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Marthe: histoire d’une fille (1876)

blue  Avant-propos de la deuxième edition
blue  Chapitre I-II.
blue  Chapitre III-IV.
blue  Chapitre V-VI.
blue  Chapitre VII-VIII.
blue  Chapitre IX-X.
blue  Chapitre XI-XII.


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Chapitre VII

Quand il fut parti près de sa mère mourante, Léo ne songeait guère à Marthe. Sa mère qu’il adorait, le danger qui semblait imminent et qu’il appréhendait de ne pouvoir conjurer, l’absorbèrent complètement pendant le trajet des trains.

Il demeura plusieurs jours près d’elle ; le péril avait disparu, ses angoisses cessèrent et le souvenir de Marthe l’obséda sans repos. L’aimait-il vraiment ? Il ne le savait lui-même. Cette fille l’avait certainement ravi plus que toute autre. Tant qu’ils n’avaient pas habité ensemble, tant qu’ils n’avaient pas connu les défaillances de la vie commune, il s’était senti violemment épris d’elle. Au bout de huit jours de ces côtoiements, tout ce renouveau de la femme qui enchante quand même et qui n’est que le résultat d’absences savamment combinées, toutes les hideuses faiblesses de la nature que chacun s’efforce d’ignorer et que l’on se cache de part et d’autre, tout cela était fini, tout cela était connu, tout cela ne présentait plus ce mystère sans lequel toute passion se lasse. Ces instincts de luxe, ces assaisonnements de toilettes étaient épuisés ; après avoir goûté à des mets de haute liesse, il avait pénétré dans les arcanes de la cuisine et l’appétit avait disparu en même temps que le désir de toucher à ces mets subtils et réveillés d’épices. Il commençait à s’ennuyer de cette monotonie sans espoir de revanche, de ce duo ressassé sur tous les orgues de ménage ; puis, à y bien songer, cette fille lui avait rendu la vie insupportable avec ses appétences et ses furies de folle, ses vices d’ivrognerie et ses abattements de malade, ses tumultes des sens alternés de froideurs trop peu feintes ; s’il eût quitté Paris pour un motif autre que celui qui l’en avait fait partir, il eût considéré cette échappée comme un collégien considère les vacances qui le délivrent de l’asservissement des maîtres.

L’oisiveté qu’il mena dans la petite maison de sa mère ramena forcément ses pensées vers Paris. Il se rappela les joyeux dîners, les enfantillages des premiers jours, la traîtrise des luttes à coups de lèvres. De loin, tous les défauts de l’idole s’évanouirent ; il la voyait, en quelque sorte, idéalisée et plus belle qu’elle ne lui sembla jamais ; le poète reparut dans l’amant, il replaçait sur un piédestal de déesse la poupée dont il avait entrevu le son sous la couverte de peau rose; bref, il se mourait d’envie de l’adorer encore.

Il était avec cela miné par l’inquiétude. Toutes ses lettres étaient restées sans réponse et il craignait un malheur. Il en vint à ne plus tenir en place, à s’ennuyer partout ; sa mère était rétablie, rien ne le retenait plus à la campagne. Il partit.

Le chemin de fer, si lassant quand le trajet dure pendant une journée entière, accéléra encore son désir de revoir Marthe. En vain, il s’essayait à tuer l’interminable journée, s’efforçant de prendre intérêt aux manoeuvres des trains, aux machines qui passaient dans une vapeur rouge, à l’étincellement du soleil sur les cuivres, aux rails qui luisaient comme de minces filets d’eau, il ne songeait qu’à Marthe ; il regarda les gens entassés dans le wagon et se divertit, durant quelques secondes, de leurs mines et de leurs hardes. C’étaient, pour la plupart, des paysans et des paysannes ; l’artiste se gaudit de cette collection de nez ; il y avait des pieds de marmites, des nez à retroussis, des nez gibbeux, des pifs épatés et fendus ; il y avait des expositions de dents de toutes espèces, des blanches, des jaunes, des bleuâtres, des noires, des chicots de toutes formes, les uns débordant sur la lèvre, les autres battant en retraite dans les gencives. Il prit même un calepin et s’efforça de croquer des cous de campagnardes qui lui tournaient le dos, des cous tapissés de chairs grenues comme celles de volailles, des peaux de Caraïbes, mais il s’ennuya, remit son crayon dans sa poche et, passant la tête à la portière, regarda longuement cette ribambelle de maisons et d’arbres qui semblaient se donner la main et sauter devant ses yeux une gigantesque farandole.

