée à tirer ses quenottes dès qu’on vante l’agrément de sa personne. Une bouquetière les harcela sur ces entrefaites mais la fille refusa la rose qu’André voulait lui offrir ; elle refusa également de consommer encore. Sur les instances des deux jeunes gens, elle accepta cependant des cerises à l’eau-de-vie, et elle les goba gentiment, tortillant la queue entre ses doigts, faisant le guignol avec sa langue qui frétillait entre la haie blanche des dents, ratissant la cerise, ramenant le noyau dans la main dont les bagues flambaient.

André lui demanda son nom et celui de la rue qu’elle habitait ; elle déclara s’appeler Blanche et demeurer rue de la Bruyère.

— C’est un peu loin, reprit-il, pour dire quelque chose.

— Vous ne logez donc pas dans ce quartier, répliqua-t-elle ?

Il désigna sa rue.

— Ah oui ! la rue Cambacérès, elle la connaissait ; près de la Madeleine, n’est-ce pas ? une de ses amies dans le temps... et elle enfila une histoire où, peu à peu, l’amie en question, apparaissait comme une femme qui avait abusé de sa confiance pour lui infliger des crasses.

Cyprien en bâilla. André écoutait très séduit par les tours de passe-passe qu’exécutait sur la lèvre du haut, une mignonne lentille de la nuance du liège.

Ils quittèrent enfin le café.

— Ah bien, je vous laisse, dit Cyprien, après qu’André, tout hésitant, eut offert son bras à la fille.

— Mais non, accompagne-nous un bout de chemin, reprit André.

— Non, non ; et le peintre salua la femme et courut après un omnibus. Il le rejoignit et grimpa sur l’impériale. La voiture ballotait, lui tapant l’échine en mesure contre la barre du dossier, roulant sur les pavés avec un fracas terrible de ferrailles et un grésil de vitres secouées, atténué, presque éteint, dès que la carriole foulait l’asphalte.

Il dormassait, un bout de cigare dans le bec. Le conducteur qui criait, accoté contre la barre de l’impériale « places s’il vous plaît » le lira brusquement de sa somnolence. Il donna ses trois sous et, mal à l’aise, refroidi par le vent, il regarda, effaré, remontant le collet de son paletot, les rues qui fuyaient derrière lui. — Minuit sonnait ; les fenêtres des maisons dont les roues frôlaient le trottoir avec une penchée brusque, étaient presque toutes noires.

Dans les hauteurs pourtant, vers les toits dont les gouttières accrochaient de faibles lueurs, de grands carrés de lumière éclataient dans les façades sombres. Quelquefois les deux croisées d’une même chambre, inégalement éclairées, se sauvaient. suivies par d’autres aux persiennes closes, dessinant des raies alternées de lumière et d’ombre. Et, d’autres encore, larges ou étroites, élevées ou basses, défilaient au grand galop, celles-ci toutes brasillantes, empruntant la couleur de leurs feux aux rideaux fermés, celle-là presque noires, piquées seulement par une bougie, presque au ras de la balustrade, d’une jaune étoile qui clignotait, perdant ses maigres rayons dans la nuit de la pièce.

Tout mélancolisé, Cyprien se livrait à ses méditations, arrangeant dans les chambres bien closes, gaiement éclairées par une lampe, de paisibles existences douillettement vautrées sous des édredons, des couples bourgeois dormant, derrière contre derrière, soufflant des pois, chantant du nez sous les couvertures, puis il imaginait devant les ténèbres des pièces, des désordres de gens pas encore rentrés, s’attardant dans les estaminets, prolongeant la veillée pour se trouver le plus tard possible seuls avec eux-mêmes, dans des chambres pauvres.

— Baste, fit-il, tout à coup, ramené à l’idée que son ami avait accompagné une femme, par la vue d’une croisée ouverte à un premier étage, garnie d’un rideau de mousseline brochée derrière lequel s’apercevait le globe d’une lampe et un bout de visage, vieux et gras, faisant la fenêtre ; voilà l’heure où André entre dans un logis qu’il ne connaît point. La femme ôte son manteau et dit : mets-toi à l’aise, mon chéri. — Je vois la scène d’ici — Blanche embrassant son chat ou son chien pour montrer qu’elle a du coeur, André à moitié déshabillé, contemplant, appuyé sur la console, entre les deux croisées, le déballage du corset et des jupes et constatant qu’il est volé ; Blanche s’approchant de lui, en chemise, le dandinant dans ses bras, la tête un peu renversée, les yeux mi-clos, la bouclie plissée en cul de poule, murmurant sur un ton de flûte : tu vas me faire bien riche, dis, mon petit homme ?

— et je vois également d’ici le nez d’André et j’entends, sa réponse défensive : dame, ça dépend !

Il ne faut pourtant pas que je le blague, poursuivit Cyprien, continuant son monologue, tout en descendant de l’omnibus ; si j’avais touché l’argent de mon prospectus, j’aurais, peut-être bien, moi aussi, loué de la syncope pour quelques heures. — C’est égal, songea-t-il, après un silence de pensée, quelle chance ! Je vais coucher seul, dormir en paix, et il se vanta sans conviction les joies de son intérieur, les plaisirs du lit où l’on s’étend à l’aise, inquiet, malgré tout, sentant poindre un accès de cette fièvre qu’il jugeait à jamais vaincue depuis des années qu’il vivait, méprisamment, dans une définitive solitude.




VIII

André descendit le matin dans la rue, les jambes molles, la tête vide et les yeux las. Il arpenta rapidement la rue de la Bruyère, s’éloignant, en toute hâte, sans savoir pourquoi, du logis de cette femme. Il ralentit son pas dès qu’il eut tourné au coin de la rue. Là, il s’aperçut dans la glace d’un magasin, pâle et les joues tirées. Il brossa son chapeau avec sa manche d’habit, refit son noeud de cravate et rougit à l’idée que tout le monde pouvait deviner, dans ses bottines d’écirées, dans son linge fripé, dans sa mine blême, l’éreintement d’une nuit blanche.

Les quartiers paresseux qu’il traversait, s’éveillaient à peine. Il ne rencontrait sur sa route que des sergents de ville, des porteurs de journaux et des laitières. Çà et là, des gens rentraient comme lui, exténués, les paupières battant du lilas dans des faces hâves. Ils se regardaient et passaient, ruminant d’identiques réflexions sans doute. Parfois, des gens plus dignes étalaient dans leur costume, dans leur habit noir et leur cravate blanche visibles sous le pardessus au collet relevé, l’excuse mondaine de leur épuisement.

André avait la bouche sans salive, mauvaise. Il lui semblait avoir sucé du cuivre ; il essaya de fumer une cigarette pour combattre cet horrible goût, mais il s’empâta davantage la langue et il déchira ses lèvres sur lesquelles le papier collait.

Il quittait, à ce moment, la rue Blanche si triste à toutes les heures. Il s’empressait de gagner les abords de la gare Saint-Lazare pour atteindre un café ouvert et se faire apprêter quelque chose de chaud et, à mesure qu’il avançait, au sommeil aviné, à l’esquintement de fille du quartier Bréda, succédaient une activité croissante, un va-et-vient fébrile, un affairement non interrompu de commerce aux aguets des arrivées et des départs des trains, toujours en sursaut, spéculant sur la presse des voyageurs, escomptant les roulements de bagages et les sifflets de machines.

Il pénétra sous les arcades du chemin de fer, dans un café. Des garçons époussetaient, à cette heure, les divans avec des serviettes, lançaient des coups de balais sur les pieds des tables, tandis que d’autres, corrects déjà, déchiraient les bandes des journaux et préparaient les verres. André commanda un mazagran, prit une revue emmanchée dans un cartonnage de toile noire, mais les lettres d’imprimerie papillottaient devant ses yeux et couraient à la débandade. Une lassitude extrême le prit sur sa banquette. Il tenta de secouer la torpeur qui l’accablait depuis qu’il ne marchait plus, se força à dévisager un couple de voyageurs occupés à reboucler la courroie d’un tartan à damiers verts et noirs servant d’enveloppe à un paquet de manteaux et de châles, à des parapluies et à des cannes dont les pommes et les bouts sortaient. Si anéanti qu’il fût, il sourit, observant que le garçon rapportait comme d’habitude la monnaie à celui des deux voyageurs qui ne lui avait pas remis la pièce.

Il commençait cependant à voir plus clair. Des éclats de soleil qui perçaient les carreaux de la devanture, allumant le dessous-rouge des lettres en cuivre collées sur les vitres et vues à l’envers, de l’intérieur du café, le réjouirent. Il s’amusa à déchiffrer « déjeuner à la fourchette » qui décrivait une courbe sur le verre, puis, ragaillardi par une gorgée de tisane noire, il se félicita de l’aubaine de sa nuit. Il avait eu vraiment de la veine. Au lieu de l’insoutenable mendiante que son expérience des amours parisiennes lui faisait craindre, il était tombé sur une bonne fille, accorte, peu chipotière, se confiant en la loyauté de ses pratiques. Il avait, à un autre point de vue, été également charmé. A la place de la boutiquière voulant épargner des avaries à sa marchandise, ne laissant toucher qu’avec mauvaise grâce à ses moindres jouets, il avait découvert une négociante, offrant d’elle-même l’essai, heureuse procurer aux acheteurs le plaisir qu’elle goûtait à vendre.

