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L’Echo de Paris, 26 avril 1899


Bouquins.


A propos de Barbey d’Aurevilly, Hello, Dom Legeay et Émile Mâle


Ce n’est pas sans une certaine tristesse que j’ouvre les volumes de critique de Barbey d’Aurevilly car, chaque fois que je les relis, cette réflexion me vient: Que d’heures perdues dans cet au jour le jour du journalisme! S’il n’avait été obligé, à cause même de la mévente de ses livres, de façonner tant d’articles, peut-être nous aurait-il donné cette suite de romans sur la chouannerie du Cotentin qu’il avait, avant que son existence ne fût ainsi dispersée, résolu d’écrire. Deux tomes de cette série, seuls, existent: l’Ensorcelée et le Chevalier des Touches, et il n’est pas, dans la littérature contemporaine, de plus ardentes et de plus fières pages que celles de l’Ensorcelée, et personne sans excepter Balzac, n’a mieux rendu que l’auteur du Chevalier des Touches l’aspect et la senteur d’un salon de province et décrit en une plus magnifique langue la lutte engagée sur la presqu’île entre les troupes des chouans et les armées des bleus. Par ces temps où, partout, l’art se débilite, l’on peut attester que ces deux ouvrages sont, comme les autres oeuvres d’Aurevilly, du reste, d’énergiques stimulants et de prompts cordiaux; ce style aux couleurs fracassantes, aux épithètes de bataille, aux verbes qui font feu des quatre pieds, vous tonifient et vous remontent; deux autres romans étaient annoncés dans la préface de l’Ensorcelée: le Gentilhomme de grand chemin et Une tragédie à Vaubadon, et l’artiste a dû les sacrifier pour s’atteler à la vaine besogne d’un terrassier de lettres. Cette besogne, il convient de le dire pourtant, il a su la marquer de sa hautaine étampe. Le Barbey critique de livres n’est pas sans inquiéter pourtant un peu, car il est en même temps spirituel et trop prévenu, grandiloque et futile; et ce mélange de qualités et de défauts finit par constituer un bien singulier amalgame! Dans son dernier volume qui vient de paraître de Oeuvres et hommes, avec ce sous-titre: les Philosophes et les écrivains religieux, il prend des bouquins catholiques de néant et jongle avec. Il se substitue à ceux qu’il dépiaute et l’on en arriverait, grâce à ce subterfuge, presque à croire que leurs textes méritent qu’on les vante! La vérité, c’est qu’il égaie avec l’amusante parade de ses mots, la mélancolie des sujets que son métier de journaliste l’oblige à subir. A un endroit ce nouveau recueil, il se rue sur le roi d’Angleterre Henri VIII et le traite de « Tibère théologique »; à un autre, il s’empare de Victor Cousin et qualifie de Chef de l’école éclectique mort depuis longtemps comme expression d’idées, après s’être tiré dans la tête ce coup de pistolet d’enfant chargé à bonbons, qu’on appelle l’Histoire de Madame de Longueville; mais deux articles intéressent davantage parmi les vingt qui composent le livre, l’un sur la Mère Thérèse de Saint-Augustin dont il note cette joyeuse phrase adressée à des novices en mal d’ennui : « Croyez-vous que nous sommes venues aux Carmélites pour rechercher ce qui nous amuse et que la société des douze apôtres ait été toujours bien amusante pour N.-S. Jésus-Christ ? » — et un autre sur les Contes extraordinaires d’Hello.

Celui-là est des plus curieux, car d’Aurevilly qui voulut, le premier imposer à un public indifférent Hello, se trouve en face d’historiettes onctueuses et médiocres et il va s’agir, pour en dire du bien, de louvoyer. Et le fait est que ces contes ne sont pas extraordinaires du tout; ils sont à cent pieds au-dessous de ceux d’Edgar Poe, d’Hoffmann et aussi de cet émouvant et intime Hugues le loup et de ces délicieux Contes des bords du Rhin, d’Erckmann-Chatrian, que jamais, je ne sais pourquoi, aucune journal ne cite. Toujours est-il que, gêné par le côté bondieusard et par la pleutrerie de la langue d’Hello, d’Aurevilly se crispe un peu devant ce livre, puis il soulève l’écrivain avec deux doigts et, pensant à d’autres volumes de lui, il le caresse; ensuite il se demande, en hochant le chef, à qui l’auteur de ces malheureuses nouvelles ressemble et, pris de pitié, il lui applique une amicale chiquenaude en déclarant « qu’il est un Edgar Poe coupé à moitié de la ceinture par le Marmontel des Contes moraux », et, finalement, il le dépose sur sa table en murmurant « qu’en dehors mysticisme qui a fait de lui ce qu’il est, quand il est absolument supérieur, Hello n’existe pas ».

