Les Hommes d’aujourd’hui (1889)

jkh and descaves

Huysmans et Lucien Descaves à Ligugé en 1901.


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Lucien Descaves.

En littérature, les écrivains qui débutent nous habituent maintenant à d’inénarrables désillusions, s’ils se sont tout d’abord révélés comme étant de vrais artistes. Un livre paraît, signé d’un nom inconnu ; par extraordinaire il ne pastiche point les proses antérieures, divulgue des qualités de détails ou d’ensemble, arbore un style sans filiation adultérée qu’on reconnaisse ; aussitôt des avances sont faites, dans le monde des lettres, au débutant ; l’on attend avec impatience son second livre.

Il paraît et s’effondre. C’est généralement une dilution du premier, ne ressucée des passages que l’on vanta. L’on diffère son jugement jusqu’à l’apparition du troisième livre ; ou il ne vient pas, ou alors il rabâche, en s’aggravant, les deux autres. L’auteur s’est mué en un simple gargotier qui remet de l’eau dans son bouillon à mesure que sa lavasse s’épuise.

Et c’est la caractéristique de la génération d’aujourd’hui, cette impuissance absolue de faire deux ou trois livres. Ils sont vidés d’un coup ces gens que l’on supposa pleins ; ils ont tout lâché dans leur première oeuvre ; ils n’ont plus désormais rien à nous apprendre, rien à nous dire.

Eh bien, il en est un parmi ces jeunes, Lucien Descaves, qui a tenu les promesses qu’il apportait ; celui-là, par conséquent, figure dans les lettres du temps comme un être à part.

Né à Paris, le 18 mars 1861, Lucien Descaves a de bonne heure — comme tous le écrivains qui comptent à l’heure actuelle — suivi le procédé naturaliste de notation exacte, d’analyse. Il ne débuta point par un de ces livres éclatants, tels que furent Nel Horn et Tous quatre, mais il se révéla d’abord, dans une des nouvelles de son premier volume, Une banale histoire, styliste consciencieux, observateur sagace, réaliste véhément et sûr. Ce volume, le Calvaire d’Héloïse Pajadou, se compose de cinq pièces. Celle qui donne son nom au livre met en scène les attelages à deux du peuple, raconte l’écrasement journalier de la femme saccagée par la paillardise d’un mari trop souvent soûl, publie certains coins de ces intérieure où la vie commune s’effrite sous les impatientes poussées d’une opiniâtre dèche. D’autres nous narrent les indigents ménages des petits-bourgeois, les incurables blessures des parents traqués par la lésine, tondus par leurs enfants, dépouillés par les carottes; une autre enfin, celle dont j’ai donné plus haut le titre, Une banale histoire, va plus loin, s’élève à une véracité de vie vraiment poignante.

C’est l’histoire d’un misérable employé de banque, gagnant 1.400 francs par an et veuf. De ses deux filles, l’une travaille et couche dans un magasin de nouveautés; l’autre, déposée chez une modiste, s’amourache d’un placier nommé Léon, finit par l’emmener, un soir, dans le logis où couche son père. Celui-ci meurt, dans la nuit, d’une congestion, alors que, dans la chambre à côté, Irma, sa fille, se fait brasser par son geindre à tête de calicot et de merlan. Le matin, elle le supplie de faire des courses, d’aller chercher sa soeur, de lui venir en aide, et Léon attendri se met en route. — Mais à mesure qu’il s’éloigne de sa maîtresse, sa pitié s’efface. Il réfléchit, en marchant ; Irma est pauvre, elle lui coûtera de l’argent, encombrera son existence, concevra, dépotera peut-être. Puis, il va risquer une attrapade de son patron s’il fait les courses qu’il a promises, et, décidé à ne pas se mettre en retard, il rebrousse chemin, se rend à son magasin, lâche la fille.

