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Là-bas (1891)

blue  Chapitre I-III.
blue  Chapitre IV-VI.
blue  Chapitre VII-IX.
blue  Chapitre X-XII.
blue  Chapitre XIII-XVI.
blue  Chapitre XVII-XIX.
blue  Chapitre XX-XXII.

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CHAPITRE XX

Il ne s’embête pas, le chanoine, dit des Hermies, lorsque Durtal lui eut conté les détails de la messe noire. C’est un véritable sérail d’hystéro-épileptiques et d’éthéromanes qu’il s’est formé ; mais tout cela manque d’ampleur. Certes, au point de vue des contumélies et des blasphèmes, des besognes sacrilèges et des galimafrées sensorielles, ce prêtre semble exorbitant, presque unique ; mais le côté sanglant et incestueux des vieux sabbats fait défaut. Docre est, au demeurant, fort au-dessous de Gilles De Rais ; ses oeuvres sont incomplètes, fades, molles, si l’on peut dire.

— Tu es bon, toi ; ce n’est pas facile de se procurer des enfants que l’on puisse impunément égorger, sans que des parents chiaillent et sans que la police ne s’en mêle !

— Sans doute et c’est à des difficultés de ce genre qu’il convient évidemment d’attribuer la célébration pacifique de cette messe. Mais, je repense, pour l’instant, à ces femmes que tu m’as décrites, à celles qui se jettent la face sur des réchauds afin de humer la fumée des résines et des plantes ; elles usent des procédés des Aïssaouas qui se précipitent également la tête sur des braseros, alors que la catalepsie, nécessaire à leurs exercices, tarde ; quant aux autres phénomènes que tu me cites, ils sont connus dans les hospices et, sauf l’effluence démoniaque, ils ne nous apprennent rien de neuf ; — maintenant, autre chose, reprit-il, pas un mot de tout cela devant Carhaix, car s’il savait que tu as assisté à un office en l’honneur du diable, il serait capable de te fermer sa porte !

Ils descendirent du logis de Durtal et s’acheminèrent vers les tours de Saint-Sulpice.

— Je ne me suis pas inquiété des victuailles puisque tu t’en chargeais, dit Durtal, mais j’ai envoyé, ce matin, à la femme de Carhaix, en sus des desserts et du vin, de vrais pains d’épices de Hollande et deux liqueurs un peu surprenantes, un élixir de longue vie que nous prendrons, en guise d’apéritif, avant le repas, et un flacon de crème de céleri. Je les ai découverts chez un distillateur probe.

— Oh !

— Oui, mon ami, probe ; tu verras, cet élixir de longue vie est fabriqué, suivant une très ancienne formule du codex, avec de l’aloès socotrin, du petit cardamome, du safran, de la myrrhe et un tas d’autres aromates. C’est inhumainement amer, mais c’est exquis !

— Soit ; au reste, c’est bien le moins que nous fêtions la délivrance de Gévingey.

— Tu l’as revu ?

— Oui ; il se porte à ravir ; nous lui ferons raconter sa guérison.

— Je me demande avec quoi il vit encore, celui-là ?

— Mais avec les ressources que lui procure sa science d’astrologue.

— Il y a donc des gens riches qui se font tirer des horoscopes ?

— Dame, il faut le croire ; — à te dire vrai, je pense que Gévingey n’est pas très à son aise. Sous l’Empire, il fut l’astrologue de l’impératrice qui était fort superstitieuse et ajoutait foi autant que Napolèon, du reste, aux prédictions et aux sorts ; mais depuis la chute de l’empire, sa situation a bien baissé. Il passe cependant pour être le seul en France qui ait conservé les secrets de Cornélius Agrippa et de Crémone, de Ruggiéri et de Gauric, de Sinibald le spadassin et de Trithème.

Ils étaient arrivés, tout en discourant, dans l’escalier, à la porte du sonneur.

L’astrologue était installé déjà et la table était prête. Tous firent un peu la grimace lorsqu’ils goûtèrent l’active et noire liqueur que leur versa Durtal.

Joyeuse de retrouver ses anciens convives, la maman Carhaix apporta la soupe grasse.

Elle emplit les assiettes et comme l’on servait un plat de légumes et que Durtal choisissait un poireau, des Hermies dit, en riant :

— Prends garde, Porta, un thaumaturge de la fin du seizième siècle nous apprend que ce légume, longtemps considéré tel qu’un emblème de la virilité, perturbe la quiétude des plus chastes !

— Ne l’écoutez pas, fit la femme du sonneur. Et vous ? Monsieur Gévingey, une carotte ?

Durtal regardait l’astrologue. Il avait toujours sa tête en pain de sucre, ses cheveux de ce brun tourné, sale, qu’ont les poudres d’hydroquinone et d’ipéca, ses yeux effarés d’oiseau, ses énormes mains cerclées de bagues, ses manières obséquieuses et solennelles, son ton de sacerdoce, mais sa mine était presque fraîche ; sa peau s’était déplissée, ses yeux semblaient plus clairs, mieux vernis, depuis son retour de Lyon.

Durtal le félicita de l’heureuse issue de sa cure.

— Il était temps, monsieur, que je recourusse aux bons soins du Dr Johannès, car j’étais bien bas. Ne possédant point le don de la voyance et ne connaissant aucune cataleptique extralucide qui pût me renseigner sur les préparatifs clandestins du chanoine Docre, j’étais dans l’impossibilité, pour me défendre, d’user de la loi des contresignes et du choc en retour.

— Mais, fit des Hermies, en admettant que vous ayez pu, par l’intermédiaire d’un esprit volant, suivre les opérations de ce prêtre, comment seriez-vous parvenu à les déjouer ?

— Voici : la loi des contresignes consiste, lorsqu’on sait le jour, l’heure de l’attaque, à la devancer, en fuyant de chez soi, ce qui dépayse et annule le vénéfice ; ou à dire, une demi-heure auparavant : frappez, me voici ! Ce dernier moyen a pour but d’éventer les fluides et de paralyser les pouvoirs de l’assaillant. En magie, tout acte connu, publié, est perdu. Quant au choc en retour, il faut également être avisé, si l’on veut, sans être tout d’abord atteint, refouler les sorts sur la personne qui les dépêche.

J’étais donc certain de périr ; un jour s’était écoulé déjà depuis mon envoûtement ; deux de plus, et je laissais à Paris mes os.

— Pourquoi cela ?

— Parce que tout individu, frappé par la voie magique, n’a que trois jours pour se garantir. Passé ce délai, le mal devient très souvent incurable. Aussi, lorsque Docre m’annonça qu’il me condamnait, de sa propre autorité, à la peine de mort et lorsque, deux heures après, je me suis senti, en rentrant chez moi, bien malade, je n’ai pas hésité à boucler ma valise et à me rendre à Lyon.

— Et là ? questionna Durtal.

— Là, j’ai vu le Dr Johannès ; je lui ai raconté la menace de Docre, le mal dont je souffrais. Il m’a dit simplement : ce prêtre sait enrober les plus virulents des poisons dans les plus effroyables des sacrilèges ; la lutte sera têtue, mais je le vaincrai ; et il a aussitôt appelé une dame qui habite chez lui, une voyante.

Il l’a endormie et elle a, sur ses injonctions, expliqué la nature du sortilège que j’ai subi ; elle a reconstitué la scène, m’a littéralement vu empoisonner par le sang des menstrues d’une femme nourrie d’hosties poignardées et de drogues habilement dosées et mêlées à ses boissons et à ses mets ; cette sorte d’envoûtement est si terrible qu’à part le Dr Johannès, aucun thaumaturge en France n’ose tenter ces cures !

