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Sainte Lywinde de Schiedam (1901)

blue  Avant-propos.
blue  Chapitres I-IV.
blue  Chapitres V et VIII.
blue  Chapitres IX et XII.
blue  Chapitre XIII et XVI.
blue  Appendice.


Deus carni illius saepe dolores infligit, quatenus Spiritus Sanctus ibi habitare possit.
SANCTA HILDEGARDIS (Vita, lib. II).

A M. et Mme LÉON LECLAIRE AMIS ET COMPAGNONS de SCHIEDAM et de LIGUGÉ affectueusement
J.-K. H.

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V

APRÈS qu’elle fut entrée dans cette voie de la substitution mystique et qu’elle se fut, de son plein gré, offerte pour être la brebis émissaire des péchés du monde, Jésus jeta son emprise sur elle et elle vécut cette existence extraordinaire où les douleurs servent de tremplin aux joies ; plus elle souffrit et plus elle fut satisfaite et plus elle voulut souffrir ; elle savait qu’elle n’était plus seule maintenant, que ses tortures avaient un but, qu’elles aidaient au bien de l’Église et qu’elles palliaient les exactions des vivants et des morts ; elle savait que c’était pour la gloire de Dieu que le parterre odorant de ses plaies poussait d’humbles et de magnifiques fleurs ; elle pouvait vérifier, par elle-même, la justesse d’une réponse de sainte Félicité, injuriée par les railleries d’un bourreau qui se gaussait de ses cris, lorsqu’elle accoucha dans sa prison, avant que d’être livrée aux animaux féroces lâchés en un cirque.

— Que ferez-vous donc quand vous serez dévorée par les bêtes ? disait cet homme.

Et la sainte répliqua :

— C’est moi qui souffre maintenant, mais alors que je serai martyrisée, ce sera un autre qui souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour Lui.

Il est très difficile d’analyser cette vie si différente des nôtres qu’entremêlent, la plupart du temps, de modiques tortures et de minimes liesses. Nos exultations sont, en effet, ainsi que nos peines, médiocres ; nous vivons dans un climat tempéré, dans une zone de piété tiède où la flore est rabougrie et la nature débile. Lydwine, elle, avait été arrachée d’une terre inerte pour être transplantée dans le sol ardent de la mystique ; et la ’sève jusqu’alors engourdie bouillonnait sous le souffle torride de l’Amour, et elle s’épanouissait en d’incessantes éclosions d’impétueuses délices et de furieux tourments.

Elle pantelait, se tordait, crissait des dents ou gisait à moitié morte et elle était ravie, au même instant ; elle ne vivait plus, dans un sens comme dans l’autre, que d’excès ; l’exubérance de sa jubilation compensait l’abus de ses peines ; elle le disait très simplement : « Les consolations que je ressens sont proportionnées aux épreuves que j’endure et je les trouve si exquises que je ne les changerais pas pour tous les plaisirs des hommes. »

Et cependant la meute de ses maladies continuait à la dilacérer ; elle fondait sur elle avec une recrudescence de rage ; son ventre avait fini par éclater, ainsi qu’un fruit mûr et il fallait lui appliquer un coussin de laine pour refouler les entrailles et les empêcher de sortir ; bientôt, quand on voulut la bouger, afin de changer les draps de son lit, on dut lui lier solidement les membres avec des serviettes et des nappes, car autrement son corps se serait disloqué et scindé en morceaux, entre les mains des assistants.

Par un miracle évidemment destiné à certifier l’origine extra-humaine de ces maux, Lydwine ne mangeait plus ou si peu  ! — En trente ans, elle ne goûta pas à plus d’aliments qu’une personne valide n’en ingère d’habitude pendant trois jours.

Durant les premières années de sa réclusion, elle consommait pour tout repas, du matin au soir, une rondelle de pomme de l’épaisseur d’une petite hostie que l’on grillait, au bout d’une pincette, devant l’âtre ; et si elle tentait d’avaler parfois une bouchée de pain, trempée dans de la bière ou du lait, elle n’y parvenait qu’à grand peine ; puis ce fut trop encore de cet émincé de pomme et elle dut se contenter d’une larme d’eau rougie sucrée, stimulée par un soupçon de cannelle ou de muscade, et d’une miette de datte ; elle en vint ensuite à ne plus se sustenter qu’avec ce vin trempé d’eau ; elle le humait plus qu’elle ne le buvait et en absorbait à peu près une demi-pinte, par semaine.

Très souvent, comme l’eau de source était à Schiedam assez chère, on lui donnait, faute d’argent pour en acheter, de l’eau de la Meuse ; elle était suivant le flux ou le reflux de la mer dans laquelle elle se jette, près de la ville, salée ou douce ; mais elle préférait qu’on la puisât, au moment du flux, alors qu’elle était amère et saumâtre, parce qu’elle se changeait alors pour elle en la plus savoureuse des boissons.

Seulement, lorsqu’elle fut réduite à ne plus se soutenir qu’avec ce liquide, le sommeil qui était déjà rare disparut complètement ; et ce furent des nuits qui n’en finissaient plus, des nuits implacables, où elle demeurait, immobile, sur un dos dont le derme était à vif. On a compté qu’elle n’avait pas dormi la valeur de trois bonnes nuits en l’espace de trente-huit ans !

Enfin, elle ne s’ingurgita plus rien du tout ; et une et velléité de sommeil qui la tracassa et qui n’était, selon ses historiens, qu’une tentation diabolique, s’enfuit à son tour. Une sorte d’assoupissement l’accablait, en effet, chaque fois qu’elle s’apprêtait à méditer la Passion du Christ ; elle luttait en vain contre cette somnolence.

— Laissez là ces exercices et dormez, lui dit Jan Pot, vous les reprendrez après.

Elle obéit et cet état d’irrésistible torpeur cessa.

Cette disette de nourriture et cette constance d’insomnies lui suscitèrent les plus cruelles humiliations et les plus basses injures. Toute la ville était au courant de ce cas singulier d’une jeune fille qui, sans s’alimenter et dormir, ne mourait point ; le bruit de cette merveille s’était répandu au loin ; elle semblait invraisemblable à beaucoup de gens ; ils ignoraient que de nombreux faits de ce genre avaient été relevés dans les biographies de saints qui furent les prédécesseurs ou les contemporains de Lydwine ; aussi arrivèrent-ils, attirés par la curiosité, chez elle et elle fut explorée sans relâche et soumise à une inquisition de tous les instants ; et ses détracteurs ne furent point quatre, tels que les amis de job, ils furent légion ! La plupart ne regardaient que cette tête fendue, du front au nez, que ce visage craqué comme une grenade, que ce corps dont les chairs en fuite avaient dû être comprimées, ainsi que celles des momies, par des lacis de bandelettes, et le dégoût leur venait de tant d’infirmités !

Leur curiosité était déçue, Ils n’avaient découvert que le masque en pièce d’une gorgone, là où ils s’étaient attendus à rencontrer une face plus ou moins avenante qui aurait pu les émouvoir ou une physionomie plus ou moins bizarre dont ils auraient pu se moquer ; ils ne virent que les apparences, ne distinguèrent aucun foyer de lumière sous les vitres en corne de cette lanterne cassée, rangée dans l’ombre, en un coin ; et cependant l’âme rayonnait, embrasée d’amour, car Jésus l’inondait de ses effusions, la dorait de ses lueurs !

Ils se vengèrent de leur désappointement en l’accusant de supercherie. Elle ne gardait nullement la diète ; elle bâfrait lorsqu’elle était seule et buvait, la nuit. Ils la harcelèrent de questions, préparèrent des amorces, tâchèrent de l’amener à se contredire. A tous ces interrogatoires, elle répondait simplement :

— Je ne vous comprends pas ; vous croyez qu’il est impossible de subsister sans le secours d’aucun mets, mais Dieu est bien maître, je présume, d’agir tel qu’il l’entend ; vous m’affirmez que mes maladies auraient dû me tuer, mais elles ne me tueront que lorsque le Seigneur le voudra. Et elle ajoutait pour ceux qui s’apitoyaient hypocritement sur son sort : « Je ne suis pas à plaindre, je suis heureuse ainsi, et s’il me suffisait de réciter un ave Maria pour être guérie, je ne le réciterais pas. »

D’autres allaient plus loin encore et brutalement l’injuriaient, criant : ne vous y trompez pas, ma belle, nous ne sommes point votre dupe ! Vous faites semblant de vivre sans nutriment et vous vous nourrissez en cachette ; vous êtes une chattemite et une fourbe.

Et Lydwine un peu surprise de cet acharnement, leur demandait quel intérêt elle pouvait bien avoir à mentir de la sorte, car enfin, disait-elle, manger n’est pas un péché et ne pas manger n’est point un acte glorieux, que je sache.

Embarrassés par le bon sens de ces répliques, ils changeaient alors le mode de leurs attaques et ils lui reprochaient d’être une possédée ; le démon était seul capable d’opérer de tels prestiges ; et ces simagrées n’étaient que la conséquence d’un pacte ; rares furent ceux qui ne la crurent ni charlatane, ni sorcière, mais qui comprirent ce qu’elle était en réalité, un être victimal, broyé dans le mortier de Dieu, une lamentable effigie de l’Église souffrante.

Peu à peu, pourtant, la vérité s’imposa. Agacés par ces nouvelles contradictoires, les échevins de Schiedam résolurent d’en avoir le coeur net ; ils assujettirent Lydwine, pendant des mois, à une surveillance incessante et ils durent bien reconnaître qu’elle était une sainte dont l’existence absolument anormale ne pouvait s’expliquer que par un dessein particulier du ciel ; et ils le promulguèrent dans un procès-verbal qu’ils scellèrent du sceau de la cité. Ils se réunirent, en effet, le 12 septembre 1421, pour rédiger ces lettres testimoniales qui relatent les épisodes de cette vie : la privation de toute nourriture et le manque de sommeil, l’état du corps mué en un amas répugnant de bribes et amputé d’une partie de ses entrailles alors que l’autre fourmillait de parasites et répandait cependant une bonne odeur, bref tous les détails que nous avons énumérés ; le procès-verbal est inséré tout au long dans le volume des Bollandistes, en tête de la seconde vie de Brugman.

Il aurait pu constater aussi ce trait, avéré par tous les biographes, que les parents de Lydwine conservaient dans un vase les fragments d’os et les languettes de chairs qui se détachaient des membres de leur fille et que ces débris exhalaient de doux parfums.

Des badauds, qui avaient ouï parler de ce prodige, accoururent pour s’assurer de sa véracité, mais Lydwine, que ces visites incommodaient, supplia sa mère d’enterrer ces pauvres dépouilles et, pour ne pas la contrister, Pétronille les inhuma.

Il semblait qu’après cette proclamation du bourgmestre et du municipe de Schiedam, Lydwine pùt demeurer tranquille ; sa bonne foi était de notoriété publique ; pourtant, quatre années après, lorsque Philippe de Bourgogne, après avoir envahi les Flandres, laissa un corps d’occupation à Schiedam, le commandant de place, qui était un Français, voulut s’assurer par lui-même si les phénomènes attestés par le manifeste de la ville étaient exacts. Il prétexta le désir qu’il avait de préserver la sainte d’outrages possibles, pour poster chez elle une troupe de six soldats qu’il choisit parmi les plus honnêtes et les plus religieux ; puis, il écarta la famille qui dut aller camper autre part et il prescrivit à ses subordonnés de se relayer, afin de ne pas perdre de vue la prisonnière, jour et nuit, et d’empêcher.qu’il ne lui parvînt aucun breuvage et aucun aliment. Ils exécutèrent cette consigne à la lettre, inspectant même les pots d’onguents pour être certains qu’ils ne contenaient point de substances propres à la réconforter ; une veuve, du nom de Catherine, fut seule admise à la soigner, et elle était fouillée alors qu’elle entrait dans la chambre. Ils montèrent ainsi la garde, autour de son lit, pendant neuf jours.

Ils virent, durant ce temps, Lydwine en proie à d’extravagantes tortures, ruisselant de larmes, mais souriant, perdue dans l’extase, noyée dans la béatitude suressentielle, roulée, comme hors du monde, dans des ondes de joie.

Quant à elle, c’est tout au plus si elle s’aperçut de leur présence ; Dieu la ravissait, loin de son logis, lui épargnait le spectacle gênant de ces hommes dont le regard ne la quittait point. Quand leur faction cessa, ils certifièrent hautement que la captive avait vécu, ainsi que l’on dit, de l’air du temps, sans rien prendre.

