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Sainte Lywinde de Schiedam (1901)

blue  Avant-propos.
blue  Chapitres I-IV.
blue  Chapitres V et VIII.
blue  Chapitres IX et XII.
blue  Chapitre XIII et XVI.
blue  Appendice.


Deus carni illius saepe dolores infligit, quatenus Spiritus Sanctus ibi habitare possit.
SANCTA HILDEGARDIS (Vita, lib. II).

A M. et Mme LÉON LECLAIRE AMIS ET COMPAGNONS de SCHIEDAM et de LIGUGÉ affectueusement
J.-K. H.

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IX

CES voyages auxquels la conviait son ange, ne se confinaient pas absolument dans les régions magnifiques ou hideuses de l’au delà ; très souvent, sans lui faire quitter la terre, il la conduisait, au loin, dans les pays sanctifiés par la mort du Christ ou à Rome pour qu’elle visitât les sept églises, voir même simplement dans les couvents du Pays-plat.

Ainsi que la soeur Catherine Emmerich, elle suivait, en Palestine, l’itinéraire du Rédempteur pas à pas, de la crèche de Bethléem au sommet du Calvaire. Il n’y avait pas un endroit de la Judée qu’elle ignorât. Un jour que son confesseur, qu’elle obtint la permission d’emmener plus tard avec elle, manifestait quelques doutes à propos de la réalité de ces excursions, Jésus dit à Lydwine :

— Veux-tu venir avec moi sur le Golgotha ?

— O Seigneur, s’écria-t-elle, je suis prête à vous accompagner sur cette montagne et à y pâtir et à y mourir avec vous !

Il la prit donc avec Lui et lorsqu’elle retourna dans son lit qu’elle n’avait pas corporellement évacué, l’on aperçut des ulcères sur ses lèvres, des plaies sur ses bras, des déchirures d’épines sur son front, des échardes piquées dans tous ses membres qui exhalaient alors, la poitrine surtout, un parfum très prononcé d’épices.

En la ramenant chez elle, son ange lui avait dit :

— Le Seigneur veut que vous remportiez avec vous, ma soeur, des signes visibles et palpables, afin que votre directeur sache bien que votre excursion en Terre Sainte n’a pas été seulement imaginaire, mais bien réelle.

Dans une autre pérégrination, alors qu’elle grimpait derrière son guide dans un ravin, elle se démit le pied et, quand elle recouvra ses sens, son pied fut, en effet, luxé et elle en souffrit pendant longtemps.

Il y avait donc un côté matériel dans ces déplacements et elle pénétrait effectivement avec son ange dans les cloîtres, lorsque celui-ci l’y transportait.

Une fois, le prieur du monastère de sainte Élisabeth situé près de Brielle, dans l’Ile de Voorne, vint la voir et elle lui fit, en causant, une description si exacte et si détaillée des cellules, de la chapelle, de la salle du chapitre, du réfectoire, de la porterie, de toutes les pièces de sa maison, qu’il en béa.

— Mais enfin, s’exclama-t-il, lorsqu’il fut revenu de sa stupeur, vous n’avez jamais pourtant habité chez nous !

— Mon père, répondit-elle en souriant, j’ai parcouru bien souvent, lorsque j’étais en extase, votre couvent, et j’y ai connu tous les anges qui gardaient vos moines.

Ce pouvoir qui semble extravagant de se doubler ou de se dédoubler, d’être simultanément dans deux endroits différents, la faculté de la bilocation, en un mot, qui confondait les contemporains de Lydwine, a été cependant accordée, avant et après elle, à bien des saints.

Brigide d’Irlande, Marie d’Oignies, saint François d’Assise, saint Antoine de Padoue se géminèrent, apparurent en des corps tangibles, là où ils ne se trouvaient point ; la bénédictine Élisabeth de Schonau assista, bien qu’elle fût dans un bourg distant de seize lieues, à la consécration d’une église à Rome ; la présence de saint Martin de Porres fut constatée, en même temps, à Lima et à Manille ; saint Pierre Régalat adorait le Saint-Sacrement dans une ville, tandis qu’il priait, à la même minute, au vu et au su de tout le monde, dans une autre ; saint Joseph de Cupertino causait avec des gens divers, ensemble, à deux places différentes ; saint François Xavier se dimidiait pareillement, sur un navire et sur une chaloupe ; Marie d’Agréda convertissait les Indiens au Mexique, tout en siégeant dans son monastère de l’Espagne ; la bienheureuse Passidée se tenait, conjointement, à Paris et à Sienne ; la mère Agnès de Jésus visitait, sans bouger de son couvent de Langeac, M. Olier, à Paris ; l’abbesse bénédictine sainte Jeanne Bonomi fut aperçue, pendant quatre jours, communiant à Jérusalem, alors qu’elle n’avait cependant pas quitté son abbaye de Bassano ; le bienheureux Angelo d’Acri soignait une agonisante chez elle et prêchait, au même instant, dans une église ; le don d’ubiquité fut également dévolu à un convers rédemptoriste, Gérard Majella ; saint Alphonse de Liguori, enfin, consolait les derniers moments du pape Clément XIV à Rome, tandis qu’il séjournait, en chair et en os, à Arinzo.

Et cette grâce du Seigneur ne s’est pas arrêtée aux âges révolus. Elle existe bel et bien de nos jours. Catherine Emmerich décédée en 1824, en est un exemple, et une stigmatisée encore plus près de nous, car celle-là n’est morte qu’en 1885, la visitandine Catherine Putigny, a été vue, doublée à la même seconde, dans son cloître à Metz.

Le cas de Lydwine n’est donc point un cas isolé ; il n’est pas plus surprenant, d’ailleurs, que les miracles d’autre sorte dont sa vie abonde.

En résumé, ses relations avec les anges furent continuelles ; elle vivait autant avec eux qu’avec les gens qui l’entouraient. Ses liaisons furent-elles aussi fréquentes avec les saintes et les saints ?

Évidemment, elle eut avec eux d’étroits rapports, pendant ses voyages dans l’Eden, mais elle ne semble pas, ainsi que tant d’autres déicoles, avoir entretenu sur la terre un commerce suivi avec tel ou tel saint déterminé ; du moins, ses chroniqueurs ne nous en avisent pas. Une fois, nous la rencontrons, contemplant plus spécialement au Paradis saint Paul, saint François d’Assise et les quatre prècellents docteurs de l’église latine : saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise et saint Grégoire ; une autre fois, nous la surprenons recevant la visite chez elle de ces mêmes quatre docteurs qui l’invitent à prévenir Jan Walter qu’il doit décider l’une de ses pénitentes d’Ouderschie, à se rendre chez l’évêque ou chez le grand pénitencier du diocèse, afin d’obtenir l’absolution d’un péché réservé qu’il ne peut personnellement lui remettre ; et c’est, je crois, tout.

Au fond, sans négliger le culte auxiliaire de dulie, Lydwine était surtout hantée et possédée par l’Époux qui, du reste, lorsqu’il n’intervenait pas en personne, employait, de préférence aux saints, les anges pour lui servir de truchements auprès d’elle.

Cette impatience qui la tenaillait d’aller rejoindre le Bien-aimé dans le ciel, ne l’empêchait cependant pas d’être la femme la plus attentive aux choses de la terre, la femme la plus charitable pour les pauvres et les affligés.

Elle était réduite à vivre d’aumônes et elle les distribuait, ces aumônes, aux indigents. Condamnée à ne pouvoir sortir de son lit, elle chargeait la veuve Catherine Simon et ses autres amies de les répartir et leur recommandait d’acheter les poissons les plus fins et de les accommoder avec de fringantes sauces pour réjouir un peu les membres souffrants du Christ.

La veuve Simon qui s’occupait plus particulièrement de ces emplettes et de ces partages, s’en acquittait avec tant de dévouement qu’après avoir prié Jésus de la récompenser, Lydwine lui dit, un jour, avec un air de joie extraordinaire, lorsqu’elle revint du marché :

— Le Seigneur est content de vous, ma bien chère, désignez la grâce qui vous tient le plus au coeur et j’intercéderai pour qu’elle vous soit accordée.

— Si vous m’obtenez le pardon de mes péchés et la grâce de la persévérance finale, je vous regarderai comme la meilleure des soeurs et des mères, répondit la brave femme. Quant au reste, je l’abandonne à votre charité.

— Vous ne réclamez pas peu de chose, fit la sainte en souriant, cependant je me charge de présenter votre supplique qui ne peut déplaire à Dieu. Quant au reste que vous abandonnez à ma charité, le Sauveur y pourvoira ; allez donc, de ce pas, à l’église, y prier pour moi.

Et cette femme, qui était entrée triste et préoccupée, partit joyeuse, sachant bien que l’exoration de son amie serait écoutée.

D’autres fois, la veuve Simon et ses compagnes s’ingéniaient, dans l’intérêt même de la malade, à ne pas strictement lui obéir ; navrées de son propre dénuement, elles s’arrangeaient de façon à prélever sur les sommes qu’elle leur confiait les quelques deniers nécessaires pour subvenir à ses besoins. Elle s’aperce. vait de ces amicales supercheries et se plaignait.

— Je sais, disait-elle, vos bonnes intentions, mais plût à Dieu que vous eussiez été plus dociles, car ces malheureux que vous avez frustrés seront, un jour, rois dans les cieux et c’est manquer au respect qui leur est dû que de les faire ainsi attendre.

Elle était, du reste, sagace et prévoyante ; quand elle détenait un peu d’argent, l’hiver, elle salait des viandes et les envoyait, l’été, garnies de petits pois, avec sa bénédiction, aux gueux qu’elle assistait ; d’autres fois, elle off-rait des oeufs, de la bière, du beurre, du pain, des poissons grillés et, lorsque ses moyens le lui permettaient, elle ajoutait pour les enfants malades un peu de lait d’amande ou de vin. Cette charité si prévenante fut rémunérée par de nombreux miracles.

Un jour, quand on eut retiré de la marmite un quartier de vache salée et quand on l’eut divisé en trente parts pour autant de familles, le quartier se retrouva intact.

— Eh bien, dit-elle, à ses intimes ébahis, eh bien, de quoi vous étonnez-vous, n’est-il pas écrit, dans les Évangiles, demandez et il vous sera donné ?

Ce prodige fut reconnu par toute la ville et des personnes même à l’aise voulurent par dévotion goûter à ce plat.

Un autre jour, Lydwine, qui manifestait une prédilection pour les gens autrefois riches et tombés, par suite de revers de fortune, dans l’indigence, pour les pauvres honteux, en un mot, chercha vainement comment elle parviendrait à secourir certaines de ces familles ; ses provisions étaient épuisées et sa bourse était vide ; ses protégés mouraient littéralement de faim ; le cas pressait ; elle fit appel à la générosité d’un brave homme et celuici mit aussitôt cuire une épaule de porc et la lui apporta.

Cet homme était vraiment miséricordieux, car il était, lui-même, dans le besoin et il se condamnait, en se privant du seul morceau qu’il possédait, à ne manger que du pain. Il ne fut pas peu stupéfié lorsque, retournant chez lui, il vit, pendue dans sa cuisine, une autre épaule de porc beaucoup plus forte que celle dont il s’était dessaisi ; et cependant il jugeait impossible que quelqu’un se fût pendant son absence introduit chez lui.

Une autre fois encore, une mendiante épileptique, dont les accès étaient fréquents, errait par la ville ; elle fut terrassée par une attaque, en pleine rue, et se traîna, quand elle fut un peu pacifiée, jusqu’à la demeure de Lydwine ; elle bramait de soif et elle but toute la réserve d’eau de la sainte ; mais sa soif n’était pas étanchée. Se souvenant alors qu’il y avait un peu de vin dans le fond d’un pot, Lydwine l’en avisa ; elle se jeta dessus, mais ce fut comme une goutte de liquide sur une pelle rouge. De plus en plus altérée, cette femme suppliait qu’on lui découvrît un breuvage quelconque ; dans l’impossibilité où elle était de la satisfaire, Lydwine lui alloua un denier et cette femme s’en fut, joyeuse, dans un cabaret où elle finit par éteindre, avec des rasades de bière, l’incendie qui la dévorait.

Quelque temps après, la sainte, consumée par la fièvre, voulut à son tour boire ; ne se rappelant plus que la mendiante avait avalé son vin, elle pria son père de lui passer le récipient qui le contenait et il fut aussitôt rempli d’un vin rouge exquis, si bien préparé qu’elle put se dispenser de le couper d’eau ; il dura, de la fête de saint Rémy jusqu’à la Conception de la Sainte Vierge, c’est-à-dire près de deux mois ; à cette époque, la veuve Simon, qui ne connaissait pas ce miracle, fit gracieusement cadeau à son amie d’une cruche de vin ; elle avait choisi le meilleur qui se débitait dans la ville, aussi n’hésita-t-elle pas, pour le transvaser, à renverser le pot encore à moitié plein du sue du cru céleste ; et la source de ce précieux cordial fut tarie.

Mais Lydwine ne bornait pas sa charité à des envois d’indispensables mets ; elle veillait aussi à ce que ses clients ne fussent privés de rien et elle se dépensait pour les vêtir.