Aussi, le docteur a-t-il fini par me dire : votre guérison ne peut être obtenue que par une puissance infrangible ; il n’y a pas à lanterner, nous allons, et tout de suite, recourir au sacrifice de gloire de Melchissédec.

Et il a fait dresser un autel, composé d’une table, d’un tabernacle de bois, en forme de maisonnette, surmonté d’une croix, cerclé sous le fronton, comme d’un cadran d’horloge, par la figure ronde du tétragramme. Il a fait apporter le calice d’argent, les pains azymes et le vin. Lui-même a revêtu ses habits sacerdotaux, passé à son doigt l’anneau qui a reçu les bénédictions suprêmes, puis il a commencé de lire sur un missel spécial les prières du sacrifice.

Presque aussitôt, la voyante s’est écriée : — Voici les esprits évoqués pour le maléfice et qui ont porté le poison, selon le commandement du maître de la goétie, du chanoine Docre !

Moi, j’étais assis près de l’autel. Le Dr Johannès a placé sa main gauche sur ma tête et, étendant vers le ciel son autre main, il a supplié l’Archange Saint Michel de l’assister, il a adjuré les glorieuses légions des glaivataires et des invincibles, de dominer, d’enchaîner ces Esprits du Mal.

Je me sentais allégé ; cette sensation de morsure étouffée, qui me torturait à Paris, diminuait.

Le Dr Johannès a continué de réciter ses oraisons, puis quand est venu le moment de la prière déprécatoire, il m’a pris le main, l’a posée sur l’autel et, par trois fois, il a clamé :

« Que les projets et que les desseins de l’ouvrier d’iniquité qui a fait l’envoûtement contre vous soient anéantis ; que toute résomption obtenue par la voie satanique soit foulée aux pieds ; que toute attaque dirigée contre vous soit nulle et dénuée d’effets ; que toutes les malédictions de votre ennemi soient transformées en bénédictions des plus hauts sommets des collines éternelles ; que ses fluides de mort soient transmués en ferments de vie... enfin, que les Archanges des Sentences et des châtiments décident du sort de ce misérable prêtre qui a mis sa confiance dans les oeuvres de Ténèbres et de Mal ! »

« Pour vous, a-t-il repris, vous êtes délivré, le ciel vous a guéri ; que votre coeur en rende au Dieu vivant et au Christ Jésus les plus ardentes actions de grâce, par la glorieuse Marie ! »

Et il m’a offert un peu de pain azyme et de vin. J’étais, en effet, sauvé. Vous qui êtes médecin, Monsieur des Hermies, vous pouvez attester que la science humaine était impuissante à me guérir ; — et maintenant, voyez-moi !

— Oui, fit des Hermies embarrassé, je constate, sans en discuter les moyens, les résultats de cette cure, et, je l’avoue, ce n’est pas la première fois qu’à ma connaissance, de pareils effets se produisent ! — Non, merci, répondit-il à la femme de Carhaix qui l’invitait à reprendre d’un plat de purée de pois sur laquelle des saucisses au raifort étaient couchées.

— Mais, dit Durtal, permettez-moi de vous poser quelques questions. Certains détails m’intéressent. Comment étaient les ornements sacerdotaux de Johannès ?

— Son costume se composait d’une longue robe de cachemire vermillon, serrée à la taille par une cordelière blanche et rouge. Il avait par-dessus cette robe un manteau blanc de même étoffe, découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas.

— La tête en bas ! s’écria Carhaix.

— Oui, cette croix renversée comme la figure du Pendu dans le Tarot, signifie que le prêtre Melchissédec doit mourir au vieil homme et vivre dans le Christ, afin d’être puissant de la puissance même du verbe fait chair et mort pour nous.

Carhaix parut mal à l’aise. Son catholicisme farouche et défiant se refusait à admettre des cérémonies imprescrites. Il se tut, ne se mêla plus à la conversation, se borna à remplir les verres, à assaisonner la salade, à faire circuler les plats.

— Et cette bague dont vous avez parlé, comment était-elle ? demanda des Hermies.

— C’est un anneau symbolique d’or pur. Il a l’image d’un serpent dont le coeur en relief et piqué d’un rubis, est relié par une chaînette à un petit annelet qui scelle les mâchoires de la bête.

— Ce que je voudrais bien savoir, moi, fit Durtal, c’est l’origine et le but de ce sacrifice. Qu’est-ce que Melchissédec vient faire là dedans ?

— Ah ! dit l’astrologue, Melchissédec est une des plus mystérieuses figures qui traversent les livres saints. Il était roi de Salem, sacrificateur du Dieu fort. Il bénit Abraham et celui-ci lui octroya la dîme des dépouilles des rois vaincus de Sodome et de Gomorrhe. Tel est le récit de la Génèse. Mais Saint Paul le cite aussi. Il le déclare sans père, sans mère, sans généalogie, n’ayant ni commencement de jours, ni fin de vie, étant ainsi fait semblable au Fils de Dieu et Sacrificateur pour toujours.

D’autre part, Jésus est appelé dans l’ecriture non seulement prêtre éternel, mais encore, dit le psalmiste, à la façon et selon l’ordre de Melchissédec.

Tout cela est assez obscur, comme vous voyez ; les exégètes reconnaissent, en lui, les uns, la figure prophétique du Sauveur, les autres, celle de Saint Joseph et tous admettent que le sacrifice de Melchissédec offrant à Abraham le pain et le vin dont il avait tout d’abord fait oblation au Seigneur, préfigure, suivant l’expression d’Isodore de Damiette, l’exemplaire des mystères divins, autrement dit de la Sainte Messe.

— Bien, fit des Hermies, mais cela ne nous explique point les vertus d’alexipharmaque, d’antidote, qu’attribue à ce sacrifice le Dr Johannès.

— Vous m’en demandez tant ! s’exclama Gévingey. Il faudrait que ce fût le docteur même qui vous répondît ; néanmoins, vous pouvez admettre ceci, Messieurs :

La théologie nous enseigne que la Messe, telle qu’elle se célèbre, est le renouvellement du Sacrifice du Calvaire ; mais le Sacrifice de Gloire n’est point cela ; c’est, en quelque sorte, la messe future, l’office glorieux que connaîtra sur la terre le Règne du divin Paraclet. Ce sacrifice est offert à Dieu par l’homme régénéré, rédimé par l’effusion de l’Esprit Saint, de l’Amour. Or, l’être hominal dont le coeur a été ainsi purifié et sanctifié est invincible et les enchantements de l’enfer ne sauraient prévaloir contre lui, s’il fait usage de ce sacrifice pour dilapider les Esprits du Mal. Cela vous explique la puissance du Dr Johannès dont le coeur s’unifie, dans cette cérémonie, avec le divin coeur de Jésus.

— Cette démonstration n’est pas très limpide, objecta tranquillement le sonneur.

— Il faudrait admettre alors, reprit des Hermies, que Johannès est un être amendé, en avance sur les temps, un apôtre que l’Esprit Saint vivifie.

— Et cela est, affirma fermement l’astrologue.

— Tenez, voulez-vous me passer le pain d’épices, demanda Carhaix.

— Voici comment il faut l’apprêter, dit Durtal ; vous en coupez une tranche, en dentelle, puis vous prenez une tranche de pain ordinaire également mince, vous les enduisez de beurre, les couchez l’une sur l’autre et les mangez ; vous me direz si ce sandwich n’a point le goût exquis des noisettes fraîches.

— Enfin, s’enquit des Hermies, à part cela, que devient, depuis si longtemps que je ne l’ai vu, le Dr Johannès ?