L’ennui de coucher dans une chambre qui n’est la sienne, la difficulté de ne pas regretter le seul bonheur qui soit peut-être complet sur la terre, être au chaud, dans un lit solitaire, chez soi, libre d’y fumer, libre d’y lire, sans gêne d’aucune sorte, sans obligation d’écouter et de répondre, ne s’étaient pas montrés.

Il n’avait eu, en somme, aucun leurre. Pas bégueule et suffisamment polissonne, d’une invisible mauvaise foi dans ses expansions, d’une jovialité récréante dans ses caresses, cette fille enchanta André.

Ils s’étaient réveillés, le matin, et l’embarras de deux gens qui, se connaissant à peine, se retrouvent, les yeux bouffis, l’haleine gâtée, les jambes entortillées les unes dans les autres, avait été rompu par Blanche qui laça gentiment ses bras autour du corps d’André. Ils s’étaient embrassés, puis le jeune homme avait sauté du lit, la priant de ne pas se déranger, comme elle le proposait, pour lui indiquer la place des outils de toilette.

Une fois dans le petit cabinet où trônait sous une planche pleine de bottines, dans un fouillis de camisoles et de jupes, un lavabo plaqué de marbre, André, la figure dans la cuvette, faisant le dauphin avec son nez, avait continué d’échahger des mamours avec Blanche qui lui criait de son lit : tu sais la serviette à figure, c’est la première à gauche, sur le séchoir.

— Près du seau hygiénique, n’est-ce pas ?

— Oui, mon chéri ; tu as le savon ?

— Oui, oui, ne t’inquiète pas ; — et, dans un dégoulinis d’eau, dans un bruit de lavage, les gracieusetés avaient couru, sans arrêter, d’une pièce dans l’autre.

Une fois vêtu et rentré dans la chambre, ils s’étaient quittés, très bons amis ; elle n’avait réclamé aucun argent et lui, délicatement, avait déposé une pièce de vingt francs, pas trop en évidence, sur la tablette de la cheminée. Blanche dressa à ce moment l’oreille et ouvrit l’oeil, mais elle se détourna aussitôt, se replongeant le nez sous les couvertures.

André souriait avec jubilation, se répétant qu’il tenait enfin le remède aux crises juponnières futures, le cataplasme du coeur vainement espéré depuis des mois. Cyprien a beau dire, pensait-il, que toutes les femmes sont bâties sur le même modèle, que la différence des castes s’obtient par plus. ou moins de richesse dans le linge et dans les bas, et par plus ou moins d’hypocrisie dans la parole et dans le geste, tout ça, ce sont des blagues ! — puis, enfin, c’est peut-être drôle de mépriser les femmes, mais comme on ne peut s’en priver...

Une seule chose l’interloquait, savoir au juste dans quelle classe de la galanterie il fallait ranger Blanche.

Elle n’appartenait évidemment pas à cette catégorie de braconnières dont les yeux pipent, au hasard, les passants sur l’asphalte, puisqu’elle ne réclamait pas son dû d’avance. Le même motif éloignait l’idée d’un mâle en embuscade derrière des rideaux ou dans une cuisine, attendant l’argent soutiré pour l’aller boire, puis elle possédait bonne, logement confortable, des meubles de faux Boule, un grand lit en long dans la chambre, un lit haut du chevet et bas du pied, sans dossier de métal ou de bois, capitonné de cretonne pareille à celle des murs, avec de vastes oreillers à dentelles et à chiffres. Il y avait, dans le salon, un guéridon et un piano en palissandre, et dans la salle à manger, sous verre, dans un sérieux buffet de noyer à baguettes noires, tout un service de verreries de baccarat et de faïences anglaises avec des fleurs bleues cuites dans la pâte blanche.

D’un autre côté, il était peu probable qu’elle fût entretenue par un seul homme et eût simplement, pour les besoins de son coeur, un amant qui lui offrait, de temps en temps un bijou ou une robe, car André ne l’aurait probablement pas enlevée sans coup férir, le premier soir. D’ailleurs, ce logement ne dénotait pas la présence d’un maître, d’un monsieur qui, soldant le loyer, se croit presque chez lui et possède, dans la table de nuit, sur le rayon en dessous du pot, une paire d’escarpins ou de pantoufles.

André s’arrêta enfin à cette supposition que Blanche appartenait à une arme spéciale, qu’elle faisait probablement partie de ce régiment de filles dont la tâche, lucrative et morale, consiste à dérider les gens mariés et à les renvoyer plus assouplis dans leurs familles. A certains indices, il croyait bien avoir reconnu le caractère distinctif de ce genre de femmes : un bon enfant, un gracieux libertin, destinés à ressortir sur l’aigre et fastidieuse popote du ménage et, avec cela, une certaine tenue, un simili comme il faut, utiles pour ne pas rendre trop brusque la transition entre la femme légitime et la baladeuse, le rêve des hommes,mariés, sans qu’ils aient, peut-être, conscience autant de vice et plus de bon ton que chez les maîtresses connues dans leur jeunesse, avant le mariage.

Ça doit être cela, murmura-t-il en appelant le garçon ; il paya, tout réjoui, son mazagran, et, allumant une cigarette, il s’achemina vers son domicile.

A mesure qu’il approchait, sa peur du qu’en dira-t-on arandissait. Il n’avait jamais découché depuis son entrée dans ce logis. Cette frasque allait sauter aux yeux de son concierge, activer les cancans de la loge, et puis Mélanie qui devait, à ce moment sans doute, regarder tout inquiète le lit, n’allait-elle pas croire à un accident ? Elle était capable, dans son trouble, de se concerter avec la portière et de noyer, toute ; deux, leurs vieilles piques d’intarissables bavardages sur son compte.

Il s’arrêta sur le trottoir, hésitant, presque honteux, ne s’estimant plus assez jeune pour ces équipées.

Il se résolut enfin à ne pas rentrer tout de suite. Cela vaudra mieux, pensa-t-il, j’aurai plus facilement l’apparence d’un monsieur qui s’est levé de bonne heure et rendu aux bains.

Puis il eut honte de sa couardise, chercha des prétextes qui justifiassent, à ses propres yeux, la nécessité d’une promenade. Il pensa à aller voir Cyprien, mais il se dît que cette course le retarderait trop, que Mélanie, encore indécise peut-être, commettrait à coup sûr une esclandre dans la maison et, le nez en l’air, il flânocha les mains dans ses poches, tâchant de s’intéresser aux moindres choses.

Alors, comme pour justifier les piètres motifs qu’il invoquait, un phénomène singulier se produisît. Le brouillard de sa cervelle se dissipa peu à peu, il démarra de ses pensées sur Blanche et sur sa bonne, et subitement il eut une curieuse éclaircie d’organes. Ses nerfs vibrèrent d’une façon aiguë, et mille détails qu’il n’avait jamais observés, bien qu’il les vit tous les jours, le frappèrent. Il découvrit son quartier d’un coup.

Regardant du haut en bas, les rues, coordonnant soudain des réflexions, qui lui étaient peut-être déjà venues sans suite, il s’aperçut que son quartier était, en majorité, habité par d’anciens notaires, par des restes de la noblesse orléaniste, par d’anciens dignitaires du second Empire, par des avocats à la cour d’appel, par des auditeurs au conseil d’Etat, par des conseillers référendaires à la cour des Comptes. De là, se dit-il, cet aspect mécontent et rechigné de gens perchés sur des échasses, méditant sur de solennelles fariboles, passant, graves et roides, avec des mines pincées de vieux juges ; les pierres elles-mêmes lui parurent s’ennuyer, imprégnées qu’elles étaient de tout le pédantisme que ces gens dégagent !

La teinte générale, le milieu, le voici donc, poursuivait— il, tramant au travers des rues de Roquépine, d’Aguesseau, de la Ville-l’Evêque, de Surène, des Saussaies et d’Astorg. Voyons, mettons un peu d’ordre dans nos idées : ce quartier est complexe, mais je le démêle. Deux éléments dissemblables et découlant l’un de l’autre, pourtant, le marquent d’un cachet personnel. Sur la triste et banale opulence de la toile du fond, se détache toute la joviale crapule des domestiques.