Puis il retomba dans ses pensées tristes. La gare du nord s’estompa enfin dans la brume, il débarqua, sauta dans une voiture, arriva dans la cour, le coeur battant, et maintenant qu’il avait vu cet odieux Ginginet, il était tombé dans un fauteuil, comme anéanti par tout ce qu’il venait d’apprendre.

Il regarda sa chambre qui était restée telle que le jour où il l’avait quittée. Les bottines étaient échouées dans les fleurs du tapis les pointes en l’air, les quartiers en bas ; la couche était défaite, les couvertures fouillonnées au hasard des plis, le couvre-pied tamponné et tassé dans la ruelle, les oreillers aplatis, les cornes en avant. Tout accusait le désordre du lever, les épingles à cheveux dans une coupe, les pantoufles égarées dans chaque coin, la camisole pendant au dos d’un fauteuil, la cuvette pleine d’eau savonneuse, l’odeur du renfermé, le parfum de l’eau de Botot avec laquelle on s’est rincé les dents, l’arome fin du Chypre qui fuyait du flacon mal bouché, tout ce tohu-bohu d’objets, tous ces réveils de senteurs lui rappelèrent la fuite qu’il n’avait su prévoir. Il se dressa comme mu par un ressort et, à la vue de ce lit où avaient bivaqué toutes les tendresses, toutes les grâces malfaisantes de Marthe, il eut un étouffement et il demeura inerte, l’oeil stupidement fixé sur le fouillis des draps.

Les jours qui suivirent furent atroces. Il mena cette vie des gens enfermés dans Paris sans famille, sans camarades, qui, à l’heure du dîner, remettent leurs bottines pour aller chercher pâture dans un bouillon. Cette halle où des gens en gala viennent à plusieurs, manger des viandes insipides et roses, ce brouhaha de bonnes en gris qui naviguent entre des tables de marbre, ces malheureuses topettes de vin, ces assiettes en pâte à pipe, cette gloutonnerie d’imbéciles qui dépensent deux francs en nourriture et huit francs en boissons de luxe, cette épouvantable tristesse qu’évoque une vieille femme en noir, tapie, seule, dans un coin et mâchant, à bouchées lentes un tronçon de bouilli, tout cet écoeurement d’odeurs, tout cet assourdissement de cris, tous ces frôlements de foule, il les connut pendant des mois. Il sortait du râtelier dégoûté et las, ne sachant que faire, irrité par la joie des autres, opprimé par un persistant ennui, puis il apercevait à l’angle d’un carrefour une taille, une robe qui ressemblait à celle de Marthe et il recevait comme un coup de poing dans la poitrine ; il rentrait chez lui, les épaules en avant, les genoux pliés, s’essayait à écrire quelques lignes, jetait sa plume avec rage, prenait un livre, regardait sa montre, attendant que dix heures sonnassent pour se mettre au lit.

Ah ! la journée était lourde à porter ! mais le soir, avec les demi-teintes du crépuscule et ces ciels rouges d’automne qui navrent jusqu’au spleen, toutes ces rancunes se ravivaient et l’assaillaient plus opiniâtrement encore. Quoi qu’il voulût faire il pensait à Marthe ; il la revoyait excitante et narquoise, il se rappelait l’ondulation de sa croupe sur le divan, elle lui souriait, oeil allumé et dents en l’air, et il se levait, les sens en rumeur, prenait son chapeau et fuyait par les rues.