Cette surveillance ne servit donc qu’à constater, une fois de plus, l’honnêteté de Lydwine et l’authenticité de l’insolite existence qu’elle souffrait.

Vraiment ce luxe d’investigations était bien inutile ; la défiance d’une petite ville aux aguets, la rage d’espionnage de la province suffisaient pour tirer l’affaire au clair. Lydwine n’eût pu avaler une bouchée de pain sans que tout Schiedam ne le sût ; mais si Dieu consentit à ce que ces faits fussent examinés de près et prouvés, ce fut pour qu’aucun doute ne subsistât et que ses grâces ne fussent point reléguées à l’état d’incertaine légende.

Il est à remarquer, d’ailleurs, qu’il agit presque constamment de la sorte. N’en fut-il pas de même, au dix-neuvième siècle, pour Catherine Emmerich et pour Louise Lateau, deux stigmatisées dont les vies présentent plus d’une analogie avec celle de Lydwine ?


VI

JUSQU’ALORS, c’était surtout sa mère qui l’avait soignée, mais Pétronille tomba malade, à son tour ; elle était usée par l’âge et les soucis d’une existence toujours en alerte pour joindre, dans son pauvre ménage, les deux bouts. Les fatigues que lui imposèrent les infirmités de Lydwine et le chagrin qu’elle ressentit à la voir inculpée de simulacres et de mensonges et injuriée jusque dans son lit l’achevèrent ; elle se coucha et ne se releva plus ; elle conserva sa connaissance et, comprenant qu’elle allait mourir, elle trembla ; elle se rappela des coquetteries de jeunesse, des décisions ajournées, des heures oisives ou mal employées ; peut-être se reprocha-t-elle aussi d’avoir trop tarabusté sa fille ; toujours est-il qu’elle lui confessa ses transes et la pria d’obtenir du Sauveur son pardon.

Lydwine, qui pleurait à chaudes larmes, en l’écoutant, la consola de son mieux et lui promit de la gratifier, autant que cela dépendrait d’elle, des mérites acquis par ses longues souffrances ; elle y mit cette seule condition que la mourante se résignerait à quitter la vie et s’abandonnerait en toute confiance à l’indulgente tendresse du Juge.

Pétronille, qui savait de quelles prébendes de grâces son enfant était pourvue, se rassura et s’éteignit en paix ; mais Lydwine, persuadée qu’elle ne possédait plus rien puisqu’elle avait tout cédé à sa mère, se hâta de remédier à son dénuement. Elle vendit les meubles et les nippes dont elle pouvait se passer et en distribua l’argent aux pauvres ; puis elle s’avisa que son lit était trop doux et elle s’en débarrassa au profit de son neveu et de sa nièce qui s’installèrent, en qualité de gardes-malades, auprès d’elle ; elle commanda ensuite que l’on étendît, sur le sol humide de la chambre, une planche ôtée au flanc d’un tonneau et qu’on la recouvrît de paille ; et cette paille qui bientôt se convertit en un abominable fumier fut désormais sa seule couche ; mais il fallut l’y transporter et, malgré les précautions dont on usa, ce fut horrible. On dut la ficeler pour qu’elle ne se séparât point et, en la soulevant, l’on ne put faire autrement que d’arracher les chairs collées au drap.

Elle estima que ce n’était pas encore assez et elle se procura, afin de râper la peau de ses reins à vif, une ceinture en crins de cheval qu’elle ne retira plus.

Elle avait alors vingt-huit ans ; l’hiver commençait, un hiver si long et si rigoureux que les vieillards ne se souvenaient pas d’en avoir jamais enduré un pareil ; il reçut, par excellence, le nom de grand hiver et, ajoute Thomas A Kempis, dans les fleuves devenus fermes tous les poissons périrent. Or, cette saison de frimas, elle la vécut dans une pièce sans jour et sans air, privée de feu, vécue simplement d’une de ces petites chemises de laine que tissaient pour elle les soeurs du tiers-ordre de Saint-François, à Schiedam, et enveloppée d’une mauvaise couverture, alors que ses blessures et son hydropisie la rendaient, plus quune autre, sensible au froid.

Elle pleurait, la nuit, des larmes de sang qui se coagulaient sur ses joues et, le matin, il fallait détacher de son visage bleui et comme damassé par le gel, ces stalactites ; quant au reste du corps, il était quasi paralysé et ses pieds étaient si roides qu’on devait les frotter et les enrouler de linges chauds pour les ranimer.

Elle continuait cependant de vivre dans cet état pire que la mort ; et il n’y avait presque jamais un sou à la maison ! Les quelques personnes charitables qui l’avaient jusqu’alors aidée ne songeaient plus à la secourir ; elle en était réduite à ne même plus avoir de linge pour panser ses plaies ; elle serait littéralement morte de misère et de froid, si un franciscain du nom de Werembold, originaire de Gouda, qui fut, pendant plusieurs années, le recteur et le confesseur des soeurs tertiaires de Sainte-Cécile d’Utrecht et le ministre général du tiers-ordre de Saint-François, n’était venu la visiter.

Ils se connaissaient, l’un et l’autre, par une vision qu’ils avaient eue, à la même heure, le même jour, alors que l’on célébrait la fête de l’Annonciation ; et, depuis ce moment, ce religieux, qui était un véritable saint, désirait la voir de ses propres yeux.

Il entreprit, à cet effet, le voyage ; il la trouva dans une telle détresse qu’il fondit en larmes, sans pouvoir parler ; il donna ce qu’il possédait : trente gros de Hollande, afin qu’on lui achetât au moins une paire de draps et, indigné par la dureté de coeur des habitants de Schiedam, il monta en chaire, et les vitupéra de telle sorte que plusieurs personnes, dont le zèle pour cette oeuvre de miséricorde s’était affaibli, se repentirent.

Et il fit plus que de lui assurer pour quelque temps le nécessaire, le brave Werembold, il paracheva les leçons de Jan Pot et l’aiguilla, à son tour, sur les voies mystiques. Il était un habile stratégiste des combats divins ; il savait combien la souffrance est un puissant engrais pour la flore de l’âme et il admirait l’amoureuse astuce du bienfaisant Tortionnaire qui s’arrangeait toujours de façon à ce que les douleurs, dont il ne pouvait différer l’envoi, se changeassent, sans tarder, en liesses ; ce durent être de singuliers colloques que ceux de ces deux élus ; si l’on écoute A Kempis, ils s’entretinrent surtout de leur trépas. Werembold espérait naître à la vie, après Pâques, mais son interlocutrice le déleurra ; elle lui affirma qu’il attendrait jusqu’à la Pentecôte ; effectivement, il décéda, en l’an 1413, la veille de cette fête, le jour de saint Barnabé. Et il fut, à son tour, prophète, en lui déclarant qu’elle devait se résigner à endurer longtemps encore la lamentable aubaine de ses maux, car il lui en restait autant à supporter qu’elle en avait déjà subis ; et elle lui survécut, en effet, vingt ans.

Elle assista, en état de ravissement, à son agonie. Le jour même où il mourut, les soeurs tertiaires de Schiedam annoncèrent à Lydwine qu’elles partaient pour Utrecht afin d’avoir des nouvelles de Werembold qu’elles savaient être malade ; — hâtez-vous, hâtezvous, dit-elle ; et hochant la tête, elle leur laissa comprendre qu’elles arriveraient trop tard. — Quand elles atteignirent, le soir, Utrecht, elles purent, en écoutant sonner le glas des obsèques, constater que la sainte ne s’était pas trompée.

Après la mort de Pétronille, son mari, le vieux Pierre, son fils Wilhelm et ses deux enfants, Pétronille et Baudouin, se relayèrent pour veiller Lydwine ; mais la malchance s’en mêla, maintenant que la mère n’était plus.

Des accidents se succédèrent qui assombrirent encore le pauvre intérieur de la sainte ; son père déclinait à vue d’oeil ; pendant ce grand hiver, il avait eu le gros orteil du pied droit gelé et il avait dû renoncer à son emploi de veilleur de nuit ; ce fut alors une reprise de misère noire. Il ne voulut pas, par délicatesse, mordre aux quelques aumônes que recevait sa fille et il ne vécut plus que de débris et de rogatons.

Sur ces entrefaites, le due Wilhelm VI, comte de Hollande, de passage à Schiedam, avec sa femme la comtesse Marguerite et plusieurs personnes de la Cour, entendit parler de la misère du père de la sainte. Il en eut compassion et dit au vieillard :

— Combien vous faut-il pour vivre ici ? Fixez la somme et, en considération des vertus de votre fille, je vous la paierai.

Pierre assura le comte que douze écus à la couronne, monnaie de France, suffiraient largement, par année, à ses besoins.

Wilhelm les lui versa aussitôt ; jugeant ensuite que ces souhaits étaient trop modestes, il s’engagea à doubler, si cela devenait nécessaire, cette rente. Elle fut d’abord fidèlement acquittée, puis, comme chez les gens riches surtout, la générosité très aisément se lasse, le brave homme finit par ne plus rien toucher et il ne se crut pas le droit de réclamer.

En attendant, tandis qu’il profitait de ces courtes aises, il voulut contenter ce désir qu’il n’avait jamais pu réaliser, faute de temps, fréquenter assidûment les églises ; mais il était presque aveugle et si faible des jambes qu’un rien le faisait trébucher ; aussi, quand il était sorti, Lydwine se mourait-elle d’inquiétude ; et elle ne s’alarmait pas à tort, car on le ramassa, un jour, presque asphyxié.

C’était une veille de Pentecôte ; Pierre avait quitté la maison pour aller ouîr les vêpres, quand il rencontra un homme qui lui proposa de se promener hors de la ville jusqu’à l’heure de l’office. Il accepta et ils arrivèrent, tout en devisant, à un lieu nommé Damlaën. Là, tandis que, fatigué, il s’arrêtait, son compagnon se rua sur lui et l’empoignant par les reins, le précipita dans une fosse profonde, pleine d’eau, et disparut. Il était en train de se noyer quand un charretier qui longeait la route l’aperçut, le hissa du bourbier et le ramena, dans sa voiture, chez sa fille.

Celle-ci le pensait mort et pleurait, car quelqu’un qui avait entrevu le vieillard, allongé, sans mouvement, dans la carriole, était venu la prévenir en hâte qu’on lui rapportait le cadavre de son père.

Cette aventure, à laquelle les biographes assignent une origine diabolique, consterna la sainte qui s’ingénia désormais à retenir le vieux Pierre à la maison ; mais devenu un peu tel qu’un enfant, il s’échappait dès qu’il ne se sentait plus surveillé et comme il ne s’éloignait du logis que pour gagner l’église, sa fille n’avait pas le courage de le réprimander.

En somme, il fut pour elle beaucoup plus une cause de soucis qu’un aide ; et son fils Wilhelm ne semble pas, malgré toute sa bonne volonté, avoir été plus apte que lui à la soigner.

Celui-là manqua de la griller vive ; un matin, avant de se rendre à son travail, il pénétra dans la chambre pour s’assurer de l’état de santé et il posa la chandelle qu’il tenait allumée sur une planche placée au-dessus de la tête de sa soeur ; puis, il partit, la laissant seule dans la maison, car le père était, de son côté, sorti pour aller assister à une messe ; or, la chandelle culbuta et mit le feu à la paille sur laquelle Lydwine était couchée ; elle méditait la Passion de Notre-Seigneur et ne s’en aperçut pas tout d’abord ; mais les pétillements des brindilles qui se tordaient, la tirèrent de son ravissement et, de l’unique main qu’elle avait libre, de la main gauche, elle étreignit les flammes qui, sans la brûler, S’éteignirent. Lorsque son père revint, elle gisait non plus sur une botte de paille, mais sur un tas de cendres.

Ce frère, si imprudent, nous apparaît, ainsi qu’un excellent homme, dévoué à sa soeur, mais malheureusement uni à une femme sottisière et méchante qui se croyait probablement, à cause des services que ses enfants prêtaient à Lydwine, tout permis ; la sainte endurait, sans jamais se plaindre, les intarissables bavardages et les ineptes remarques de cette mégère qui ne pouvait ouvrir la bouche sans vociférer et s’exacerbait, à mesure qu’elle hurlait, sans que l’on sût jamais bien pourquoi.