Ah ! c’est là la note vraie, murmura-t-il, enchanté de ses observations, la note exacte brochant sur le thème empesé et gris, avec ses voyantes fioritures de cuites et de gaudrioles. La vie de ces trottoirs que les gens riches parcourent à peine est donnée tout entière par leur valetaille ; elle seule emplit la chaussée, anime les tavernes qu’on a créées exprès pour elles, des boutiques anglaises avec du fromage de Stilton, du céleri en branche, des bouteilles de pale-ale et de stout. En dehors de ces tavernes, la seule industrie qui puisse tenir dans ce quartier, c’est celle des carrossiers et des harnacheurs. Citons, pour mémoire, continua-t-il en comptant sur ses doigts, citons comme ajoutant encore à la note de sécheresse et d’ennui, au parfum dominant d’écurie et de crottin, un manège, un grainetier, un maréchal-ferrant, un vétérinaire, un nourrisseur en boutique d’ânesses et de vaches, deux ou trois marchandes à la toilette pour les femmes de chambre, chaussetier pour bottes de cheval et de livrée, un épicier qui vend les conserves et les sauces de Londres et enfin, complétant cet amalgame, disparate et forcé pourtant, parachevant le tout, fonçant la teinte triste sans pouvoir éteindre cependant la canaillerie gaie, des librairies protestantes, des sociétés de propagande luthérienne, des agences bibliques, et enfin trois temples de la religion réformée, dont un méthodiste et une english church, assombrissent le décor et lui ajoutent en plus une rigidité puritaine, une froideur anglaise.

C’est cela même, résuma-t-il, oui, c’est cela. — Il n’y a rien de tel que d’habiter constamment dans une rue pour ne la pas connaître ; elle vous rend à la longue presbyte, car, enfin, il n’y a pas à dire, poursuivit-il, poussant son raisonnement sur le quartier jusqu’au bout, ce quartier-ci est absolument original, absolument unique, puisqu’il diffère de celui qui lui ressemble le plus, le faubourg SaintGermain. Comme lui, il possède des chapelles évangéliques, et il a des grands seigneurs et des laquais, oui, mais le noble faubourg ne sent pas ainsi le clergyman et le cocher. Les palefreniers ne sont pas les mêmes, voilà tout. Ceux des rues de Grenelle et de Varenne fleurent leur terroir, ils embaument Belleville et le Grand-Duché de Luxembourg, ceux du quartier d’Anjou-Saint-Honoré exhalent l’odeur de la Tamise. De là, différence capitale de types, de boutiques, de rues. — Pas de tavernes aux carreaux à plis, mais de bons marchands de vins aux barreaux rouges, pas d’old gin et de wiskey, mais du reginglat et du trois-six !

Il y aurait un petit volume à écrire sur chacun des arrondissements de Paris, à ce point de vue, un guide pour les raffinés et les artistes, conclut André ; il faudra que j’en parle à Cyprien, mais, diable, neuf heures, se dit-il, écoutant une horloge frapper un à un, ses coups, il est temps de rentrer, et alors, sans plus lanterner devant les boutiques qu’il n’examinait même pas, tout entier qu’il était à ses méditations, il s’achemina vers son logis.

Il se donna une contenance dégagée, franchit la cour en faisant sonner ses bottes, essuya le regard étonné du concierge appuyé sur son balai, grimpa, trouva Mélanie en train de secouer les tapis sur la terrasse. Elle se retourna au bruit de la clef dans la serrure, dévisagea éloquemment son maître, puis peu à peu son oeil de chouette remua et ses lèvres s’ouvrirent.

— L’on n’a pas apporté un paquet pour moi ? jeta André, qui voulut étouffer les questions qui allaient poindre.

Elle répondit non, les yeux fichés, grands ouverts, sur lui ; puis sa ténacité auvergnate dompta sa crainte de déplaire et elle dit, en pliant le paletot cassé sur le dos d’un fauteuil :

— Monsieur a l’air fatigué, faut-il que je défasse la couverture ?

Un non sec qui fut lancé du cabinet où André se lavait la bouche la désarçonna. — Elle rengaîna sa curiosité, remettant à un moment plus propice l’occasion de la satisfaire.

Lorsqu’elle servit le déjeuner, André se plongea le nez dans un livre. Elle apporta, silencieuse, les plats, enragée d’être tenue à distance, considérant comme un affront personnel le mutisme de son maître. Elle voulut lui desserrer quand même les dents et lorsqu’elle apporta le café, elle demanda si monsieur avait le temps de compter.

Il l’aurait volontiers envoyée à tous les diables. Il leva cependant les yeux de son volume, la vit, droite devant lui, tenant à la main un cahier de classe, à couverture marbrée de violet et de noir, gonflé au milieu par un crayon blanc posé en travers, un de ces crayons à un sou, taillés avec un couteau de table et dont la mine casse dès qu’on l’appuie et ne marque même pas lorsqu’on la mouille.

Il tendit la main, prit le cahier et, maugréant, il additionna laborieusement les chiffres.

— Je crois que cette note-ci n’est pas marquée, interrompit la bonne, en lui mettant sous le nez une facture de viande.

Il grommela, perdant le fil de ses chiffres. Il dut les laisser, feuilleter les pages, parcourir les articles déjà inscrits, chercher dans les mots bizarrement orthographiés qui zigzaguaient, les uns sous les autres, si le boeuf figurait parmi les dépenses ; il y était.

— Mais, certainement qu’il est marqué ! cria-t-il, furieux.

— Ah bien, reprit Mélanie, très calme, époussetant une pluche nichée sur son caraco, je pensais que mon mari l’avait oublié !

Il ne répondit pas, recommença ses additions, opéra la soustraction de la somme reçue et de la somme dépensée. Il doit vous rester 3 fr. 15 c., dit-il.

— Monsieur ne se trompe pas, clama Mélanie.

Voyons, j’ài pris de l’argent chez moi et tirant une longue bourse grasse, elle toucha à chacune des pièces et à chacun des sous qu’elle contenait et regarda, l’oeil perdu, les meubles.

— Il me manquerait trois sous, murmura-t-elle ; enfin, Monsieur est sûr de ne pas se tromper ?

Pour la troisième fois, il recommença, accablé, ses additions, buvant de temps à autre, une gorgée de son café qui devenait froid. Il ne retrouva plus le même compte, s’emporta, épela encore ses chiffres, les prenant, cette fois, par le bas des pages. — C’est 3 fr. 20 c. qui doivent vous rester, dit-il,

Mélanie poussa des cris de merluche. Ce serait donc quatre sous qui lui manqueraient alors ! ce n’était pas possible !

— Que diable, les comptes sont là, gronda André qui tapa rageusement le crayon sur le carnet, grêlant le papier de coups de pointes ; tenez, voilà votre livre, votre mari le vérifiera si bon lui semble ; moi, j’en ai assez pour aujourd’hui et il ficha sa serviette sur la table et disparut dans son petit salon dont il ferma violemment la porte.

La journée fut mauvaise. André s’avouait que son humeur massacrante était niaise, puis le moment de la digestion était venu et une terrible lourdeur pesant sur la machine brisée de fatigue, l’assoupissait dans son fauteuil. Il avait des frissons dans le dos et des chaleurs aux tempes et dans les paumes. Au goût de cuivre qu’il avait en bouche, avait succédé un goût plus atroce encore, celui de l’allumette qui s’éteint, celui du sulfite de soude ; il but, pour le chasser, un grand verre d’eau qui le glaça, et, mai à l’aise, grelottant, il marcha de long en large pour se réveiller, regardant son lit, ne se couchant pas par honte de donner ainsi raison à sa bonne.

Les autres fois qu’il revint de chez Blanche, il prit mieux les choses. Il s’aguerrit aux mines effarées ou goguenardes de sa maison et il laissa Mélanie parler tant qu’elle voulut.

— Ah bien, disait-elle, puisque la dame de Monsieur est toujours malade, il faut bien que Monsieur en fréquente une autre ! — Et, très émoustillée par l’idée que son maître qu’elle supposait difficile, ne devait rechercher que des femmes huppées, elle s’efforçait de lui tirer des renseignements et réunissant, le soir, au lit, chez elle, les bribes qu’elle était parvenue à recueillir, elle les narrait longuement, à son mari, qui tordait, tout souriant, sa barbiche, pensant aux filles plus ou moins jolies qu’il avait eu l’aubaine d’arrêter, dans ses fonctions de sergent de ville.

André fut sobre de renseignements lorsque Cyprien le consulta sur les incidents de ses nuits.

Il se borna à répondre aux insinuations malveillantes du peintre, décrivant comme s’il les avait tâtés, les appas inconsistants de cette fille, qu’il était dans l’erreur, que Blanche était à peine flétrie.

— Eh bien, alors, tu es volé, riposta Cyprien, car enfin tu achetais, le sachant, de la marchandise tournée et l’on t’en fournit qui ne l’est pas ! — A ta place, je réclamerais !