Et cela est, assurément, exact. L’Hello de talent est celui qui a écrit l’Homme et les Physionomies de saints, l’Hello surtout qui a conçu cette admirable étude de l’Avare auprès de laquelle toutes les autres dissertations sur ce genre d’idolâtrie défaillent. Ni Shakespeare, ni Molière, ni Ba1zac n’ont, en effet, pénétré si avant dans le tréfonds d’une âme putréfiée par ce vice, car, au contraire d’Hello, ils ont lâché pied et ils se sont arrêtés là où l’absolu commence! Ces pages suffiraient donc, à elles seules, à garantir la gloire de leur auteur, car elles sont de premier ordre; mais ces oeuvres mises à part, il faut bien confesser que les autres ne sont pas sans présenter, à l’heure actuelle, d’amples lacunes et de piteux déchets. Elles semblaient très fortes lorsque l’on n’avait point parcouru d’autres ouvrages traitant des mêmes sujets que les leurs; elles profitaient de notre ignorance; mais le jour, par exemple, où l’on lit des traductions et des compilations de sainte Angèle de Foligno et de Jeanne de Matel, différentes des siennes, on s’aperçoit qu’il a rendu la première méconnaissable, en l’édulcorant, en lui enlevant toute sa verdeur, en tempérant toute sa flamme, et qu’il n’a extrait des manuscrits de la seconde que des fragments faibles et agités, bien inférieurs à ceux que nous révèlent le prince Galitzin et l’abbé Penaud, dans leurs biographies et cette vénérable.

Et il en est de même surtout pour ceux de ses volumes où il entreprend d’exp1iquer la symbolique des Écritures et où il vaticine, les bras en l’air et les cheveux au vent, sur des versets de la Bible; il s’y empêtre dans d’enfantines étymologies et se noie dans un flot d’exclamations volubiles et d’apostrophes; mais, malgré leur ton solennel, ses remarques sur les textes saints sont quasi nulles.

Qu’il ait longuement, ainsi qu’il l’affirme, travaillé les livres inspirés, cela se peut; mais la symbolique des Testaments ne s’invente pas; elle est, depuis des siècles, déjà trouvée, et si l’on veut la posséder complètement, il convient de savoir tout d’abord, par le menu, la patristique et latine et grecque, car cette science des allégories a été créée par les Pères de l’Église et l’exégèse des figures est leur oeuvre. Seulement, alors, le labeur est immense et il faudrait se confiner pendant toute sa vie dans cette étude, pur la connaître!

Or ce qu’Hello ne pouvait faire, un vieux bénédictin de l’abbaye de Saint-Maur-de-Glanfeuil l’a fait; malheureusement les ouvrages de Dom Legeay sont épars en des brochures et des revues; aucun éditeur ne les à réunis, les libraires catholiques n’étant friands que de sornettes cléricales et de fadaises pieuses. Ceux qui auront la chance de rencontrer les écrits du P. Legeay pourront se rendre compte, autrement que dans Hello, de la façon dont l’herméneutique sacrée explique, au point de vue de la mystique, les Écritures. Ce moine a traité, dans un article spécial, de la vigne considérée comme symbole de Notre-Seigneur et, encore que le sujet soit connu, je transcris, à titre de spécimen, un passage qu’il détache de saint Maxime de Turin, résumant en quelques phrases l’interprétation traditionnelle de cette page des Nombres qui nous montre les envoyés de Moïse ramenant de la terre de Chanaan une grappe de raisin si lourde qu’ils sont obligés de se mettre à deux pour la porter sur un bâton.

Tout ceci préfigurait, dit le saint, la venue de Notre-Seigneur et Sauveur; la grappe suspendue au bâton est l’image du Christ élevé sur la croix; les deux hommes qui portaient la grappe étaient la figure des deux peuples, chrétien et juif; l’un des deux précédait; l’autre suivait, ainsi qu’il arrive d’ordinaire à ceux qui portent des fardeaux; le premier désigne le peupIe juif; le second le peuple chrétien. Celui qui est en avant ne voit pas qu’il porte puisqu’il l’a toujours derrière lui et semble le mépriser, en lui tournant le dos. Celui qui suit voit l’objet de ses yeux, ses regards y sont constamment fixés, il en est toujours proche; tels sont le peuple juif et le peuple chrétien. Le juif est le premier, marche devant, il porte le Christ dans la Loi et n’en sait rien; il le rejette derrière lui, le méprise, lui tourne le dos... Le peuple chrétien qui est toujours par-derrière, contemple toujours le Christ de ses yeux, y attache toujours ses regards, s’en rapproche, en marchant sur ses pas.