Un prêtre lui fut signalé qui était dénué d’habits ; malheureusement le drap nécessaire manquait chez tous les marchands de Schiedam. Voyant sa peine, une femme qui l’aimait lui dit :

— Écoutez, j’ai gardé les six aunes de l’étoffe noire que voici, pour tailler une robe à ma fille ; à la rigueur elles peuvent convenir à l’usage que vous leur destinez, les voulez-vous ?

Lydwine accepta le présent, fit semblant de mesurer l’étoffe, en se servant pour cela de sa bouche et du bras qu’elle pouvait manier ; et le morceau qu’elle serrait entre ses dents s’allongea tant et si bien qu’il y eut plus de tissu qu’il n’en fallait pour confectionner et le vêtement de l’ecclésiastique et la robe de la fille.

La charité, telle qu’elle la comprenait, devait s’étendre à tout, devancer les besoins, être active et sans réticences.

Un soir que son confesseur et que quelques-uns de ses amis festoyaient ensemble, une voix se leva soudain, une voix douloureuse qui implorait l’aumône. Le prêtre, sans se hâter, ouvrit la porte et ne vit rien. Il s’était à peine remis à table qu’il entendit la même voix. Il sortit derechef et parcourut la rue, elle était déserte ; il rentra et comme, pour la troisième fois, la voix continuait de gémir, il se glissa par une autre issue et s’élança pour surprendre la personne qui le dérangeait ainsi ; mais il eut beau sonder la route, elle était vide !

Troublé par cet événement, et convaincu qu’il n’était pas la victime d’une farce, il se rendit, après le dîner, avec ses convives chez Lydwine et la consulta.

— O hommes trop lents à écouter l’appel du pauvre, s’exclama-t-elle, c’était un de vos frères, les anges, qui proférait ces plaintes. Il est venu pour vous éprouver, et pour s’assurer si vous n’oubliez pas le Seigneur dans vos réjouissances. Plût à Dieu que vous eussiez deviné qui il était !

Cette charité extraordinaire avivait encore sa passion des souffrances qui allait, d’années en années, en grandissant. Décharger le prochain de ses maux et les ressentir à sa place, lui paraissait une chose due et parfaitement juste ; si résolue, si impitoyable pour elle-même, elle ne pouvait voir pâtir les autres, sans vouloir aussitôt les soulager.

Elle accomplissait, sans faiblir, cette mission de la suppléance que le Sauveur lui avait confiée ; elle se substituait, ainsi qu’il fut narré, aux âmes du Purgatoire, pour achever de subir leur peine ; elle se subrogeait à la Hollande, à sa ville natale, pour expier par des châtiments leurs démérites.

A un moment une guerre civile éclata à Schiedam. Comme toujours, au lieu de se défendre, les gens pacifiques s’enfuirent ; la cité risquait fort d’être saccagée par les vainqueurs, et cependant l’un des hommes qu’ils poursuivaient et qui s’était, au début des hostilités, réfugié dans un autre hameau, revint et dit à des amis le suppliant de repartir :

— Je n’ignore pas le danger que je cours, mais je sais aussi que les prières de Lydwine me protégeront moi et la ville.

Ces paroles ayant été rapportées à la sainte, elle soupira humblement : Je rends grâce au Seigneur qui inspire aux âmes simples une telle confiance en les prières de sa petite servante.

Et elle parvint en effet, — Dieu seul connaît en échange de quels nouveaux tourments ! — à déjouer les brigues et à réconcilier tous ces gens.

Une autre fois, elle dut encore intervenir auprès du Sauveur pour préserver la ville de la destruction qui la menaçait.

Une flotte ennemie qui avait déjà ravagé le littoral des autres provinces parut en face de Schiedam. Lydwine s’off-rit en otage à Jésus, le supplia d’assouvir sa colère sur elle et, tandis que tous les habitants s’attendaient à être égorgés, la flotte, malgré ses efforts, malgré le vent qui lui était favorable, reculait au lieu d’avancer, et elle finit par disparaître, repoussée, en quelque sorte, par les exorations de la sainte.

Elle était donc le paratonnerre de sa patrie ; mais quand elle avait été crucifiée pour tous, elle souhaitait encore de l’être pour chacun ; elle allait du plus grand au plus petit, du général au particulier ; elle le montra dans une autre circonstance.

Entendant, une matinée, des gémissements dans la rue, elle invita un ecclésiastique assis à son chevet à vérifier qui pleurait ainsi, au dehors. C’est une de vos amies qui est torturée par une rage de dents atroce, dit— il, en rentrant. Lydwine envoya aussitôt ce prêtre la chercher et, du ton le plus naturel, lui proposa d’endurer sa rage de dents à sa place.

— Vous avez assez d’infirmités, répliqua la brave femme, sans encore vous charger des miennes ; priez seulement Notre-Seigneur qu’il me délivre de cette crise.

Lydwine pria ; son amie fut dégrevée sur-le-champ, mais elle, elle souffrit tellement pendant vingt-quatre heures, de la mâchoire, qu’elle en hurlait.

Ce transfèrement d’un mal d’une personne à une autre, par la voie de l’oraison, se complétait par un autre phénomène. De ces calamités corporelles accumulées sur une sainte émanaient de salutaires effluences, des propriétés célestes de guérison. Une vertu sortait d’elle, ainsi qu’il est dit du Christ dans les Évangiles ; sa pourriture engendrait la bonne santé pour les autres.

C’est ainsi qu’un jour, une femme dont l’enfant malade poussait des cris déchirants, vint le déposer sur le lit de Lydwine. A peine y fut-il placé que ses maux cessèrent. Elle lui sourit et lui vanta, en des termes qu’il ne pouvait encore saisir, les délices de la chasteté ; et il se remémora ces leçons lorsqu’il grandit ; il les comprit et dès qu’il eut atteint l’âge de raison, il se fit religieux, en souvenir d’elle.

C’est ainsi encore quen Angleterre, un marchand qui n’avait jamais entendu parler de la sainte, se lamentait d’être affligé d’un mal de jambe incurable ; une nuit, tandis qu’il se désespérait, il s’endormit et une voix, en songe, lui dit : envoie quelqu’un en Hollande, à Schiedam ; il se procurera de l’eau dans laquelle une vierge du nom de Lydwine se sera lavé les mains et tu l’appliqueras en compresse sur ton mal qui aussitôt s’évanouira.

Il dépêcha, dès son réveil, un messager à la sainte ; elle lui donna l’eau qui avait servi à ses ablutions et le marchand, dès qu’il en eut imbibé sa jambe, fut, en effet, guéri.

Il convient de remarquer que, dans tous ces miracles, Lydwine eut seulement recours aux obsécrations, car il est bien probable qu’en confiant un peu d’eau à l’Anglais chargé de la rapporter dans son pays, elle pria pour la personne qui devait se lotionner avec ; elle était, en somme plus passive qu’active, c’est-à-dire qu’elle n’agissait pas, par elle-même, ainsi que beaucoup d’autres saints qui chassaient les infirmités, avec un signe de croix, un attouchement, une imposition des mains. Elle, s’en remettait à Dieu, le suppliait de l’exaucer ; elle jouait le rôle d’une intermédiaire entre les malades et Jésus, et c’était tout.

Une seule exception apparaît dans sa biographie, à cette règle qu’elle semblait s’être tracée ; ce fut le jour où une femme qui lui était chère, la veuve Simon peut-être, fut atteinte d’une fistule.

Lydwine l’incita d’abord à visiter les praticiens les plus renommés du pays. Ils furent tous d’accord pour déclarer qu’aucun espoir d’amélioration n’était possible. — Allons au grand médecin, fit alors la sainte. Elle se mit en prière, puis elle toucha doucement avec son doigt la fistule qui disparut.

Son inlassable charité ne se borna pas à des actes matériels, à des aumônes, à des cures, voire même à la suppléance des misères d’autrui ; elle s’exerça aussi dans le domaine spirituel et, là, elle pratiqua, une fois, la substitution mystique à un degré inconnu jusqu’à elle et dont il n’existe pas, je crois, un second exemple, dans les annales postérieures des saints.

Le fait que voici n’est-il pas, en effet, unique ? Je me contente de le raconter, tel qu’il figure dans les vies recueillies par les Bollandistes.

Un homme qui était un vrai scélérat fut assailli de remords, mais il n’osait s’adresser à un prêtre pour renverser, devant lui, sa vie. Un jour que la grâce le torturait, il arriva chez Lydwine et, malgré sa résistance, il lui fit un aveu complet et détaillé de ses crimes, en la priant de les endosser et de les confesser à sa place.

Et elle accepta cette substitution d’àme et de personne. Elle appela un prêtre auquel elle confessa les turpitudes de cet homme, comme si elle les avait, ellemême, commises et elle accomplit la pénitence que le ministre lui infligea.

Quelque temps après, le sacripant revint.

— Maintenant, dit-il, que vous avez confessé mes péchés, indiquez-moi la pénitence que je dois pratiquer ; je vous jure que je l’exécuterai.

— Votre pénitence, c’est moi qui l’ai effectuée, répliqua Lydwine ; je vous demande seulement, pour votre mortification, de passer une nuit entière, sans bouger, sur le dos.

Le pécheur sourit, jugeant la coulpe douce et facile ; le soir, il s’étendit dans la position désignée et résolut, ainsi qu’il avait été convenu avec la sainte, de ne se retourner, ni sur le côté droit, ni sur le côté gauche ; mais il ne put s’endormir et cette immobilité ne tarda pas à lui paraître insupportable. Alors il réfléchit et pensa : je me plains et pourtant mon lit est moelleux et je n’ai pas, ainsi que la pauvre Lydwine, les épaules sur la paille, à vif ; et cependant, elle est innocente, tandis que moi !

Le remords qui l’avait tant angoissé l’étreignit à nouveau ; il se révisa, pleura ses méfaits, se reprocha sa lâcheté et quand le jour eut commencé de luire, il courut se confesser à un prêtre, cette fois, et ce chenapan fut désormais intègre et cet impie devint pieux.

La tâche de Lydwine était d’autres fois moins pénible ; au lieu d’écouter les aveux de débauchés et de gredins, elle recevait les confidences de bonnes et de naïves gens ; tel un ecclésiastique d’une admirable candeur qui l’aborda pour être éclairé sur l’état de son âme et de celles que son ministère l’obligeait à diriger.

Lydwine l’accueillit aimablement, mais elle refusa de répondre à certaines de ses questions qu’elle estimait indiscrètes ; persuadé qu’il lui avait déplu, il fut, en sortant de chez elle à l’église et s’agenouilla, en pleurant, devant l’autel de la Sainte Vierge.

Là, il tomba — ce qui ne lui était jamais arrivé dans le ravissement et il vit une jeune fille s’avançant à sa rencontre, accompagnée de deux anges qui chantaient le « Salve Regina » et il fut empli d’une telle joie que son âme aurait éclaté, si l’extase n’avait aussitôt pris fin.

Dès qu’il eut ressaisi ses sens, il se précipita chez la bienheureuse.

— Eh bien, fit-elle, lorsqu’il entra, le beau temps succède à la pluie, mon père, n’est-ce pas ?

Surpris, il s’écria : c’était donc vous qui marchiez escortée de deux anges, alors que j’étais prosterné dans la chapelle de la Madone !

Elle sourit, mais se tut.

Telle encore une excellente femme qui, tentée par le démon, sombra, après s’être vainement débattue, dans le désespoir ; ses amis ne parvenant pas à la remonter l’emmenèrent chez la sainte qui lui dit tout bonnement : tenez-vous en paix et attendez.

Quelques jours après, cette femme, projetée hors d’elle-même, se promena, ainsi qu’en un rêve, avec Lydwine dans un fastueux palais et elle y fut saturée de si impérieux parfums qu’une fois de retour sur la terre les odeurs même les plus délicates lui paraissaient nauséabondes et que le coeur lui levait ; mais ses peines s’étaient évaporées dans le céleste tourbillon de ces senteurs et lorsque l’Esprit de Malice essaya encore de l’investir, elle subit ses assauts sans fléchir.

Telle enfin une autre femme qui était mariée à une sinistre brute dont les incessantes colères se résolvaient en des dégelées de coups. Patientez, lui répétait Lydwine, alors qu’elle la suppliait d’obtenir par ses prières que ce butor devînt moins rogue ; mais les semaines se succédaient et la malheureuse n’en continuait pas moins à être battue comme plâtre, au moindre mot. Lasse de cette existence elle résolut de se pendre ; des amis, qui survinrent à temps, l’en empêchèrent ; alors elle rumina de se noyer dans la Meuse et elle profita d’un moment où son mari était absent et où ses intimes ne la surveillaient pas, pour gagner le fleuve ; mais, chemin faisant, elle réfléchit : Lydwine a toujours été si dévouée pour moi que je ne veux pas cependant mourir sans lui dire adieu ; et elle se dirigea vers sa maison.

A cet instant, Lydwine, entourée de ses gardes-malades, s’exclama : Allez au plus vite ouvrir la porte à celle qui va frapper, car son coeur se fond d’amertume !