— Il mène une existence tout à la fois douillette et atroce. Il vit chez des amis qui le révèrent et qui l’adorent. Il se repose auprès d’eux des tribulations de toute sorte qu’il a subies. Ce serait parfait s’il n’avait à repousser presque quotidiennement les assauts que tentent contre lui les magiciens tonsurés de Rome.

— Mais pourquoi ?

— Ce serait trop long à vous expliquer. Johannès est missionné par le ciel pour briser les manigances infectieuses du Satanisme et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet. Or la Curie Diabolique qui cerne le Vatican a tout intérêt à se débarrasser d’un homme dont les prières entravent ses conjurations et réduisent à néant ses sorts.

— Ah ! s’exclama Durtal. Et serait-il indiscret de vous questionner pour savoir comment cet ancien prêtre prévoit et réfrène ces étonnants attentats ?

— Pas le moins du monde. — C’est par le vol et le cri de certains oiseaux que le docteur est averti de ces chocs. Les tiercelets, les éperviers mâles sont ses sentinelles. Il sait, selon qu’ils volent vers lui ou s’éloignent, selon qu’ils se dirigent vers l’Orient ou l’Occident, selon qu’ils poussent un seul ou plusieurs cris, l’heure du combat et il se met en garde. Ainsi qu’il me le racontait, un jour, les éperviers sont facilement influencés par les esprits et il use d’eux, comme le magnétiseur se sert de la somnambule, comme les spirites se servent des ardoises et des tables.

— Ils sont les fils télégraphiques des dépêches magiques, fit des Hermies.

— Oui, au reste, ces procédés ne sont point neufs, car ils se perdent dans la nuit des temps ; l’ornithomancie est séculaire ; on en trouve trace dans les livres saints et le Sohar atteste que l’on peut recevoir de nombreux avertissements, si l’on sait observer les vols et les cris des oiseaux.

— Mais, dit Durtal, pourquoi l’épervier est-il choisi de préférence aux autres volucres ?

— Parce qu’il a toujours été, depuis les âges les plus désuets, le messager des charmes. En Egypte, le dieu à tête d’épervier était le dieu qui possédait la science des hiéroglyphes ; autrefois, dans ce pays, les Hiérogrammates avalaient le coeur et le sang de cet oiseau, pour se préparer aux rites magiques ; aujourd’hui encore, les sorciers des rois Africains plantent dans leur chevelure une plume d’épervier ; et ce volucre, ainsi que vous l’appelez, est sacré dans l’Inde.

— Comment votre ami s’y prend-il, demanda la femme de Carhaix, pour élever et loger des bêtes qui sont, en somme, des bêtes de proie ?

— Il ne les élève, ni ne les loge. Ces éperviers ont fait leurs nids dans ces hautes falaises qui bordent la Saône, près de Lyon. Ils viennent le voir quand besoin est.

C’est égal, pensait, une fois de plus, Durtal, en regardant cette salle à manger si tépide et si seule, et en se rappelant les extraordinaires conversations qui s’étaient tenues dans cette tour, ce qu’on est loin ici des idées et du langage du Paris moderne ! — Tout cela nous réfère au moyen age, dit-il, en complétant sa pensée tout haut.

— Heureusement ! s’écria Carhaix qui se leva pour aller sonner ses cloches.

— Oui, fit des Hermies, et ce qui est aussi, à cette heure de réalité positive et brutale, bien étrange, ce sont ces batailles qui se livrent, dans le vide, au delà des humains, au-dessus des villes, entre un prêtre de Lyon et des prélats de Rome.

— Et, en France, entre ce prêtre et les Rose-Croix et le chanoine Docre.

Durtal se rappela que Mme Chantelouve lui avait, en effet, assuré que les chefs des Rose-Croix s’efforçaient de nouer commerce avec le diable et d’apprêter des malengins.

— Vous croyez que ces individus satanisent ? demanda-t-il à Gévingey.

— Ils le voudraient, mais ils ne savent rien. Ils se bornent à reproduire tels que des mécaniques, quelques opérations fluidiques et vénénifères que leur ont révélées les trois brahmes qui sont venus, il y a quelques années, à Paris.

— Moi, jeta la femme de Carhaix qui prit congé de ses hôtes et s’alla coucher, je suis bien satisfaite de ne pas être mêlée à toutes ces aventures qui me font peur et de pouvoir prier et vivre en paix.

Alors, tandis que des Hermies préparait, ainsi que d’habitude, le café et que Durtal apportait les petits verres, Gévingey bourra sa pipe et, quand le bruit des cloches mourut, dispersé, comme bu par les pores du mur, il huma une longue bouffée de tabac et dit :

— J’ai passé quelques jours délicieux dans cette famille où vit le Dr Johannès, à Lyon. Après les secousses que je reçus, ce fut pour moi un inégalable bienfait que de parfaire ma convalescence dans ce milieu de dilection, très doux. Et puis, Johannès est un des hommes les plus savants en théologie et en sciences occultes que je connaisse. Personne, sinon son antipode, l’abominable Docre, n’a ainsi pénétré les arcanes du satanisme ; l’on peut même dire qu’ils sont, tous les deux, en France, à l’heure qu’il est, les seuls qui aient franchi le seuil terrestre et obtenu, au point de vue du surnaturel, chacun dans son camp, des résultats certains. Mais, en sus de l’intérêt de sa conversation si habile et si pleine, qu’elle me surprenait même lorsqu’elle abordait cette astrologie judiciaire où pourtant j’excelle, Johannès me ravissait par la beauté de ses aperçus sur la transformation future des peuples.

Il est bien vraiment, je vous le jure, le prophète dont la mission de souffrance et de gloire a été entérinée, ici bas, par le Très-Haut.

— Je veux bien, moi, fit, en souriant Durtal, mais cette théorie du Paraclet, c’est, si je ne me trompe, la très ancienne hérésie de Montanus qu’a formellement condamnée l’Eglise.

— Oui, mais tout cela dépend de la façon dont on conçoit la venue du Paraclet, jeta le sonneur qui rentrait. C’est aussi la doctrine orthodoxe de Saint Irénée, de Saint Justin, de Scot Erigène, d’Amaury de Chartres, de Sainte Doucine, de l’admirable mystique qu’était Joachin De Flore ! Cette croyance a été celle du moyen age tout entier et j’avoue qu’elle m’obsède, qu’elle me ravit, qu’elle répond aux plus ardents de mes souhaits. Au fait, reprit-il, en s’asseyant et se croisant les bras, si le troisième règne est illusoire, quelle consolation peut-il bien rester aux chrétiens, en face du désarroi général d’un monde que la charité nous oblige à ne pas haïr ?

— Je suis, d’ailleurs, obligé d’avouer que, malgré le sang du Golgotha, je me sens personnellement très peu racheté, dit des Hermies.

— Il y a trois règnes, reprit l’astrologue, en tassant la cendre dans sa pipe, avec son doigt. Celui de l’Ancien Testament, du Père, le règne de la crainte. — Celui du Nouveau Testament, du Fils, le règne de l’expiation. — Celui de l’Évangile Johannite, du Saint Esprit, qui sera le règne du rachat et de l’amour. — C’est le passé, le présent et l’avenir ; c’est l’hiver, le printemps et l’été ; l’un, dit Joachim de Flore, a donné l’herbe, l’autre les épis, le troisième donnera le froment. Deux des personnes de la Sainte Trinité se sont montrées, la troisième doit logiquement paraître.