À toutes ces douleurs vinrent se joindre ces terribles détails de la vie qui brisent les plus fiers. Ces riens, ce linge en miettes qu’on ne raccommode pas, ces boutons arrachés, ces bas de pantalon qui s’effrangent et vous donnent l’air d’un misérable, ces ineptes bêtises qu’une femme conjure en deux tours d’aiguille, le harcelèrent de leurs mille piqûres et lui firent sentir plus encore combien il était délaissé par tous. Pour la première fois de sa vie, il songea au mariage, mais il n’avait pas de situation, il ne pouvait raisonnablement penser à en finir ainsi.

Il se reprocha de n’avoir pas retenu Ginginet, de ne pas lui avoir demandé l’adresse de Marthe et il le cherchait vainement dans tous les cafés où il se montrait d’habitude lorsqu’un soir, qu’il battait les pavés, il fut frappé sur l’épaule par l’un de ses amis, un interne à l’hôpital de Lariboisière. Il lui conta ses souffrances, lui demandant, à tout hasard, s’il connaissait la demeure du cabotin.

— Mais oui, dit l’autre, Ginginet est établi marchand de vins rue de Lourcine, seulement... seulement, comme il est sur le point de faire faillite, si tu veux le trouver, dépêche-toi de l’aller voir.

Léo saisit le bras du jeune homme et l’entraîna, bride abattue, dans les méandres du quartier des Gobelins.



Chapitre VIII

En suivant, à gauche de l’observatoire, le boulevard de Port-Royal, ils arrivèrent après quelques minutes de marche, devant des escaliers qui s’enfoncent sous un pont et tombent dans l’une des rues les plus hideuses de Paris, la rue de Lourcine. Il y avait, d’un côté, un terrain vague avec des baquets pleins d’eau, des pierres de taille accotées les unes contre les autres, des piquets reliés par des ficelles et laissant flotter, comme des drapeaux, des camisoles à pois déteints, des blouses bleuâtres, des culottes à côtes vert bouteille, des haillons effiloqués, et, de l’autre, vis-à-vis ce chantier de pierres, s’étendaient, en rang d’oignons, des masures lézardées, mitrées de toits de zinc effondrés et croulants. Il y avait des boutiques de petits commerçants, joailliers en savates, orfèvres en cuir, ravaudant les vieux socques, rapetassant les bottines, débitant des semelles de paille et de liège; des fruiteries où l’on vendait du lait et des soldats de plomb ; des épiceries où s’entassaient, séparés par des cloisons de verre, des amas de pommes tapées, aux pelures froncées et couleur d’amadou, des vagues d’amandes blondes, des piles de sucre candi, des biscuits Guillout, des meules de gruyère, des confitures orangées ou roses, limpides ou bourbeuses, des litres rouges, des tambours en bois où se liquéfiaient les chairs dissoutes des géromés à l’anis ; des gargotes aux vitrines desquelles se racornissaient des poissons rissolés et friables, des lapins saignants encadrés d’un mur de vaisselles opaques et de saladiers regorgeant de pruneaux qui s’enlisaient dans la vase de leur sauce.

Léo et son ami s’orientèrent dans la rue. Ni l’un ni l’autre ne connaissait l’adresse exacte du comédien. Ils avisèrent enfin, non loin de la rue des lyonnais, un marchand de tabac qui arborait fièrement à sa devanture, au-dessus de blagues en cuir granuleux et en vessie de porc, des grappes de pipes blanches : têtes de jeunes filles et de turcs, de zouaves et de boucs, de bacchus et de patriarches; une jeune fille mafflue, qui pesait des carottes à chiques, leur indiqua la maison qu’ils cherchaient, une maison récemment barbouillée d’une couleur grumeleuse et rosâtre, quelque chose comme un écrasement de fraises dans du fromage blanc, de lie de vin dans du plâtre. C’était là, en effet, derrière un comptoir en zinc, troué de citernes minuscules pour l’écoulement des vins, que gesticulait et braillait le chanteur. Le ventre ceint d’un tablier noir, les bras nus, la bouche crénelée de bouts de dents, le groin rouge comme une vitelotte, Ginginet, cabotin et ivrogne par goût, cabaretier et coureur de filles par nécessité, buvait de quatre heures du matin à minuit, avec ses pratiques, qui travaillaient, pour la plupart, à trier des chiffons et à préparer des peaux de bêtes avec du tan.