Mais si Lydwine acquiesçait docilement à ce genre d’épreuves, d’autres se résignaient plus difficilement à les accepter, témoin le duc de Bavière qui descendit à Schiedam pour consulter la sainte sur un cas de conscience. Les crimes dont il était coupable et l’apostasie qu’il avait commise en se dépouillant de sa robe d’évêque pour se marier, le tourmentaient sans doute.

Il se fit annoncer sous un nom d’emprunt, mais Lydwine, divinement avertie, ne fut point dupe.

Il était à peine assis auprès d’elle, quand la teigne entra et l’étourdit de ses réflexions saugrenues et de ses cris.

Il s’agaça et s’adressant à Lydwine : Comment, dit-il, pouvez-vous supporter cette harpie ? car lorsqu’elle est là, le séjour dans votre maison n’est plus tolérable.

Et la sainte lui répondit en souriant : Monseigneur, que voulez-vous, il sied de souffrir les impertinences et les faiblesses de cette sorte de personnes, ne fût-ce que pour les corriger à force de patience et s’apprendre à soi-même à ne point s’irriter.

En homme pratique, le duc imagina une autre solution ; il acheta, séance tenante, le silence de la créature qui, enchantée d’empocher une somme d’argent, se tut... tant qu’il fut là.

Les gardes-malades de Lydwine n’étaient pas, en somme, propres à grand’chose ; le père était plus encombrant qu’utile ; le frère, occupé au dehors ; sa femme, insupportable ; restaient les deux enfants, Baudouin et Pétronille, qui, heureusement, ne ressemblaient pas à leur mère et étaient très attachés à leur tante ; mais ils étaient trop jeunes et d’ailleurs, étant donné la nature des infirmités de la malade, elles ne pouvaient être décemment soignées que par des femmes. Dieu y veilla.

Des voisines pieuses se chargèrent de panser et de changer de linge son pauvre corps ; parmi celles-là figure une femme qui fut l’amie intime de Lydwine et que l’on apercevra souvent dans ce récit.

Qu’était cette Catherine Simon que nous avons déjà rencontrée auprès de Lydwine, alors que celle-ci était gardée à vue par six soldats, et qui finit par habiter tout à fait avec elle ?

Gerlac l’appelle Catherine, femme de maître Simon, le barbier ; Brugmau parle, à diverses reprises, d’une Catherine qu’il qualifie tantôt de servante, tantôt de veuve ; tantôt de compagne fidèle de la sainte ; Thomas A Kempis désigne Catherine Simon telle qu’une femme de qualité, et il la dit non épouse ou veuve, mais fille d’un sieur Simon dont il n’indique pas la profession.

Y a-t-il identité entre ces Catherine et ces Simon ? on peut l’admettre, encore que l’un des traducteurs d’A Kempis distingue deux Catherine différentes, l’une fille de Simon et l’autre veuve d’on ne sait qui.

Il est, en tout cas, certain que cette femme aima et soigna Lydwine comme sa propre fille ; elle la dédommagea des incroyables opprobres et du haineux abandon dont elle fut, de la part du curé de Schiedam, la plaintive victime ; l’homme aux chapons ne devait pas, en effet, tarder à persécuter, de la façon la plus atroce, la sainte.

VII

AYANT de narrer les déplorables manigances de cet homme, il est bon de répéter, une fois de plus, à propos de ce curé et des autres pénibles prêtres que nous trouverons mêlés à la vie de Lydwine, que l’Église voguait alors à la dérive ; les papes se livraient à des pugilats de bulles ; les monastères pourrissaient sur pied, les hérésies faisaient rage ; l’Europe se dissolvait, il n’y avait pas de raison pour que la Hollande, d’abord régie par un prince coupable d’un meurtre, puis par l’héroïque farceuse qu’était sa fille, la comtesse Jacqueline, fût, plus qu’un autre pays, épargnée par le Démon ; les avaries d’âme de ses réguliers et de ses séculiers n’ont donc rien qui doive surprendre.

On peut ajouter que Lydwine était singulièrement façonnée aux outrages et acclimatée aux peines ; elle semblait douée du funeste privilège d’attirer chez elle les scélérats et les fous ; d’aucuns venaient la visiter sans motifs, qui la dévisageaient insolemment et ne partaient qu’après l’avoir abreuvée d’injures ; une fois, une énergumène qui l’avait invectivée, s’affola devant son silence et son calme et lui cracha au visage ; il fallut, celle-là, la jeter dehors ; et Lydwine lui envoya un petit présent, en disant à la personne qu’elle chargeait de cette commission :

— Cette chère soeur m’a rendu un grand service, car elle m’a aidé à m’épurer ; c’est moins un cadeau que le paiement d’une dette que je vous serai obligée de lui porter.

Son humilité et sa patience ne se démentaient pas ; elle tolérait les grossièretés de sa belle-soeur et les sévices des intrus, sans broncher ; elle considérait pendant ce temps, Notre-Seigneur, couvert de crachats et martelé de coups, et elle le remerciait de lui laisser ramasser les miettes de son supplice. Étendue, telle que Job sur son fumier, elle ne discutait plus, comme le Patriarche, mais sortait hors d’elle-même et s’en allait rôder sur le chemin du Calvaire ; elle aimait les humiliations, ainsi que d’autres aiment les honneurs ; le révulsif des avanies n’agissait plus ; il devenait nécessaire qu’elle endurât de plus sérieuses abominations que celles qu’elle avait jusqu’alors subies, pour se remettre vraiment à souffrir.

Ce fut dom André qui s’acquitta de cette tâche.

Lydwine, nous l’avons dit, ne s’approchait des Sacrements qu’à de rares intervalles, durant les premiers temps de ses maladies ; mais, après que ses infirmités se furent accrues, elle éprouva la nécessité de recevoir le corps du Sauveur plus souvent et elle demanda la permission de communier aux principales fêtes de l’année.

Le curé de Schiedam, qui était alors un ecclésiastique ou un moine dont nous ignorons le nom, y consentit ; mais bientôt, il disparut, — l’histoire ne nous raconte pas comment ; — et ce fut le prémontré, Dom André qui lui succéda.

Aussitôt qu’il eut pris possession de la cure, Lydwine le pria de la traiter de même que son prédécesseur, mais il la rabroua.

Elle revint à la charge, lui fit remarquer que sa situation était exceptionnelle, qu’elle était l’immolée par procuration d’autrui, que la priver de l’Eucharistie, c’était la priver de toute consolation et de tout secours. Il persista plus brutalement encore dans son refus ; alors, elle put savourer l’amertume de cette vérité que formula, pour les âmes réparatrices, bien longtemps après elle, sa dernière descendante, l’une des stigmatisées du dix-neuvième siècle, la visitandine Marie Putigny, de Metz : « désirer la communion, c’est appeler sur soi la souffrance ! »

Ce déni la crucifia et elle pleura toutes ses larmes, sans parvenir à émouvoir cet homme ; elle finit par taire son chagrin, mais — ses gardes-malades l’observèrent — lorsqu’une cloche de l’église annonçait le moment de l’élévation à la messe ou qu’une clochette tintait pour prévenir du passage du Viatique, dans la rue, elle se dressait, ardente, sur sa couche, puis retombait et semblait prête à expirer.

Des amis s’entremirent à l’occasion d’une fête solennelle, mais ils n’obtinrent aucun succès ; le curé ne daigna d’ailleurs leur fournir aucune explication ; la vérité est qu’il se butait, qu’il devenait, de jours en jours, plus hostile ; comme il lui fallait bien s’imaginer pour lui-même des excuses à sa conduite, il tâchait de se persuader que Lydwine était une affidée du Démon ; sous prétexte de démasquer ses fraudes et mû, sans doute aussi, par la pensée d’orgueil qu’il allait se montrer plus perspicace que ses confrères, il résolut d’employer un subterfuge qui confondrait Lydwine, en prouvant qu’elle était déshéritée de ce don de voyance des choses cachées que les personnes, un peu au courant de sa vie, lui attribuaient.

En conséquence, il parut s’adoucir et, la veille de la Nativité de Notre-Dame, il confessa la sainte et promit de lui apporter les saintes Espèces, le lendemain.

Elle demeura triste, car un ange lui dit aussitôt un nouvel orage se prépare ; ce curé te donnera un pain non consacré ; Dieu veut que je te prévienne, afin que tu ne sois pas trompée.

Il arriva donc le lendemain et, devant un certain nombre des amis de Lydwine, il leva l’hostie de la custode et la fit, sacrilègement, adorer ; puis il communia la malade qui, prise d’un haut de coe;ur, rejeta l’oublie.

Dom André feignit l’indignation et cria : Comment, misérable folle, vous osez vomir le corps de Notre-Seigneur !

— Il m’est aisé de distinguer le corps de Jésus d’un simple azyme, répondit Lydwine. Si cette hostie avait été consacrée, je l’aurais avalée sans la moindre difficulté, mais celle-là ne l’est pas ; toute ma nature s’oppose à ce que je la consomme et, bon gré, mal gré, il faut que je la rende.

Le curé blêmit, mais il paya d’audace, jura que le Rédempteur était bien celé sous ces Apparences et, pour en imposer aux assistants, il voulut retransférer solennellement l’hostie dans son église.

A la suite de cette aventure, Lydwine vécut navrée. Où était donc alors le docte et le pieux Jan Pot ? Avait-il quitté Schiedam, à la suite de démêlés avec ce curé ; occupait-il un poste d’aumônier ou de vicaire dans une autre ville ; était-il mort ? les biographes se taisent. — Toujours est-il que ce prêtre, qui eût pu adjuver la malade et même la communier, n’était pas là. — Il avait servi de passerelle entre la sainte et Dieu, sa mission était sans doute terminée et, s’il était encore de ce monde, le Seigneur l’employait probablement à d’autres besognes ; — mais la pauvre Lydwine, dénuée de son assistance, pleura nuit et jour. Elle se retenait pour ne pas sombrer dans le désespoir quand subitement Jésus intervint.

Un jour que, ruminant ses infortunes, elle gémissait, accablée, sur son lit, un ange parut et lui dit :

— Ne pleurez plus, ma soeur, vous allez être consolée de vos peines ; le Bien-Aimé est proche, vous le verrez de vos propres yeux.

Elle crut de son devoir de prévenir Dom André, afin qu’il n’imputât point à une menée démoniale la faveur qu’elle s’apprêtait, en priant, à recevoir. Il haussa les épaules et lui rit au nez.

Lorsque tomba le soir, une telle lumière illumina sa chambre que ses parents, qui devisaient dans une autre pièce, s’élancèrent chez elle, pensant que le feu se déclarait.

— Soyez en paix, fit-elle, il n’y a point de feu ici et, par conséquent, nul danger d’incendie, laissez-moi seule et ayez bien soin de fermer la porte.

Il était alors entre huit et neuf heures ; dès que ses proches furent sortis, son âme s’appela, se concentra au fond d’elle-même et Dieu l’imbiba jusqu’aux plus secrètes de ses fibres ; ses souffrances l’avaient quittée, ses chagrins n’étaient plus ; son âme s’agenouilla dans sa loque couchée et tendit éperdument les bras vers l’Époux ; mais ses yeux qu’elle avait fermés s’ouvrirent ; une étoile scintillait au-dessus de son lit et près d’elle, resplendissait, dans sa tunique de feux pâles, son ange.

Il la toucha légèrement et, pour quelques instants, ses plaies disparurent ; l’embonpoint et les couleurs de la santé revinrent ; une Lydwine oubliée, une Lydwine perdue, une Lydwine bien portante et fraîche, toute jeune, jaillit de cette chrysalide verdâtre, striée, sur sa paille pourrie, de raies de sang.

Et les anges entrèrent. Ils tenaient les instruments de la Passion, la croix, les clous, le marteau, la lance, la colonne, les épines et le fouet ; un à un, ils se rangeaient, en demi-cercle dans la chambre, ménageant un espace libre autour du lit.

Ils flambaient, revêtus de draperies de flammes bordées d’orfroi en ignition et les bluettes de fabuleuses gemmes couraient sur le feu mouvant des robes ; et, soudain, tous s’inclinèrent ; la Vierge s’avançait, accompagnée d’une suite magnifique de saints, auréolés de nimbes d’or en fusion, enveloppés d’étoffes fluides de neige et de pourpre. Marie, habillée très simplement de flammes blanches, portait dans les tresses incandescentes de ses cheveux des pierreries, dont les braises, inconnues aux joyaux de la terre, brûlaient en d’éblouissantes lueurs. Toute autre que Lydwine n’eût pu en tolérer le dévorant éclat. Et la Vierge souriait, tandis que l’Enfant Jésus arrivait à son tour et s’asseyait sur le bord du lit et parlait tendrement à Lydwine.