Et dès qu’elle eut pénétré dans la chambre de la sainte, cette malheureuse s’affaissa sur les genoux et sanglota.

— Allons, ma bien chère, fit Lydwine, ne songez plus au suicide et retournez chez vous ; le bourreau que vous redoutez s’est changé en le plus affable des époux, je vous l’affirme.

Confiante en cette promesse, la femme, après avoir imploré et reçu la bénédiction de la malade, se rendit chez elle.

Son mari était couché et il dormait ; elle se déshabilla, sans bruit, pour ne pas le réveiller et s’assoupit à son tour ; le lendemain matin, elle trouva un homme souriant qui ne l’injuriait et ne la cognait plus. — Pourvu que cela dure ! pensa-t-elle, mais cela dura. — Ce rustre devenu, par miracle, si débonnaire, ne dévia plus.


X

QUELQUE incommensurable qu’elle fût, la charité de Lydwine n’était pas de celles que l’on pouvait facilement duper. La sainte décortiquait, d’un coup d’oeil, les âmes et elle n’hésitait pas quand cela lui semblait nécessaire, à les vitupérer ; c’est ainsi elle écala une femme de Schiedam qui cachait sous une écorce de fragile dévotion une infrangible astuce ; celle-là extorquait des aumônes aux familles charitables de la ville et bombançait avec.

La veuve Catherine Simon la rencontra, un matin, dans la rue et, émue par ses plaintes et sachant qu’il n’y avait plus d’argent chez la sainte, la mena chez Jan Walter qui, leurré à son tour, par ses pieuses jérémiades, l’aida ; mais, le lendemain, Lydwine, à qui personne n’avait pourtant raconté cette aventure, dit à Catherine :

— Cette créature vous a trompée, ainsi que mon confesseur ; soyez dorénavant Plus prudente ; rappelez-vous cette parole des Écritures : il est des gens qui, sous un aspect d’humilité, cèlent des coeurs pleins de fraude et de malice, et gardez-vous surtout de croire à tout esprit.

Elle fouaillait sans pitié les hypocrites qui avaient l’aplomb de vanter leurs vertus devant elle ; elle secoua, un jour, d’importance, une intrigante qui se prétendait vierge et affectait des allures outrées de bigote ; or, cette femme avait des relations avec un incube.

— Vous êtes vierge, vous ! s’exclama la sainte.

— Mais certainement que je le suis.

— Eh bien, ma fille, voulez-vous que je vous dise, vingt-cinq vierges de votre espèce danseraient aisément sur un moulin à poivre, répliqua Lydwine, attestant par cette comparaison d’un acte impossible à réaliser, la duplicité de cette papelarde qui n’insista pas d’ailleurs et sortit, furieuse d’être ainsi démasquée.

Une jeune fille, qui assistait à l’exécution, fut choquée de cette sévérité et demanda à Lydwine pourquoi elle traitait si durement cette vierge.

— Ne répétez pas ce mensonge du Diable, s’écria la sainte ; cette femme est telle que Dieu la connaît. Quant à sa prétendue piété, il vous est loisible de l’éprouver. Allez chez cette dévergondée et signalez-lui quelques-unes de ses imperfections ; si elle vous écoute patiemment et les avoue, c’est moi qui m’abuse ; si, au contraire, dès les premiers mots, elle fume de colère, vous serez renseignée.

Cette jeune fille tenta l’expérience, mais elle tomba sur une forcenée qui l’agonit d’injures, dès qu’elle voulut lui parler de ses défauts.

Cette malheureuse mourut quelques mois après qu’elle se fut attiré ces remontrances, et comme Lydwine priait pour elle, vous perdez votre temps, lui assura son ange, elle est dans l’abîme d’où l’on ne s’échappe pas.

Une mésaventure de ce genre advint à un sacerdote qui lui dit, un matin je vous quitte, car il faut que j’aille célébrer la messe.

— Je vous le défends bien, proféra Lydwine.

— Vous me le défendez ! Je serais curieux par exemple, de savoir pourquoi ?

— Avez-vous donc oublié le péché contre le sixième commandement que vous commîtes hier ?

Il demeura muet et confus.

La sainte ajouta : Mettez ordre à vos affaires, car vous mourrez dans trois jours.

Il geignit de frayeur, la supplia d’intercéder pour que son existence se prolongeât.

— C’est impossible, répliqua-t-elle, car il y a trop longtemps que cela dure et la mesure est comble ; tout ce que je puis vous promettre, c’est de prier ardemment pour votre salut.

Le troisième jour, cet ecclésiastique se leva bien portant et il s’en fut, triomphant et un tantinet narquois, chez la malade.

— Et bien, fit-il, ai-je la mine d’un homme qui va trépasser aujourd’hui ?

— Ne vous fiez pas à des apparences de santé ; à telle heure, vous ne serez plus, répartit Lydwine.

Et ce décès eut lieu, en effet, ainsi qu’elle l’avait prédit.

Une autre fois encore, elle déclara à une jeune fille folle de son corps, qu’il lui fallait au plus vite changer de vie. Celle-ci s’engagea à se corriger et ne tint pas sa parole. Bientôt après, elle enfla ; tout le monde la crut enceinte. — C’est une tumeur due à sa corruption, soupira Lydwine ; et la malheureuse expira, sans gésine, après de longues souffrances.

Si elle tançait les femmes et les hommes de la classe populaire ou moyenne, elle réprimandait avec une égale franchise, les grands ; la noblesse, la richesse la laissaient parfaitement indifférente et elle n’épargnait pas plus les princes que les bourgeois et les prêtres.

L’un d’eux, dont le nom ne nous a pas été conservé, vint d’un pays assez lointain pour l’entretenir d’un cas de conscience. Il se perdait en digressions, n’osait aborder carrément le chapitre de ses hontes, tournait, comme on dit vulgairement, autour du pot. Très simplement, elle appuya le doigt sur la plaie, et, tenaillé par le remords, il pleura.

— Ah ! s’écria-t-elle, vous pleurez, Monseigneur, pour un péché bien moins grave que d’autres dont vous vous êtes également rendu coupable ; et ceuxlà, vous n’y pensez même pas, tant votre conscience est aveuglée !

Et, brusquement, elle lui écartela l’âme et il en jaillit d’affreux méfaits qu’elle l’invita à confesser, sans aucun retard ; il écouta ce conseil et bien il fit ; car il fut à peine de retour dans ses États qu’il mourut.

Parmi ces visiteurs qui se succédaient, du matin au soir, près de son lit, figuraient un grand nombre de religieux. Plusieurs des réponses de Lydwine aux interrogations qu’ils lui posaient ont été notées celles-ci entre autres :

Un moine de Citeaux, ayant été promu à l’épiscopat, trembla de peur et ne voulut point accepter cette charge ; avant toutefois de résister à ses supérieurs, il s’en fut consulter la sainte. Il biaisa avec elle, disant :

— Ma chère soeur, un de mes frères, ne se jugeant pas les ressources d’esprit nécessaires, refuse une prélature quon lui enjoint de recevoir ; l’approuvez-vous ?

Lydwine, qui savait très bien qu’il s’agissait de lui, répliqua :

— Je crains fort que les raisons alléguées par ce frère ne soient des subterfuges ; en tout cas, il est moine, soumis par conséquent à la règle d’obéissance ; s’il ne se décide pas à la suivre, il peut être sûr d’une chose, c’est qu’en cherchant à éviter un péril médiocre, il encourra un danger plus grand.

Le cistercien, mal convaincu, se retira et finalement déclina les honneurs de l’épiscopat ; mais ce refus ne lui fut pas propice, car, ainsi qu’il dut l’avouer plus tard, Dieu le fit passer par des tribulations autrement pénibles que celles qu’il avait résolu de fuir.

D’autres religieux arrivaient aussi, qui étaient de ces esprits toujours inquiets, mal partout où ils sont et s’imaginant qu’autre part ils seraient mieux ; Lydwine avait grand’pitié de ces âmes nomades ; elle tâchait de remonter ces malheureux, de les persuader que l’on ne devient pas meilleur, en changeant de place, qu’on emporte son âme avec soi, qu’il n’y a qu’une façon de la lénifier et de la fixer, c’est de l’assujettir à l’obéissance, de la spolier de toute volonté, de la confier humblement à la garde de son abbé et de son directeur ; et quelquefois, elle parvenait à les apaiser, à leur faire aimer cette cellule qui, ainsi que le dit l’Imitation, est vraiment douce quand on la quitte peu et engendre un mortel ennui lorsque souvent on s’en éloigne.

D’autres encore la suppliaient de les préserver des tentations ou d’écarter celles d’autrui : tel un chanoine régulier appartenant à un monastère, situé à Schonhovie et distant d’à peu près sept lieues de Schiedam. Celui-là doutait de sa vocation qui, aux yeux de ses maîtres, était certaine. Le prieur, le P. Nicolas Wit, essayait vainement de le consoler ; mais ni les conseils, ni les objurgations, ni les prières ne le pacifiaient ; le moment vint où ce chanoine se détermina à jeter le froc. Le prieur, désespéré de cette résolution et navré du scandale qui allait en résulter, conduisit cet infortuné chez la sainte.

Elle souffrait, à ce moment-là, le martyre et le moindre bruit la rendait quasi folle ; elle consentit cependant à voir Nicolas Wit, mais à condition qu’il entrerait seul.

— Mon très cher père, lui dit-elle, je vous prie de m’excuser si je prends, la première, la parole, mais j’y suis contrainte par mes tortures qui ne me permettent pas d’entendre la voix des autres et me forcent, moimême, à peu parler ; le brave religieux que vous avez amené avec vous est durement pressuré par NotreSeigneur, mais assurez-le que son épreuve sera courte ; qu’il ne perde pas courage et, vous, mon père, continuez à l’adjuver de vos prières.

L’étonnement du prieur fut inexprimable. Il ne savait que répondre.

Alors la sainte lui dit : adieu, exhortez bien votre frère à. la patience et ne m’oubliez pas devant Dieu.

Et le chanoine fut, effectivement, affranchi de ses obsessions, ainsi qu’elle l’avait annoncé.

Elle excellait à balayer les scrupules, à conforter les malheureux désorbités par l’ingénieuse cautèle du Démon.

A Schiedam, une femme était victime de noises de ce genre ; elle était agitée de la manie des scrupules et égarée à ce point qu’elle ne vivait plus qu’à l’état de vertige et était prête à succomber au désespoir, à tout instant. Le Diable l’affolait, en lui montrant, pendant son sommeil, un écrit mentionnant certain péché qu’elle avait pourtant confessé.

— Tu as beau avoir reçu l’absolution et avoir accompli la pénitence qui te fut imposée, ce péché-là ne peut être pardonné ni dans ce monde, ni dans l’autre, lui criait-il ; de quelque côté que tu te tournes, tu es damnée.

Cette femme se mourait de terreur quand une voix intérieure lui dit : cours chez Lydwine. Elle ne fit qu’un saut chez elle et se rua dans sa maison, comme une bête traquée ; elle s’y éplora, en clamant qu’elle était une âme perdue, une réprouvée.

— Cette cédule dont l’Esprit de ténèbres vous menace n’est qu’un mensonge, affirma Lydwine. Je prierai le Seigneur de la supprimer ; rassurez-vous donc et n’y songez plus.

Et aussitôt qu’elle fut sortie, Lydwine supplia le ciel de dégager des rets infernaux cette malheureuse ; et elle fut, au même moment, ravie en extase, et elle vit la Sainte Vierge arracher des mains de Satan cet écrit et le lacérer.

Elle revint à elle ; les morceaux déchirés de ce parchemin jonchaient son lit ; son confesseur Walter qu’e1le fit quérir les examina et la femme fut exonérée.

Une autre histoire étrange est celle d’un des échevins de Schiedam. Il avait pour directeur un chapelain qui célébrait souvent la messe devant lui, Jan Pot, dit Gerlac ; un vicaire de la paroisse, note Brugman qui omet de citer le nom.

Y a-t-il identité entre ce vicaire et Jan Pot ? Je ne vois pas de sérieuses raisons qui empêchent de le croire.

Or, le dit échevin était hanté du désir de se pendre. Jan Pot, ayant épuisé tous les moyens dont il disposait pour empêcher ce suicide, recourut à la sainte.

— Il s’agit, en l’espèce, d’une tentation diabolique, assura-t-elle ; voici de quel expédient il vous sied d’user. Après avoir confessé cet homme, vous lui infligerez, comme pénitence, d’avoir justement à se pendre.

— Et s’il le fait !

— Il s’en gardera bien ; le Malin qui l’incite à se brancher, sous prétexte d’humeur noire, ne le laissera jamais se tuer, par obéissance surnaturelle ; il hait trop le sacrement pour cela !

Encore qu’il eût grande confiance dans les lumières de Lydwine, Jan Pot partit de chez elle, très démâté.