— Oui, et les textes de la bible abondent, pressants, formels, irréfutables, dit Carhaix. Tous les prophètes, Isaïe, Ezéchiel, Daniel, Zacharie, Malachie en ont parlé. Les actes des apôtres sont, sur ce point, très nets. Ouvrez-les, vous y lirez au premier chapitre, ces lignes : — « Ce Jésus qui, en se séparant de vous, s’est élevé jusqu’au ciel, viendra de la même manière que vous l’y avez vu monter. » — Saint Jean annonce aussi cette nouvelle dans l’Apocalypse qui est l’evangile du second avènement du Christ : — « Le Christ viendra, dit-il, et règnera mille ans. » — Saint Paul ne tarit pas en révélations de cette nature. Dans l’épître à Timothée, il évoque le Seigneur, — « qui jugera les vivants et les morts, au jour de son avènement glorieux de son règne. » — Dans sa deuxième lettre aux Thessaloniciens, il écrit, après la venue du messie : — « Jésus vaincra l’antéchrist par l’éclat de son avènement. » — Or, il déclare que cet antéchrist prophétise n’est pas l’avènement déjà réalisé par la naissance à Bethléem du sauveur. Dans l’evangile selon Saint Mathieu, Jésus répond à Caïphe qui lui demande s’il est bien le Christ, fils de Dieu : « Tu l’as dit et même je vous dis que vous verrez après le fils de l’homme, assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel. » — Et, dans un autre verset, l’apôtre ajoute : — « Tenez-vous toujours prêt parce que le fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne pensez pas. »

Et il y en a bien d’autres dont je retrouverais le texte, en ouvrant le Saint Livre. Non, il n’y a pas à discuter, les partisans du règne glorieux s’appuient avec certitude sur des passages inspirés et ils peuvent, sous certaines conditions et sans crainte d’hérésie, soutenir cette doctrine qui, Saint Jérôme l’atteste, était, au quatrième siècle, un dogme de foi reconnu par tous. — Mais, voyons, si nous goûtions un peu à ce flacon de crème de céleri que vante Monsieur Durtal.

C’était une liqueur épaisse, sucrée autant que l’anisette, mais encore plus féminine et plus douce ; seulement, quand on avait avalé cet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumet de céleri passait.

— Ce n’est pas mauvais, s’exclama l’astrologue, mais c’est bien moribond et il versa dans son verre une vivante lampée de rhum.

— Quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussi annoncé par ces mots du pater « que votre Règne arrive ! »

— Certes, dit le sonneur.

— Voyez-vous, jeta Gévingey, l’hérésie existerait surtout et alors elle deviendrait tout à la fois démente et absurde, si l’on admettait, comme le font quelques paraclétistes, une incarnation authentique et charnelle. Tenez, rappelez-vous le fareinisme qui a sévi, depuis le dix-huitième siècle, à Fareins, un village du Doubs, où se réfugia le Jansénisme chassé de Paris, après la fermeture du cimetière de Saint-Médard. Là, un prêtre, François Bonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènes galvaniques qui infestèrent la tombe du diacre Pâris ; puis, cet abbé s’éprend d’une femme qui prétend être enceinte des oeuvres du Prophète Elie, lequel doit, d’après l’apocalypse, précéder la dernière arrivée du Christ. Cet enfant vient au monde, puis un second qui n’est autre que le Paraclet. Celui-là exerça le métier de négociant en laines à Paris, fut Colonel de la Garde Nationale sous le règne de Louis-Philippe et mourut dans l’aisance, en 1866. C’était un Paraclet de magasin, un Rédempteur à épaulettes et à toupet !

Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à qui veut l’entendre que Jésus s’est réincarné en elle. En 1889, un bon fol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée « la Voix de Dieu », dans laquelle il se décerne le modeste titre de « Messie unique de l’Esprit Saint Créateur » et nous révèle qu’il est entrepreneur de travaux publics et qu’il porte une barbe blonde d’une longueur de 1 mètre 10. à l’heure actuelle, sa succession n’est pas tombée en déshérence ; un ingénieur nommé Pierre Jean a récemment parcouru à cheval les provinces du midi en annonçant qu’il était le saint-esprit ; à Paris, Bérard, un conducteur d’omnibus, de la ligne de Panthéon-courcelles, atteste également qu’il corporise le Paraclet, tandis qu’un article de revue avère que l’espoir de la rédemption fulgure en la personne du poète Jhouney ; enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmes paraissent qui soutiennent qu’elles sont le Messie et qui recrutent des adhérents parmi les illuminés des revivals.

— Cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieu et la création. Dieu est immanent dans ses créatures ; il est leur principe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leur existence, dit saint Paul ; mais il est distinct de leur vie, de leur mouvement, de leur âme. Il a son Moi personnel, il est Celui qui est, dit Moïse.

Le Saint-Esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanent dans les êtres. Il sera le principe qui les transforme et les régénère ; mais cela n’exige point qu’il s’incarne. Le Saint-Esprit procède du Père par le Fils ; il est envoyé pour agir mais il ne peut se matérialiser ; soutenir le contraire c’est de la folie pure ! c’est choir dans les schismes des gnostiques et des fratricelles, dans les erreurs de Dulcin de Novare et de sa femme Marguerite, dans les immondices de l’abbé Beccarelli, dans les abominations de Ségarelli de Parme qui, sous prétexte de se rendre enfant pour mieux symboliser l’amour simple et naïf du Paraclet, se faisait emmaillotter, coucher entre les bras d’une nourrice qu’il têtait, avant de se vautrer dans les bas-fonds !

— Mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si je vous comprends, l’esprit saint agira par une effusion en nous ; il nous transmuera, nous rénovera l’âme, par une sorte de purgation passive, pour parler la langue théologique.

— Oui, il doit nous purifier et l’âme et le corps.

— Comment le corps ?

— L’action du Paraclet, reprit l’astrologue, doit s’étendre au principe de la génération ; la vie divine doit sanctifier ces organes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtres d’élection, exempts des boues originelles, des êtres qu’il ne sera plus nécessaire d’éprouver dans le fourneau de l’humiliation, comme dit la bible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de si ardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, par son successeur, par le Dr Johannès.

— Mais alors c’est le Paradis terrestre ! s’écria des Hermies.

— Oui, c’est le règne de la liberté, de la bonté, de l’amour !

— Voyons, voyons, fit Durtal, je m’y perds, moi. D’une part, vous annoncez l’arrivée du Saint-Esprit, de l’autre l’avènement glorieux du Christ. Ces deux règnes se confondent-ils ou doivent-ils se succéder ?

— Il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venue du Paraclet et le retour victorieux du Christ. L’une précède l’autre. Il faut d’abord qu’une société soit recréée, embrasée par la troisième Hypostase, par l’Amour, pour que Jésus descende, ainsi qu’il l’a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à son image.

— Et le Pape qu’en faites-vous dans tout cela ?

— Ah ! c’est là un des points les plus curieux de la doctrine Johannite. Les temps, depuis la première apparition du messie, se divisent, vous le savez, en deux périodes, la période du sauveur victimal et expiant, celle où nous sommes, et l’autre, celle que nous attentons, la période du Christ, lavé de ses crachats, flamboyant dans la suradorable splendeur de sa personne. Eh bien ! Il y a un Pape différent pour chacune de ces ères ; les Livres Saints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deux Souverains Pontificats.

C’est un axiome de la théologie que l’esprit de Pierre vit en ses successeurs. Il y vivra, plus ou moins effacé, jusqu’à l’expansion souhaitée du Saint-Esprit. Alors Jean qui a été mis en réserve dit l’Evangile, commencera son ministère d’amour, vivra dans l’âme des nouveaux Papes.

— Je ne comprends pas bien l’utilité d’un pape, alors que Jésus sera visible, fit des Hermies.