Un autre livre qui contient, alors au point de vue de l’iconographie des livres saints, les explications les mieux avérées et les plus nettes, est un livre récemment édité par Leroux: l’Art religieux au treizième siècle en France. Il a pour auteur un professeur de l’Université, M. Mâle.

M. Mâle constate, dès le début de son ouvrage, que cette époque est la passion de l’ordre et que la représentation des scènes ecclésiales ne fut jamais livrée à la fantaisie des artistes; il ajoute plus loin qu’en interprétant les deux Testaments, le Moyen Age s’est plus préoccupé du symbolisme que de l’histoire et, partant de ces principes, il a très clairement élucidé certains passages des cathédrales demeurés obscurs jusqu’ici. Le premier, il a montré l’influence qu’un volume, le Speculum Ecclesiae, d’Honorius d’Autun, a exercé sur les imagiers de ce temps et déchiffré quelques-uns de leur épisodes qui ne sont, en effet, qu’une traduction lapidaire de ce texte.

La lecture des basiliques a donc fait un pas de plus, avec lui. En sus de l’érudition très sûre qu’il renferme, son ouvrage prône des idées élevées, envisage non seulement le corps matériel des églises, mais aussi leur âme; il est plus qu’un manuel de physique monumentale et il s’exhausse par conséquent fort au-dessus des traités organiques des archéologues et des architectes. Une seule de ses assertions, qui me paraît être une inconséquence, m’arrête. Après avoir très véridiquement établi que rien dans une cathédrale n’a été laissé au hasard, M. Mâle soutient tout à coup que la flore et la faune de ces édifices sont de simples amusettes d’artistes et qu’elles ne parlent nullement la langue des symboles. Pourquoi cette différence entre ces deux branches de la symbolique et les autres? Les significations attribuées aux animaux et aux fleurs étaient fixées et sues par tous les imagiers du Moyen Age. Le spicilège de Solesmes que M. Mâle a dépouillé, contient dans son tome II (De lignis et floribus) et dans son tome III (De bestiis) la série des rôles assignés aux bêtes et aux plantes; il n’y a pas de raison, dès lors, pour que les artistes, guidés par les moines, ne s’en soient pas servis. Que nous ayons de la peine à comprendre maintenant les acceptions décoratives de certains chapiteaux et de certaines voussures, c’est possible, mais cela ne prouve pas que nos pères n’y ont attaché aucun sens; qu’il y ait eu, d’autre part, des excès commis dans l’interprétation de plusieurs objets du culte. cela est sûr et j’en ai, moi-même, relevé dans la Cathédrale, des exemples pris dans Honorius d’Autun et Durand de Mende; mais cela ne prouve pas non plus que des parties entières de la science des emblèmes soient fausses.

Enfin, j’en veux un peu à M. Mâle pour la façon dont il tarabuste la pauvre Mme Félicie d’Ayzac. Il sied, pour être juste, de tenir compte de l’époque à laquelle vécut cette femme et de se rappeler qu’elle a, plus que tout autre, aidé à la renaissance des études allégoriques de nos temples. Outre son précieux opuscule sur les statues du porche septentrional de Chartres et les quatre animaux mystiques, on lui doit une excellente tropologie des gemmes et une habile monographie de la basilique de Saint-Denis et de ses sculptures. Une femme qui connaissait la littérature théologique du XIIe siècle sur le bout du doigt n’est pas tant à dédaigner!

Cela dit, pour en revenir à l’ouvrage de M. Mâle, l’on doit attester qu’il est un volume bourré de remarques et nourri de faits, un condensé, une sorte d’of-meat de renseignements exacts qui forme un ensemble, un tout, d’une réelle ampleur; et je pourrais aujourd’hui rayer une phrase que j’écrivis jadis pour me plaindre qu’il n’existât point en France de travail complet sur l’iconographie des cathédrales, car maintenant ce travail existe, pour le XIIIe siècle, du moins.


J.-K. Huysmans