Il préféra tergiverser avec le monomane, mais l’heure vint où il fallut pourtant se décider. La famille de cet homme devait, à chaque instant, lui arracher la corde dont il voulait se cravater. Poussé à bout, Jan Pot suivit les instructions de Lydwine. Vous vous pendrez en expiation de vos péchés, ordonna-t-il, à l’échevin qui retourna, enchanté, chez lui. Il attacha, en hâte, à une solive du plafond, une corde qu’il se noua autour du cou, grimpa sur un escabeau, et il allait s’élancer dans le vide, lorsque, grinçant des mâchoires, les démons crièrent : « Ne te tue pas, malheureux, ne te tue pas ! »

En même temps, l’un d’eux cassait le licol tandis qu’un autre empoignait le patient et le jetait entre une énorme malle et le mur ; et le coup fut si violent qu’il resta évanoui, comprimé, pendant trois heures, sans pouvoir reculer la malle et se lever ; à la fin, ses parents, qui le cherchaient partout, le découvrirent à moitié écrasé dans cette ruelle et quand ils l’en eurent retiré, il bénit le Seigneur et jura bien qu’il était à jamais guéri de cette démence.

Et Brugman ajoute, un peu effaré par la manière dont Lydwine trancha cette situation, la réflexion chère aux catholiques qu’un rien ébroue : « C’est là une de ces actions que l’on doit admirer, mais qu’il faut surtout ne pas imiter. »

Si elle était d’audacieux avis et de hardi conseil, elle était aussi singulièrement humble lorsqu’elle était contrainte de résoudre des problèmes qu’elle ne pouvait connaître. Dieu lui donnait alors la science infuse, l’éclairait de telle sorte qu’elle stupéfiait les théologiens acharnés à la confondre.

L’un d’eux en fit l’essai ; c’était un dominicain, professeur de théologie à Utrecht ; il s’arrêta à Schiedam et, après quelques feintes, il dit nettement à Lydwine :

— Je veux que vous m’expliquiez la façon dont les Trois personnes ont opéré dans le sein de la Vierge Marie l’Incarnation du Verbe.

Surprise, elle se récusa ; mais le dominicain le prit de haut, et, d’un ton de commandement, cria : je vous adjure par le jugement du Dieu vivant de répondre, et tout de suite, à ma demande !

Lydwine, effrayée par cette brutale injonction, pleura ; mais, comme malgré ses larmes, ce religieux insistait d’une voix de plus en plus menaçante, elle s’essuya les yeux et répliqua :

— Mon père, pour vous permettre de bien saisir ma pensée, je dois recourir à une comparaison : j’imagine un corps solaire d’où sortent trois rayons qui se réunissent et se fondent en un seul ; ils sont larges à leur point de départ, mais ils se rapprochent les uns des autres à mesure qu’ils s’en éloignent et s’amincissent si bien qu’ils finissent par s’aiguiser, à leur extrémité, en une seule pointe ; cette pointe elle se dirige vers l’intérieur d’une petite maison ; vous voyez déjà par cette image ma pensée, n’est-ce pas ? néanmoins, pour plus de clarté, je la développerai, si vous le voulez bien ; par le corps solaire, j’entends la Divinité ellemême, par les trois rayons distincts qui s’en échappent les trois personnes ; par leur sortie tendant au même but l’unité de l’opération à laquelle les trois Hypostases concourent ; par l’extrémité de la pointe le Verbe ; cette pointe qui pénètre dans un intérieur signifie donc l’entrée de Jésus dans le sein de la bienheureuse Vierge Marie où il prit une partie de son sang, de sorte qu’il y eut en Lui, après qu’il se fut revêtu de la chair, deux natures et une seule Personne, la Personne du Fils.

Le dominicain fut frappé de la lucidité de cette explication et il la quitta, convaincu qu’elle était bien, en effet, animée de l’esprit de Dieu.

Après ce frère-prêcheur qui semble avoir été assez mal embouché, ce fut le tour d’un receveur d’impôts, homme vaniteux et cupide ; celui-là vint avec l’intention de lui soumettre des questions captieuses et de la réfuter.

Familièrement, il l’aborda et commença :

— Je suppose, Lydwine, que vous ayez le Seigneur présent devant vous sur l’autel en l’hostie renfermée dans la monstrance et qu’en même temps vous voyiez le même Seigneur vous apparaître sous la forme visible qu’il eut sur la terre ; auquel des deux rendriez-vous hommage ?

Elle se tut et pleura ; puis tandis que ce mécréant se flattait de l’avoir réduite au silence, d’un ton singulièrement imposant, elle dit :

— Des personnes doctes et vénérables m’ont parfois harcelée d’interrogations spécieuses, à l’effet de m’éprouver, mais je ne me souviens pas que l’on m’ait encore adressé une sommation plus choquante que celle de ce percepteur dont l’âme ne vénère que les sacs d’écus.

Des témoins, assis dans la chambre, qui savaient que la sainte ne connaissait ni cet individu, ni sa profession, ni son vice, rougirent pour lui, et partirent, pendant que lui-même fuyait, gêné d’être ainsi démasqué devant des tiers, de son côté, seul.

On abusait, d’ailleurs, plus ou moins poliment de sa patience ; sous prétexte qu’elle était de caractère bénin et d’opinion utile, l’on venait, pour des vétilles, l’empêcher de souffrir à son aise et combien qui la dérangeaient de ses méditations, de ses colloques avec les anges, par simple curiosité, pour savoir, par exemple, quand aurait lieu l’avènement de l’Antechrist qu’elle disait devoir être certifié, l’année où il naîtrait, par ce signe que, dans son pays d’origine, trois gouttes de sang découleraient de chaque feuille d’arbre ; ou bien encore pour la consulter sur des cas oiseux tel que celui-ci, présenté par une femme qui s’était introduite chez elle, afin de lui demander s’il valait mieux qu’elle travaillât ou qu’elle se tournât les pouces.

Et elle avait la complaisance de se retenir de crier quand elle peinait, pour répéter ce que tout le monde sait, que l’oisiveté est un tremplin de vices, que puisque cette femme s’avérait sans fortune mais habile à tisser la laine, elle devait exercer ce métier et vivre honnêtement avec ; seulement, elle ajoutait :

— Au lieu d’entreprendre ce commerce dans l’espoir de gagner de l’argent, il convient de l’entreprendre dans le but d’aider les indigents ; donc, chaque fois que vous acquerrez un lot de toisons, vous en réserverez une pour les pauvres du Seigneur ou, si vous le préférez, vous leur conserverez cinq deniers sur le produit de la vente de chacune de vos étoffes, en souvenir des cinq plaies du Sauveur ; enfin, vous aurez soin de ne pas exploiter la misère des ouvrières que vous embaucherez : vous les paierez exactement, sans abuser de leur travail, et je vous garantis que Dieu bénira vos efforts.

Cette femme suivit ces avis à la lettre et réalisa d’abord, en demeurant probe, d’enviables gains ; mais vint une année où elle dut se débarrasser de ses marchandises à perte et, pour se rattraper de ses méventes, elle trompa son fournisseur de toisons et de laines, en le frustrant d’une pièce d’or. Ce marchand qui décéda, peu après, apparut à Lydwine, lui révéla le dol de sa cliente, et exigea qu’elle employât la somme dérobée à acheter des cierges et à commander des messes pour le repos de son âme.

La sainte fit aussitôt quérir la voleuse qui, stupéfiée de se voir reprocher un larcin que tout le monde ignorait, satisfit aux désirs du défunt et s’amenda.

Quelquefois, ces fâcheux, qui l’importunaient avec leurs requêtes, éprouvaient d’amusants mécomptes ; le résultat de ses prières n’était pas précisément celui qu’ils espéraient ; exemple, ce chanoine qui lui dit :

— Je vous serai obligé d’exorer le Sauveur pour qu’il m’élague de ce qui lui déplaît le plus.

La sainte accepta de prier à cette intention ; peu de temps après, ce chanoine, qui était doué d’une voix magnifique, devint aphone.

Il consulta les médecins, usa de tous les gargarismes, de tous les électuaires inventés par la pharmacopée de son temps, ce fut en pure perte ; il ne s’extrayait de la gorge que des râles étouffés ou des sons rauques ; l’un de ses confrères finit par s’écrier, un jour qu’il assistait à une nouvelle réunion d’empiriques : laissez donc cela ; vos sédatifs et vos émollients sont inutiles, la voix tonitruante de M. le chanoine est à jamais perdue !

— Et pourquoi cela ?

— Parce que j’étais avec lui, lorsqu’il pria Lydwine de lui faire retrancher le défaut qui lui nuisait le plus ; or, notre ami tirait un peu vanité de l’ampleur superbe de son chant ; le voilà délivré de cette imperfection ; l’intercession de la sainte a été exaucée ; c’est pour le mieux.

Et il est à croire que cette disgrâce servit à son avancement spirituel, conclut gravement le bon Brugman.

L’on pourrait s’imaginer qu’après des journées passées tout entières à recevoir des visites, des journées qui l’exténuaient, car, au rapport de ses biographes, elle avait le visage en feu, inondé de sueur et tombait en défaillance quand les gens sortaient, Lydwine reprenait haleine et se reposait un peu. Nullement ; elle profitait d’un moment libre, entre deux audiences, pour s’occuper alors de ceux que sa voyance lui montrait, menacés de quelque danger.

Elle leur dépêchait un messager ou leur écrivait, pour les prévenir. Ainsi agit-elle envers un négociant qu’elle aimait et qu’elle empêcha de s’embarquer avec des camarades sur l’un des navires alors en partance pour la Baltique.

Mais, dit le marchand, ahuri par ce conseil, si je ne pars pas en même temps que mes compagnons, il me faudra effectuer, seul, ce long et périlleux voyage ! — Et comme, sans s’expliquer davantage, Lydwine insistait pour qu’il l’écoutât, — il obéit assez tristement, car tous ses amis se raillèrent de sa crédulité ; cependant, la flottille avait à peine gagné la pleine mer qu’elle fut abordée par des pirates qui la coulèrent bas ; et ceux des passagers qui ne se noyèrent point furent emmenés en captivité. Le protégé de la sainte s’aventura, seul, après, et revint de son expédition sans avoir, pendant l’allée et le retour de la traversée, subi le moindre encombre.

Une autre fois, ce don que Dieu lui avait accordé de la double vue lui permit d’assister de chez elle à la scène que voici :

Un soir, un des plus merveilleux soulauds de Schiedam, un nommé Otger, s’attabla dans une des tavernes de la ville avec d’autres ivrognes ; ceux-ci, après avoir humé de copieuses rasades, s’avisèrent, avant de rouler sous la table, de déblatérer contre Lydwine. A les entendre, elle festinait en cachette et était, à la fois, une hypocrite et une possédée ; bien qu’il eût, ainsi que ses camarades, Parmet échauffé par la boisson, Otger ne put s’empêcher de s’indigner et s’exclama :

— Écoutez, mieux vaudrait nous taire que de calomnier de la sorte une pauvre fille malade, que tout le monde sait être pieuse et charitable : notre habituelle sottise nous incite à commettre assez de fautes sans encore que nous y ajoutions celle-là !

Cette leçon les irrita et l’un des plus enragés de ces pochards gifla Otger en criant : Comment, toi qui es né et nourri dans le péché, tu as l’aplomb de nous morigéner ? Allons, vaurien, file et au plus vite !

— Je reçois ce soufflet sans me venger, fit Otger subitement dégrisé ; je le reçois parce qu’il m’a été donné pour avoir défendu l’honneur d’une sainte ; et il partit.

Lydwine suivait, de son lit, cette scène. Elle envoya chercher Jan Walter, le mit au courant de l’incident et lui dit :

— Demain matin, père, vous vous rendrez, dès la première heure, chez ce brave homme et vous lui répéterez ceci : Lydwine vous remercie de la part de Dieu d’avoir été frappé pour elle ; et elle me charge aussi de vous attester que vous serez récompensé.

— Mais, demanda Otger au prêtre, comment Lydwine a-t-elle pu apprendre un fait qui s’est passé très tard, hier, dans la nuit, et qui n’a pas eu le temps de s’ébruiter ?

— Qu’il vous suffise d’être certain qu’elle l’a appris, repartit Walter ; ayez confiance et vous verrez que sa prophétie s’accomplira.

Ce mystère l’obsédant, Otger pensa souvent à la triste existence de la sainte et la compara à la sienne. Honteux de cette vie qui consistait à s’attabler dans des salles enfumées, devant des tables chargées de fioles et de brocs, et là, à s’engouffrer des pintes en compagnie de godailleurs dont les divagations augmentaient à mesure que la cervoise et le vin diminuaient dans les pots, il résolut de rompre avec ses anciens amis et de ne plus fréquenter les cabarets. Cette déshabitude lui fut d’abord pénible. Il errait, désoeuvré ; mais il eut le courage de tenir bon et d’appeler le ciel à son aide ; et, secouru par les prières de son amie, il trépassa, après de salutaires épreuves, dans la paix désirée du Seigneur.

Cette faculté que possédait Lydwine de voir à distance avait fini par être admise presque sans conteste, à Schiedam, et elle ne contribuait pas peu à lui amener une foule d’intrus qui venaient chez elle, comme l’on va maintenant chez une somnambule.