Avec une expertise vraiment extraordinaire, Descaves a démonté ce qui sert d’âme à Léon, et, sur un ton presque bonhomme, il a présenté ce Lovelace du rassortiment qui n’est pas même une bonne crapule, mais un égoïste ordinaire qui, étant peu riche, veut une existence de siestes modérées, et des réveils sans bourrasques.

C’est réellement dans ces récits où sous la pression de la débine la saleté humaine s’exagère et où jaillissent de l’âme, comme d’un puits artésien, des colonnes d’ordures, que le tempérament de Descaves s’atteste : cette question d’argent qui revient dans tous ses volumes — qu’elle s’applique aux soucis d’une pâture nécessaire à des gosses ou aux espoirs d’un héritage, capté comme dans la Vieille Rate — il la connaît à fond, la remue de doigts pétulants et hargneux, la démontre d’une voix tranquille et méprisante. Cette misère qu’il excelle à peindre, il en a fait son district, et il la laboure, la retourne sur toutes ses faces ; il la décèle, se glissant entre l’homme et la femme, leur rendant l’existence à deux intolérable ! tantôt, comme dans Héloïse Pajadou, comme dans Banale Histoire, c’est la femme qui pâtit, qui succombe; tantôt comme dans la Vieille Rate, comme dans la Teigne où il met en scène les fabricants de bondieuserie, c’est l’homme qui souffre, qui se lamine, qui finit par chavirer dans un désespoir exulcéré par des transes continues, par d’incessantes larmes.

Ce goût de l’intimisme douloureux et pauvre, nous le retrouvons intact dans ses scènes de la vie militaire où il peint de préférence les abominables intérieurs des ménages ensevelis dans les casernes, où il décrit férocement l’horreur des bordeaux à bas prix et des bibines. Le premier volume, Misères du sabre, s’ouvre comme un vestibule de désolation et de dégoût sur ce livre Sous-Offs qui remua l’indifférence de la presse et l’apathie des masses.

Ces Misères du sabre nous annoncent le breneux exode de la dèche militaire, nous initient avec la première de ses nouvelles, aux agissements de ces familles qui vivent autour de l’armée, à l’affût des portions et des prêts. Clotilde Cirieul, dite Clodo, est la fille du patron d’un café dans lequel se réunissent les adjudants de l’infanterie en garnison au Havre. Le père et la mère cherchent à marier Clodo qui a déjà beaucoup fermenté et qui éclate dans les bras de l’adjudant Durieu, un soir. Il l’épouse, rengage, vient à Paris avec son régiment.

Alors commence l’inévitable vie des promiscuités dans les corridors de l’École militaire où s’ouvrent les logements ; les ménages des sousofficiers voisins défilent avec leurs commérages imbéciles, leurs haines sottisières, leurs jalousies de femmes, aiguisées par l’indigence, démolies par les couches; l’enfant né du triste accouplement de la Clodo et du Durieu s’étiole dans la pestilence d’une chambre humide, meurt ; lasse de son mari, Clodo s’enfuit et l’adjudant continue, plus aplati, son métier de chien de garde, s’affaisse de plus en plus dans ce milieu atroce.

Une autre de ces nouvelles, Familles, reprend ce thème des insidieux cancans, des rosseries sournoises, des attaques sourdes ; elle explique la ruine spirituelle, la folie d’un malheureux capitaine, concubin et sorti du rang, bafoué par ses collègues, harcelé par les officières contre sa maîtresse et son enfant qu’on chasse.

Tout cela se débattant dans une indigence morne, dans des discussions de bouts de chandelles, dans de lamentables haricotages, dans de mesquins rabiaux. C’est la misère civile, aggravée par une infernale discipline, par une monotonie dénuée d’aubaines, une misère si noire qu’elle confond, qu’elle fait trouver presque enviable celle des cohues artisanes qui peuvent rôder au moins, qui sont libres !