André se résolut à rompre la conversation toutes les fois que Cyprien la portait sur Blanche. Il avait peur, au fond, de voir démolir par le peintre les semblants d’attrait de cette femme. Il la visitait maintenant, à heures fixes, pour être certain de la rencontrer seule et il jubilait lorsque, sonnant à la porte, il entendait claquer les talons de ses mules et qu’il la voyait, vêtue de linge frais, sourire dans I’ombre du vestibule.

L’accueil était toujours le même, féminin et puéril, un baiser sur la moustache, la tête prise entre les deux mains et doucement dodinée, puis tous deux passaient, se tenant par la taille, dans la chambre à coucher, et, là, elle lui enlevait prestement son pardessus et son chapeau, lui offrait de se rafraîchir et sautait dès qu’il était assis sur ses genoux, lui demandant s’il avait été bien sage, le traitant de brigand, par amitié, lui répétant : bien sûr, tu n’as pas soif ? Tu sais, il ne faut pas te gêner, il y a de l’eau-de-vie et du vin, ici.

Il l’interrogea à diverses reprises, sur la vie qu’elle awnait ; elle lui raconta des banalités et mentit sans aplomb ; elle finit, un jour, par parler d’un monr très comme il faut, dont elle fit longuemente l’éloge.

André lui reprocha intérieurement ce manque de dont il était pourtant cause. Il se décida à ne plus la questionner, mais malgré lui il aborda plusieurs fois à ce thème. Alors Blanche se coupa ses réponses et lui s’affermit dans cette idée qu’elle recevait, chaque après-midi, des gens retenus, le soir, dans leurs foyers, et il était ennuyé qu’elle pût avoir toute une série d’hommes ! Il ressentait un certain dépit, trouvant naturel qu’elle eût un amant sérieux, mais deux, trois, quatre, non pas ; elle lui parut trop fille.

Parfois, il se tâtait et demeurait penaud, se demandant avec tristesse à quoi avaient abouti les dures leçons de ses vieilles amours ? — Il était aussi niais que jadis ! Il avait, par une chance exceptionnelle, découvert la femme longtemps convoitée, et, au lieu de rester dans une intelligente incertitude, il allait, mû par un sentiment bête d’amour-propre, de jalousie, d’il ne savait quoi, s’immiscer dans ses affaires, s’exposer à d’inquiétantes vérités ou à de grossiers mensonges.

Il n’aimait pas Blanche cependant ! Et il avait peur en examinant de trop près ce malaise de coeur, d’arriver à ce piètre résultat : la crainte de n’être point le préféré. A deux amants, il pouvait le croire, étant celui des deux qui n’entretenait pas. — A trois ou quatre, cette enfantine illusion partait.

Il restait préoccupé, analysant la sottise de ses pensées auprès d’elle ; et parfois Blanche l’examinait, contrainte, songeant qu’il avait peut-être des chagrins et pour détendre ses ennuis, elle se mettait alors, au piano, et tapotait difficilement des valses. — Je fais des progrès, — n’est-ce pas, disait-elle ?

Il répondait oui, par politesse.

— Tiens, je prends trois leçons, par semaine. Vrai, ce serait malheureux si, en m’appliquant je n’avançais pas !

André inclinait la tête.

— Du reste, affirmait-elle, ma maîtresse est très capable. On profite avec elle, ce n’est pas comme ma professeur de français ; elle a cherché, un jour, un mot dans le dictionnaire, crois-tu ? Tiens, pardi, j’en ferais bien autant ; aussi, tu comprends, je l’ai remerciée,

Les soirées se succédèrent chez Blanche, plus mornes chaque fois. André commençait à la juger un peu panade, malgré ses ardeurs brutales et ses allures bataillantes, au lit ; puis le découcher s’altérait pour lui ; deux fois sur trois, il revenait malade, la tête en feu, le coeur soulevé et il devait s’étaler sur son lit, se coller de l’opium sur les tempes pour amortir ses douleurs et tâcher de dormir.

Alors parurent les inconvénients des nuits passées au dehors ; l’ennui du réveil dans une chambre close puant le renfermé et le musc, l’impossibilité d’effectuer sa toilette dans un cabinet plein de hardes qu’on éclabousse, la nécessité d’aller remplir le broc que les dépenses de la nuit ont presque vidé, le manque de brosses à tête, de brosses à dents, et de chaussons, le dégoût de soulever un peigne hérissé de cheveux, et de déterrer, près des vieux philocomes, enfouie dans un tas de linge, la serviette à figure, graissée par le cold-cream, le révoltèrent. Il se promit de ne plus découcher et il adopta un autre système. Il alla dîner chez Blanche et retourna chez lui, vers les onze heures. Ce procédé lui sembla tout d’abord satisfaisant, puis il le jugea coûteux car il laissait dix francs en sus de son louis, pour payer le repas. Ses moyéns ne pouvant supporter de telles dépenses, il espaça ses visites.

Un certain froid en résulta. Les légers fils qui l’attachaient à Blanche se déliaient de plus en plus. Il s’aperçut qu’elle demeurait loin et régulièrement il la négligea. Elle, de son côté, le comprit au nombre de ses clients incertains, ne se gêna plus et ne fut pas chez elle, plusieurs fois, lorsqu’il y vint.

Ces absences l’achevèrent. Ces soirs-là, il avait congédié sa bonne et il descendait, désorbité, de chez cette fille, rôdait dans la rue, obligé de tuer une heure, en se promenant, avant que d’aller s’abattre dans le coin d’un restaurant. Là tristesse de ces repas le dégoûta plus encore que l’imprévu qui manquait chez elle.

Comme toujours, Mélanie combla la mesure, s’étonnant que monsieur ne découchât et ne dinât pas en ville.

— Allons, disait-elle amicalement, je vois que monsieur aime le changement et par fanfaronnade, par désir de montrer une force de caractère qu’il n’avait point, il répondait négligemment : ma foi, oui, il y avait trop longtemps que je la connaissais, je l’ai lâchée !

Mélanie qui craignait tout autant l’arrivée d’une maîtresse que la rentrée de la femme légitime dans un ménage qu’elle administrait, au mieux de ses intérêts, s’étendit, ce jour-là, longuement, sur les vices de ces « créatures » comme elle les appelait et elle horripila tellement son maître par les contes à dormir debout qu’elle lui débita sur des cocottes d’officiers qui demeuraient, dans sa rue, au Gros-Caillou, qu’André perdit toute mesure et la pria d’aller surveiller le pot au feu, dans sa cuisine.

Ne pouvant se rendre compte qu’elle était douée de façon à exaspérer les plus patients, Mélanie conclut que les colères de son maître étaient suscitées par les désagréments de sa rupture. Elle devinait d’ailleurs, avec son instinct de femme habituée à mener militairement son homme, qu’André n’était pas capable de mâter une femme. Elle prit alors des airs soucieux et discrets, persuadée en fin de compte que c’était André qu’on avait lâché.

Toutes ces simagrées, toutes ces singeries dont d’autres gens se seraient à peine occupés, désespérèrent André. Son épiderme naturellement souffreteux d’esprit, s’était singulièrement sensibilisé depuis le malheur survenu dans son ménage. Peu à peu, cependant une période d’apaisement s’annonça. Ce remède qui lui avait paru souverain pour couper fièvre juponnière, la femme hebdomadaire qui n’est pas une maîtresse et qui n’est déjà plus une passante, agit efficacement sur lui, mais par des autres que ceux qu’il avait prévus.

La cure s’était accomplie, non par l’activité du remède lui-même, mais par la répugnance qu’avait causée son absorption. La lassitude des bêtises féminines avait guéri André de la femme. Il glissait à douce apathie, à un besoin grandissant de ne bouger, à une sorte de béatitude flamande, assise, heureuse simplement d’avoir le ventre plein et les pieds au chaud. Plus de divagations, d’images regrettées de maîtresses, d’ennui de travail et de solitude. Il était revenu à cet état d’âme qu’il possédait après qu’il se fut installé dans son nouveau logement. Il se retrouvait, une fois encore, parfaitement heureux.




IX

Deux mois après, André finissait, à son déjeuner d’étaler de la confiture de groseille, achetée chez un épicier, sur son pain ; cette gélatine dégoulinait sur la croûte en larmes poisseuses et rouges. André lança un coup de timbre et tandis que la bonne apportait le café, il la pria, lorsqu’elle aurait l’intention d’acheter au dehors des confitures, de les prendre désormais aux cerises, aux prunes, aux abricots, aux poires, à tout ce qu’elle voudrait, excepté aux groseilles et aux fruits confits qu’il soupçonnait d’être les vieux débris des chinois du jour de l’an, coulés, sous la rubrique de confitures du Midi, dans du sirop de sucre.

Mélanie s’apprêtait à lâcher quelques judicieuses opinions sur la filouterie des épiciers, quand la sonnette de la porte tinta.

Mélanie se précipita et ouvrit à un commissionnaire qui tendit une lettre.