— Il n’a, en effet, de raison d’être et il ne peut exister que pendant l’époque réservée aux effluences du divin Paraclet. Le jour où dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, le pontificat de Rome cesse.

— Sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j’admire, s’écria Durtal, la placidité de cette utopie qui s’imagine que l’homme est perfectible ! — Mais non, à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile. Regardez donc autour de vous et voyez ! une lutte incessante, une société cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards ! Partout le triomphe des scélérats ou des médiocres, partout l’apothéose des gredins de la politique et des banques ! Et vous croyez qu’on remontera un courant pareil ? Non, jamais, l’homme n’a changé ; son âme purulait au temps de la genèse, elle n’est, à l’heure actuelle, ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie ; le progrès c’est l’hypocrisie qui raffine les vices !

— Raison de plus, riposta Carhaix ; si la société est telle que vous la dépeignez, il faut qu’elle croule ! Oui, moi aussi, je pense qu’elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairs tombent ; elle ne peut plus être, ni pansée, ni guérie. Il est donc nécessaire qu’on l’inhume et qu’une autre naisse. Dieu seul peut accomplir un tel miracle !

— Évidemment, fit des Hermies, si l’on admet que l’ignominie de ces temps est transitoire, l’on ne peut compter pour la faire disparaître que sur l’intervention d’un Dieu, car ce n’est pas le socialisme et les autres billevesées des ouvriers ignares et haineux, qui modifieront la nature des êtres et réformeront les peuples. C’est au-dessus des forces humaines, ces choses-là !

— Et les temps attendus par Johannès sont proches, clama Gévingey. En voici des preuves bien manifestes. Raymond Lulle attestait que la fin du vieux monde serait annoncée par la diffusion des doctrines de l’antéchrist, et ces doctrines, il les définit : ce sont le matérialisme et le réveil monstrueux de la magie. Cette prédiction s’applique à notre temps, je pense. D’autre part, la bonne nouvelle doit se réaliser, à dit saint Mathieu, lorsque « le comble de l’abomination sera constaté dans le Lieu Saint ». Et il y est ! Voyez ce pape peureux et sceptique, plat et retors, cet épiscopat de simoniaques et de lâches, ce clergé jovial et mou. Voyez combien ils sont ravagés par le satanisme, et dites, dites, si l’église peut dégringoler plus bas !

— Les promesses sont formelles, elle ne peut périr, et, accoudé sur la table, d’un ton suppliant, les yeux au ciel, l’accordant murmura : Notre Père, que votre règne arrive !

— Il se fait tard, partons, jeta des Hermies. Alors, pendant qu’ils endossaient leurs paletots, Carhaix questionna Durtal.

— Qu’espérez-vous si vous n’avez pas foi dans la venue du Christ ?

— Moi je n’espère rien.

— Je vous plains, alors ; vrai, vous ne croyez à aucune amélioration pour l’avenir ?

— Je crois, hélas ! que le vieux ciel divague sur une terre épuisée et qui radote !

Le sonneur leva les bras et hocha tristement la tête.

Lorsqu’ils eurent quitté Gévingey, au bas de la tour, des Hermies, après avoir marché quelque temps en silence, dit :

— Cela ne t’étonne point que tous les événements dont on a parlé, ce soir, se soient passés à Lyon. — Et comme Durtal le regardait :

— C’est que, vois-tu, je connais Lyon ; les cerveaux y sont fumeux ainsi que les brouillards du Rhône qui couvrent, le matin, les rues. Cette ville semble superbe aux voyageurs qui aiment les longues avenues, les préaux gazonnés, les grands boulevards, toute l’architecture pénitentiaire des cités modernes ; mais Lyon est aussi le refuge du mysticisme, le havre des idées préternaturelles et des droits douteux. C’est là qu’est mort Vintras, en lequel s’était, paraît-il, incarnée l’âme du prophète Elie ; c’est là que les Naundorff ont gardé leurs derniers partisans ; là que les envoûtements sévissent, car à la Guillotière, on fait maléficier, pour un louis, les gens ! Ajoute que c’est également, malgré sa foison de radicaux et d’anarchistes, un opulent magasin, d’un catholicisme protestant et dur, une manufacture janséniste, une bourgeoisie bigote et grasse.

Lyon est célèbre par ses charcuteries, ses marrons et ses soies ; et aussi par ses églises ! Tous les sommets de ses voies en escalade sont sillonnés par des chapelles et des couvents de notre-dame de Fourvière les domine tous. De loin, ce monument ressemble à une commode du dix-huitième siècle, renversée, les pieds en l’air, mais l’intérieur qu’on parachève encore, déconcerte. — Tu devrais aller la visiter, un jour. — Tu y verrais le plus extraordinaire mélange d’assyrien, de roman, de gothique, tout un je ne sais quoi, inventé, plaqué, rajeuni, soudé, par Bossan, le seul architecte qui ait, en somme, su élever un intérieur de cathédrale, depuis cent ans ! Sa nef fulgure d’émaux et de marbres, de bronzes et d’or ; des statues d’anges coupent les colonnes, interrompent avec une grâce solennelle, les eurythmies connues. C’est asiatique et barbare ; cela rappelle les architectures que Gustave Moreau élance, autour de ses Hérodiades, dans son oeuvre.

Et des files de pèlerins se succèdent sans trève. On prie Notre-Dame pour l’extension des affaires ; on la supplie d’ouvrir de nouveaux débouchés aux saucissons et aux soies. On fait l’article à la Vierge ; on la consulte sur les moyens de vendre les denrées défraîchies et d’écouler les pannes. Au centre de la ville même, dans l’église de Saint-Boniface, j’ai relevé une pancarte où l’on invite les fidèles à ne pas distribuer, par respect pour le Saint Lieu, d’aumônes aux pauvres. Il ne convenait pas, en effet, que les oraisons commerciales fussent troublées par les ridicules plaintes des indigents !

— Oui, dit Durtal, et ce qui est bien étrange aussi, c’est que la démocratie est l’adversaire le plus acharné du pauvre. La Révolution, qui semblait, n’est-ce pas, devoir le protéger, s’est montrée pour lui le plus cruel des régimes. Je te ferai parcourir un jour, un décret de l’an II ; non seulement, il prononce des peines contre ceux qui tendent la main, mais encore contre ceux qui donnent !

— Et voilà pourtant la panacée qui va tout guérir, fit des Hermies, en riant. Et il désigna du doigt, sur les murs, d’énormes affiches dans lesquelles le Général Boulanger objurguait les Parisiens, de voter aux prochaines élections, pour lui.

Durtal leva les épaules. Tout de même, dit-il, ce peuple est bien malade. Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu’ils professent qu’aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour le sauver !



CHAPITRE XXI

Durtal avait pris la résolution de ne pas répondre aux lettres que lui adressait la femme de Chantelouve. Depuis leur rupture, chaque jour, elle lui envoyait une missive en ignition ; mais, comme il put le constater bientôt, ces cris de ménade s’apaisèrent et ce furent des plaintes et des roucoulements, des reproches et des pleurs. Elle l’accusait maintenant d’ingratitude, se repentait de l’avoir écouté, de l’avoir fait participer à des sacrilèges dont elle aurait là-haut à rendre compte ; elle demandait aussi à le voir, une fois encore ; puis, pendant une semaine, elle se tut ; enfin, lasse sans doute du silence de Durtal, elle lui notifia leur séparation dans une dernière épître.