Mais ce livre où la vigueur de l’écrivain jaillit à chaque page, où les promesses données par ses livres précédents sont, pour de bon, tenues, Descaves va le reprendre, le développer en une oeuvre de longue haleine, en un roman, et il fixera la vie spéciale des bas grades, déterminera, une fois pour toutes, la vile senteur des alentours.

Ce livre Sous-Offs qui, sur les clabauderies d’une presse vraiment infâme, fut dénoncé aux rigueurs d’un code qui assimile un artiste aux virtuoses des rambuteaux et des dessous de ponts, ce livre me paraît avoir été l’objet du plus étonnant malentendu qui se puisse voir.

On en a beaucoup trop et surtout pas assez parlé.

Beaucoup trop — en ce sens que les articliers qui ne l’ont même pas lu, n’ont tartiné que sur l’armée, accusant l’auteur de mauvaise foi — alors qu’il avait été le plus scrupuleux des notateurs ; l’incriminant de crime de lèse-partie, alors qu’il disait ce que chacun sait, et n’avait nullement rabaissé la France ; allant jusqu’à lui reprocher d’être obscène, alors que jamais écrivain n’avait eu davantage le souci de se servir, en des sujets naturalistes, de termes évocateurs, de périphrases frôlantes et ajustées, de mots secrets !

Pas assez — justement parce que tous les articles ont été faits sur les sous-offs, très peu sur le livre même, aucun au point de vue de l’art ; et pourtant ce volume, que je ne suivrai point dans ses épisodes, puisque tout le monde maintenant l’a lu — ce volume, piétinant sur place, térébrant et narquois, rageur et têtu, fore les dessous de la caserne et du claquedent, montre les fils qui les rejoignent, analyse en une langue foncièrement artiste, en un style aux pigments colorés, aux arômes ardus et forts, cet être à part, presque inconnu avant lui, la paillasse à soldats, la fille à troupe !

Ça sent le garance ! criait, un soir, devant moi un homme expert par son métier en ces matières lorsqu’il regarda valser une femme qui ne semblait pas différente des filles ordinaires, à première vue; c’était en effect une coureuse d’adjudants qui avait, quand on l’observait, une façon de rouler la taille et de hausser le cou, bien spéciale. On eût dit que les grâces immondes des sous-offs en goguette avaient déteint sur elle; cette femme. Descaves l’a vue et il a merveilleusement expliqué ce qu’il appelle dans Cloclo « la suprême bêtise d’un sexe pour le prestige de l’uniforme ». Cette femme, il l’a incarnée dans cette pauvre créature qui chavire au hasard des caboulots et des casernes, dans cette Généreuse si habilement mise debout et si touchante et si lasse !

Puis, reprenant toutes les observations qu’il avait, pendant des années de régiment, accumulées sur les désordres forcés de ces vies anormales, il les a, dans un horizon rétréci, condensées, et il nous a, en quelque sorte, préparé un of meat de la vie militaire, un Liébig de ses tripots, une maussade et corrosive essence d’amour imbécile et de misère noire !

En somme, si nous reprenons un à un ses livres, nous arrivons à constater la parfaite exactitude de l’assertion que j’avançais en tête de cette notice; d’Héloïse Pajadou, en passant par la Vieille Rate et par la Teigne, qui témoignent déjà d’une langue plus travaillée, plus bosselée, plus poussée dans les fonds, en arrivant aux Misères du sabre pour aboutir à cette explosion décisive de Sous-Offs, nous voyons que Descaves a toujours progressé, toujours poursuivi le rare dessein de faire une oeuvre sans concessions, une oeuvre destinée aux quelques-uns que captent encore des livres d’art.

Contrairement à la plupart de ses confrères, il a largement payé les avances d’hoirie que les promesses de ses débuts permirent; dans une littérature sans transports, terriblement aciérée et nette, il s’est affirmé comme un artiste scrupuleux et tenace, morose et intime, rêche et probe.



J.-K. Huysmans