Du coup, foulée par l’excès de la joie, l’âme de la sainte se liquéfia ; mais l’Enfant étendit les bras et se transforma en homme ; le visage s’éteignit et se décharna ; les joues se creusèrent de rainures livides et les yeux ensanglantés fuirent ; la couronne d’épines se hérissa sur le front et des perles rouges coulèrent des pointes ; les pieds et les mains se trouèrent ; un halo bleuâtre cerna la marque enfiévrée des plaies et, près du coe;ur, les lèvres d’une ouverture à vif battirent ; le Calvaire succédait sans transition à l’étable de Bethléem, Jésus crucifié se substituait d’emblée à Jésus Enfant.

Lydwine béait, ravie et navrée ; ravie d’être enfin en présence du Bien-aimé, navrée qu’il fût supplicié de la sorte, et elle riait et pleurait à la fois, quand les blessures du Christ dardèrent sur elle des rayons lumi. neux qui lui transpercèrent les pieds, les mains et le coe;ur.

A la vue de ces stigmates, elle gémit, pensant aussitôt que les hommes concevraient une meilleure idée d’elle et lui témoigneraient plus de déférence et elle cria : « Seigneur, mon Dieu, je vous en supplie, ôtez ces signes, que cela reste entre vous et moi, votre grâce me suffit ! »

« Chose merveilleuse, dit Michel d’Esne, l’évêque de Tournai, tout aussitôt une petite peau couvrit ces plaies, mais la douleur et meurtrissure ou couleur de plomb demeura. » Et, en effet, suivant son désir, la souffrance de ces empreintes divines subsista jusqu’à la fin de sa vie.

Alors, la Vierge prit respectueusement des mains des anges les instruments de la Passion et Elle les lui fit baiser les uns après les autres, et à mesure que sa bouche les avait touchés, ils disparaissaient ; puis jésus changea encore, redevint enfant, mais il était toujours cloué sur une croix dont la stature avait diminué avec la sienne. Lydwine défaillait de douleur, mais l’Enfant écartelé sourit ; transportée, elle clama : je vous remercie, mon Sauveur, d’avoir daigné visiter votre pauvre servante !

Son père, aux écoutes dans la pièce voisine, fut curieux de savoir à qui elle parlait et il s’approcha, à pas de loup, de la porte. Alors, la Lydwine, jeune et jolie, se replia dans sa chrysalide d’horreur, les corps glorieux de la Vierge et des anges s’évanouirent, jésus s’éleva et il commençait à devenir invisible, quand, affligée de son départ, la sainte s’écria :

— Seigneur, si vous êtes réellement Celui que je crois, prouvez-moi avant de me quitter, que je ne suis pas le jouet d’une illusion ; ne m’abandonnez pas, sans me laisser un indice certain que c’est bien Vous et non un autre qui êtes là !

A ces mots, Jésus revêtit une nouvelle forme et Lydwine aperçut, planant au-dessus de sa tête, une hostie, pendant qu’au même instant une nappe blanche descendait sur son grabat ; l’hostie doucement s’y plaça.

Cependant le vieux Pierre, qui continuait à écouter à la porte sans rien comprendre à ce qui se passait, finit par entrer et s’assit sur le bord de la couche.

— Agenouillez-vous, père, dit-elle, car mon Seigneur Jésus crucifié est là.

Stupéfié le père s’agenouilla et vit, en effet, l’hostie. Il courut chercher ses enfants et Marguerite, Agathe et Wivina, femmes de bien, ses voisines, qui furent saisis de surprise et de peur, en considérant le corps du Christ ainsi tombé du ciel. Tous discernaient une oublie pareille, un peu plus petite que celle dont se sert le prêtre et un peu plus grande que celles réservées aux fidèles ; tous reconnaissaient que sa circonférence était bordée de rais lumineux et qu’au centre se dessinait l’image d’un enfant crucifié qui avait près du coe;ur une goutte de sang de la grosseur d’un petit pois et des plaies saignantes aux pieds et aux mains ; mais certains détails n’étaient perceptibles que pour quelques-uns ; ainsi, le vieux Pierre et son fils Wilhelm distinguaient cinq blessures et des voisines n’en découvraient que quatre. L’une d’elles, Catherine Simon, remarquait — et ses compagnes, pas — que le sang fluait par l’ouverture du côté et du pied droit, tandis qu’il semblait figé sur les autres points ; enfin, pour la sainte, la céleste oblate se tenait un peu en l’air, alors que pour les assistants, elle reposait, sur la nappe du lit, à plat.

Bien que la nuit fût déjà avancée, Wilhelm alla réveiller le curé, afin qu’il pût examiner, de ses propres yeux, cette merveille. Il arriva les mains sales, dit Gerlac, et s’adressant d’un ton rogue à Lydwine :

— Pourquoi vous permettez-vous de me déranger, à cette heure ?

— Mais ne voyez-vous pas ce miracle ? répondit-elle, en montrant l’hostie.

— Je ne vois qu’une imposture du démon ! s’écria.

Elle l’assura du contraire.

Il regarda l’apparence de ce pain de très près et y surprenant, comme les personnes présentes, un corps ensanglanté, il demeura pantois ; puis, il recouvra son assurance, ordonna à tout le monde de sortir, ferma la porte et tourmenta Lydwine, l’adjurant, par le jugement de Dieu, de ne jamais parler de ce prodige.

Il pressa sur elle pour lui arracher un serment ; elle refusa et cependant jusqu’au jour où elle fut interrogée par l’Ordinaire, elle se tut.

Le refus de la sainte l’exaspéra.

— En fin de compte, s’exclama-t-il, que prétendezvous faire de cette hostie ?

Cette question embarrassa Lydwine. Si je la lui remets, pensa-t-elle, il est capable d’en mésuser ; si je la garde, Jésus la quittera sans doute ; elle réfléchissait, quand une inspiration subite la décida.

— Je vous prie de me communier avec, dit-elle.

— Comment, vous demandez à être communiée avec le Diable !

— Non, fit-elle doucement ; ce n’est pas Satan, mais bien mon Seigneur Jésus qui est caché sous l’aspect de ce pain que je vous supplie de me donner.

— Si vous tenez absolument à recevoir le Sacrement, j’irai chercher une hostie dans le tabernacle de l’église, car j’ignore d’où vient celle-ci et, une fois de plus, je vous conseille de ne pas vous y fier.

A la fin, comprenant qu’elle ne céderait pas, il la lui inséra dans la bouche, en murmurant : acceptez donc cette fraude du Démon et pas autre chose : cependant qu’elle opère en vous selon votre foi.

Lydwine l’avala sans peine et, comme les autres oublies consacrées, elle s’infondit en son âme et l’enflamma.

Dom André la laissa, perdue dans l’extase, et retourna, irrité et inquiet, chez lui.

Le lendemain, qui était la vieille de la fête de saint Thomas, il délibéra avec lui-même sur cette aventure et, craignant qu’elle ne s’ébruitât dans la ville, il résolut de la devancer ; quand les fidèles furent réunis à l’église, il monta en chaire et dit :

— « Mes très chers frères, Lydwine, la fille de Pierre, dont l’intelligence est affaiblie par les maladies, a été leurrée, la nuit dernière, par le Malin ; la tentation dont elle a été la victime fut, à la fois, savante et périlleuse ; je vous demande donc de prier pour elle et de réciter notamment, à son intention, un Pater noster. »

Puis il ôta du tabernacle le Saint-Ciboire, bénit les ouailles, et partit pour aller communier Lydwine, suivi de cette foule dont il avait si bêtement éveillé la curiosité.

Au moment de pénétrer dans la maison de la sainte, il se tourna vers les assistants dont le nombre s’était encore grossi pendant la route.

— Sachez, fit-il, que l’Esprit du Mal s’est insinué dans ce logis. Il a déposé chez Lydwine, en lui assurant qu’il contenait le corps du Sauveur, un azyme vide, une simple rondelle de pâte de froment ; voilà ce que je puis vous affirmer et je veux être brûlé vif, si je mens ; mais cette hostie est une fiction, celle que je lui apporte n’en est pas une. Jésus-Christ y est présent, car elle a été transsubstantiée par le magistère du prêtre. Si donc l’un de vous cause de ce qui se passa, la nuit dernière, dans cette demeure, qu’il attribue ces actes à la malice du Déchu qui, pour mieux tromper, se transforme parfois en ange de lumière ; c’est, afin de fortifier cette malheureuse et de la mettre mieux à même de résister à ses illusions, que je lui concède la sainte Eucharistie ; priez donc charitablement pour elle.

Cela dit, il salua les fidèles et s’introduisit, tête haute, chez la malade.

Lydwine avait tout entendu ; elle accueillit Dom

André avec sa douceur habituelle, mais elle s’exclama :

— O mon père, vous n’avez pas exactement raconté les faits ; non, je n’ai pas été séduite par un piège du Maudit et qui le sait mieux que vous, puisque je vous ai averti d’avance que Dieu me préparait cette grâce ?

N’avez-vous pas constaté aussi que j’ai absorbé cette hostie sans aucune peine, alors que la moindre parcelle de pain à chanter m’eût étouffée ! enfin, n’êtes-vous pas mon confesseur, celui pour lequel je n’ai rien de secret, me considérez-vous donc ainsi qu’une fille de perdition ?

Elle se tut, puis elle reprit :

— J’invoquerai néanmoins le Seigneur pour qu’il ne vous impute pas à péché cette conduite.

Il blêmit de rage. Ah çà ! cria-t-il, faut-il, oui ou non, que je vous communie ?

Elle répondit : qu’il soit fait selon votre volonté.

Et il la communia.

Mais, tandis que cet étrange sacerdote se flattait de s’être tiré d’un mauvais pas, en persuadant à ses paroissiens qu’il avait miséricordieusement agi en secourant une possédée, les amis de Lydwine ne se gênèrent pas pour narrer à qui voulut l’entendre le miracle dont ils avaient été les témoins. Ils étaient gens raisonnables et pieux et on les jugeait incapables de mentir ; ce fut dans Schiedam un tollé général contre ce curé dont la malhonnêteté n’était d’ailleurs que trop connue ; et celui-ci, tremblant devant cette multitude ameutée à sa porte, se réfugia dans l’église ; là, il se sentait couvert par l’immunité ecclésiastique ; les magistrats, effrayés de ce mouvement populaire, s’empressèrent de l’y joindre.

— Voyons, dirent-ils, soyez franc, confessez-nous la vérité, afin que nous puissions apaiser les colères qui grondent contre vous.

— Mais, répliqua-t-il, la vérité, je l’ai proclamée, ce matin, lorsque j’ai annoncé aux fidèles que la soidisant faveur dont se targuait Lydwine n’était qu’un mensonge et une exécrable tentation ; je n’ai rien à ajouter de plus.

— Bien, demanda un des échevins, mais où est l’hostie ?

Il n’osa avouer qu’il l’avait, en la croyant maléficiée, baillée à la sainte et il répondit : Je ne l’ai plus.

— Ah ! et qu’en avez-vous fait ?

Il mentit une fois de plus en déclarant qu’il l’avait consumée.

— Où, dans quel endroit ? montrez les cendres, que nous les examinions.

Dom André refusa ; et ne pouvant plus rien en obtenir, les magistrats se retirèrent.

Cependant, comme le tumulte allait croissant et que la fureur du peuple devenait de plus en plus menaçante, ils retournèrent, une seconde fois, à l’église etre commencèrent leur interrogatoire.

Le curé, déconcerté, se coupa ; harcelé de questions, il répondit qu’il s’était débarrassé de l’oublie diabolisée en la noyant.

Ils le serrèrent de près, voulurent connaître la place, le récipient dans lequel il l’avait immergée.

Et, affolé, perdant la tête, il balbutia : Je l’ai enfouie dans un cloaque, afin d’empêcher que le peuple ne se rendît coupable, à cause d’elle, du crime d’idolâtrie.

Quand la foule apprit qu’il avait enterré, dans un cloaque, une hostie réputée miraculeuse par des gens dignes de foi, elle tempêta et s’apprêta à écharper ce mauvais prêtre, dès qu’il s’échapperait de son refuge.