Mais ces ouvriers ne venaient guère que le matin, au point du jour, ou le soir, à la tombée de la nuit. Aussi le cabaret était-il presque toujours vide de neuf heures du matin à huit heures du soir, et à part une tourbe de riboteurs qui venaient se repaître de galimafrées d’andouillettes et de tripes à la mode de Caen, la grande salle était déserte. Le soir, au contraire, elle était pleine à ne pouvoir bouger, mais le cabot s’esquivait, laissant la garde du comptoir à un grand échassier à calotte de velours, un ancien pion qui lui tenait ses livres et servait, au besoin, les clients, et il allait rejoindre dans une autre salle, séparée de la grande par la cuisine, ses amis et confrères, un ramassis de chanteurs et d’échotiers de journaux. Ces pratiques-là buvaient à ventre regoulé et sans un sou en poche; mais on n’a pas hurlé impunément sur les planches, la bouche en cul de poule et les yeux en billes, et quand Ginginet se trouvait avec eux, il leur faisait volontiers crédit, regrettant presque sa misère d’autrefois, déplorant même, quand il avait trop bu, la mort de son oncle qui l’avait fait héritier de ce débit de vins.

Ses compagnons regrettaient moins que lui son changement de fortune; ils l’aidaient à manger son fonds et, lui, les laissait faire avec un beau désintéressement qui provenait, sans doute, de son habitude de se pocharder de l’aube jusqu’à la nuit et de la nuit jusqu’à l’aube. C’est à peine si, ce soir-là, il reconnut Léo; il s’était si fort rué en cuisine, il s’était noyé l’âme dans un tel lac de reginglat, qu’il vacillait comme un navire en détresse, il faisait non pas eau mais vin de toutes parts ; il s’était traîné du comptoir jusque dans la petite salle, et là, se caressant la bedaine, il débitait avec une profonde hébétude un chapelet de mots sonores dont il ne comprenait pas le sens, ratiocinait pour la millième fois, rabâchait jusqu’à extinction de voix, ses théories d’acteur en ripaille, s’adressant plus particulièrement à un malheureux journaliste qui butait du nez contre une table et criait d’une voix larmoyante :

— Ginginet, tu es grandiloquent comme feu Cicéron lui-même, mais tu m’embêtes !

Léo parvint à acculer l’ivrogne dans un coin et lui demanda des nouvelles de Marthe. Ginginet hurla à tue-gorge :


Elle est mon bien, elle est ma vie !


Puis, clignant de l’oeil et tapant sur la cuisse du poète, il bredouilla : hein, mon fils, c’est une largue qui vous traque les entrailles, ça ? Elle a du persil, c’est clair, mais avouez que sa tête ressemble à celle de la statue des merlans, « Mlle Sidonie », avec ses mirettes noires et ses cheveux en poils de soleil !

— Hé ! pomme de canne ! mugit une voix, tu jaspineras plus tard. Sers-nous d’abord des bocks !

Il fut impossible à Léo de reprendre la conversation au point où il l’avait laissée. Il s’apprêtait à sortir, se promettant de revenir dans la journée, mais toutes les issues étaient bouchées par des entassements de corps. Un triomphant vacarme emplissait la salle ; une douzaine d’individus avaient roulé par terre et dormaient, à jambes rebindaines, et, dans les coins, des égueulées, les cheveux épars, ardaient sous les regards flambants et se débattaient entre les bras des assaillants qui les voulaient pétrir. Léo et son ami atteignaient enfin la porte quand elle s’ouvrit, jetant sur le parquet une nouvelle râtelée d’artisanes en godailles, secouant leurs jupes, riant d’un rire stupide, hurlant à pleins poumons :

— Chahut ! Chahut !