La bonne retourna dans sa cuisine. André décacheta l’enveloppe, et, devenu subitement très pâle, il lut ces lignes signées d’un camarade qu’il ne fréquentait plus depuis son mariage :

 « Emîlie, mon ex-maîtresse, m’écrit afin d’avoir votre adresse pour Jeanne, votre ancienne femme, qui désire vous revoir. Puis-je le faire ? — Prière de donner une réponse immédiate au porteur de la presente lettre. » 

André hésita, bouleversé. — Toute une bouffée de souvenirs amoureux s’échappait de ce papier et l’étourdissait. La seule maîtresse à laquelle il eût tenu, demandait à le revoir ! — En un rapide éclair, il l’aperçut se jetant dans ses bras, l’accolant, lui baisant les paupières et le cou. Une envie folle de renouer avec elle, le prit. Il se disposa à répondre oui, mais il s’arrêta, inquiet. Etait-il bête ! Comment-il était là, chez lui, calme, et il allait perdre le bénéfice de cette quiétude si chèrement achetée ! Il allait subir des attentes de femmes, poser ! — Ah non, par exemple ! C’était bon à vingt ans, ce jeu-là ! Il n’y avait pas à hésiter ! Il se résolut à répondre non, mais tout le bonheur qu’il avait jadis goûté dans la compagnie de Jeanne, toute sa jeunesse, heureuse un moment, s’exhuma, envahit toutes ses pensées, submergea ses instincts de prudence et de peur. Il traça vivement sur du papier un oui. Le commissionnaire partit et André resta tout frissonnant, sur sa chaise, déplorant aussitôt son attendrissement et sa lâcheté. Il se prépara à écrire à son ami de considrer sa lettre comme non avenue, puis il eut peur de passer pour un imbécile et n’en fit rien. Petit à petit, à force de se raisonner, il se décida cependant à ne pas se remettre avec Jeanne. Il bâcla une lettre dans ce sens et il la regretta dès qu’il l’eût jetée à la poste. Son camarade l’informa par le retour du courrier, qu’il était trop tard, que l’adresse était parvenue. Alors André éprouva un soulagement. — C’était fait, tant pis ou tant mieux, il n’y pouvait plus rien. — Et puis, après tout, à quoi l’engageait ce retour de Jeanne ? Devait-il donc en résulter nécessairement une reprise charnelle ? Eh oui ! se cria-t-il, oui, ce n’est pas la peine de me blouser, je suis fichu si je la revois !

Il oublia de boire son café que Mélanie lui apporta, au salon, stupéfiée par l’attitude agitée de son maître. — Ah j’étais si tranquille, se disait-il par moments ! Quelle misère, bon Dieu ! Que d’être aussi faible. — Il ne pensait plus maintenant qu’à Jeanne ; elle s’imposait à lui, ne le quittait plus, à table, dans les rues, au lit.

Une dernière bataille s’engagea néanmoins, le lendemain matin. Plus d’aplomb, plus froid, il avait adopté l’héroïque résolution de ne plus mêler à son existence celle d’une femme, lorsque le concierge lui monta une lettre.

Alors ce fut fini ; son courage échoua. L’écriture qu’il reconnaissait entre toutes, indistincte, barbouillée, dansant follement, avec des queues et des croches ajoutées aux lettres, Fanéantit. Il lut, tout secoué :


 « Mon cher André

« Tu as dû avoir de mes nouvelles par Monsieur Jules qui a reçu une lettre d’Emilie pour connaître ton adresse. J’y mets de la réflexion, diras-tu, après cinq années de silence, mais mieux vaut tard que jamais et je vais t’en donner la preuve.

« Te souviens-tu d’une Manon Lescaut avec gravures. Je l’ai retrouvée dans un piteux état ; malgré cela, un docteur bouquiniste voulait que je la lui donne. Voyant qu’il y tenait tant, je me suis fait un remords de conscience de la donner, sachant que tu y tiens tout autant que lui et surtout t’appartenant.

« M’approuveras-tu, je l’ignore, mais comme Monsieur Jules, dans la lettre qu’il a écrit à Emilie lui dit que tu me reverras avec plaisir, j’ose ; sans cela, tu n’aurais pas eu de mes nouvelles, mais est-ce bien pour moi ou pour ton bouquin ? — Enfin, tu peux tout te permettre après si longtemps ; malgré tout, j’aurai un grand plaisir à te revoir, mais comment ? Voilà. — Je travaille toujours rue du Quatre-Septembre, dans la maison Larmange que tu connais et je sors le plus souvent à 8 heures. Si tu pouvais venir un jour ou l’autre de cette semaine, jeudi par exemple, je sortirais à 8 heures juste ; ou bien, écris-moi si tu n’étais pas libre ; viens toujours un jour ou l’autre, nous nous rappellerons nos vieux souvenirs.

« En attendant, permets-moi de t’embrasser comme autrefois.

« Bien à toi,

« Jeanne. » 

« Si tu ne peux pas venir, écris-moi chez madame veuve Laveau, 18, rue Sauval. »

Il répondit immédiatement qu’il se rendrait à la rue du Quatre-Septembre, jeudi, à l’heure dite.

Il rayonna, complètement changé ; la lutte avait pris fin, l’incertitude avait cessé. Il réfléchissait seulement, relisant la lettre.

Jeanne doit avoir été balancée par son amant et être à court d’argent, pensa-t-il d’abord, car l’histoire du livre n’est qu’un prétexte par trop visible. Mais comment diable Jules que je n’ai plus vu depuis des années a-t-il pu savoir que j’habitais la rue Cambacérès ? Et ensuite, qu’est— ce que ce médecin, amateur de vieux livres et cette veuve Laveau qui reçoit les lettres ?

Il chercha enfin, sur son plan de Paris, où était située la rue Sauval dont il ignorait jusqu’au nom. Il découvrit que c’était une sorte de ruelle près de la Halle au blé. Ce fut pour lui un prétexte à promenade. Il alla flâner dans cette rue, vit le numéro en question, une vieille bâtisse, aux fenêtres voilées de rideaux pauvres et à la cour infectant le pipi et le chlore. L’aspect de cette maison ne lui suggéra aucune idée sur les professions qui pouvaient s’y exercer. C’était ordurier et triste, voilà tout.

Il retourna chez lui où Cyprien installé dans un fauteuil l’attendait. Il lui raconta, non sans quelques hésitations, son aventure. Le peintre l’écouta, attisant sa cigarette, rendant la fumée par les narines, hochant simplement la tête.

Ses conjectures étaient les mêmes que celles d’André. C’était un revenez-y motivé par un pressant besoin d’argent. — De deux choses l’une, fit-il : ou Jeanne loge chez la veuve Laveau, faute de quoi payer le terme d’une chambre et la veuve doit lui laisser entendre, en qualité de camarade, qu’elle serait bien aise de la voir déguerpir, ou bien encore la veuve en question tient à garder son amie pour allécher ses clients et les exploiter. Ce sont, à mon sincère avis, deux noceuses et deux roublardes. Dans tous les cas, que Jeanne fréquente celui-ci ou celui-là, ou qu’elle soit presque honnêtement dans une misère digne, le résultat sera le même, tu seras énergiquement tapé !

— Mais, dit André, vexé par ces suppositions qui lui salissaient, dans la bouche d’un autre, le souvenir de sa maîtresse, tu bâtis des édifices sur des riens, toi ! — Tu n’en sais pourtant pas plus long que moi sur elle ; rien ne prouve d’ailleurs que la femme Laveau à qui tu attribues une importance qu’elle n’a sans doute pas, ne soit point tout bonnement une amie d’atelier qui, pour un motif que j’ignore et toi aussi du reste, se borne à recevoir et à remettre les lettres.

Le son de voix dépité, presque agressif d’André blessa Cyprien qui riposta, à son tour, d’un ton se : quand il s’agit des femmes, je vais toujours aux hypothèses qui peuvent leur être les plus défavorables ; je suis sûr ainsi de ne pas me tromper !

— Allons, allons, repartit André qui devenait de plus en plus aigre, ne fais donc pas l’homme fort comme cela, ça ne te va pas !

— L’homme fort ! s’écria le peintre, Dieu que tu est moule ! — Quand il y a un danger à courir près des femmes, toute ma bravoure consiste à les éviter et à fuir ; tu le sais bien, pourtant. Sur ce, bonsoir ; je te conseille de marchander l’affection qu’on veut te revendre et de vérifier la balance où ça se pèsera ! Et il quitta la place, laissant André irrité de ce scepticisme féroce, le jugeant ridicule depuis que son ami l’appliquait à des choses qui lui étaient toutes personnelles.