Les échevins, de plus en plus inquiets de la tournure que prenaient les événements, revinrent, une troisième fois, auprès du curé et l’adjurèrent de ne pas continuer à les berner par des mensonges.

— Réfléchissez, lui dirent-ils, et songez que l’indignation contre vous est telle que nous ne saurions, si vous vous écartiez de cet asile, garantir votre vie.

Dom André baissa le nez, mais il fut impossible de lui extirper un mot.

Alors, les magistrats, après s’être concertés, se déterminèrent à recourir à l’évêque et ils lui dépêchèrent un messager pour l’inciter à venir à Schiedam, afin d’y rétablir l’ordre. Le ciel, de son côté, avait prévenu par un songe Mgr Mathias, chorévêque d’Ultrecht, duquel dépendait la paroisse de Schiedam, que sa présence y était nécessaire. Il partit, en toute hâte, accompagné de ses grands vicaires et des juges de l’Official. Le curé l’apprit et le peu d’assurance qui lui restait s’effondra. Il envoya, craignant de sortir de l’église, un ami auprès de Lydwine pour l’objurguer d’avoir pitié de lui.

Je reconnais mes torts, convenait-il, mais votre charité me rassure ; veuillez, je vous prie, ne pas me charger devant le tribunal, mais, au contraire, atténuer autant que possible l’importance des griefs qui sont articulés contre moi ; je ne vous le dissimule pas, sans vous je suis perdu.

La bonne Lydwine promit, à condition, bien entendu, de ne pas altérer la vérité, d’alléger le poids des accusations et, dans tous les cas, de demander au prélat de ne point sévir.

L’évêque et sa suite arrivèrent, en effet, chez la sainte, amenant avec eux le curé qui pleurait ; le miracle fut l’objet d’un examen canonique ; puis les témoins à charge de dom André furent entendus ; lorsque vint le tour de Lydwine, elle manifesta le désir que, par respect pour le caractère sacerdotal dont l’inculpé était revêtu, l’on intimât l’ordre aux laïques de se retirer.

L’on acquiesça à sa requête ; mais avant de répondre aux questions précises qu’on lui posait, elle dit :

— Monseigneur l’évêque, j’implore de Votre Grandeur deux grâces.

— Parlez, ma fille, répondit Mgr Mathias, parlez avec confiance, je vous accorderai tout ce qui ne lésera pas l’esprit de justice.

— Je sollicite donc, d’abord, fit-elle, la liberté de m’exprimer ; mon pasteur m’a, en quelque sorte, liée, malgré moi, par une promesse que je ne crois pas pouvoir enfreindre sans votre permission ; je vous supplie ensuite d’user d’indulgence envers lui, en ne le frappant, ni dans sa personne, ni dans ses biens.

L’évêque la délia d’un serment qu’elle n’avait d’ailleurs pas prêté et il lui promit que, sur le second point, il tiendrait compte de sa recommandation.

Alors elle relata, par le menu, le miracle du Sacrement ; la vue de l’hostie, descendue sur ma couche, a fait naître en moi, dit-elle, l’attrait de la consommer ; aussi ai-je réclamé de Dom André qu’il me communiât avec. Il y a consenti, mais s’il a péché en cela, par trop grande complaisance, c’est ma faute ; moi seule suis coupable ; et c’est très équitablement, Monseigneur, que je vous conjure, pour l’amour de Dieu, de l’épargner.

Quelle fut, au juste, la sentence rendue par l’Official ? Les biographes nous racontent qu’il n’y en eut pas, mais que l’évêque consacra, pour le service de l’autel, la nappe sur laquelle s’était posée l’hostie ; et ils terminent cette histoire par des apostrophes laudatives, félicitant Lydwine de s’être aussi exorablement conduite envers un religieux qu’ils qualifient d’homme plus dur que Nabal et plus cruel que la Lamia.

Ce qui est certain, par exemple, c’est que ce triste moine ne fut pas renvoyé dans son couvent ; il demeura curé à Schiedam et dispensa désormais, sans trop rechigner, l’Eucharistie à Lydwine ; mais il le fit sans doute beaucoup plus par crainte de se susciter de nouveaux ennuis que par devoir, car il ne s’amenda guère et ne devint ni moins goinfre, ni plus charitable pour les pauvres qu’avant. Il finit très mal, d’ailleurs.

Au moment où la peste éclata à Schiedam, Lydwine qui en fut, ainsi que nous l’avons noté plus haut, atteinte, pria le curé de lui apporter le Viatique. Il vint, en tremblant, car il appréhendait la mort, et, de peur de la contagion, il fermait la bouche et se tamponnait le nez.

Lydwine s’en aperçut et lui dit :

— Soyez tranquille, mon père, mon mal n’est pas de ceux qui se communiquent par l’odorat ou par le goût ; il n’est pas d’origine humaine, du reste.

Dom André, confus, se tut, puis feignant un courage qu’il n’avait point, il s’écria : Plaise au ciel, Lydwine, que je vive assez pour assister à votre trépas !

— Vous n’y assisterez point, répliqua gravement la sainte ; ce sera moi qui verrai le vôtre et puisque nous en sommes sur ce sujet, écoutez-moi : mettez au plus vite ordre à vos affaires ; soyez prêt à paraître devant Dieu.

Il fronça le sourcil et, suivant son habitude, se moqua d’elle ; mais quelques jours après, il tomba malade et se rappela la prédiction de sa pénitente. Épouvanté, il députa quelqu’un auprès d’elle pour lui demander pardon de ses railleries.

— Je lui pardonne de tout coeur, répondit Lydwine, mais qu’il ne s’illusionne pas, il est condamné ; diteslui qu’il se confesse et restitue sans tarder le bien d’autrui qu’il s’est approprié, car la mort le talonne.

Au mot de restitution qui lui fut rapporté, Dom André eut un accès de rage et envoya déclarer à la sainte qu’il n’avait rien à se reprocher, attendu qu’il n’avait jamais rien dérobé.

Elle fut effrayée par la méchanceté et par l’aveuglement de ce prêtre ; néanmoins, elle voulut essayer encore d’une tentative pour le sauver ; elle appela une personne de confiance, lui spécifia les objets volés jadis par cet homme et la dépêcha près de lui pour l’inviter à s’en dessaisir ; mais cette sommation ne fit que l’exacerber et il mourut, la bave aux lèvres, dans une crise de colère contre la sainte.


VIII

LE successeur de Dom André à la cure de Schiedam fut un autre prémontré, venu du même monastère de l’île Sainte-Marie, Jan Angeli, de Dordrecht, Jan fils d’Angeli, dit A Kempis. Celui-là était un paillard, non moins ignorant que son prédécesseur des phénomènes de l’ascèse mystique, mais il avait bon coeur, était complaisant et charitable.

Il commença par ne rien entendre au cas de Lydwine. Parmi ses pénitentes, figurait une jeune fille, très dévouée à la sainte. Ils causaient souvent d’elle et toujours il se demandait quel agrément cette jeune fille pouvait bien trouver à demeurer pendant des heures auprès d’une grabataire dont l’aspect l’avait personnellement dégoûté.

Un beau jour, il voulut tirer la chose au clair et il l’interrogea.

Comme elle était très timide, elle n’osa d’abord lui répondre, puis, à la fin, harassée par ses instances, elle ne put s’empêcher de s’écrier : mais si quelqu’un a le droit d’être étonné, c’est moi, mon père, car enfin vous êtes son confesseur ! Comment n’avez-vous jamais rien ressenti de ce que je ressens toutes les fois que je l’approche ?

— Bah ! s’exclama Jan Angeli, qu’éprouvez-vous donc de si extraordinaire lorsque vous êtes en sa présence ?

— Je ne sais, c’est indéfinissable, — l’on n’est plus ici-bas, auprès d’elle. Je ne suis pas capable de m’exprimer, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que si vous connaissiez cette âme, vous la visiteriez plus souvent !

— Je veux bien être pendu, si je comprends un mot à ce que vous me racontez !

— Eh bien, mon père, vous devez aller chez elle, demain, pour la confesser, regardez sa main et peut-être alors comprendrez-vous.

Le curé se rendit, en effet, le lendemain, à la demeure de Lydwine ; son premier soin fut de chercher à voir la main de la sainte, mais elle était enfouie sous ses couvertures, parce qu’elle ne l’avait pas revêtue, ainsi qu’elle le faisait d’habitude, d’un gant. La vérité est que si quelqu’un en avait examiné de très près la paume, il aurait découvert la marque plombée des stigmates ; or, elle n’avait jamais parlé à personne de ces douloureux sceaux.

Une seule femme, la veuve Catherine Simon, sans doute, les avait aperçus, et avait pressé Lydwine de questions ; mais celle-ci qui se défendait et d’avouer la vérité et de mentir, gardait le silence. A un certain moment, cependant, poussée à bout, elle s’exclama, en serrant joyeusement la main de son amie : ô tête, ô tête ! — ce qui voulait dire, selon Brugman, taisez-vous, mon secret est à moi !

Toujours est-il qu’elle cachait de son mieux cette main gauche, la seule dont elle pouvait se servir, mais ce qu’elle ne parvenait pas à dissimuler, c’était le parfum têtu d’épices qui s’en exhalait.

Il était, selon Gerlac, perceptible au goût et, quand on l’avait respiré, l’on avait en quelque sorte aussi dégusté de célestes friandises dont la saveur rappelait, mais ainsi que de précieux crus rappellent de fallacieuses vinasses, le bouquet fébrile des girofles, l’ardeur poivrée du gingembre, la candeur futée de la cinnamome, de la cannelle, surtout.

Résolu à ne pas s’éloigner, sans avoir contenté sa curiosité, Dom Angeli dit :

— Ma très chère mère Lydwine, veuillez me donner votre main.

Par obéissance, elle la lui tendit et la chambre fut aussitôt embaumée.

— Ah ! s’écria-t-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais révélé que vous disposiez des aromates perdus de l’Éden ? et comment ne me suis-je pas rendu compte, moi-même, alors que je vous confessais, que vous étiez une de ces âmes que Jésus se plaît à emplir jusqu’aux bords de ses grâces !

— Souvenez-vous de nos entretiens, mon père, répliqua Lydwine ; je vous ai bien souvent insinué que mes peines n’étaient que la contre-partie de mes joies ; si vous n’avez pas mieux deviné le sens de mes allusions, c’est sans doute parce que Dieu désirait qu’il en fût ainsi.

Il s’exclama : vos paroles ont été pour moi comme des roses que l’on offrirait à un porc !

Et il était de bonne foi, en se traitant ainsi, car cette odeur qui fluait des doigts de la malade agissait non seulement sur son odorat et sur son goût, mais encore elle pénétrait jusqu’au fond de sa conscience et en faisait jaillir le remords d’affreux péchés. Il n’y tint plus et il soupira, en fondant en larmes :

— Écoutez-moi, je sens que le Seigneur m’ordonne de me confier à vous ; j’ai commis des turpitudes sans nom, des fautes horribles.

Il se jeta à genoux, mais pris de vergogne, effaré par l’immondice de désolants aveux, il n’osa se traîner jusqu’au bout de ses accusations et se tut.

D’abord interdite par cette scène, Lydwine avait vite discerné qu’elle seule pouvait avoir assez d’influence sur ce malheureux pour le racheter ; elle vint donc à son aide, lui fractura l’âme et en sortit un péché qu’il celait.

— Voyons, fit-elle, ce péché d’adultère, vous le commettez fréquemment ?

Tremblant de honte, il nia, jura que non.

La sainte parut le croire et n’insista pas.

Il partit, gêné par son mensonge et revint.

— Pourquoi, lui dit-elle, brusquement, m’avez-vous menti ? Je vous ai vu et depuis notre entretien, tel jour, à telle heure, à tel endroit, encore en tête à tête avec cette femme ; est-ce vrai ?

Confondu, il s’écria : qui a pu vous révéler ainsi mes méfaits ? et ses larmes l’étouffant il quitta la chambre et se réfugia dans le jardinet attenant à la maison, pour y pleurer à son aise.

Quand il se fut soulagé, il rentra et promit à la sainte de s’amender.

Depuis ce moment, il aima réellement Lydwine et elle ne fut pas, on le verra ingrate.

Ce Jan Angeli, qui n’occupa pas très longtemps la cure de Schiedam, semble d’ailleurs n’avoir tenu qu’une place intérimaire, n’avoir été qu’un passant dans la vie de Lydwine. Un autre prêtre, un saint homme, celui-là, Jan Walter, de Leyde, fut plus spécialement désigné par la Providence pour l’exhorter.