Léo pensa défaillir. Il venait de reconnaître Marthe dans ce bataillon d’histrionnes ; elle devint affreusement pâle et l’attendit. Il s’arrêta devant elle, l’oeil en feu, tremblant de tous ses membres. Il voulut parler, sentit comme une main qui lui serrait la gorge et ânonnant, bredouillant, fou de rage, il fit avec le bras ce geste de dégoût des parisiens et, poussé par son ami, assourdi par les huées des gens qu’il bousculait, il se trouva dehors sans qu’il sût comment.

Quand il fut parti, Ginginet surprit un geste éploré de Marthe. Il demeura pensif, puis il l’appela et la fit monter dans sa chambre, un taudion formé de lattis et de plâtre, et se croisant les bras, il lui dit :

— Eh bien ?

Comme elle ne répondait pas, il reprit, s’affolant à mesure qu’il parlait :

— Tiens, vois-tu, j’en ai plein le coeur. Je t’ai tirée de la piolle où tu gisais, les quatre fers en l’air, je t’ai fait rayer des contrôles de la préfecture, je t’ai amenée ici, tu piffres, tu boissonnes, tu fumes, c’est tout dans la vie, ça ! Tu as le plus beau sort qu’une femme puisse envier, et, en échange de ce paradis, en échange de toutes ces liches, en échange de toutes ces bitures, tu me turlupines comme un gogo, tu me fleuris de jonquille en veux-tu, en voilà ! C’est guignolant à la fin, je réclame ! Je n’en ai pas pour mon argent ; c’est mal pesé, je n’ai que des os, je demande de la réjouissance ! Non, mais c’est aussi par trop fort ! Tu vas, tu viens, tu rentres, tu ne rentres pas, je me tais, — je ne puis faire autrement d’ailleurs, — tu as d’autres amants, c’est sûr, des gosses de vingt ans qui te répètent qu’ils t’aiment, et tu t’imagines que c’est arrivé ; tu crois manger du turbot parce que c’est écrit sur la carte, comme s’il y avait encore du turbot ! Imbécile ! C’est du carrelet que tu béquilles, c’est comme les choses qui seraient véritablement bonnes, ça n’existe pas ! C’est décidément bien vrai qu’il n’y a que la foi qui sauve... et la bêtise... Oh ! Tu sais, ce n’est pas la peine d’allumer la rampe de tes yeux, j’y vois clair, va ! Je te connais, toi et tes semblables : avoir vingt-quatre amants, un par heure, ça ne tire pas à conséquence, on fait le métier ou on ne le fait pas, je n’ai rien à dire, ça me paraît tout naturel ; mais je ne veux pas des réserves que tu fais avec les autres, moi ! Tu m’entends, n’est-ce pas ? Aussi j’exige que tu ne le reluques plus ton poète. S’il t’agrafait à nouveau, il aurait non seulement la femme, mais la maîtresse. La femme, passe encore, la maîtresse, non ! Voilà, décide-toi, ma fille, c’est à prendre ou à laisser !

— Je laisse, dit Marthe.

— Tu laisses ? À ton aise. Va le rejoindre, ton rafalé d’amant ! Non, écoute, reste encore quelques instants et réfléchis. Avec lui, c’est la débine sans frein; avec moi, c’est le verre jamais vide, c’est le boucan perpétuel, c’est la bombance à tour de mâchoires.