La journée du jeudi parut longue à André. Il lui sembla qu’elle ne coulerait jamais. Appréhendant que Cyprien ne vînt, il commanda à Mélanie de lui servir le dîner de meilleure heure, et il s’habilla avant, se nettoyant à fond, mettant ses, effets les rius propres. Il mangea sans appétit, sortit et comme il avait encore plusieurs heures à tuer, il flâna, songeant à cette rencontre de deux amoureux qui ne se sont pas revus depuis cinq ans. Il avait peur de trouver Jeanne molle et fanée. Qu’était-elle deveflue depuis ce temps ? Par quelles tribulations, par quels hauts et quels bas de misère avait-elle passé âvant que de revenir à lui ? Elle était maintenant, peut-être, très laide, grêlée ou infirme ? — Il se disait que, dans ce cas, elle n’eût certainement pas désiré le revoir. — Eh qui sait ? C’était peutetre une tentative désespérée, les derniers abois d’une atroce dèche ! — Et il se sentait attendri d’avance, nfét à des sacrifices, car, pour l’instant, une recrudescence d’affection le poussait vers elle.

Il consulta sa montre, la colla à son oreille, croyant qu’elle ne marchait pas, mais elle tictaquait regulièrement. Les minutes lui paraissaient s’égoutter lentement, comme des heures ; puis il essaya de se représenter leur tête à tête. — Nous allons être fièrement embarrassés, pensait-il et il cherchait des phrases qui sauveraient la situation et n’en découvrait pas.

Ennuyé et joyeux tout à la fois, il se mirait dans les pans de glace des magasins et vérifiait la tenue de sa cravate et de son col.

Il se promenait maintenant dans le Palais-Royal ; il musait dans cette galerie où se tient Chevet, une courte galerie qui combine toujours, près du Théâtre-Français, le doux parfum d’un marché aux fleurs et le pestilentiel bouquet d’une tinette et, souriant, oubliant pour une seconde la longueur de son attente, il se faisait cette réflexion : que par le soupirail ouvert sous la boutique d’un fabricant d’écume, située en face de Chevet, dans le même couloir, montait chaque fois qu’il le longeait, une odeur de vinaigre chaud à l’échalotte et d’oignons qui roussissent dans une poêle. Il baguenaudait, revenant sur ses pas, examinant la vitrine affriolante du marchand de primeurs, avec ses tortues endormies sous un jet d’eau dans une cuvette, ses grands poissons fumés couleur de colle forte, ses oranges posées dans du papier de soie comme des boules de seins dans un corsage, ses jambonneaux, ses mortadelles, ses poulardes et ses fruits. si énormes et si superbes, qu’ils semblent façonnés par la main de l’homme.

Et il tirait encore sa montre, arrivait dans ce carré à colonnes qui sert de vestibule à la galerîe d’Orléans et il demeurait extasié devant cette boutique où se prélassent les extraordinaires tromblons de la vieille garde, les invraisemblables schapskas, les exhorbitants kolbachs des soldats du premier Empire, et il pensait, narquois, que ça puait le Laurent de l’Ardèche et le Marco Saint-Hilaire, l’histoire écrite pour les Invalides qu’on a oublié de nous tuer !

Puis, opérant une volte-face, s’engageant dans la galerie vitrée, il errait, se demandant s’il reconnaitrait Jeanne. L’image de cette fille se brouillait toujours devant lui. Ils étaient peut-être tellement changés, tous les deux, qu’ils passeraient l’un à côté de l’autre sans se voir ; mais cette crainte ne l’étreignit que pendant une minute, il était impossible qu’en s’apercevant, ils ne se rappelassent pas brusquement leurs traits ; — et, réfléchi, il n’examinait même pas les longues vitrines devant lesquelles il stationnait, des vitrines de librairies éclairées comme des cafés, où s’étageaient des livres aux couvertures voyantes et de mauvais goût, des livres qui faisaient, en peignoir de couleur, la retape pour 3 fr. 50 c.

L’éclairage furieux de ce magasin et de tout ce couloir le gênait. Il s’engagea dans les corridors encadrent le préau, mais là encore, le scintillement des bijoux sous le gaz, le fatigua. Des gens se petrifiaient devant l’or des joailleries et des bureaux de change. Il s’écarta de cette foule, laissa de côté les fabricants de gamelles et de crachats, tous les débitants de la dinanderie honorifique et entrant dans le jardin désert, presque noir, il se rappela, dégouté par l’horreur des articles de Paris qu’il avait vu flamboyer impudemment sous les arcades, cette phrase profére par Cyprien, un jour que chassés par la pluie ils se promenaient, tous les deux, dans le Palais-Royal : « C’est un lieu qui contient des boutiques pleines de victuailles qu’on ne mange point et de livres qu’on ne lit pas, des magasins où sont exposés sur du velours tous les mobiles des saletés humaines, des bijoux pour les femmes et des croix pour les hommes ! » 

Et ramené à Cyprien par cette définition chagrine, André se dit que le peintre rirait certainement, s’il le voyait ainbuler ainsi, attendant l’heure du bercer, dans ce lieu foisonnant d’étrangers et de filles. Une certaine rancune persistait encore chez lui contre son camarade ; c’est un anémique et un hypocondre, se disait-il, j’ai tort de lui en vouloir. Mais ces raisons ne l’apaisaient pas. Son mécontentement s’activait même au souvenir de l’involontaire blessure qu’il avait reçue.

Il tira sa montre encore. L’heure du rendez-vous approchait. Il partit du jardin et s’engagea dans rue Vivienne.

J’ai tout de même de la chance qu’il ne pleuve pas, murmura-t-il, en levant le nez. Il bruinait seulement ; le pavé était gras et l’air humide. Il gagna rapidement la Bourse ; il n’était plus qu’à deux pas de la rue du Quatre-Septembre. Il s’assit sur un banc, regardant comme d’une berge, cet océan des pavés de Paris, où incessamment moutonnent des équipages de luxe, des voitures de commerce et de place. Il resta là, contemplant le flux des passants, marchant, courant, se croisant, s’arrêtant, échangeant quelques mots et reprenant leur course. Des gens s’échappaient des portes sur les trottoirs, d’autres entraient dans les magasins aux carillons des sonnettes, d’autres encore interpellaient les concierges, ou s’asseyaient, desheurés, dans les cafés et se disputaient avec les garçons, les journaux et es cartes.

C’était l’heure où les affaires se calment et où les plaisirs du soir vont naître. La formidable activité qui se mouvait autour de lui, la féroce puissance du commerce, enlaçant tout ce quartier et rayonnant par toute la ville, s’éteignait peu à peu ; la chasse aux subsistances, la sourde bataille du négoce en sentinelle derrière ses devantures cessaient et la Bourse, maintenant vide de clameurs et de bruits, dormait, silencieuse, dans son lit de rues sombres.

André constata avec une joie puérile, que sa montre retardait de cinq minutes ; il la régla sur le cadran allumé de la Bourse. Une quarantaine de minutes le séparait maintenant, à peine, de son rendez-vous. Il tenait à être à son poste plus tôt, connaissant les habitudes des femmes, sachant qu’elles se présentent avant ou après, a l’heure fixe jamais.

Il arriva à la porte de la maison Larmange, une porte cochère, ouverte, montrant le bout d’un péristyle et le perron d’un escalier, et il acheta, dans un kiosque voisin, un journal pour se donner une contenance, mais le bec de gaz contre lequel il s’appuyait, éclairait mal. Il eut froid aux pieds et il se promena lentement devant la maison, s’étonnant de ne pas voir, contrairement à ses prévisions, des messieurs en train de croquer le marmot, s’arrêtant de temps à autre, devant la vitrine des magasins.

Il essaya de s’intéresser, par désoeuvrement, à la boutîque d’un marchand de cheveux et de postiches, pleine de têtes immobiles de femmes, roses des joues, bleues des yeux, rouges des lèvres, ornées de cheveux de toute nuance, cannelle, orange, poivre et sel, marron, piquées de fleurs en taffetas, d’oiseaux de paradis, d’épis d’argent ou d’or et toutes ces figurines étaient coupées, au bas du buste qui sortait d’une glace comme d’une nappe d’eau, et elles arboraient pour indiquer le prix de leur chevelure, des étiquettes en carton fichées dans la cire du crâne.

Il s’enfuit, honteux. Derrière une vitrine, une demoiselle de magasin. le dévisageait avec un sonrire et il reprit son va-et-vient, perdant son rôle d’homme, prenant celui d’une fille, battant son quart, observé derrière les marchandises des montres par de jeunes femmes qui se chuchotaient à l’oreille, dans un éclat de rire : encore un poireau ! — Il alla plus loin, jusqu’à un débit d’objets du Japon et il recommença, sur le trottoir, sa mélancolique promenade, débusqué bientôt par une paire d’yeux qui ricanaient derrière des magots et des cabinets de fausse laque. Alors, il retraversa la rue et se planta de nouveau devant le bec de gaz, dressé près de la porte de la bâtisse où travaillait Jeanne.