Qu’était ce Walter qui eut trois soeurs germaines, amies et garde-malades de la sainte ? Était-il vicaire ou prêtre habitué ou aumônier d’un des couvents de la ville ? Appartenait-il à cet ordre des fils de Saint-Norbert qui administraient, à cette époque, la paroisse ? Fut-il enfin, après la mort du titulaire, promu curé ? Je l’ignore ; les historiens nous relatent bien le trépas de Dom Angeli qui eut lieu en 1426, mais ils ne nous parlent pas plus de son successeur que s’il n’avait jamais existé.

D’autre part, Walter a-t-il rempli, auprès de Lydwine, du temps de Jan Angeli, l’office que Jan Pot remplit auprès d’elle, du temps de Dom André ? Oui, Gerlac l’affirme expressément. Lydwine étant décédée en 1433, l’on peut même ajouter qu’il commença à exercer son ministère envers elle, en 1425, car Brugman atteste qu’il fut son confesseur pendant les huit dernières années de sa vie. Ils l’ont donc dirigée ensemble, mais pendant une année seulement, puisque Jan Angeli mourut, comme il vient d’être dit, en 1426.

Ce qu’il est possible d’assurer, en tout cas, c’est que cette haine sacerdotale, qui avait tant torturé Lydwine, se termina avec le décès de Dom André. Elle put recevoir le dictame de l’autel autant de fois que les besoins de son âme l’exigeaient. Jan Angeli et Jan Walter le lui accordèrent même, à une certaine époque, tous les deux jours ; mais quelquefois l’esquinancie dont elle souffrait et les fièvres qui la rongeaient lui desséchaient la bouche et lui contractaient à un tel point la gorge qu’il fallait lui verser de l’eau entre les lèvres pour lui permettre d’avaler l’hostie ; et l’effort de déglutition qu’elle devait faire était si douloureux, qu’elle défaillait presque.

Dieu lui épargna donc les nouveaux tourments de mauvais prêtres ; certes, beaucoup se pressèrent encore autour d’elle, mais ceux-là n’avaient aucune obédience sur sa personne, ceux-là n’avaient le droit, ni de lui nuire, ni de la commander !

Elle avait, au reste, assez de tortures pour être au moins dispensée de celle-là ! car ses maux allaient toujours en s’aiguisant.

Aucune partie de son corps n’était plus saine ; la tête, le col, la poitrine, le ventre, le dos et les jambes lui arrachaient, en se décomposant, jours et nuits, des cris ; seuls les pieds et les mains étaient demeurés presque indemnes et désormais ils furent dévorés par les flammes sourdes des stigmates ; celui de ses yeux qui n’était pas complètement mort, mais qui ne tolérait déjà plus aucune lueur, devint encore plus sensible et saigna même dans la pénombre ; il lui fallut se séquestrer derrière des rideaux, gémir, immobile, les plaies avivées, dès qu’on essayait de la remuer pour la changer de linge, par les barbes hérissées des pailles.

Le temps n’était plus où elle pouvait regarder par l’étroite fenêtre, placée en face du lit, un peu de ces ciels charmants des Pays-Bas, de ces ciels d’un bleu étonnamment tendre sur lequel moussent des buées d’argent et floconnent des vapeurs d’or ; les silhouettes des passants, les cimes d’arbres remuées par le vent, les mâts des barques filant sur les canaux voisins, tous ces aperçus de la vie qui circulaient derrière sa croisée et qui parvenaient peut-être à la distraire, avaient, pour la quasi-aveugle qu’elle était, disparu.

L’hiver même, lorsque le firmament lourd de neige descendait jusqu’au faîte des toits et qu’un jour d’eau trouble brouillait les contours des bâtisses et des routes, il lui était jusqu’alors resté cette gaieté intime des choses, si particulière en Hollande, dans les intérieurs des plus pauvres gens ; elle avait eu, pour se délasser, dans ses moments d’accalmie, le côté plaisant de la grande cheminée devenue vivante avec le froid et si éveillée et si réjouie avec sa crémaillère aux dents de laquelle toujours oseille, dans une spirale de fumée bleue, la marmite qui chante. Et c’était sur la plaque du fond, tapissée de suie, le pétillement des étincelles, les soupirs des sarments, la blanche envolée des peluches, tandis que sous la hotte en saillie de la chambre, près des tisons écroulés sur les carreaux de l’âtre, les hauts landiers de fer tenaient au bout de leur tige, sur leur tête arrondie en forme de corbeille, les plats mis au chaud ; et des zigzags de feu sortaient des cendres, accrochaient des paillettes au cuivre des coquemars, tiquetaient de points d’or la panse des chaudrons, éclairaient d’une brusque lumière les ustensiles pendus au mur : les cuillers, les longues fourchettes à deux dents pour piquer la viande dans les pots, les poêles et les écumoires, les lèche-frites, les grils et les râpes, tous les instruments qui figurent dans les plus humbles cuisines de cette époque.

Cette amusette familière des braises, ce cache-cache d’étoiles que tantôt elles allument et que tantôt elles éteignent sur le flanc bombé des vases ; ces nuées qui semblent enfermées dans une cage et qui courent pourtant derrière les résilles en plomb des vitres, tous ces misérables riens qui occupent une malade, qui la désennuient pendant quelques secondes, lui étaient dorénavant refusés ; au sortir de l’ébriété divine, c’était le noir et c’était le vide ; la vue d’un charbon qui se consume lui eût troué l’oe;il comme une pointe de métal rouge ; on dut donc préparer les repas de la maisonnée dans une autre pièce ; ce fut, pour elle, l’abandon même des choses. Cette chambre basse et humide dans laquelle elle gisait, en une éternelle nuit, eût constitué pour toute autre que pour elle un séjour suicidaire ; elle était déjà ensevelie dans une tombe et elle n’avait point, en échange, l’avantage de la solitude, car les curieux continuaient d’affluer.

Qu’elles fussent injurieuses ou simplement vaines, ces visites la crucifiaient, car elles la privaient de celle des anges. Elle vivait, en effet, ainsi qu’une soeur, avec eux.

A quel moment entra-t-elle en d’étroites relations avec ces purs Esprits ? Il est impossible de le dire ; elle ne communiquait pas ses secrets, même à ses plus intimes, rapportent ses chroniqueurs ; aussi ne peut-on suivre, ainsi qu’on le fit pour d’autres élus, le pas à pas de sa marche dans les voies mystiques ; la chronologie des grâces qui lui furent imparties n’existe pas ; ce que l’on peut seulement attester, c’est que Dieu lui dépêchait, quand elle souffrait trop, ses anges pour la consoler. Elle leur parlait de même qu’à de grands frères et lorsque, pour l’éprouver, Jésus s’éloignait d’elle, elle les appelait, leur criait, éplorée : où est-il ? Comment peut-il m’affliger et n’avoir pas pitié de moi, Lui qui m’a tant recommandé d’être miséricordieuse envers le prochain ; je n’agirais pas, à coup sûr, avec mes semblables, comme il agit avec moi. Ah ! si je disposais envers Lui du pouvoir d’adduction qu’il a sur moi, je l’attirerais dans mes bras, je le ferais pénétrer jusqu’au fond de mon coe;ur ou plutôt non, c’est moi qui pénétrerais dans le sien et m’y submergerais tout entière !

Et elle les suppliait d’aller le chercher, de l’amener, coûte que coûte, finissait par pleurer en soupirant : je deviens folle, je ne sais ce que je dis !

Et les anges la réconfortaient et lui ramenaient, en souriant, l’Époux.

Alors que sa contemporaine sainte Françoise Romaine les contemplait surtout sous l’aspect d’enfants aux cheveux d’or, elle, les voyait sous la forme humaine d’adolescents, marqués au front d’une croix resplendissante, afin qu’elle pût les distinguer des démons auxquels il est interdit, quand ils se travestissent en anges de lumière, d’arborer ce signe. Mais son ange était moins rigoureux que celui de la sainte italienne qui la souffletait, en publie, quand elle commettait la moindre faute ; celui de Lydwine partait simplement et ne revenait que lorsqu’elle s’était confessée, lui faisant ainsi comprendre qu’il est impossible de converser avec des hommes ou des femmes, même en étant animé des meilleures intentions, sans choir dans quelque imperfection, sans laisser échapper au moins une parole indiscrète ; aussi, assurait-elle, que si les entretiens ont quelquefois du bon, le silence vaut toujours mieux.

Cette défection de ses célestes confidents, quand ils la trouvaient en compagnie, fut pour elle la cause d’un impétueux chagrin.

Un jour de fête, à l’heure de midi, elle pria son confesseur et l’un de ses parents nommé Nicolas qui était venu dîner chez elle, après la messe, de la quitter, afin qu’elle pût rester, seule, pendant trois heures. Nicolas fut se promener, mais le confesseur — dont les trois biographes omettent le nom — revint secrètement à la maison et se posta aux aguets derrière la porte de la chambre de Lydwine. L’ange gardien, que la sainte attendait, parut, mais il se contenta de planer autour du lit, sans s’approcher. Elle lui demanda, peinée, si elle était coupable de quelque péché.

— Non, répondit-il, en partant, si je fuis c’est à cause de celui qui t’espionne, là, derrière la porte.

Lydwine se mit à sangloter.

Intrigué par le bruit de ces gémissements, le prêtre sortit de sa cachette et il avoua sa faute ; mais quand elle vit que c’était son confesseur qui avait mécontenté de la sorte son bon ange, elle pleura encore plus amèrement.

— Ah ! mon père, fit-elle, pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi ; vous doutez donc de ma franchise, puisque vous voulez vérifier, par vous-même, ce que je vous dis ?

Ces relations avec les purs Esprits, qu’elle eût voulu tenir cachées, s’ébruitèrent ; certains faits ne pouvaient, en effet, tarder à être connus ; ceux-ci surtout qui s’étaient passés devant témoins.

Tous les ans, le mercredi après le dimanche de la Quinquagésime, Jan Walter lui apportait les cendres. Or, une année, il ne put se rendre chez elle, à l’heure annoncée ; Lydwine, inquiète, se demandait s’il était indisposé ou s’il l’avait oubliée, quand un ange parut à sa place et la signa. Walter arriva enfin. — C’est fait, lui dit-elle, mon frère ange vous a prévenu. — Walter ouvrait de grands yeux, pensant que sa pénitente devenait folle, mais s’étant penché sur elle, il distingua une croix de poussière très nettement tracée sur son front et il approcha son front du sien, afin de se bénir, lui aussi, avec cette poudre des buis consumés de l’Eden.

Que vous êtes heureuse, ma chère Lydwine ! s’écria-t— il, en joignant les mains ; et elle sourit, lui racontant qu’après la cérémonie, son ange lui avait déclaré qu’en pareil cas, les fidèles agiraient sagement, en se présentant à l’autel avec un cierge allumé auquel pendrait une médaille gravée d’une croix, afin d’énoncer leur foi par la cire, la charité par la flamme et la mortification par la croix.

Un autre jour une pieuse veuve, qui la soignait et qui n’ignorait point que les anges se révélaient à son amie sous une forme sensible, la supplia de lui en montrer un.

Lydwine, reconnaissante à cette femme, qui était très probablement la veuve Catherine Simon, de tant de bons soins, implora le Seigneur et, après s’être assurée que sa prière était accueillie, elle dit à la veuve :

— Agenouillez-vous, ma très chère, voici que l’ange que vous désirez connaître vient.

Et l’ange jaillit dans la chambre sous la figure d’un jeune garçon dont la robe était tissée de fils de feux blancs. Cette femme était tellement enchantée qu’elle était inapte à proférer une seule parole pour exprimer sa joie. Alors Lydwine, réjouie de la voir si contente, demanda :

— Mon frère, voulez-vous autoriser ma soeur à contempler, ne fût-ce que pendant une minute, la splendeur de vos yeux ?

Et l’ange la fixant, cette femme se souleva hors d’elle-même et, durant quelque temps, elle ne fit plus que gémir d’amour et pleurer, sans pouvoir dormir ou manger.

Lydwine disait quelquefois à ses intimes : je ne connais nulle affliction, nul mésaise qu’un seul regard de mon ange ne dissipe ; son regard opère sur la douleur comme un rayon de soleil sur la rosée du matin qu’il évapore. Imaginez-vous donc de quelles allégresses le Créateur inonde ses élus dans le ciel, puisque la vue du moindre de ses anges suffit pour disperser tous les maux et nous dispenser une jubilation qui surpasse de beaucoup toutes celles que nous pouvons, ici-bas, attendre.