Après avoir avoué qu’il avait, en effet, raison, que ni leur tempérament, ni leur âme ne s’accordaient, ironiquement, elle finissait par lui dire :

« Merci du bon petit amour, réglé de même qu’un papier à musique, que vous m’avez servi ; mais ce n’est pas là ma mesure, mon coeur gante plus grand... »

— Son coeur ! et il se mit à rire, — puis, il continua :

« Je comprends certes que vous n’ayez pas pour mission et pour but de le combler, mais vous pouviez au moins me concéder une franche camaraderie qui m’eût permis de laisser mon sexe chez moi et d’aller causer quelquefois, le soir, avec vous ; cette chose si simple en apparence, vous l’avez rendue impossible. — Adieu et pour jamais. Je n’ai plus qu’à faire un nouveau pacte avec la solitude à laquelle j’ai tenté d’être infidèle...  »

— La solitude ! eh bien et ce cocu paterne et narquois qu’est son mari ! Au fait, reprit-il, c’est lui qui doit-être, à l’heure actuelle, le plus à plaindre ; je lui procurais des soirées silencieuses, je lui restituais une femme assouplie et satisfaite ; il profitait de mes fatigues, ce sacristain ! Ah ! quand j’y songe, ses yeux papelards et sournois, quand il me regardait, en disaient long !

Enfin, ce petit roman est terminé ; la bonne chose que d’avoir le coeur en grève ! L’on ne souffre ni des mésaises d’amour, ni des ruptures ! Il me reste bien un cerveau mal famé qui, de temps en temps, prend feu, mais les postes-vigies des pompières l’éteignent, en un clin d’oeil.

Autrefois, quand j’étais jeune et ardent, les femmes se fichaient de moi ; maintenant que je suis rassis, c’est moi qui me fiche d’elles. C’est le vrai rôle, celui-là, mon vieux, dit-il à son chat qui écoutait, les oreilles droites, ce soliloque. Au fond, ce que Gilles De Rais est plus intéressant que Mme Chantelouve ; malheureusement, mes relations avec lui tirent à leur fin aussi ; encore quelques pages et le livre est achevé. — Allons, bon, voilà cet affreux Rateau qui vient troubler mon ménage.

Et, en effet, le concierge entra, s’excusa d’être en retard, enleva sa veste, et jeta un regard de défi aux meubles.

Puis il s’élança sur le lit, se colleta, comme un lutteur, avec les matelas, en prit un à bras-le-corps, le souleva de terre, se balança avec, puis d’un coup de reins, l’étala, en soufflant, sur le sommier.

Durtal passa, suivi de son chat, dans l’autre pièce, mais subitement Rateau interrompit son pugilat et vint les rejoindre.

— Monsieur sait ce qui m’arrive ? balbutia-t-il, d’un ton piteux.

— Non.

— Madame Rateau m’a quitté.

— Elle vous a quitté ! mais elle a au moins soixante ans !

Rateau leva les yeux au ciel.

— Et, elle est partie avec un autre ?

Rateau abaissa, désolé, le plumeau qu’il tenait en main.

— Diable ! mais, votre femme avait donc, malgré son âge, des exigences que vous ne pouviez satisfaire ?

Le concierge secoua la tête et il finit par avouer que c’était tout le contraire.

— Oh ! fit Durtal, en considérant ce vieil escogriffe, tanné par l’air des soupentes et le trois-six — Mais, si elle désire ne plus être adorée, pourquoi s’est-elle enfuie avec un homme ?

Rateau eut une grimace de mépris et de pitié.

— C’est un impotent, un propre à rien, un feignant sur l’article qu’elle a choisi.

— Ah !

— C’est par rapport à la loge que c’est désagréable ; le propriétaire, il ne veut pas d’un concierge qui soit sans femme !

Seigneur ! quelle aubaine ! pensa Durtal. — Tiens j’allais me rendre chez toi, dit-il à des Hermies qui, trouvant la clef laissée sur la porte par Rateau, était entré.

— Eh bien ! puisque ton ménage n’est pas fini, descend comme un Dieu de ton nuage de poussière et viens chez moi.

Chemin faisant, Durtal raconta à son ami les mésaventures conjugales de son concierge.

— Oh ! fit des Hermies, que de femmes seraient heureuses de laurer l’occiput d’un vieillard si combustible ! — mais, quelle dégoûtation ! Reprit-il, en montrant, autour d’eux les murs des maisons couverts d’affiches.

C’était une véritable débauche de placards ; partout sur des papiers de couleur, s’étalaient, en grosses capitales, les noms de Boulanger et de Jacques.

— Ce sera, Dieu merci, terminé dimanche !

— Il y a bien une ressource maintenant, reprit des Hermies, pour échapper à l’horreur de cette vie ambiante, c’est de ne plus lever les yeux, de garder à jamais l’attitude timorée des modesties. Alors, en ne contemplant que les trottoirs, l’on voit, dans les rues, les plaques des regards électriques de la Compagnie Popp. Il y a des signaux, des blasons d’alchimiste en relief sur ces rondelles, des roues à crans, des caractères talismaniques, des pantacles bizarres avec des soleils, des marteaux et des ancres ; ça peut permettre de s’imaginer qu’on vit au Moyen Age !

— Oui, mais il faudrait, pour n’être pas dissipé par l’horrible foule, avoir des oeillères comme des chevaux et en avant, sur le crâne, les visières de ces képis à la conquête d’Afrique, qu’arborent maintenant les collégiens et les officiers.

Des Hermies soupira. — Entre, dit-il, en ouvrant sa porte ; ils s’installèrent dans des fauteuils et allumèrent des cigarettes.

— Je ne suis tout de même pas encore bien remis de la conversation qui eut lieu chez Carhaix, avec Gévingey, l’autre soir, fit Durtal, en riant. Ce Dr Johannès est bien étrange ! Je ne puis pas m’empêcher d’y songer. Voyons, crois-tu sincèrement au miracle de ses cures ?

— Je suis bien obligé d’y croire ; je ne t’ai pas tout dit, car un médecin qui raconte de telles histoires semble, quand même, fol ; eh bien, sache-le, ce prêtre opère des guérisons impossibles.

Je l’ai connu lorsqu’il faisait encore partie du clergé parisien, à propos justement d’un de ces sauvetages auxquels j’avoue ne rien comprendre.

La bonne de ma mère avait une grande fille paralysée des bras et des jambes, souffrant mort et passion dans la poitrine, poussant des hurlements dès qu’on la touchait. C’était venu, à la suite d’on ne sait quoi, en une nuit ; elle était, depuis près de deux années, dans cet état. Renvoyée comme incurable des hôpitaux de Lyon, elle vint à Paris, suivit un traitement à La Salpêtrière, s’en alla, sans que personne ait jamais su ce qu’elle avait et sans qu’aucune médication ait jamais pu la soulager. Un jour, elle me parla de cet abbé Johannès qui avait, disait-elle, guéri des gens aussi malades qu’elle. Je n’en croyais pas un mot, mais, étant donné que ce prêtre n’acceptait aucun argent, je ne la détournai point de le visiter et, par curiosité, je l’accompagnai lorsqu’elle s’y rendit.

On la monta sur une chaise et ce petit ecclésiastique, vif, agile, lui prit la main. Il y posa, une, deux, trois pierres précieuses, chacune à son tour, puis tranquillement il lui dit : mademoiselle, vous êtes victime d’un maléfice de consanguinéité.

J’eus une forte envie de rire.

— Rappelez-vous, reprit-il, vous avez dû avoir, il y a deux ans, puisque vous êtes paralysée depuis cette époque, une querelle avec un parent ou une parente.

C’était vrai, la pauvre Marie avait été indûment accusée du vol d’une montre provenant d’une succession par une tante qui avait juré de se venger.

— Elle demeurait à Lyon, votre tante ?

Elle fit signe que oui.