Huit heures moins le quart tintèrent à une horloge. Bon Dieu, que le temps lui semblait long ! Il regarda, désappointé, en l’air, vit, s’étalant à perte de vue, d’énormes lettres d’or, de cyclopéennes inscriptions trouant la brume : « robes et manteaux »  « confections pour dames »  ; « jupons et tournures »  « dresses et mandes » . Partout, ce n’étaient que des annonces pour vêtements de femmes, courant, s’enroulant le long des façades, rampant audessus des portes, s’accrochant aux balustres des terrasses, grimpant jusqu’aux sixièmes étages, jusqu’aux faîtes des toits, et il demeurait là, les yeux au ciel, considérant cette rue qui suait la richesse et la faillite, une rue vivant au jour le jour, subordonnée aux engouements de toute une clientèle J’actrices et de filles !

Le froid qui lui glaçait de nouveau les jambes le -ua de sa rêverie et il consulta, une fois de plus sa montre. Huit heures allaient sonner. Il tressaillit la figure un peu cachée par son journal, voulant être reconnu le premier, il attendit, les yeux impatemment fixés sur la porte.

Bientôt apparurent deux jeunes filles qui filèrent à grands pas, à droite, puis deux autres qui filèrent à grands pas, à gauche, puis ce fut tout un tourbilqui se jeta, en piaillant, sur le trottoir, se baisa ’m joues et se dispersa, en tous sens, par couple.

André s’approcha un peu, craignant que Jeanne se sauvât sans qu’il l’aperçût. — Elle s’était peut-être échappée déjà. — A cette pensée, une angoisse atroce le saisit. — Mais des ouvrières descendaient, s’échelonnant encore. Soudain, Jeanne débucha, bras dessus, bras dessous avec une autre. Il fit un pas en avant, elle s’arrêta, et, le sang au visage, ils se serrèrent, tous les deux, la main, n’osant s’embrasser devant tout ce monde, se demandant, d’une voix tremblée, de leurs nouvelles.

— Tu t’es toujours bien portée ?

— Oui, merci et toi ?

— Oui, comme tu vois.

Il lui offrit son bras. — Où allons-nous, dit-il ?

— Nous allons dîner, ce ne sera pas bien loin ; c’est là, à côté.

Ils entrèrent, dans une rue latérale, à droite, et montèrent dans un restaurant installé à un premier étage.

La salle était déserte. André s’empressa de débarrasser les femmes de leurs manteaux et il s’assit en face d’elles.

— Tout le monde a fini de manger, dit Jeanne, en souriant ; et elle raconta qu’elle venait tous les jours avec la veuve Laveau, ici présente, dîner dans cette salle.

Il l’examinait ; elle était la même qu’anciennement, plus fraîche, plus grasse même. C’était toujours ce bout de nez riant sous des chipettes de cheveux pâles, dans un teint blanc, c’étaient toujours ces yeux actifs, pétillant au moindre mot, cette jolie tournure, ces fines mains, cette allure pimentée d’une Parisienne, ce petit air « tam-tam » , comme elle disait jadis, en parlant d’elle.

Elle était mieux mise qu’autrefois pourtant, vêtue tout de noir, avec un médaillon à camée qu’il lui avait toujours connu, des bagues à turquoises et à perles dont il se souvenait, et des boucles d’oreilles et des porte-bonheur qu’il ne se rappelait pas lui avoir jamais vu porter, de son temps.

— Tu me trouves changée, fit-elle, en dépliant sa serviette ?

— Mais non, tu es toujours la même !

— Comme toi. Tu es mieux, cependant ; les cheveux courts te vont bien — dans le temps, tu avais l’air pauvre, avec tes grands cheveux qui te couvraient l’oreille.

Il se mirent à rire tous les deux, et la veuve Laveau les imita, poliment.

Le garçon de restaurant reparut.

Pendant qu’elles épelaient la carte, André jeta un coup d’oeil sur cette veuve qu’il aurait voulu pouvoir envoyer coucher. Elle le gênait, avec sa figure grave, sa réserve silencieuse, son filet de rire. Elle lui déplut, mais elle lui sembla d’une perversion problématique. Cyprien est absurde, pensa-t-il, et il contempla cette grande femme solidement râblée, mais de mine bonasse et simple, s’imaginant qu’elle devait avoir d’humbles et robustes amours qui lui coûtaient cher.

— Alors, pas de potage ? disait le garçon que les hésitations des deux femmes ennuyaient.

— Non, servez-nous tout de suite des grives.

Le garçon fut surpris.

André pensa que Jeanne désirait lui montrer qu’elle se nourrissait bien ; il commanda, à son tour, un mazagran.

La conversation reprit. André dévisagea la petite tendrement et, les coudes sur la table, il lui dit :

— Ah ! ma pauvre Jeanne, y a-t-il assez longtemps que nous ne nous sommes vus ! Ma foi, je suis joliment content de te revoir.

Elle aussi sourit et s’affirma heureuse de leur rencontre.

Ils gardèrent, une minute, le silence, ayant tous les deux sur les lèvres des questions plus expansives, plus pressantes, mais la présence d’un tiers les gênait.

Le garçon apporta les grives.

Elles s’escrimèrent à coups de couteau sur la carcasse faisandée de ces bêtes. André se recula un peu car ce fumet lui retournait le coeur. Les deux femmes n’eurent pas le courage d’avaler cette pourriture et elles appelèrent le garçon qui vanta le gibier très avancé, sans convaincre personne, et conseilla à ces dames un veau maigre. — Elles acceptèrent ; il disparut comme un coup de vent et rapporta presque aussitôt une tranche d’une viande blanche et molle. La veuve se récria, devant la seule part couchée sur l’assiette, mais Jeanne dit, un peu rouge : bah ! va, mangeons toujours, nous verrons après.

Le garçon souriait, encore ébahi ; André ne douta plus que les deux amies n’eussent l’habitude de se partager entre elles une seule portion et il demeura gêné de les voir consommer, en son honneur, des nourritures aussi considérables et aussi choisies.

Il souhaitait ardemment avec cela la fin du repas, espérant que la veuve Laveau partirait et qu’il serait seul avec Jeanne. Celle-ci semblait du reste avoir la même idée car elle bousculait son amie pour achever le dîner plus vite.

Le service lambinait malheureusement et la chaleur de cette salle, très basse de plafond, avec des fenêtres en demi-roues, était accablante. André étouffait sous son paletot.

Jeanne lui proposa de l’enlever.

— Ce n’est plus la peine, répliqua-t-il, puisque vous allez avoir terminé.

La conversation se traîna encore pendant qu’elles grapillaient du raisin sec et que, dédaignant comme la plupart des femmes les casse-noix, elles brisaient les amandes et les noisettes avec leurs dents ; Jeanne expliqua à André, tout en cherchant des philippines dans ses coques, que c’était un restaurant où déjeunaient toutes les demoiselles de magasin qui ne mangeaient pas dans leur atelier. Elle parla aussi de certains mets qui étaient constamment réussis et que l’on pouvait demander de confiance, du lapin sauté et des cervelles au vin, par exemple, et la veuve Laveau, toujours silencieuse l’approuvait.

Les mendiants étaient définitivement croqués. — André tira son porte-monnaie et réclama l’addition, mais les deux femmes s’y opposèrent. il insista sans Plus de succès, et il régla son mazagran, un peu honteux de laisser payer des femmes devant le garçon qui les regarda sans surprise, cette fois.

Ils descendirent ; Jeanne prit le bras d’André. Madame Laveau déclara au coin de la rue,, qu’elle devait retourner chez elle, et, après avoir embrassé Jeanne du bout des lèvres, elle salua André et disparut.

Ils étaient maintenant seuls ! Alors, tous deux se jetèrent un coup d’oeil et André serra plus fort le bras qui pendait au sien.

— Mon petit chien, fit-il, très bas, je t’appelle comme autrefois, hein ? Je suis joliment content de te revoir.

Il s’arrêta, pensant qu’il retombait dans les redites du restaurant, mais Jeanne rompit les lieux communs, en riant comme une folle.

— Tiens, dit-elle, j’ai oublié ton livre.

Il eut un geste qui signifiait le peu d’importance qu’il attachait à ce livre.

Elle reprit : oh ! je l’ai chez moi ! Je te l’apporterai, la première fois...si je te revois, ajouta-t-elle en hésitant.

— Comment si tu me revois ?

Ils abordaient enfin le but autour duquel ils gravitaient depuis des heures. — Alors Jeanne, harcelée de questions par André, raconta qu’elle était heureuse, qu’elle ne manquait de rien, que, du reste, elle avait toujours travaillé depuis leur rupture.

— Mais tu as un amant ? dit André, un peu anxieux.

Elle avoua posséder un amant, mais il n’était pas à Paris, il faisait son volontariat dans une ville de l’Est. — Tu sais, il m’envoie tout de même mon argent, dit-elle.