Nous pouvons encore citer trois cas de ce don de voyance :

Le premier a trait à un duel. La mère de l’un des adversaires se lamentait chez Lydwine, la suppliant de prier pour que son fils ne fût pas tué. Ne craignez rien, répondit la sainte ; les deux ennemis s’embrassent ; aucun combat n’aura lieu. Et effectivement, la réconciliation se scellait au moment même où elle l’annonçait.

Les deux autres concernent des religieux.

Un matin, un augustin originaire de Dordrecht et qui avait fait quelques jours avant profession dans un couvent de chanoines réguliers d’Eemstein, entra, en traversant Schiedam, chez elle ; elle le salua aussitôt par son nom, lui parla de sa profession comme si elle y avait assisté et alors qu’ébahi, il s’écria :

— C’est trop fort ! Comment me connaissez-vous ?

Elle lui répliqua simplement : Mais par le Seigneur, mon frère !

Une autre fois, un bourgeois appelé Wilhelm de Haga voulut avoir des nouvelles de son fils disparu, sans laisser de traces, depuis plusieurs mois. Il avait à peine franchi le seuil de sa chambre, qu’elle le saluait, lui aussi, par son nom et, sans attendre qu’il la questionnât, lui disait :

— Apprenez que, par une insigne faveur du Christ. votre fils Henri a été reçu et va prononcer ses voeux à la Chartreuse de Diest.

Le bonhomme, abasourdi, eût désiré en connaître plus long et il insista pour être renseigné sur l’origine et la certitude de sa double vue.

— De grâce, fit-elle, cessez vos interrogations ; je suis souvent forcée par charité de distribuer à mon prochain les feuilles de mon arbre, mais la racine ne leur appartient pas et doit demeurer dans la terre, cachée ; contentez-vous donc de cette feuille que je vous ai, de mon plein gré, offerte et n’en réclamez pas davantage.

Ces deux derniers faits ont été confiés à Thomas A Kempis par le P. Hugo, sous-prieur du monastère de Sainte-Élisabeth, près Bielle, qui les tenait, lui-même, des intéressés.

L’on se demande comment, vivant dans un pareil tohu-bohu de monde, la pauvre fille pouvait se recueillir et suivre ce chemin de croix qu’elle s’était si strictement tracé. La vérité est peut-être que l’Esprit Saint parlait par sa bouche, alors qu’elle était, elle-même, absorbée en Dieu, loin des assaillants ; moins sévère que ses anges que ces visites agaçaient, Notre-Seigneur restait près d’elle.

Peut-être aussi faisait-elle, ainsi que sainte Gertrude qui feignait, en pareil cas, de s’assoupir, pour se recouvrer, ne fût-ce qu’une seconde ; mais ses réelles lieures de tranquillité étaient certainement celles de la nuit. Comme elle ne dormait plus, et que son logis était enfin vide de clients, elle était libre alors de s’évader hors d’elle-même, de se serrer doucement contre l’Époux, de prendre à son contact une provision de patience et de courage pour supporter les douleurs du lendemain.

XI

SA chambre était un hôpital d’âmes toujours plein ; l’on y accourait de tous les points du Brabant et de la Flandre, de l’Allemagne, de l’Angleterre même ; mais si souvent d’inutiles curieux et d’impertinents personnages la persécutaient de leur présence, combien d’infortunés infirmes se pressaient autour de sa couche, combien de gens désemparés par la vie s’agenouillaient à ses pieds !

C’était sans doute là la partie la plus pénible de sa tâche ; il fallait consoler ce pauvre monde, ranimer et tonifier l’âme de tous ces malades venus pour demander à une plus malade qu’eux un réconfort.

C’était, près de cette suppliciée qui étouffait ses plaintes un choeur de gémissements entrecoupé parfois par des exclamations d’impatience et par des cris de colère. Poussés à bout par leurs souffrances, des impotents s’élevaient contre ce qu’ils appelaient l’injustice de leur destinée, voulaient connaître pourquoi la main de Dieu s’appesantissait sur eux et non sur les autres, exigeaient que Lydwine leur expliquât l’effrayant mystère de la Douleur et les soulageât.

Ceux-là la torturaient, car ils étaient des désespérés qui se pendaient après elle et ne consentaient pas à lâcher prise. D’aucuns entendaient qu’elle les guérit et quand elle répondait que cela ne dépendait pas d’elle, mais du Seigneur, ils s’entêtaient à ne pas la croire et lui reprochaient de manquer de pitié.

Et ce qu’elle en acceptait pourtant des maladies pour les subir à la place de personnes qui ne lui en savaient souvent aucun gré !

— Vous vous tuez pour des gens qui ne le méritent guère, lui répétaient ses amis ; mais elle répliquait :

— Comptez-vous donc pour peu de chose de conserver autant que possible au Sauveur des âmes que le Démon guette ; et d’ailleurs, quel homme a droit d’être rebuté, alors qu’il n’en est pas un seul pour lequel le Fils de la Vierge n’ait versé son sang !

Et elle recevait indistinctement tous les malheureux, se bornant à soupirer, quand ils la quittaient, mécontents.

Les hommes charnels ne peuvent comprendre combien la vertu se perfectionne dans l’infirmité, combien même, la plupart du temps, elle ne naîtrait pas sans elle.

Gerlac et Thomas A Kempis ne nous renseignent que peu ou plutôt pas du tout sur ces entretiens. Brugman, lui, saisit cette occasion, comme toutes celles qu’il rencontre, du reste, pour placer un prêche et attribuer à la sainte une série de rengaines que, manifestement, il invente.

Comment ne point noter, à ce propos, sa rhétorique essoufflée et l’obscure indigence de son latin ! Sous prétexte d’être énergique, il nous sert sans relâche des expressions imagées telles que les « coloquintes et les absinthes de la Passion » ; sous prétexte d’être pathétique, il apostrophe à tout bout de champ Lydwine et nous interpelle ; sous prétexte d’exprimer sa tendresse, il use de tous les diminutifs qu’il peut imaginer. Elle devient sous sa plume, la petite servante du Christ, la petite femme, la petite pauvresse, la petite plante, la petite rose, la petite agnelle, Lydwinula, la petite Lydwine ! Le moindre document exact ferait beaucoup mieux notre affaire que toute cette afféterie de sentiments ; mais de cela, il faut se contenter ; enfin, en l’absence de conversations saisies sur le vif, il semble cependant possible, étant donné les idées de la sainte, de deviner ce qu’elle répondait à tant de récriminations, à tant de doléances.

A ces femmes, qui en accusant la cruauté du ciel, pleuraient à chaudes larmes sur leurs infirmités ou sur les traverses de leur ménage, elle devait répliquer : lorsque vous êtes en bonne santé ou lorsque votre mari ou vos enfants ne vous tourmentent point, vous ne pratiquez plus. Combien de prêtres, assaillis, pendant des mois, à leur confessionnal, par des troupes de pénitentes consternées, s’en voient, tout à coup, un beau matin, débarrassés ! et point n’est besoin de s’enquérir des causes de ces désertions ; ces femmes s’éloignent du Sacrement, tout simplement parce que leur sort a changé, parce qu’elles ne sont plus malheureuses ; l’étonnante ingratitude de la nature humaine est telle ; dans le bonheur, Dieu ne compte plus. Si toutes ses brebis étaient et fortunées et valides, le bercail serait vide ; il sied donc que, dans leur intérêt même, le Berger les ramène et il n’a d’autre moyen, pour les rappeler, que de leur dépêcher ses terribles chiens de garde, les maladies et les revers.

A ces hommes qui, navrés du déchet de leur santé ou désolés par des calamités de toute sorte, s’irritaient, reprochaient au Créateur leur malechance, elle devait aussi répondre : Vous ne revenez à Jésus que parce que vous êtes maintenant dans l’impuissance de continuer vos ripailles et de pressurer, sous couvert de commerce, votre prochain. Vous ne lui apportez que les ruines de vos corps, que les décombres de vos âmes, que des résidus dont personne ne voudrait. Remerciez-le donc de ne pas les rejeter ; vous vous alarmez de souffrir, mais il convient au contraire de vous en aduler ; plus vous pâtirez ici-bas, et moins vous pâtirez là-haut ; la douleur est une avance d’hoirie sur le Purgatoire ; mettez-vous bien dans la tête que la miséricorde du Sauveur est si démesurée qu’elle emploie les plus minimes bobos, les plus minuscules ennuis au paie. ment des plus inquiétantes de vos dettes ; rien, pas même une migraine n’est perdu ; si Dieu ne vous frappait pas, vous persisteriez à être, jusqu’à l’heure de votre mort, insolvables ; acquittez-vous donc, tandis que vous le pouvez et ne rechignez pas à endurer cette douleur qui est seule apte à refréner vos instincts de luxure, à briser votre orgueil, à amollir la dureté de vos coeurs. Le proverbe « le bonheur rend égoîste » n’est que trop vrai ; vous ne commencez à éprouver de la compassion pour les autres que lorsque vous en avez, pour vous-même, besoin ; le bien-être et la vigueur vous stérilisent ; vous ne produisez des actes vaguement propres que lorsque vous êtes éclopés ou réduits à l’indigence.

Et elle eût pu ajouter, avec l’une de ses futures héritières, la soeur Emmerich : « Je vois toujours dans chaque maladie un dessein particulier de Dieu, ou le signe d’une faute personnelle ou d’une faute étrangère que le malade, qu’il le sache ou non, est obligé d’expier — ou bien encore une épreuve, c’est-à-dire un capital que le Christ lui assigne et qu’il doit faire valoir par la patience et la résignation à sa volonté sainte. »

Mais combien, parmi ces visiteurs, qu’il fallait convaincre que le Seigneur n’agit pas autrement qu’un chirurgien qui ampute les parties gangrenées et qui torture celui qu’il opère pour le sauver ! Combien ne se rebellaient et ne s’épandaient point en des serments d’ivrognes, promettant d’être sages,s’ils étaient guéris ! Combien n’en revenaient pas à leur question oiseuse, à leur enquête obstinée : Pourquoi moi et pas tant d’autres qui sont plus coupables ?

Et elle devait encore leur expliquer que, d’abord, ils n’avaient pas à juger les autres et ignoraient d’ailleurs si plus tard ceux-là ne seraient pas à leur tour durement traités ; ensuite que si Dieu comblait toujours les bons de biens et les méchants de maux, il n’y aurait plus ni mérites, ni profit de foi ; du moment que la Providence serait visible, la vertu ne serait plus qu’une affaire d’intérêt et la conversion que le résultat d’une crainte servile ; ce serait la négation même de la vertu, puisqu’elle ne serait ni généreuse, ni détachée, ni gratuite ; elle deviendrait une couardise blanchie, une sorte de trafic, une succursale du vice, en un mot.

A d’autres visiteurs, à des gens qui n’étaient plus atteints, ceux-là, dans leur organisme, dans leurs moyens d’existence et qui l’abordaient, fous de chagrin, parce qu’ils avaient vu mourir un mari, un enfant, une mère, un être qu’ils idolâtraient, à des hommes qui, après les obsèques de leurs femmes, lui confessaient leur hantise de se jeter dans la Meuse, elle devait après de consolantes paroles, leur demander :

— Voyons, affirmeriez-vous que celle que vous pleurez est avec les élus, dans le Paradis ? Non, n’est-ce pas ; car, sans dénier ses vertus, il est permis de croire qu’elle subit, selon la règle commune, un stage plus ou moins long d’attente, qu’elle séjourne, pour une durée que Dieu seul connaît, dans le Purgatoire.

Ne comprenez-vous pas dès lors que seul, avec vos prières, votre chagrin peut l’en tirer ? ce qu’elle n’a pas eu l’heur de souffrir, elle-même, pour s’épurer ici bas, vous le souffrirez à sa place ; vous vous substituerez à elle et vous achèverez ce qu’elle n’a pu terminer ; vous paierez en douleur sa rançon et plus votre douleur sera vive et plus tôt sera soldée la dette contractée par la défunte.

Qui vous dit même que Notre-Seigneur, touché par votre bonne volonté et vos suppliques, ne fera pas à votre femme une avance sur votre deuil et qu’il n’antécédera pas sa délivrance ?

Et vous serez alors payé, en retour de vos peines ; votre femme se fera la complice du temps ; elle apaisera l’élancement de vos plaies, elle amortira le regret de son souvenir ; elle ne le vous laissera plus qu’à l’état souriant, qu’à l’état lointain et doux ; ne parlez donc pas de vous suicider, car en dehors de la perte même de votre âme, ce serait la négation absolue de votre amour ; ce serait l’abandon de celle que vous prétendez aimer, au moment où elle se trouve en péril ; vous risqueriez de replonger dans les bas-fonds du Purgatoire celle qui montait déjà à sa surface ; et quant à vous, vous vous priveriez, par ce crime, de l’espérance de jamais la revoir.

Et, simplement, elle devait conclure : Admirez la bonté du Créateur qui fait, en ce cas, souffrir l’un pour affranchir l’autre. Pensez que l’amour humain, qui n’est qu’une parodie du véritable amour, exclut Dieu bien souvent, qu’il est une forme de l’égoïsme à deux, car pour les gens qui s’aiment vraiment, le reste du monde n’existe pas ; et il est équitable pourtant que cet oubli du Seigneur et que cette indifférence envers le prochain s’expient !