Et elle ajoutait : il sied d’aimer et de vénérer ces purs Esprits qui, bien que très supérieurs à nous, consentent cependant à nous protéger et à nous servir ; et elle-même donnait l’exemple à ses fidèles en récitant devant eux cette prière :

« Ange de Dieu et bien-aimé frère, je me confie en votre bénéficence et vous supplie humblement d’intercéder pour moi auprès de mon Époux, afin qu’il me remette mes péchés, qu’il m’affermisse dans la pratique du Bien, qu’il m’aide par sa grâce à me corriger de mes défauts et qu’il me conduise au Paradis pour y goûter la fruition de sa présence et de son amour et y posséder la vie éternelle ; ainsi soit-il. »

Cet ange gardien, qu’elle exorait de la sorte, se plaisait à venir la chercher et à l’emmener, en esprit, promener.

Gerlac, qui vécut près d’elle, remarque, à ce propos, que lorsque l’âme émigra pour la première fois de sa gaine charnelle, Lydwine souffrit de terribles angoisses ; elle suffoqua, se crut sur le point de mourir ; et quand l’âme fut sortie, le corps devint froid, insensible, tel qu’un cadavre.

Mais peu à peu, elle s’habitua à ce détachement provisoire de sa coque et il s’effectua, par la suite, sans qu’à peine elle le sentît.

L’itinéraire de ses excursions était généralement celui-ci : l’ange l’arrêtait d’abord devant l’autel de la Vierge dans l’église paroissiale, puis il la guidait dans les jardins en fête de l’Eden, plus souvent encore dans les effrayants dédales du Purgatoire.

Elle souhaitait d’ailleurs de visiter les âmes détenues dans les ergastules de ces tristes lieux ; personne ne leur était plus dévoué ; elle voulait, à tout prix, diminuer leurs tourments, abréger leur captivité, changer leur misère en gloire ; aussi, bien que chacun de ces voyages fût pour elle la cause d’incomparables tortures, suivaitelle volontiers son compagnon, alors qu’il la dirigeait vers cette halte terrible de l’au-delà.

Elle y apercevait des âmes s’agitant au centre de tourbillons de feu et elle passait au travers de ces ouragans de flammes quand l’ange lui indiquait ce moyen de les soulager. Dieu lui exhibait, sous les yeux, le détail des peines infligées à certaines de ces suppliciées ; et elle les voyait, de même que sainte Françoise Romaine, sous une forme corporelle, rôties sur des brasiers, pilées dans des mortiers ardents, déchirées avec des peignes de bronze, transpercées par des broches de métal rouge.

— Quelle est cette âme qui endure cet affreux martyre ? fit-elle, un jour, en se tournant, consternée, vers son guide.

— C’est celle du frère de cette femme qui vous a récemment réclamé des prières pour elle ; demandez qu’elle soit allégée et elle le sera.

Lydwine s’empressa d’adhérer à cette proposition et cette âme fut retirée de la prison particulière où elle pâtissait, pour être internée dans une autre, moins rigide et commune aux âmes qui n’ont à purger aucune peine spéciale.

Quand elle fut revenue de ce voyage, la soeur du défunt la harcela pour connaître le sort de son frère. Lydwine, harassée, lui dit : Si je vous raconte ce que je sais, vous allez perdre la tête. Mais cette femme l’assura qu’elle ne se troublerait pas ; alors la sainte lui narra le changement de geôle de son frère et ajouta : pour le libérer complètement, il vous faut renoncer aux mets délicats dont vous êtes friande ; tenez, vous préparez, pour votre régal, un chapon, eh bien, vous allez vous en priver et le bailler aux pauvres.

Cette femme suivit ce conseil et, à l’aube, le lendemain, elle entrevit une troupe de démons dont l’un, après avoir empoigné le chapon, la gifla elle et Lydwine avec. Elle eut grand’peur, mais Dieu crut devoir joindre encore à ses transes des douleurs si violentes que la malheureuse cria grâce ; alors Lydwine intercéda auprès du Seigneur, subit à sa place le complément des offenses et l’âme fut enfin dégrevée.

Une autre fois, pendant la nuit de la fête de la conversion de saint Paul, Lydwine regarda, en songe, un homme qui lui était inconnu et qui tentait d’escalader une montagne ; il retombait à chaque effort. Tout à coup, il aperçut la sainte et lui dit : Ayez pitié de moi, portez-moi en haut de ce mont. Elle le chargea sur ses épaules et grimpa péniblement jusqu’à la cime ; là, elle s’enquit de son nom. Il répondit : Je m’appelle Baudouin du Champ ; et elle s’éveilla.

Son confesseur étant venu pour prendre de ses nouvelles, le lendemain, remarqua qu’elle pouvait à peine respirer et était brisée de fatigue. Comme il s’inquiétait de son état elle lui décela sa vision de la nuit.

Baudouin du Champ ? fit le prêtre, ce nom ne m’est pas absolument inconnu, mais où l’ai-je entendu prononcer ? Il scruta vainement sa mémoire. Or, trois jours après, étant allé célébrer la messe à Ouderschie, un village situé à environ deux kilomètres de Schiedam, il apprit que le sacristain s’appelait Baudouin du Champ et était mort, la nuit même où il était apparu à Lydwine.

Elle se consumait d’angoisses pour ces âmes, cherchait de tous les côtés à se procurer des messes pour elles, clamait : Seigneur, châtiez-moi, mais épargnez-les ! — et Jésus l’écoutait et la broyait sous le pressoir de ses maux.

Il convient d’observer aussi qu’elle était assaillie de suppliques par ces forçates d’outre-tombe ; tout l’au— delà souffrant la cernait ; elle voyait ces âmes en attente, éveillée et endormie, et ce qu’elles attirèrent sur elle des avalanches de tourments ! celles surtout des mauvais prêtres.

Ceux-là, après leur trépas, furent les plus assidus de ses bourreaux.

L’un d’eux, nommé Pierre, dont la vie n’avait été qu’une sentine, s’était repenti, mais il était mort, avant que d’avoir pu expier, ici-bas, ses fautes. Lydwine, sur les exorations de laquelle il s’était converti, priait très souvent pour son âme dont elle ignorait les fins. Or, douze ans après le décès de cet ecclésiastique, comme elle implorait encore la miséricorde divine pour lui, son ange l’emmena dans le Purgatoire. Là, elle entendit une voix lamentable qui criait au secours du fond d’un puits.

— C’est l’âme de cet abbé pour lequel vous avez adressé tant d’oraisons au Sauveur, dit l’ange.

Elle fut navrée de le savoir encore dans cette géhenne.

— Voulez-vous souffrir pour le sauver ? proposa son compagnon.

— Oui, certes ! s’exclama-t-elle.

Alors il la conduisit devant un torrent qui dégringolait, en grondant, dans un gouffre, et lui commanda de le franchir. Elle recula, assourdie par le fracas des eaux, épouvantée par la profondeur de l’abîme ; elle haletait, prise de vertige, se retenait pour ne pas s’affaisser ; mais son guide la réconforta ; elle s’élança dans le vide, roula dans le tourbillon des ondes, s’accrochant aux aspérités des rocs et elle finit par s’effondrer, défaillant de fatigue et de peur sur l’autre bord ; alors Filme de son protégé bondit du puits, et s’envola, toute blanche, vers le ciel.

Elle délivra de même ce malheureux Angeli qui avait été enlevé par la peste, en quelques jours, à Schiedam.

Ainsi que nous l’avons raconté, ce religieux, après s’être confessé avec larmes à Lydwine, était sorti de chez elle, plein de fermes résolutions ; mais il ne tarda pas à écouter encore les rumeurs de ses sens. Lydwine le supplia de changer d’existence, de se séparer de cette femme qui l’induisait au mal, il promettait, mais il était si faible qu’il ne pouvait se résister. Enfin, les représentations énergiques de la sainte parvinrent à le délier de son vice ; mais il fut atteint de la peste huit semaines après.

Il se traîna chez Lydwine et lui demanda s’il devait se préparer, par l’extrême-onction, à la mort. — Oui, fit-elle. — Il hésita et attendit ; mais, se sentant plus malade et n’étant plus en état de quitter son lit, il lui dépêcha un messager qui réitéra la question. Cette fois, elle répliqua : Qu’il avale un peu de bière et de pain, s’il peut les garder, l’espace d’une heure, il ne mourra pas, sinon... Il suivit cette prescription et, pendant trois quarts d’heure, il n’éprouva aucune nausée. Il se croyait déjà guéri, quand, au moment même où sonna l’heure, les vomissements affluèrent.

Il appela en hâte un prêtre, reçut les derniers sacrements et trépassa, le jour même de la nativité de la Bienheureuse Vierge.

Lydwine, très inquiète pour son âme, pria, sans désemparer, s’infligea de studieuses tortures, s’ingénia, par tous les moyens en son pouvoir, à le racheter.

Elle finit par interroger son ange, afin de savoir où il était. Pour toute réponse, il la mena dans un endroit effroyable. — C’est l’Enfer ? fit-elle, tremblante. — Non, c’est le district du Purgatoire qui l’avoisine, l’Enfer est là, êtes-vous curieuse de le visiter ? — Oh non ! s’exclama-t-elle, effarée par les hurlements, par les bruits de coups, par les cliquetis de chaînes, par les grésillements de charbons qu’elle entendait derrière d’immenses murailles noires, tendues comme d’un rideau de suie. Son compagnon n’insista pas ; il continua de la promener dans les aires des âmes demeurées à mi-chemin.

Un puits sur la margelle duquel un ange était tristement assis, l’arrêta. Qu’est-ce ? dit-elle. — C’est l’ange gardien de Jan Angeli ; l’âme de votre ancien confesseur est enfermée dans ce puits, tenez — et son guide souleva le couvercle. — Une spirale furieuse de flammes s’en échappa et des cris. Elle reconnut la voix de son ami et l’appela. Il jaillit, embrasé, projetant a des étincelles ainsi qu’un fer chauffé à blanc et, avec une voix qui n’en était plus une, il la nomma, ainsi que de son vivant, ma très chère mère Lydwine, et la supplia de le sauver.

Cette âme en feu, cette voix inarticulée, la bouleversèrent si fort que sa ceinture de crins, qui était pourtant solide, éclata et qu’elle revint à elle.

— Ah ! dit-elle aux femmes qui la veillaient et qui s’étonnaient de la voir si frissonnante et si abattue, ah ! croyez-moi, il n’y a que l’amour de Dieu qui puisse me faire descendre dans de tels barathres ; sans cela, je ne consentirais jamais à regarder de si terribles scènes !

Et, un autre jour, alors qu’un bon prêtre disait devant elle, en montrant un vase plein de graines de moutarde :

« Ma foi, je me contenterais bien de ne pas subir plus d’années de Purgatoire qu’il n’y a de grains dans ce pot », elle s’écria : Que racontez-vous là ! Ne croyez-vous donc point en la miséricorde du Messie ? Si vous vous doutiez de ce qu’est ce foyer de tourments vous ne parleriez pas de la sorte !

Or, cet ecclésiastique mourut quelque temps après et diverses personnes, qui avaient assisté à cet entretien, s’enquirent auprès de Lydwine pour être informées de son sort.

— Il est bien, fit-elle, parce qu’il était un digne prêtre, mais il serait mieux s’il avait une fiance plus efficace dans les vertus de la Passion du Christ et s’il avait, de son vivant, Plus craint le Purgatoire !

En attendant, elle sut si bien appliquer les mérites de ses souffrances à cet infortuné Angeli, qu’elle parvint à le délivrer.

On la consultait de toutes parts, pour connaître la destinée de certains morts ; mais constamment elle refusait de répondre.

— Vous êtes bien réservée et vous faites bien la renchérie, lui dit une femme ; moi qui vous parle, j’ai souvent causé, avant sa mort, avec un saint qui n’usait pas de tant de manières pour renseigner les gens.

— C’est possible, répliqua Lydwine, il ne m’appartient pas de juger si, en agissant de la sorte, ce saint avait tort ou raison. — Et au même instant, son ange lui apprenait que ce soi-disant élu souffrait dans le purgatoire, justement pour s’être mêlé de ce qui ne le concernait pas.