André pensa que ce monsieur était bien jeune, mais il garda cette réflexion pour lui. Il songeait à la sottise de Cyprien, maintenant. S’était-il assez trompé ! Elle n’avait pas besoin d’argent ! — Il oublia que lui-même avait cru à un retour intéressé de Jeanne, et il s’imagina que ses premières suppositions étaient les mêmes que celles qui l’assaillaient maintenant : un retour simplement motivé par le désir d’avoir un amant qui vous contenterait les besoins de chair et vous sortirait.

Tandis qu’il marmottait, le nez baissé, Jeanne sautillait à son bras, montrant sous son voile à pois, des lueurs de dents, des battements de cils, des éclairs d’yeux. Elle s’enquerrait, à son tour, de ce qu’il était devenu depuis cinq ans. — Favais peur de t’écrire, dame tu comprends, tu pouvais être marié, je n’aurais pas voulu que tu aies des ennuis à cause de moi. — C’est pour cela que j’ai chargé Emilie d’écrire à M. Jules.

Il s’occupa alors du sort d’Emilie. Qu’était-elle devenue ?

Rien. — Elle concubinait avec l’un des amis de l’amant de Jeanne.

— Et M. Jules ? interrogea la petite.

— Rien non plus. — Je ne le fréquente pas, du reste, ajouta André un peu embarrassé.

— Ah ça, mais voyons, où me mène-tu ? s’écria-telle tout à coup, après un silence, en s’arrêtant.

— Mais, je n’en sais rien...

Le fait est qu’ils avaient marché au hasard, s’engageant machinalement dans des rues noires. La brume descendait plus épaisse maintenant, les pavés gluaient. Jeanne, dont les hauts talons clignaient était obligée de s’appuyer de tout son poids sur le bras d’André.

— Je te fatigue, hein ?

— Toi, mais pas du tout, et il lui pinça tendrement le bras.

— Tiens, eh bien mais, nous voilà dans la rue de Rivoli, reprit André ; ils débouchèrent, en effet, d’une ruelle noire, en face de la rue de la Tacherie.

Il proposa d’entrer dans un café pour qu’elle pût se reposer et boire quelque chose de chaud, et il regarda autour de lui, espérant trouver une brasserie peu achalandée, sans vacarme de billards et de jackets et, tout en cherchant, il s’engagea dans la rue qui longe le chantier de construction de l’Hôtel de Ville. Un triste café, représentant à lui seul tout le mortel ennui d’une province, était là. André glissa un coup d’oeil entre deux rideaux mal joints mais les vitres embuées pissaient ; il ne vit rien ; il écouta et n’entendit aucun bruit ; il pensa que la salle était déserte, tourna le bec de cane d’une petite porte et entra.

Quatre personnes buvaient des mazagrans devant une table ; le garçon en buvait un autre dans un coin ; et au centre d’un comptoir, une femme dormait, devant une tasse. André fut enchanté de ce lieu placide et il commanda deux grogs.

Voyons, se dit-il, avec tout cela, je ne sais pas encore à quoi m’en tenir sur les intentions de Jeanne. Il essaya de lui frayer la route, espérant qu’elle aborderait cette question, la première, mais elle parlait d’autre chose, décidée à rester sur la défensive, à le laisser venir.

— Petit loup, lui dit-il, tandis qu’elle écrabouillait sa tranche de citron avec une cuiller et pêchait les pépins qui dansaient dans l’eau trouble, tu te rappelles les bonnes soirées d’autrefois dans ma chambre ?

Elle hocha joyeusement la tête et le regarda avec des yeux noyés et lents.

— Eh bien ? demanda-t-il, en hésitant et se penchant sur elle...

Jeanne gardait le silence, un peut troublée.

Il lui prit la main sous la table ; et murmura, très bas :

— Voyons, dis...

— Ça dépend, soupira-t-elle, tu sais, je ne peux pas te recevoir chez moi.

Ces mots furent une douche pour André.

L’idée d’amener Jeanne chez lui le renversa. Il aperçut la maison bourgeoise qu’il habitait, soulevée, le concierge cherchant noise à la petite, lui criant d’essuyer ses pieds, lui demandant, chaque fois, où elle allait ; Mélanie outrée, déblatérant sur le compte de Jeanne, bougonnant, grognant, se refusant à la saluer et à la servir ; il aperçut d’un coup, la tranquillité de son intérieur fuyant à vau-l’eau, remplacée par tout un enfer de cancans et de luttes.

— Mais, moi non plus, je ne puis pas te recevoir, dit-il !

— Jeanne répliqua, très ferme : eh bien dame alors, que veux-tu ? Nous resterons bons amis, il n’en sera que ça.

La pensée qu’il revoyait Jeanne maintenant pour la dernière fois l’accabla ; il perdit la tête et proposa de louer une chambre d’hôtel.

— Oh non, par exemple, cria la petite, non, je te connais ; tu as besoin de ton chez-toi, tu ne viendrais qu’à contre-coeur aux rendez-vous, et moi aussi ! Nous nous fâcherions ; non, il est bien plus simple que nous en restions là ! — Et elle ajouta, après un silence : tu n’es pas marié, tu habites chez toi et tu ne peux pas m’amener ! tu as donc une autre femme ?

Il jura ses grands dieux que non.

— Alors je suis compromettante ?

Il jura de nouveau que non.

— Eh, bien, qu’est-ce qui t’empêche ?

Il débita des raisons vagues : sa maison était bégueule, son concierge désagréable, ce serait toute une histoire si une femme montait chez lui. Ce n’était plus, hélas ! comme jadis !

— Oh ! toi, tu n’as pas changé, fit-elle vivement, tu as toujours peur de tout, tu te fais des monstres de rien ; ah bien, si j’étais homme !

Il rougit, de plus en plus décontenancé. — Comment faire, balbutia-t-il ? — Puis il crut habile de retourner les arguments de Jeanne contre elle.

— Mais toi, reprit-il, pourquoi ne me recevrais-tu pas puisque ton amant n’est pas à Paris ?

— Pourquoi ? — Mais parce qu’Emilie et son amant sont très souvent chez moi, parce que je suis surveillée par eux et par ma portière ; parce qu’enfin je suis obligée de ménager dans mon quartier un tas de monde !

André était vaincu, Il garda le silence pour ne pas avouer sa défaite tout de suite.

Ils quittèrent le café. Le brouillard s’était un peu dissipé, mais le froid piquait. Séparé d’eux par un mur de palissades criblé d’affiches, un monstrueux treillis de madriers et de planches se dressait, toute la haute carcasse de l’Hôtel de Ville en construction, et cela escaladait la brume, montait comme un palais à jour dans le ciel, plus imposant, plus superbe, plus grand, que la bâtisse de pierre autrefois détruite. André songea vaguement à ces terribles eaux-fortes de Piranèse où d’énormes monuments s’élèvent dans un effroyable chaos d’échafaudages — puis, il sourit, voyant la lune remuer là-dedans, comme enfermée dans une gigantesque cage, grillée par de formidables poutres.

Il montra la lune à Jeanne qui leva le nez vers elle, puis le baissa, sans rien dire, et ils marchèrent, silencieux et mécontents, lui vexé d’être ainsi réduit ; elle, ennuyée par ces débats et par ces contraintes.

— Prenons là, dit-elle, car il est tard et il faut que je rentre chez moi.

— Tu ne demeures pas rue Sauval, demandat-il ?

— Non, c’est Eugénie qui demeure là.

— Madame Laveau ?

— Elle fit signe que oui ; — et ils se turent longuement.

Honteux de reproposer l’offre qu’il avait d’abord rejetée, André se mordait les lèvres. Il faut pourtant que je me décide, se dit-il ; alors il mit tout amour-propre de côté et il déclara qu’en somme, en prenant certaines précautions, il pourrait l’accueillir chez lui, que si elle voulait, il irait la chercher, après demain, samedi, à son atelier, qu’il aviserait d’ici là au moyen de l’introduire, sans scandale et sans bruit, dans son logement.

Le visage de Jeanne s’éclaira ; tu verras comme je mangerai vite, samedi, pour avoir fini plus vite, fit-elle, en riant.

Ils avaient atteint la rue Bonaparte où elle habitait. — Jeanne pensa qu’André allait l’embrasser et elle s’essuya furtivement la bouche, mouillée par la buée de l’haleine condensée sous le voile ; lui, sous le prétexte de se moucher, s’essuya dans la même intention, les moustaches. Et, alors, ils s’embrassèrent, mais mal. Devenu timide soudain, André ne la baisa que sur les joues et sur le front. — Des baisers de nounou et de père, dit-il, pour s’excuser, mais elle offrit bravement ses lèvres qu’il plaqua, aussitôt sur les siennes, murmurant : alors, c’est entendu, je t’attendrai devant la porte ; — samedi, à huit heures, n’est-ce pas ?