A d’autres, à des malades, à des incurables surtout qui s’écriaient : vous avez guéri une telle, ô ma bonne Lydwine, guérissez-moi ! elle répliquait : Mais je ne suis rien, mais ce n’est pas moi qui guéris, mais je ne peux pas ! — Et elle pleurait de les voir si acharnés et si tristes. — Elle les suppliait, à son tour, de se résigner, elle soupirait : rentrez en vous-même et réfléchissez ; ne maudissez pas cette douleur qui vous désespère, car elle est la charrue dont le diligent Laboureur use pour défoncer les terres de vos âmes et y semer le grain ; dites-vous que, plus tard, les anges engrangeront pour vous dans les celliers du ciel des moissons qu’ils n’auraient jamais récoltées si le soc des souffrances n’avait déchiré votre pauvre sol ! Les Rogations des infirmes sont les plus agréables qui soient à Dieu !

La Douleur ! à des prêtres, à des hommes plus experts dans les voies du Seigneur et démâtés eux aussi, pourtant, par la bourrasque, elle devait rappeler que ces mots Douleur et Amour sont presque des synonymes, que la cause du mystère de la Croix est non seulement l’amour de Jésus pour nous et son désir de nous racheter, mais aussi l’amour indicible qu’il porte, en sa qualité de Fils, au Père.

Ne pouvant, ainsi qu’un fidèle sujet, lui donner une marque déférente de cet amour, ne pouvant le glorifier en tant que son supérieur et son maître, puisqu’il est en tout son égal, il résolut de s’abaisser, en s’incarnant, si bien que, tout en demeurant son égal par sa nature divine, il ne l’est plus par sa nature humaine et il lui est dès lors possible de lui rendre des hommages infinis, de lui témoigner sa dilection et son respect, par voie d’anéantissement, de souffrances et de mort.

Si la Douleur n’est pas l’exact synonyme de l’Amour, elle en est, en tout cas, le moyen et le signe ; la seule preuve que l’on puisse administrer à quelqu’un de son affection, c’est de souffrir lorsqu’il le faut, à sa place, car les caresses sont faciles et ne démontrent rien ; dès lors, celui qui aime son Dieu doit souhaiter de peiner pour Lui.

Tel devait être le langage de la sainte ; elle répétait certainement aussi, aux âmes plus spécialement désignées pour l’oeuvre réparatrice des holocaustes, les leçons qu’elle-même avait apprises de Jan Pot, leur avouait qu’à ce degré d’altitude les sensations s’égarent, que la souffrance se volatilise aux flammes de l’amour, qu’on la convoite, qu’on l’appelle pour entretenir le bûcher permanent du sacrifice, que Dieu, à son tour, le modère et l’attise ce bûcher, pour tenir l’âme en haleine, qu’il alterne les allégresses et les navrements, que les grâces sont les avant-coureurs des épreuves et que les tribulations ne précèdent que de bien peu les liesses ; et elle certifiait sans doute encore que pour les amoureux du Sauveur la souffrance proprement dite n’existe plus, qu’elle n’est plus, en tout cas, qu’une sorte de compromis entre deux sensations extrêmes, dont l’une même s’efface, cède le pas à l’autre, à celle de la jubilation et du ravissement.

Et cette vérité dont elle était le brillant exemple, elle a été et elle sera exacte dans tous les temps. Il n’est point de saints qui, depuis la mort de Lydwine, ne la confirment.

Écoutez-les formuler leurs voeux :

Toujours souffrir et mourir, s’écrie sainte Térèse ; toujours souffrir et ne pas mourir, rectifie sainte Madeleine de Pazzi ; encore plus, Seigneur, encore plus ! s’exclame saint François Xavier, agonisant de douleurs sur les rives de la Chine ; je souhaite d’être brisée par les souffrances afin de prouver à Dieu mon amour, déclare une carmélite du dix-septième siècle, la vénérable Marie de la Trinité ; le désir de souffrir est un vrai supplice, ajoute, de nos jours, une grande servante de Dieu, la Mère Marie Du Bourg, et elle confie familièrement aux filles de son monastère que si « l’on vendait des douleurs au marché, elle irait vite en chercher ».

Lydwine pouvait donc assurer que l’antidote certain de la souffrance, c’était l’amour ; mais, répondaient les pauvres gens, je n’aime pas ! — Eh ! qu’en savez-vous ? répliquait la sainte ; est-ce que, la plupart du temps, cet état de sécheresse, cette torpeur, ce dégoût même de la prière, issus de la lassitude de vos maux, ne sont pas l’oeuvre du Seigneur qui vous éprouve ? Ce n’est pas votre faute à vous, si vous êtes ainsi ; ne vous découragez donc point ; priez quand même vous ne comprendriez pas un mot des oraisons que vous débitez ; harassez Jésus, répétez-lui sans cesse : aidez-moi à vous aimer ! — Vous vous désolez de ne pas sentir encore l’amour s’irruer en vous ? Eh mais, pleurer parce qu’on n’aime pas, c’est déjà aimer !

Et elle qui parlait de la sorte, ne parvenait pas toujours, elle-même, à se consoler.

Si sainte qu’elle fût, elle n’était pas arrivée au degré de maturité où Dieu la voulait ; il exigeait d’elle plus qu’il n’eût exigé de toute autre ; sa tâche, dont elle ne mesurait pas l’énormité, nécessitait l’emploi d’exceptionnelles vertus et d’extraordinaires peines ; elle était entre les mains du Christ un contrepoids qu’il utilisait pour contrebalancer les crimes de l’Europe et les désordres de l’Église ; elle était une victime réparatrice des vivants et aussi des morts et l’Époux la pressurait, la décantait, la filtrait jusqu’à sa dernière goutte. Il la lui fallait résolument dépouillée, sans dépendance d’elle-même, seule ; et des sentiments humains qu’il tolérait chez les autres, l’irritait chez elle.

Il avait admis qu’elle déplorât la mort du vieux Pierre, son père, lorsqu’il trépassa, en un mois de décembre, la veille de la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge. Il amortit la pesanteur de ce coup, en la prévenant à l’avance et Lydwine avertit à son tour Jan Walter, en le priant de ne pas aller dire, ce jour-là, la messe à Ouderschie, comme il en avait l’intention, afin de pouvoir assister le vieillard à ses derniers moments.

Il consentit encore à ce qu’elle ne fût point victime d’une illusion diabolique qui l’obsédait, car elle voyait son père, après son décès, tourmenté par des démons et il lui dépêcha un ange pour l’aviser que le brave homme était, ainsi qu’il l’avait mérité, dans le Paradis, avec les justes ; mais il fut moins attentionné, moins patient, quand, quelques années plus tard, en 1423, son frère Wilhelm, qu’elle aimait tendrement, mourut.

Il commença par la récompenser de sa probité et de son désintéressement. Wilhelm ne laissait en guise d’héritage à ses deux enfants, Pétronille et Baudoin, que des dettes. Il était difficile qu’il en fut autrement d’ailleurs. Wilhelm avait succédé à son père dans la petite place de veilleur de nuit de la ville et il devait, avec son modique salaire, élever ses enfants, soutenir Lydwine et son père ; il est également possible que la mégère qu’il avait épousée — et qui décéda sans doute avant lui, car les historiens ne nous en parlent plus, — ait été dépensière et ait réservé pour ses fantaisies le plus gros de son gain. Toujours est-il que Lydwine vendit les quelques objets de famille que son frère avait conservés à titre de souvenirs et en remit l’argent dans une bourse à un sieur Nicolas, son cousin, qui habitait avec elle, en le priant de désintéresser les créanciers.

Qu’était entre parenthèses ce Nicolas dont nous avons cité, une fois, le nom, à propos de l’indiscrétion du confesseur de la sainte, caché dans sa demeure, pour surprendre son ange ? nous l’ignorons ; nous savons seulement que Nicolas s’acquitta de la commission et restitua, à son retour, la bourse vide à Lydwine qui la renversa sur son lit et en tira huit livres, monnaie du pays ; or, cette somme était juste celle qu’elle y avait serrée, pour solder les dettes.

Elle recommanda à son parent de ne pas ébruiter ce miracle et décida que cette bourse s’appellerait la bourse de Jésus ; et la sainte subvint dorénavant avec l’argent qu’elle contenait et qui ne s’épuisa plus aux besoins de ses pauvres ; le jour même de sa mort, cette bourse était encore à moitié pleine.

Mais si Dieu lui fit sentir, à cette occasion, qu’il était content d’elle et la débarrassa pour l’avenir du souci de chercher les subsides nécessaires pour alimenter les indigents, il se fâcha et la punit, en la privant de ses extases habituelles, lorque, perdant toute mesure, après le trépas de son frère elle tomba dans un état de prostration, et ne cessa de pleurer.

Il estima que ces excès de tristesse refoulaient en elle les appas divins et l’alourdissaient et l’empêchaient de gravir sur le sommet de la voie mystique les derniers sentiers qui Le séparaient d’elle.

Tous les historiens de Lydwine nous narrent à ce sujet ce curieux épisode :

Longtemps avant la disparition de Wilhelm, Gérard, un jeune homme du diocèse de Cologne qui ardait du désir de vivre de l’existence des anciens ermites, la visita pour connaître d’une façon sûre si cette hantise, qu’il ne parvenait pas à dominer, n’était point une folie de son imagination ou une tentation contre Dieu sommé de le nourrir par miracle dans une solitude inculte.

Lydwine dissipa ses doutes sur sa vocation d’anachorète et prophétiquement lui dit :

— Les trois premiers jours de votre arrivée dans le désert, vous pâtirez de la faim, mais ne vous rebutez pas, car, le troisième jour, avant le coucher du soleil, le Seigneur pourvoira à votre nourriture.

Confiant en cette promesse, il partit avec deux compagnons, mais dès qu’ils eurent abordé les plaines de l’Égypte, ceux-ci, épouvantés par la mer de sables qui s’étendait à perte de vue devant eux, rebroussèrent chemin et retournèrent, désabusés, chez eux.

Gérard, plus intrépide, s’enfonça dans les régions isolées du Nil et découvrit, au centre d’un site aride, un grand arbre dans les branches duquel était perchée, ainsi qu’un nid, une cellule formée avec des rameaux et des nattes et elle était assez élevée pour que les loups et les autres bêtes sauvages ne pussent l’escalader. Il s’y installa et, après avoir jeûné, faute d’aliments, pendant deux jours, il fut, selon la prédiction de la sainte, ravitaillé, le troisième, par le Créateur qui lui envoya, comme jadis aux Hébreux, des flocons de manne.

Il vivait fondu en Dieu dans cette hutte aérienne, et avait atteint les Plus hautes cimes de la contemplation quand un évêque anglais, qui revenait d’un voyage en Palestine et d’un pèlerinage au mont Sinaï où il était allé vénérer les reliques de sainte Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre, s’aventura avec ses gens dans ces parages.

Surpris d’apercevoir un arbre isolé dans un paysage dénué de végétation, il s’approcha et discernant la cabane logée dans les branches il s’écria :

— Si c’est un serviteur du Christ qui habite ici, je le prie, pour l’amour de Jésus, de me répondre.

A cet appel, au nom de Jésus, un être gras, énorme, vêtu de guenilles et effroyablement sale, sortit du lacis des nattes.

L’évêque, déconcerté, regardait cette masse qui ressemblait plus à une colossale bonbonne dont le goulot serait surmonté en guise de bouchon par une vessie de saindoux qu’à un corps et à un visage d’homme. Il commençait à être pris de peur quand la boule de cette face s’irradia en un sourire lumineux d’ange.

— Dites-moi, père abbé, fit le prélat, rassuré par ce sourire, depuis combien de temps demeurez-vous dans cet arbre ?

— Depuis dix-sept ans, répondit l’ermite.

— Quel âge aviez-vous lorsque vous avez fui le monde ?

— Dix-neuf ans.

— Et, reprit l’Anglais, avec quoi vous sustentez-vous ? je ne découvre pas trace d’herbes et de racines autour de votre laure et cependant votre obésité et sans égale !

— Celui qui a nourri les enfants d’Israël dans le désert veille à ce que je ne manque de rien, répliqua Gérard.

L’évêque crut qu’il ne s’agissait que de nutriments tout spirituels et il lui demanda s’il connaissait une autre créature humaine qui vivait également sans manger.

— Oui, en Hollande, dans une petite ville appelée Schiedam, une vierge fort infirme vit depuis des années à jeûn ; cette vierge s’est élevée à un si haut point de perfection qu’elle me précède de très loin ; nous conver. sons cependant, de longue date, ensemble dans la lumière incréée ; une chose m’étonne, pour l’instant ; depuis quelques jours, elle ne s’évade plus de la terre et je ne perçois plus, en extase, sa présence ; et elle n’est pas morte pourtant !

