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L’Artiste, 20 avril 1878

La Proie et l’ombre de Marius Roux (1878)

Le sujet du nouveau roman de M. Marius Roux la Proie et l’ombre, est celui-ci:

Germain Rambert, un peintre, est obsédé par la vision d’oeuvres bouleversantes qu’il rêve mais qu’il est incapable d’exécuter. Il flotte du paysage au portrait et du portrait au paysage, se jette sur sa toile, flambe d’enthousiasme, agonise et s’éteint quand il se rend compte de la turpitude de l’oeuvre qu’il a commencée. Possédé tout entier par sa passion de l’art, les nerfs malades, le cerveau en gésine de merveilles irréalisables, il arrive au plus monstrueux des égoïsmes, à la plus implacable des férocités et, après avoir fait un enfant à la fille d’un droguiste de Versailles qu’il a enlevée, il l’assassine à petits coups, l’abandonne pour se marier et finit dans la plus abjecte des misères, éreinté, fourbu, lâché par sa femme légitime qui va se faire brasser au loin par un sieur Calixte, placier en eaux-de-vie et en vins. Quant à son ancienne maîtresse, Caroline Duhamel, éprise d’un amour discret pour le frère de son bourreau, Philippe Rambert, elle meurt, mariée in extremis, avec ce jeune homme, un peintre bien sage qui, après avoir suivi les cours de l’Ecole des Beaux-Arts et étudié les formules des Gérôme, Cabanel et autres perclus de l’art, décroche enfin, grâce à sa bonne tenue en classe, un grand nombre de médailles.

J’avais lu déjà le précédent volume de M. Marius Roux, Eugénie Lamour et, sous la couverte un peu grise du style, j’avais trouvé des analyses de caractère bien venues, des qualités très sérieuses de romancier qui cherche et arrive à faire vivant et vrai.

Ces qualités, je les ai retrouvées, meilleures et plus développées encore dans la Proie et l’ombre.

La figure de Germain est détaillée avec un soin extrême. De page en page, on assiste aux tâtonnements et aux angoisses de l’artiste, aux rages et aux méfiances du fou qui torture si sauvagement la pauvre Caro. La dégringolade du peintre, tombé de l’art dans la photographie, de la photographie dans la vente des semoules, des semoules dans la ganterie et le bric-à-brac, jusqu’au jour où il chavire et s’affole définitivement dans une salle de table d’hôte que sa femme régit, est tracée avec une habileté vraiment remarquable. Germain Rambert est étonnant de réalité et de vie et j’avoue même que je le préfère à Philippe, si doux et si pâle, qui semble avec ses perpétuels succès, destiné à démontrer que tous les peintres impressionnistes, sont des impuissants et des pitres et qu’il faut avoir passé par cette métairie qu’on devrait bien jeter à bas, l’École des Beaux-Arts, pour avoir quelque talent ou même quelque chance de réussite. Sous cette réserve d’idées que je ne partage pas, bien que je convienne, tout le premier, que quelques impressionnistes manquent d’étude et de savoir-faire, je trouve absolument réjouissante la table d’hôte de la mère Calypso où grouillent des types tels que Godet, le bondieusard par nécessité et le Michel-Ange par vocation, Lespignac Shakespeare qui finit par vendre des couleurs et donner à la République des lettres son unique sonnet dont un vers cloche, Damasquère-Vélasquez, le peintre des opulences féminines, dans sa jeunesse, et le professeur de dessin et de lavis pour gosses dans ses derniers jours.

Un autre bon nigaud encore, mais un nigaud simple et sans roublardise, celui-là, c’est le nommé Mazouillet, avoué-versificateur, mort à temps pour que Germain puisse épouser sa consolable veuve qu’il croyait riche et porter ainsi le dernier coup à la pauvre Caro que l’auteur nous a dépeinte si sympathique et si douce, mais qui aurait gagné peut-être à être traitée parfois avec un peu moins de sentimentalité.

Si, après cette brève esquisse des personnages du livre, nous arrivons au décor, au milieu où ils se meuvent, je signalerai, en dehors de certains coins de Paris où se déroule l’action, de frais paysages des environs de Fontainebleau, et une petite ville de province où Germain s’est rendu et où moins heureux et moins habile que le Philippe Bridau, de Balzac, il ne peut parvenir à conjurer la perte d’un héritage.

Pour me résumer, en quelques lignes, le volume de M. Roux est un bon roman naturaliste et avec ses très précieuses qualités d’observation et d’analyse, avec ses scènes bien menées et pleines de détails charmants, il sera un régal pour les délicats qui cherchent, dans un roman, une étude de moeurs, une figure puissamment accusée et mise debout, une figure qui ait, en un mot, la vie!

J.-K. Huysmans