Il fallait donc qu’elle fût vraiment incitée par le Seigneur pour qu’elle osât s’immiscer dans de telles questions ; c’était tant pis, dans ce cas, pour les indiscrets, si ses avis, au lieu de les consoler, les alarmaient. Il en fut ainsi pour la comtesse de Hollande ; après le décès de son mari Wilhelm, le bruit courut que Lydwine, trépassée depuis trois jours, venait de ressusciter et avait rapporté de l’autre monde la nouvelle que le comte défunt participait à l’allégresse sans retour des justes.

La comtesse envoya aussitôt l’un de ses officiers à Schiedam.

— Vous pouvez bien penser, lui dit Lydwine, un peu ahurie par ce message, que si j’étais morte depuis trois jours, je serais à l’heure actuelle inhumée dans une tombe ; quant à l’âme de votre prince, permettezmoi d’estimer que si elle était entrée directement dans le ciel, moi, qui suis malade depuis tant d’années, j’aurais peut-être le droit d’être surprise et de pleurer sur la longueur de mon exil ; et j’ajoute que je ne me plains pas.

Dans une autre circonstance, pour déraciner les mauvais instincts d’un déplorable prêtre, elle obtint du ciel de lui faire contempler l’enfer. Cet ecclésiastique, Joannès Brest ou de Berst, qui lui avait rendu quelques petits services, en s’occupant de ses affaires de famille, fréquentait chez une dame Hasa Goswin ; cette femme tenait table ouverte et attirait de préférence chez elle les prêtres libertins et goulus. Lydwine avait maintes fois exhorté cet ecclésiastique à ne plus mettre les pieds dans ce mauvais gite, mais il n’avait jamais écouté ses conseils. Cette créature trépassa ; il revint voir la sainte et fut désireux de savoir ce qu’elle était devenue.

Dieu peut vous accorder la grâce de la regarder, dit tristement Lydwine.

Elle pria et, quelques jours après, ils virent, tous deux, simultanément, Hasa Goswin torturée dans d’épouvantables forteresses par les démons, liée par des chaînes de feu, brisée par d’inénarrables supplices, dans les enfers.

Joannès de Berst fut terrifié ; il promit à Lydwine de changer de conduite ; puis, il se rit de cette vision, se persuada qu’elle n’était que le résultat d’un cauchemar et continua de plus belle à se désordonner. La sainte le réprimanda sérieusement ; découragée, à la fin, elle s’exprima ainsi devant un tiers : je ne puis plus détourner la justice de Dieu de cet homme ; et il tomba subitement malade et il mourut.

Lydwine n’eut malheureusement pas près d’elle, comme la soeur Catherine Emmerich, un Clément Brentano pour noter ses visions dans les rares moments où elle consentait à en parler. Il semble cependant possible, avec les différents détails précisés par ses biographes, de reconstituer le récit de ses voyages dans les territoires de l’au-delà.

Au fond, son concept de l’Enfer, du Purgatoire et du Ciel est identique à celui de tous les catholiques de son temps.

Dieu adapte, en effet, presque toujours, la forme de ses visions à la façon dont les pourraient imaginer ceux qui les reçoivent. Il tient généralement compte de leur complexion, de leur tournure d’esprit, de leurs habitudes. Il ne réforme pas leur tempérament pour les rendre capables de considérer le spectacle qu’il juge nécessaire de leur montrer ; il ajuste, au contraire, ce spectacle au tempérament de ceux qu’il appelle à le contempler ; cependant les saints, qu’il favorise, voient ces tableaux sous un aspect inaccessible à la faiblesse des sens, ils les voient, intenses et lumineux, dans une sorte d’atmosphère glorieuse que les mots ne peuvent énoncer, puis, sans qu’ils puissent faire autrement, ils les rapetissent, ils les matérialisent, en essayant de les articuler dans un langage humain et ils les réduisent ainsi, à leur tour, à la portée des foules.

Tel paraît avoir été le cas de Lydwine.

Sa vision de l’Enfer et du Purgatoire, avec leurs donjons à lucarnes grillées, leurs hautes murailles enduites de fuligine, leurs geôles horribles, leur tapage de ferrailles, leurs puits enflammés, leurs cris de détresse, ne diffère guère de celle de Françoise Romaine et nous la trouvons également traduite par tous les imagiers et les peintres de son siècle et de ceux qui l’avoisinent.

Elle s’étale sur les portails des Jugements derniers, sur les porches des cathédrales ; elle apparaît dans les panneaux que nous conservent les musées, dans celui de l’Allemand Stephan Lochner, à Cologne, pour citer de tous le plus connu.

Ce sont, en effet, les mêmes scènes de tortures dans des milieux pareils ; les damnés hurlent ou gémissent, sont attachés par des chaînes et des menottes, frappés par des diables armés de fourches ; ils rôtissent dans des châteaux dont les fenêtres scellées de barreaux étincellent ; seulement, dans ces attitudes des méfaits punis, les artistes qui n’eurent recours qu’à leur seule imagination, commencent déjà, ainsi que Lochner, sans le vouloir, — à découvrir, dans ces scènes d’horreur, un côté comique que développeront plus tard, — en le voulant, — alors que la foi sera moins vive dans les Flandres, Jérôme Bosch et deux des Breughel.

Quand au Paradis, Lydwine l’apercevait quelquefois, selon une donnée flamande dont usèrent les peintres du quinzième siècle, sous l’aspect d’une salle de festin aux voûtes magnifiques ; les viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins d’orfèvrerie et le vin versé dans des coupes de cristal et d’or. Jésus et sa mère assistaient à ces agapes ; et parmi les élus assis à cette table, Lydwine distinguait ceux qui furent prêtres, de leur vivant, revêtus d’ornements sacerdotaux et buvant dans des calices.

Un jour, relate Brugman, elle reconnut dans l’un de ces christicoles dont le calice était renversé, l’un de ses frères morts, Baudoin ; il avait été destiné dès sa naissance, par leur mère Pétronille, au sacerdoce ; il en avait en effet la vocation, mais il l’avait désertée car, tout en étant un très pieux homme, il s’était assoté d’une femme et s’était marié.

La conception la plus habituelle qu’avait Lydwine de l’Eden n’était cependant pas celle d’une frairie organisée dans un palais ; c’était celle d’un jardin aux pelouses à jamais fraîches, aux arbres restés en fleur, d’un jardin merveilleux dans les allées duquel les Saints chantent la gloire du Seigneur, par l’éternelle matinée d’un radieux printemps.

Elle le parcourait souvent, sous la conduite de son ange qui devisait et priait avec elle et l’enlevait dans les airs, lorsqu’elle ne parvenait pas à se frayer passage au travers de buissons trop élancés de roses et de lys ou de bosquets trop drus.

La description de ce jardin que ses biographes ne nous révèlent que çà et là et par bribes, elle nous est narrée tout au long et montrée dans son ensemble, dans le tableau de peintres qui furent ses contemporains, dans « l’Adoration de l’Agneau » des Van Eyck que détient aujourd’hui l’une des chapelles de l’église de Saint-Bavon, à Gand.

Le panneau central de cette oe;uvre représente, en effet, le Paradis, sous la forme d’un verger et d’une prairie, plantée d’orangers en fruits, de myrtes en fleurs, de figuiers et de vignes ; et ce pourpris s’étend au loin, limité par un horizon pâle et fluide, par un ciel à peine bleuâtre, demeuré en plein jour un ciel d’aube, sur lequel se dressent les beffrois et les clochers gothiques, les aiguilles et les tours d’une Jérusalem céleste, toute flamande.

Devant nous, au premier plan, coule la fontaine de Vie dont les jets, en retombant, fleurissent de bulles blanches les grands cercles noirs qui s’élargissent sur l’eau moirée des vasques ; de chaque côté, sur l’herbe étoilée de pâquerettes, des groupes s’assemblent d’hommes agenouillés et debout ; — à gauche, les patriarches, les prophètes, les personnages de l’Ancien Testament qui préfigurèrent ou apprirent au peuple la naissance du Fils, tous gens robustes, endurcis par les prédications du désert, exhibant des peaux tannées par le soleil, comme cuites par le feu réverbéré des sables ; tous barbus et drapés dans des étoffes foncées et tuyautées de longs plis, méditant ou relisant les textes maintenant vérifiés des promesses qu’ils annoncèrent ; — de l’autre, les apôtres agenouillés, boucanés, eux aussi, par tous les climats et délavés par toutes les pluies, et derrière eux, debout, des papes, des évêques, des abbés de monastère, des laîques, des moines, les personnages de la Nouvelle-Alliance, vêtus de chapes splendides, tissées de pourpre et brochées de ramages d’or ; les papes coiffés de tiares fulgurantes, les évêques et les abbés de mitres orfrazées, rutilant sous les feux croisés des gemmes ; et ceux-là portent des croix serties d’émaux, incrustées de cabochons, des crosses grénelées de pierreries et ils prient ou lisent ces prophéties qu’ils virent réalisées, de leur vivant. Sauf les apôtres qui sont hirsutes, tous sont rasés de frais et ont le teint blanc ; et ceux qui n’arborent pas le trirègne romain ou la mitre ont le chef ceint d’une couronne monastique ou garni de somptueux bonnets de fourrures, tels que ceux qui couvrirent les riches bourgeois du Brabant et des Flandres, au temps où souffrait sainte Lydwine.

Et, dans l’espace laissé vide, au-dessus d’eux, au milieu de la pelouse piquée de marguerites, bordée à droite par un vignoble, à gauche par des touffes gladiolées de lys, un autel sert de piédestal à l’Agneau de l’Apocalypse, un Agneau qui darde dans un calice placé sous ses pieds un jet de sang parti du poitrail, alors qu’en une blanche guirlande, une théorie disséminée de petits anges tient les instruments de la Passion et l’encense.

Puis plus haut encore, là où la plaine finit et où les bosquets commencent, deux cortèges disposés, l’un au— dessus des personnages de la Bible, l’autre au-dessus des personnages des Évangiles, s’avancent lentement, sortent des halliers d’un vert rigoureux, presque noir, et s’arrêtent derrière l’autel, en une sorte d’émoi déférent et d’allégresse craintive ; — à gauche, brandissant des palmes, les martyrs pontifes ou non, les pontifes en tête, coiffés de bonnets étincelants d’évêques, habillés de dalmatiques d’un bleu sourd et somptueux, engoncés dans de rigides brocarts d’où semblent pendre, telles que des gouttes d’eau, des perles ; — à droite, les vierges martyres ou non et les saintes femmes, les cheveux dénoués et couronnés de roses, parmi lesquelles, au premier rang, sainte Agnès avec l’agneau et sainte Barbe avec la tour, toutes habillées de robes de nuances tendres, de bleus expirants, de rose fleur-de-pècher, de vert moribond, de lilas déteint, de jaune défaillant ; et, elles aussi, ont en main des palmes.

Et l’on se figure très bien Lydwine, mêlée à elles, dans ces vergers, parlant ainsi que son ange à tous ces membres du Commun des Saints, admise comme une amie, comme une soeur par ces élus qui la reconnaissent pour être l’une des leurs.

On la voit s’agenouillant près d’eux et adorant, elle aussi, l’Agneau, dans ce paysage de mansuétude, dans ce site quiet, sous ce ciel de fête, au milieu de ce silence qui s’entend et qui est fait de l’imperceptible bruissement des prières, jaillies de ces âmes enfin libérées de leurs geôles terrestres ; et l’on s’imagine aisément aussi que ces pures femmes aux visages si candides, que ces jeunes moines aux profils de jeunes filles, prenant en pitié la détresse de leur soeur encore écrouée dans sa prison charnelle, s’approchent et la réconfortent et lui promettent de supplier le Seigneur d’abréger ses jours.

Et d’aucuns, en effet, — elle le raconta à son confesseur, — d’aucuns lui disaient, pour l’encourager à supporter son mal avec patience :

— Considérez notre situation, que nous reste-t-il maintenant de tous les tourments que nous souffrîmes sur la terre, pour l’amour du Christ ? Voyez les joies infinies qui ont succédé à de périssables tortures !

Et Lydwine, arrachée de l’extase, se retrouvant dans sa pauvre chaumine, sur sa couche de paille, pleurait du bonheur d’avoir été si bien reçue par les saints du Paradis, mais, si résignée qu’elle fût, elle ne pouvait s’empêcher non plus de pleurer du regret d’être ainsi séparée de l’Agneau et éloignée de ces amis, par ces séries d’années qu’il lui fallait encore vivre.