Je crois deviner néanmoins, poursuivit Gérard, après un silence, qu’elle s’afflige plus qu’il ne conviendrait de la perte de l’un de ses proches ; Dieu le permettant ainsi pour l’humilier ; je pense que c’est à cause de l’intempérance de ses larmes que le Seigneur la prive momentanément de ses grâces ; au reste, lorsque vous retournerez en Europe, si vous passez dans les Pays-Bas, allez la voir et posez-lui, de ma part, ces trois questions :

Depuis combien de temps votre ami Gérard s’est-il retiré dans sa thébaïde ?

Quel âge avait-il lorsqu’il adopta ce genre d’existence ?

Pourquoi ne vous rencontre-t-il plus comme autrefois ?

Il n’en fallut pas davantage pour déterminer l’évêque à se rendre, avant de regagner l’Angleterre, en Hollande. A peine débarqué, il courut à Schiedam et se fit conduire, par l’hôtelier du bourg, chez Lydwine.

Il lui raconta son entretien avec Gérard et la pria de répondre à ses trois questions.

Elle se déroba d’abord, disant par humilité : Comment puis-je le savoir, c’est Dieu qui le sait.

Mais le prélat insista, se fâcha presque et elle finit alors par avouer que Gérard résidait depuis dix-sept ans dans son arbre, que lorsqu’il avait conçu le projet de vivre de l’existence des Pères du désert, il avait dix-sept ans, mais n’avait pu réaliser son dessein que deux années après, c’est-à-dire à l’âge de dix-neuf ans.

Puis elle se tut.

— Vous ne répondez pas à la troisième question ? reprit l’évêque.

Alors elle soupira

— Hélas ! Monseigneur, je suis obligée de séjourner au milieu de séculiers et, bon gré, mal gré, je suis mêlée aux affaires du monde et c’est à mon détriment ; je suis salie par cette poussière que répandent autour d’eux les gens du siècle ; aussi n’avançé-je que très péniblement dans les chemins de Dieu ; mon frère Gérard n’est pas, heureusement pour lui, dans le même cas. Il habite seul avec les anges, aucun être terrestre ne le dérange et il peut s’adonner en toute liberté aux spéculations du Ciel ; il est donc bien naturel qu’il me dépasse dans la voie sublime de la vie contemplative et que je ne puisse toujours l’y suivre.

J’ajouterai encore que si je suis si en retard, si lente à le rejoindre, c’est par ma faute ; j’ai trop pleuré la mort de mon frère Wilhelm et Dieu m’a fait reculer de bien des pas.

L’évêque, après qu’il eut ainsi vérifié l’exactitude des renseignements que lui avait fournis l’ermite, bénit Lydwine et se recommanda à ses prières.

Quand il fut parti, elle causa à ses familiers de Gérard, elle leur apprit que son embonpoint dû aux qualités nutritives de la manne, était tel, que des rouleaux de chairs descendaient de son cou et coulaient en cascades sur son dos ; il ne pouvait ni se coucher, ni s’asseoir, et il était forcé de se tenir constamment agenouillé ou debout dans son arbre ; et lorsqu’il trépassa, en l’an de l’Incarnation 1426, le 2 octobre, elle fut prévenue de son décès par son ange qui l’emmena avec lui, pour rendre les derniers devoirs au défunt.

Elle vit ensuite son âme séparée de son corps et portée par de célestes Esprits dans le Paradis ; là, ils la baignèrent dans une fontaine dont l’eau était si pure que l’on apercevait le fond, à un mille au moins de profondeur.


XII

LE mécontentement de Jésus contre sa pauvre servante ne dura guère et il entérina sa réconciliation par des miracles.

L’ange de Lydwine la fréquenta de nouveau et ce furent encore des promenades dans les églises et dans le Paradis ; pendant que son âme voyageait, son corps demeurait insensible ; l’extase l’anesthésiait à un tel point qu’elle fut atrocement brûlée, un jour, sans s’en apercevoir.

Les incendies apparaissent, à trois reprises différentes, dans la vie de la sainte ; ainsi qu’on l’a vue plus haut, par la faute de son frère, le feu grilla, un matin, la paille de son lit. Il consuma, une fois encore, sa couche.

Une après-midi d’hiver, les femmes qui la servaient ne sachant comment la réchauffer, puisqu’à cause de ses yeux l’âtre devait rester mort, imaginèrent de glisser sous sa couverture un vase rempli de braises qu’elles fermèrent avec un couvercle.

Lydwine était, à ce moment, ravie hors du monde ; elles sortirent, pour vaquer à leurs affaires, mais lorsque peu de temps après, elles revinrent, elles odorèrent un fumet de chair grillée et se précipitèrent sur le lit qu’elles découvrirent ; le couvercle s’était défait et les charbons étaient en train de carboniser l’une des côtes de la sainte.

A cet instant, son ravissement cessa.

— O Lydwine, s’écrièrent ses amies, quelle affreuse plaie ! ne la sentez-vous pas ?

— Si, fit-elle, je la sens maintenant, mais je ne souffrais nullement tandis que j’étais avec le Seigneur.

Les braves femmes pleuraient, en se reprochant leur imprudence.

— Ne vous lamentez pas, murmura-t-elle, et bénissez le Sauveur qui m’a si bien absorbée en Lui que je ne me suis même pas doutée que des braises me calcinaient le flanc.

En l’an 1428, un incendie menaça d’être pour elle plus terrible. Peu de semaines avant qu’il n’éclatât, Lydwine s’était exclamée, à plusieurs reprises : la colère de Dieu est sur Schiedam ! Et, tout en larmes, elle avouait à ses intimes qu’elle s’était offerte comme victime au Christ qui avait refusé d’accepter son sacrifice.

— Que va-t-il advenir ? lui demanda-t-on.

— Un incendie détruira Schiedam ; l’iniquité de cette ville est mûre, et l’heure de sa moisson est proche ; je ne puis, hélas ! désarmer le ressentiment du Juste.

Et s’adressant à Catherine Simon, elle ajouta :

— Je sais, ma chère soeur, que vous avez en réserve un certain nombre de planches qui n’ont pas été utilisées dans la construction de la maison que l’on vous bâtit, donnez l’ordre qu’on les transfère, sans retard, derrière le jardin, ici ; nous les emploierons à édifier un hangar où les sinistrés déposeront les objets qu’ils auront pu sauver du désastre.

Catherine lui obéit ; Lydwine la remercia ; puis, la veille du jour où le feu devait se déclarer, elle lui dit :

— Rappelez-vous votre voeu d’aller en pèlerinage à Notre-Dame de Bois-le-Duc ; réalisez, demain, cette promesse ; partez et revenez au plus vite.

— Mais, s’écria Catherine, vous m’avez annoncé que l’incendie de Schiedam aurait lieu demain ; ce n’est vraiment pas le moment pour moi de m’absenter, car si je m’en vais, je suis certaine de perdre tout ce que je possède !

— Écoutez ce que je vous dis, repartit Lydwine ; le Seigneur ne connait-il pas mieux que vous ce qui doit vous être profitable ?

Et la veuve Simon qui ne savait pas ne point obtempérer aux injonctions de la sainte s’en fut à Bois-le-Duc.

Le lendemain était un samedi de juillet, fête de saint Frédéric, évêque et martyr, et de saint Arnulphe, confesseur ; c’était la veille du jour où les marins de Schiedam prenaient la mer pour commencer la pêche du hareng. Suivant un vieil usage, ils se réunirent pour célébrer leur départ, par un banquet. Lorsque le repas, qui fut long et copieusement arrosé de cervoises et de bières, fut terminé, les cuisiniers laissèrent un fourneau qu’ils croyaient éteint près d’une cloison de roseaux ; vers les onze heures du soir, des étincelles en jaillirent qui embrasèrent la cloison et le feu gagna de proche en proche et se propagea par toute la ville ; il sautait d’une maison à l’autre et comme la plupart étaient en bois, elles flambaient ainsi que des lattes, sans même que l’on pût les secourir. Fouetté par le vent du large il franchissait les espaces vides, rasait, en passant, les jardins et allumait les arbres, dardant dans des tourbillons de fumée les déchiquetures de ses flammes qui aussitôt qu’elles avaient atteint une bicoque ne la lâchaient plus. Elles pesaient sur les croisées qu’elles évidaient et crevaient les portes ; l’on ne voyait plus alors dans une carcasse qui craquait que des solives rouges ; elles se tordaient, se dressaient, à un moment, échevelées de même que des torches puis retombaient, en une pluie de charbons, en se cassant ; et dans une détonation, la maison se décoiffait et il en fusait une gerbe de flammes qui embrasait la nuit. Il pleuvait des braises et il grêlait du feu ; l’on n’entendait que le ronflement des brasiers, le fracas des poutres qui s’écroulaient, les explosions des barriques dont les cercles cédaient, les cris de terreur de la foule qui fuyait devant ces serpents et ces ailes de feu qui rampaient et volaient de toutes parts.

Il en fut ainsi du commencement à la fin de la nuit ; le lendemain matin, l’église paroissiale, un couvent de religieuses qui y attenait et la majeure partie des rues de Schiedam n’étaient plus qu’un monceau de décombres ; et le feu ne s’apaisait pas.

En vain, les habitants, ranimés par la clarté du jour, s’efforçaient de circonscrire le foyer de l’incendie, il n’en continuait pas moins ses ravages.

A un moment, une traînée de flammes se dirigea vers la demeure de Lydwine ; de braves gens accoururent et voulurent emporter la sainte, mais elle refusa, affirmant qu’elle n’avait rien à craindre. Ils l’aban. donnèrent sur sa couche, mais démolirent par précaution la charpente et le plafond de la maison qui étaient en bois et ne laissèrent debout que la pierre des murs. Seulement, comme l’on était au mois de juillet et que le soleil sévissait cruellement, ils durent, voyant les atroces souffrances de Lydwine dont les yeux saignaient à la lumière, jeter une vieille tenture sur les pans de muraille, afin de lui procurer un peu d’ombre. Ce palliatif — qui était bien inutile, du reste, car le feu aurait pu tout aussi bien cinéfier l’étoffe que le bois du plafond et se communiquer à la paille du lit, — n’ayant pas réussi à atténuer les douleurs de la patiente, ils ne surent plus à quel expédient recourir et rétablirent au— dessus d’elle les planches qu’ils avaient détachées et partirent.

Lydwine resta seule pendant toute la journée de ce dimanche ; elle avait la fièvre et rissolait sous ce soleil de plomb, elle s’arma de patience, pria, invoqua son ange mais il ne lui répondit pas ; quand tomba le soir, elle crut mourir ; la chaleur concentrée sous les planches et la fumée des ruines que l’on noyait, l’asphyxiaient. N’y tenant plus, elle chercha un bâton qui lui servait d’habitude à attirer ou à repousser les courtines du lit et aussi à frapper des coups quand elle avait besoin d’appeler, mais elle eut beau promener en tous sens le seul bras qu’elle avait libre, elle ne le découvrit plus.

Elle était sûre pourtant que le fléau ne l’atteindrait pas, qu’elle ne périrait point, suffoquée ainsi et la peur fut plus forte que la raison ; la nature prit le dessus, le silence de son ange l’accabla, elle défaillit et pleura en songeant qu’elle allait mourir sans l’aide des sacrements, seule, en son coin.

L’énervement issu de la fièvre qui la rongeait accélérait cette panique. A ces détails, l’on peut juger Combien, lorsque le Seigneur le veut, les âmes, même les plus avancées dans la voie du sacrifice, errent et vacillent. Au fond, rien n’est plus malaisé que tuer ce que saint Paul nomme « le vieil homme ». On l’engourdit, mais, la plupart du temps, il ne meurt pas. Un rien le sort de sa léthargie, et le réveille ; il semble que le Démon arrose, en secret, les anciennes racines et les empêche de jamais se dessécher ; et les premières pousses qu’elle produisent, en silence, dans l’ombre de l’âme, ce sont celles de la vaine gloire, cette ivraie spéciale des êtres privilégiés ! Lydwine était bien éloignée de ce sentiment pourtant, et néanmoins Dieu voulut l’humilier, une fois de plus, en permettant qu’elle doutât de l’efficace de ses prières, qu’elle se cabrât devant le péril et se débattît dans des affres purement humaines !

Mais il ne lui tint pas rigueur de sa faiblesse, comme il lui avait tenu rigueur du chagrin ressenti au décès de son frère, parce que ces transes étaient son oeuvre, parce que c’était Lui-même qui les imposait à sa pauvre servante ; et la preuve est qu’il s’ingénia aussitôt à la secourir.

L’ange invisible jusqu’alors se présenta et posa doucement sur la poitrine de Lydwine un morceau de bois de la longueur d’une aune environ. Elle le saisit et le soulevant avec peine, car il était lourd, elle écarta les rideaux et huma voracement un peu d’air. Le lendemain matin, lorsqu’elle considéra de près ce bâton, elle s’aperçut qu’il était non seulement pesant et rugueux, mais encore tordu et comme coupé à même d’un tronc ; et elle ne put s’empêcher de penser que son ange aurait beaucoup mieux fait de lui retrouver son ancienne baguette que de lui apporter cette incommode gaule ; aussi, quand Jan Walter arriva, pour savoir comment elle avait passé la nuit, lui confia-t-elle cette branche d’arbre, en le priant de la donner à dégrossir.