Et comme, sans l’écouter, Marthe préparait un paquet de ses nippes, Ginginet lui prit les mains et poursuivit :

— Tiens ! après tout, j’ai peut-être tort, car enfin ce n’est pas de ta faute s’il est venu ce soir. Voyons, crois-moi, ne nous disputons plus; aussi bien, à force de parler, j’ai comme du poussier dans la gargoine. Je suis sans rancune, toi aussi, pas vrai ? Dis-donc, chérie, si nous lichions un petit bischof ? Qu’en penses-tu ? Je vais crier à Ernest qu’il nous en monte un grand bol... non, tu n’as pas soif ? Oh ! n’aie pas peur, va, ce sera un vrai bischof que tu boiras, pas de ceux qu’on sert en bas ; je le ferai faire avec une bouteille de Graves, c’est gentil, hein ? Mais que faut-il donc, bon dieu, pour te dérider ? Voyons, laisse là ton baluchon, tu ne vas pas l’emporter ce soir. Où irais-tu d’ailleurs ? Pas chez Léo, toujours... Ah ! tonnerre ! si tu y allais...

— Eh bien ! et quand j’irais ? Ah çà, tu crois donc que j’écoute toutes les guitares que tu me grattes depuis une heure ? Tu m’as fait sortir de ma geôle, c’est vrai. Pourquoi ? Pour me planter dans un comptoir et échauffer les gens en goguette. Je sers d’enseigne à ta bibine ; je joue le rôle d’allumettes, mais je n’ai pas le droit de brûler pour de bon ! Quant à mon rafalé d’amant, comme tu le nommes, je l’aimerais peut-être s’il avait plus de colère au coeur, s’il était moins gnangnan, s’il était homme, enfin. Mais, c’est égal, malgré tout, j’en raffole presque ce soir; il m’a fièrement méprisée, ça m’a émue. Oh ! Je ne te le cacherai pas, j’ai été sur le point de le suivre.

— Avec ça qu’il aurait voulu de toi !

— Il n’aurait pas voulu de moi. Ah ! çà, mais tu es bête, dis donc ? Est-ce que tous les hommes ne pardonnent pas aux femmes qui les font souffrir. Il n’y aurait plus de malheur sur terre alors et ce ne serait pas la peine d’avoir des prisons et des juges ! — La belle malice que de vous empaumer, vous autres ! Oh, c’est bien simple, va !

Et le touchant presque, elle lui tendit ses merveilleuses lèvres, éclatantes comme des pivoines et tout embrasées par la flamme blanche des dents.

Ginginet fut remué de fond en comble et il avança les bras.

— Bas les pattes, vieux ! dit-elle. Je joue la comédie, et c’est toi qui me l’as apprise. Ni vu, ni connu, je t’embrouille. Tout bien considéré, vois-tu, ta bedaine me choque avec son va-et-vient perpétuel ; tes joues pèlent, ton nez se truffe, ta figure ne me revient décidément plus. Bonsoir !

— Sais-tu une chose, Marthe ? dit Ginginet très pâle, c’est que j’ai une furieuse envie de te gifler comme tu le mérites !

— Ah, par exemple ! toi me gifler ! n’approche pas, tu sais, ou je te brise cette carafe sur la tête !

Ginginet n’en attendit pas davantage ; il se rua sur elle, attrapa à la volée un coin du cristal qui lui bossua le crâne, mais il empoigna la fille par les mains et la jeta rudement sur le plancher.

Elle se releva meurtrie et elle le regarda avec plus d’étonnement que de colère.

— Tu as ton compte ! dit le comédien, va te coucher maintenant !

Et il sortit, fermant la porte à double tour. Il redescendit, puis, se frappant le front, remonta l’escalier, rouvrit la porte et dit à Marthe :

— À propos, tu sais; s’il te plaît d’aller retrouver Léo, ne te gêne pas, ma chère !

Elle ne soufflait mot. Ginginet murmura :

— Je la tiens. Maintenant qu’elle est libre d’aller le rejoindre, elle ne bougera plus, et il ajouta sentencieusement, en se caressant la cime du nez : « C’est étonnant comme les poètes sont bêtes ; ils font des phrases, ils pleurent, ils geignent, ils crient, comme si cela touchait les femmes ! N’est aimé que celui qui cogne. Ce n’est pas du marasquin qu’il faut servir aux filles, c’est du vinaigre. J’ai maintenant pour huit jours d’amour sur la planche ! »