— Rien d’étonnant, continua le prêtre ; à Lyon, dans le peuple, il y a beaucoup de rebouteurs qui connaissent la science des sortilèges pratiquée dans les campagnes ; mais rassurez-vous, ces gens-là ne sont pas forts. Ils en sont à l’enfance de cet art ; alors, Mademoiselle, vous désirez guérir ?

Et après qu’elle eut dit oui, il reprit doucement : Eh bien, cela suffit, vous pouvez partir.

Il ne la toucha pas, ne lui prescrivit aucun remède. Je sortis, persuadé que cet empirique était ou un fumiste ou un fou, mais quand trois jours, après, les bras se levèrent, quand cette fille ne souffrit plus et qu’au bout d’une semaine elle put marcher, je dus bien me rendre à l’évidence ; j’allai revoir ce thaumaturge, je découvris le joint pour lui être, en une circonstance, utile, et c’est ainsi que nos relations commencèrent.

— Mais enfin, quels sont les moyens dont il dispose ?

— Il procède, ainsi que le Curé d’Ars, par la prière : puis il évoque les milices du Ciel, rompt les cercles magique, chasse, « classe » suivant son expression, les Esprits du Mal. Je sais bien que c’est confondant, et que, lorsque je parle de la puissance de cet homme à mes confrères, ils sourient d’un air supérieur ou me servent le précieux arguments qu’ils ont inventé pour expliquer les guérisons opérées par le Christ ou par la vierge. Ça consiste à frapper l’imagination du malade, à lui suggérer la volonté de guérir, à le persuader qu’il est bien portant, à l’hypnotiser, en quelque sorte, à l’état de veille, moyennant quoi, les jambes tordues se redressent, les plaies disparaissent, les poumons des phtisiques se bouchent, les cancers deviennent des bobos anodins et les aveugles voient clair ! Et voilà tout ce qu’ils ont trouvé pour nier le surnaturel de certaines cures ! On se demande vraiment pourquoi ils n’usent pas eux-mêmes de cette méthode, puisque c’est si simple !

— Mais est-ce qu’ils ne l’ont pas essayée ?

— Oui, pour quelques maux. J’ai même assisté aux épreuves que le Dr Luys a tentées. Eh bien, c’est du joli ! Il y avait, à la charité, une malheureuse fille paralysée des deux jambes. On l’endormait, on lui commandait de se lever ; elle se remuait en vain. Alors deux internes la prenaient sous les bras et elle pliait, douloureuse, sur ses pieds morts. Ai-je besoin de te dire qu’elle ne marchait point et qu’après l’avoir traînée ainsi, pendant quelques pas, on la recouchait, sans qu’aucun résultat fût jamais acquis ?

— Mais voyons, le Dr Johannès ne guérit point indistinctement tous les gens qui souffrent ?

— Non, il ne s’occupe que des maladies issues des maléfices. Il se déclare inapte à refréner les autres qui regardent que les médecins, dit-il. C’est le spécialiste des maux sataniques. Il soigne surtout les aliénés qui sont, d’après lui, pour la plupart, des gens vénéficiés, possédés par des Esprits, et par conséquent rebelles au repos et aux douches !

— Et ces pierreries dont tu me parlais, quel usage en fait-il ?

— Avant de te répondre, il me faut préalablement t’expliquer le sens de l’aptitude de ces pierres. Je ne t’apprendrai rien, en te racontant qu’Aristote, que Pline, que tous les savants du Paganisme leur attribuèrent des vertus médicales et divines. Suivant eux, l’agate et la cornaline égaient ; la topaze console ; le jaspe guérit les maladies de langueur ; l’hyacinthe chasse l’insomnie ; la turquoise empêche ou atténue les chutes ; l’améthyste combat l’ivresse.

Le symbolisme catholique s’empare, à son tour, des pierreries et voit en elles les emblèmes des vertus chrétiennes. Alors, le saphir représente les aspirations élevées de l’âme ; la calcédoine, la charité ; la sarde et l’onyx, la candeur ; le béryl allégorise la science théologique ; l’hyacinthe, l’humilité, tandis que le rubis apaise la colère, que l’émeraude lapidifie l’incorruptible foi.

Puis, la magie... — et des Hermies, se leva et prit dans sa bibliothèque un tout petit volume, relié comme un paroissien, et dont il montra le titre à Durtal.

Celui-ci lut sur la première page : « La Magie naturelle qui est les secrets et miracles de nature, mise en quatre livres par Jean-Baptiste Porta, Néapolitain. » et, en bas « à Paris, par Nicolas Bonfous, rue neuve Nostre Dame, à l’enseigne Saint Nicolas, 1584. »

Puis, reprit des Hermies, en feuilletant ce bouquin, la magie naturelle ou plutôt la simple thérapeutique de ce temps, prête de nouveaux sens aux gemmes ; tiens, écoute :

Après avoir tout célébré une pierre inconnue, « l’Alectorius » qui rend invincible son possesseur, lorsqu’on l’a tout d’abord tirée du ventre d’un coq, chaponné depuis quatre ans, ou arrachée du ventricule d’une géline, Porta nous apprend que la calcédoine fait gagner les procès, que la cornaline calme le flux du sang et « est assez utile aux femmes qui sont malades de leurs fleurs », que l’hyacinthe garantit de la foudre et éloigne les pestilences et les venins, que la topaze dompte les passions lunatiques, que la turquoise profite contre la mélancolie, la fièvre quarte et les défaillances du coeur. Il atteste enfin que le saphir préserve de la peur et conserve les membres vigoureux, alors que l’émeraude pendue au col, contregarde le mal de saint Jean et se brise, dès que la personne qui la porte n’est pas chaste.

Tu le vois, l’antiquité, le christianisme, la science du seizième siècle ne s’entendent guère sur les vertus spécifiques de chaque pierre ; presque partout, les significations, plus ou moins cocasses, diffèrent.

Le Dr Johannès a révisé ces croyances, adopté et rejeté nombre d’entre elles ; enfin il a, de son côté, admis de nouvelles acceptions. Pour lui, l’améthyste guérit bien l’ivresse, mais surtout l’ivresse morale, l’orgueil ; le rubis enraye les entraînements génésiques, le béryl fortifie la volonté, le saphir élève les pensées vers Dieu.

Il croit, en somme, que chaque pierre correspond à une espèce de maladie et aussi à un genre de péché ; et il affirme que lorsqu’on sera parvenu à s’emparer chimiquement du principe actif des gemmes, non seulement l’on aura des antidotes mais encore des préservatifs à bien des maux. En attendant que ce rêve, qui peut paraître un tantinet louffoque, se réalise et que des chimistes lapidaires fichent notre médecine en bas, il use des pierres précieuses pour formuler les diagnostics des maléfices.

— Mais comment ?

— Il prétend qu’en posant telle ou telle pierre dans la main ou sur la partie malade de l’envoûté, un fluide s’échappe de la pierre qu’il tient dans ses doigts et le renseigne. Il me narrait, à ce propos, qu’un jour, entre chez lui une dame qu’il ne connaissait point et qui souffrait, depuis son enfance, d’une maladie incurable. Impossible d’obtenir d’elle des réponses qui fussent précises. En tout cas, il ne découvrait trace d’aucun vénéfice ; après avoir essayé presque toute la série de ses pierres, il prit le lapis-lazuli qui correspond, selon lui, au péché de l’inceste ; il le lui mit dans la main et le palpa.

— Votre maladie, dit-il, est la suite d’un inceste. — Mais, répondit-elle, je ne suis pas venue chez vous pour me confesser ; — et elle finit néanmoins par avouer que son père l’avait violée, alors qu’elle était impubère. Tout cela est désordonné, contraire à toutes les idées reçues, presque insane, mais, l’on ne s’en trouve pas moins en face d’un fait : ce prêtre guérit des malades que, nous autres médecins, nous jugeons perdus !