Walter visita les menuisiers de la ville, mais leurs outils avaient été brûlés et ils ne pouvaient se charger du travail. De guerre lasse, il s’aboucha avec un tonnelier qui possédait encore une doloire et celui-ci rapa énergiquement le gourdin. Des copeaux embaumés volèrent et sous l’écorce une couleur de cire fraîche apparut.

— Ce doit être du cyprès, répondit cet homme à Walter qui l’interrogeait pour connaître de quelle essence d’arbre provenait ce bois ; mais ajouta-t-il, je n’en ai jamais vu de si parfumé et de si dur.

Puis, tandis que des personnes qui assistaient à cette scène, dans son atelier, s’emparaient des rognures, à cause de leur odeur, il dit au prêtre :

— Écoutez, je ne puis avec une doloire équarrir proprement votre bâton ; gardez-le tel qu’il est, cela vaudra mieux.

Walter, ennuyé de ce contretemps, repartit en quête d’un autre ouvrier. Il finit par en rencontrer un dont tous les instruments n’avaient pas été détruits, et celui-là se mit à l’oeuvre ; mais il n’eut pas plus tôt flairé l’arome du rondin qu’il voulut s’approprier les copeaux, alors que Walter désirait les conserver ; et pour en avoir davantage il aurait, avec son rabot, aminci le bois de telle sorte qu’il n’en serait plus resté, si le prêtre ne le lui avait enlevé des mains et ne s’était enfui avec.

Il demanda à Lydwine, lorsqu’il lui rapporta la baguette, si elle savait le nom de l’arbre qui l’avait produite.

— Dieu le sait, fit-elle, et moi pas ; mon frère ange ne me l’a point conté.

Plus tard, à la fête de saint Cyriaque, martyr, c’est-à-dire au commencement du mois d’août, l’ange conduisit Lydwine dans les pourpris de l’Eden. Là, il lui reprocha d’avoir si peu estimé son présent — ce dont elle fut très marrie — et il lui montra l’arbre, un cyprès d’une espèce particulière, et la place même à laquelle il avait coupé la branche ; et il lui apprit que cette tige châtierait le Démon et serait pour lui un objet d’épouvante.

Et, en effet, Brugman déclare avoir assisté à ces expériences ; il suffisait d’approcher cette verge d’un énergumène pour lui arracher des cris plaintifs et le faire frémir de la tête aux pieds.

Et, un siècle plus tard, Michel d’Esne, l’évêque de Tournai, ajoutait : « Cela est très vrai, comme j’ai non seulement ouï dire, mais vu de mes yeux ; car j’ai vu des démoniaques crier, grincer des dents et trembler extrêmement devant une petite pièce de ce bois. »

Dès que l’histoire de ce bâton se fut ébruitée, toute la ville processionna chez la sainte pour le regarder et le flairer ; il continua d’odorer, mais un libertin, amené par la curiosité, chez elle, le toucha et dès lors il cessa d’exhaler son résineux parfum.

La veuve Catherine qui avait terminé son pèlerinage rejoignit sur ces entrefaites la ville et trouva, à la place de son logis, un tas de tisons calcinés et de cendre.

Cette perte la désola ; elle arriva, en pleurant, chez Lydwine.

— Vous voyez, s’écria-t-elle, vous voyez que je n’aurais pas dû m’absenter ; si je ne vous avais pas écoutée, j’aurais peut-être au moins sauvé quelques-unes de mes pauvres affaires !

Mais la sainte sourit.

— O tête, ô tête, s’exclama-t-elle, il y a longtemps que vous souhaitez d’habiter avec moi ; seulement, le sacrifice qui vous coûtait le plus, c’était de vous séparer de cette maison à laquelle vous étiez trop attachée.

Maintenant qu’elle n’existe plus, qui vous arrête ? Venez vous fixer ici, et, au lieu de gémir, remerciez Dieu qui a précipité les événements de telle sorte qu’il vous dispense de discuter avec vous-même.

Et Catherine s’empressa, en effet, de résider chez la bienheureuse et jusqu’à l’heure de sa mort, elle ne la quitta plus.

Une autre question serait intéressante à résoudre, celle de savoir comment les Schiedamois qui étaient pour la plupart, des marins ivrognes sans doute et luxurieux, mais pas plus que les matelots des autres plages, avaient pu attirer si résolument sur eux le courroux du Ciel. Si l’on se réfère à leur attitude, alors que feu André, leur ancien curé, affirma avoir jeté l’Eucharistie dans un amas de boue, l’on constate que ces gens avaient la foi et vénéraient le corps du Sauveur, car ils s’indignèrent et voulurent écharper ce triste sacerdote ; ils n’étaient donc ni des mécréants ni des déicides. Comment dès lors justifier ce ressentiment du Christ ?

Thomas A Kempis raconte qu’ils avaient bafoué la statue miraculeuse de la Vierge et il cite parmi les délinquants un prêtre et une femme dont la liaison publiquement affichée était un scandale pour le peuple.

A quelques détails qu’il précise, il est facile de reconnaître en cet ecclésiastique et en cette gourgandine, ce Joannès de Berst et cette Rasa Goswin dont nous avons déjà parlé ; mais en sus de ce délit, l’on peut, je crois, admettre ceci : qu’en raison même de cette faveur qu’elle obtint de posséder dans ses murs une sainte qui rendait, par les miracles qu’elle opérait, les gràces de la Providence visibles, Schiedam devait être, aux yeux de Jésus, une ville plus religieuse, plus mystique que les autres, une cité modèle, et elle ne fut rien de cela ; Dieu l’épargna, une fois, sur les instances de sa servante, alors qu’une flotte s’avançait pour la détruire, mais elle ne s’amenda point et le Juge, lassé, sévit ; telle est la seule explication qui semble plausible.

Malgré tout, Lydwine ne pouvait s’empêcher de croire que si elle avait été plus pure, elle aurait peut-être été mieux exaucée et cependant elle savait que ses mérites étaient, là-haut, soigneusement comptés.

N’avait-elle pas, quelques années auparavant, un jour qu’elle était en extase, contemplé ce spectacle qui fut montré, d’ailleurs, à beaucoup de saints, de l’Époux tenant une couronne sertie de gemmes ? Elle l’examinait et remarquait que certaines montures étaient vides.

— Les pierres qui manquent s’enchâsseront avec le temps, dit Jésus ; cette couronne est celle que je te prépare.

Lorsqu’elle fut revenue à elle, elle pensa justement que les fleurons inachevés symbolisaient les douleurs qui lui restaient à subir et elle s’apprêta à les endurer.

Faisant alors un retour sur elle-même, humblement elle se repéra ; elle songea qu’elle n’avait jamais offert au Bien-Aimé un coeur vraiment affranchi et un esprit dûment désoccupé ; elle se reprocha de ne pas s’être assez exilée de ses volontés, de ne s’être jamais entièrement bannie ; elle s’avoua ne pas s’être assez soigneusement tamisée de la lie de ce monde et elle supplia Jésus de la mettre en mesure d’expier cette avarice d’elle-même, en l’accablant d’injures et de sévices, en la traitant, ainsi qu’il avait été, Luimême, traité.

Il la satisfit sur-le-champ.

A ce moment, Philippe, duc de Bourgogne, qui revendiquait, par droit d’héritage, au détriment de sa nièce, la comtesse Jacqueline, la possession des Provinces-Unies, envahit à la tête d’une armée les Pays-Bas et installa des garnisons dans les places. Le 10 octobre, le jour où l’on célébrait la fête des saints martyrs Géréon et Victor, il entra à Schiedam. Il y fut reçu avec de grands honneurs et invité à un festin auquel furent conviés toutes les autorités de la ville et le curé qui était Jan Angeli, encore vivant à cette époque.

A la fin du repas, quatre Picards, qui faisaient partie de la maison du duc, demandèrent au curé de les conduire chez cette Lydwine dont on leur avait relaté monts et merveilles.

Il y consentit, et les accompagna, eux et leurs serviteurs ; mais à peine se furent-ils introduits dans la chambre qu’ils commencèrent à tapager, et comme Jan Angeli les suppliait de se retirer, ils prétendirent qu’il était l’amant de sa pénitente et le poussèrent derrière un petit autel qui avait été dressé dans cette pièce pour y recevoir le corps du Christ, lorsqu’on venait communier la malade.

Il s’y blottit, triste et confus.

— On n’y voit goutte, dans cette cambuse ! cria l’une de ces brutes. Il alluma une chandelle, arracha les rideaux et les couvertures du lit et le ventre hydropique de la malheureuse bomba, ainsi qu’une outre, lamentable et nu ; alors ils se tordirent et crièrent qu’elle était enceinte des oeuvres de son confesseur !

La nièce de Lydwine, la petite Pétronille, assistait avec le curé à cette scène ; quand on découvrit le corps de sa tante, elle ne put se maîtriser et elle s’élança pour la recouvrir. Ils voulurent l’en empêcher, mais elle leur opposa une telle résistance, qu’ils finirent par l’empoigner et la jetèrent contre les marches de l’autel avec tant de violence qu’elle se blessa grièvement à l’aine et aux reins et s’évanouit.

Cette encontre exaspéra ces soudards. Ils qualifièrent Lydwine de paillarde, l’accusèrent d’être mère de quatorze enfants et de se saouler, la nuit ! puis, tandis que celui qui tenait le flambeau, éclairait la couche et invectivait la martyre, en hurlant : On va te dégonfler, sale bête ! les autres enfoncèrent leurs doigts dans la peau tendue du ventre qui creva.

L’eau et le sang jaillirent en abondance par trois trous et le lit fut inondé.

Après qu’ils eurent accompli ce forfait, ils sortirent pour se laver les mains puis rentrèrent et se mirent à l’injurier.

Lydwine, qui n’avait répondu que par des gémissements à ces tortures, les regarda alors et dit :

— Comment ne craignez-vous pas de toucher au travail de Dieu, comment ne craignez-vous pas le châtiment que sa Justice vous prépare ?

Ils haussèrent les épaules et, après une dernière bordée de lazzis et d’outrages, ils s’en furent.

Le curé se précipita aussitôt dehors, pour chercher des secours. Les amies de Lydwine arrivèrent ; elles ranimèrent avec un cordial Pétronille qui dut s’aliter et elles pansèrent les blessures de sa tante et changèrent la paille de sa couche devenue semblable à un fumier d’abattoir, tant elle était trempée de sang !

Le lendemain, le duc de Bourgogne, qui ignorait cet attentat, partit pour Rotterdam ; mais à peine son armée eut-elle déguerpi de Schiedam, que la nouvelle du crime courut par toute la ville. Ce ne fut qu’un cri d’indignation contre ces bandits. Les échevins se présentèrent chez la malade, pour la consoler et lui annoncèrent qu’ils allaient, eux aussi, s’embarquer pour Rotterdam, afin de réclamer au duc la punition de ses gens.

— N’importunez pas le prince, à mon sujet, répliqua Lydwine ; Dieu se réserve la vengeance de ce méfait ; déjà l’arrêt de ces infortunés est prononcé.

Et, en effet, la répression qui les attendait ne tarda guère. Celui de ces hommes qui portait le flambeau et avait grossièrement insulté la sainte fut, à l’instant même où il entrait dans le port de Rotterdam, saisi de vertige. Il erra, comme un fou, sur le pont du bateau et tomba et se fracassa le crâne ; un autre près de Zierikzée se tordit dans des accès de délire et fut abandonné dans une chaloupe où il mourut ; le troisième qui appartenait à l’armée navale fut tué, pendant un combat, par les Anglais ; le quatrième enfin, qui s’attribuait le titre de médecin, fut frappé d’apopleluie près de Sluse et devint aphasique. Son domestique lui rappela alors son crime et l’interrogea pour savoir s’il n’en éprouvait pas quelque remords. Il fit signe que oui et trépassa.

Après son enterrement, ce serviteur, qui était un brave et pieux homme, vint à Schiedam pour solliciter, au nom de son maître, le pardon de Lydwine ; et il lui fut accordé, on peut le croire, aisément.

Cette sinistre aventure désola, pendant des années, la sainte.

Elle pleurait non sur les plaies qu’elle avait reçues, mais sur la perversité de ces vauriens que ses prières ne parvenaient pas à sauver ; aussi ne voulait-elle pas qu’on la plaignît de ces sévices.

— Plaignez-vous plutôt, fit-elle, un jour, aux magistrats et baillis de Schiedam qui reparlaient chez elle de cette affaire ; plaignez-vous, car je vous vois menacés d’un péril dont vous ne vous doutez point.

Et, en effet, peu de temps après, ils furent inculpés par le due de Bourgogne de trahison et menacés d’avoir le coup tranché.

Après ces événements, l’ange du Seigneur s’approcha de Lydwine et lui dit : Votre Époux vous a admise, suivant votre désir, aux tortures de la Passion, vous avez été injuriée, couverte d’ignominie, dénudée, et vous avez rendu de l’eau et du sang par vos blessures ; soyez heureuse, ma soeur, car la scélératesse de ces Picards va aider à compléter le nombre de pierres qui manquent à votre couronne.