— Si bien que l’unique astrologue qui nous reste à Paris, l’étonnant Gévingey, serait mort sans son aide. C’est égale, dis donc, il est est bien, celui-là. Comment, diable, se peut-il que l’Impératrice Eugénie lui ait commandé des horoscopes ?

— Mais, je te l’ai raconté. L’on s’occupait fort de magie aux Tuileries, sous l’Empire. L’Américain Home y fut révéré à l’égal d’un Dieu ; en sus de ses séances de spiritisme, c’est lui qui évoquait les esprits infernaux, dans cette cour. ça a même assez mal tourné, un jour. Un certain marquis l’avait supplié de lui faire revoir sa femme qui était morte ; Home le mena vers un lit, dans une chambre et le laissa seul. Que survint-il ? quels fantômes effrayants, quelles Ligeïa de sépulcre surgirent ? Toujours est-il que le malheureux fut foudroyé au pied du lit. Cette histoire a été récemment rapportée par le Figaro, d’après des renseignements incontestables.

Oh ! il ne faut pas jouer avec les choses outre-tombe et trop nier les esprits du mal. J’ai connu jadis un garçon riche, enragé de sciences occultes. Il fut président d’une société de théosophie à Paris et il écrivit même un petit livre sur la doctrine ésotérique, dans la collection de l’isis. Eh bien, il ne voulut pas, comme les Péladan et les Papus, se contenter de ne rien savoir, et il se rendit en Ecosse où le Diabolisme sévit. Là, il fréquenta l’homme qui, moyennant finances, vous initie aux arcanes sataniques et il tenta l’épreuve. Vit-il celui que dans Zanoni Bulwer Lytton appelle « le gardien du seuil du mystère » ? je l’ignore, mais ce qui est avéré c’est qu’il s’évanouit d’horreur et revint en France épuisé, à moitié mort.

— Diantre ! fit Durtal. Tout n’est pas rose, dans ce métier ; mais, voyons, lorsqu’on entre dans cette voie, l’on ne peut donc évoquer que les Esprits du Mal ?

— T’imagines-tu que les Anges qui n’obéissent, ici-bas, qu’aux Saints, reçoivent les ordres du premier venu ?

— Mais enfin, il doit y avoir, entre les Esprits de Lumière et les Esprits de Ténèbres, un moyen terme, des Esprits ni célestes, ni démoniaques, mitoyens, ceux, par exemple, qui débitent de si fétides âneries dans les séances des spirites !

— Un prêtre me disait, un soir, que les larves indifférentes, neutres, habitent un territoire invisible et naturel, quelque chose comme une petite île qu’assiègent, de toutes parts, les bons et les mauvais esprits. Elles sont de plus en plus refoulées, finissent par se fondre dans l’un ou l’autre camp. Or, à force d’évoquer ces larves, les occultistes qui ne peuvent, bien entendu, attirer les anges, finissent par amener les esprits du mal et, qu’ils le veuillent ou non, sans même le savoir, ils se meuvent dans le Diabolisme. C’est là, en somme, où aboutit à un moment donné, le Spiritisme !

— Oui, et si l’on admet cette dégoûtante idée qu’un médium imbécile peut susciter les morts, à plus forte raison, doit-on reconnaître l’étampe de Satan, dans ces pratiques.

— Sans aucun doute ; de quelque côté que l’on se tourne, le Spiritisme est une ordure !

— Alors, tu ne crois pas, en somme, à la théurgie, à la magie blanche ?

— Non, c’est de la blague ! C’est un oripeau qui sert aux gaillards tels que les Rose-Croix, à cacher leurs plus répugnants essais de magie noire. Personne n’ose avouer qu’il satanise ; la magie blanche, mais malgré les belles phrases dont l’assaisonnent les hypocrites ou les niais, en quoi veux-tu qu’elle consiste ? Où veux-tu qu’elle mène ? D’ailleurs l’Église, que ces compérages ne sauraient duper, condamne indifféremment l’une et l’autre de ces magies.

— Ah ! dit Durtal, en allumant une cigarette, après un silence, ça vaut mieux que de causer de politique ou de courses, mais quelle pétaudière ! que croire ? la moitié de ces doctrines est folle et l’autre est si mystérieuse qu’elle entraîne ; attester le Satanisme ? Dame, c’est bien gros et, pourtant cela peut sembler quasi sûr ; mais alors, si on est logique avec soi-même, il faut croire au Catholicisme et, dans ce cas, il ne reste plus qu’à prier ; car enfin, ce n’est pas le Bouddhisme et les autres cultes de ce gabarit qui sont de taille à lutter contre la religion du Christ !

— Eh bien, crois !

— Je ne peux pas ; il y a là dedans un tas de dogmes qui me découragent et me révoltent !

— Je ne suis pas certain non plus de bien grand’chose, reprit des Hermies, et pourtant il y a des moments où je sens que ça vient, où je crois presque. Ce qui est, en tout cas, avéré pour moi, c’est que le surnaturel existe, qu’il soit chrétien ou non. Le nier, c’est nier l’évidence, c’est barboter dans l’auge du matérialisme, dans le bac stupide des libres-penseurs !

— C’est tout de même embêtant de vaciller ainsi ! Ah ! Ce que j’envie la foi robuste de Carhaix.

— Tu n’es pas difficile, répondit des Hermies, la foi, mais c’est le brise-lames de la vie, c’est le seul môle derrière lequel l’homme démâté puisse s’échouer en paix !



CHAPITRE XXII

Aimez-vous cela ? dit la maman Carhaix. Pour vous changer, j’ai mis le pot-au-feu, hier, et gardé le boeuf ; de sorte que, ce soir, vous aurez un bouillon au vermicelle, une salade de viande froide avec des harengs saurs et du céleri, une bonne purée de pommes de terre au fromage et du dessert. Et puis, vous goûterez le nouveau cidre que nous avons reçu.

— Oh, oh ! s’exclamèrent des Hermies et Durtal qui savouraient, en attendant le repas, un petit verre d’élixir de longue vie ; savez-vous, Madame Carhaix, que votre cuisine nous induit au péché de gourmandise ; pour peu que cela dure, nous allons devenir des ventricoles et des Gamache !

— Vous voulez rire ! — Mais que c’est donc ennuyeux, Louis qui ne revient pas.

— On monte, fit Durtal, qui entendait crier des semelles sur les marches en pierre de la tour.

— Non, ce n’est point lui, reprit-elle, en ouvrant la porte. C’est le pas de M. Gévingey.

Et, en effet, vêtu de son caban bleu, coiffé de son chapeau mou, l’astrologue entra, salua comme au théâtre, froissa contre les bijoux de ses grosses pattes, les doigts des assistants et demanda des nouvelles du sonneur.

— Il est chez le charpentier ; les sommiers de chêne qui soutiennent les grosses cloches se sont fendus, si bien que Louis a peur qu’ils ne s’effondrent.

— Diantre !

— A-t-on des nouvelles de l’élection ? dit Gévingey ; et il tira sa pipe et souffla dedans.

— Non, dans ce quartier, l’on ne connaîtra les résultats du scrutin que ce soir, vers les dix heures. Du reste, les votes ne sont point douteux, car Paris bat la breloque ; le général Boulanger passera, haut la main, cela est sûr.

— Un proverbe du Moyen Age affirme que lorsque les fèves fleurissent, les fous se montrent. Ce n’est cependant pas l’époque.

Carhaix entra, s’excusa de son retard et tandis que sa femme apportait la soupe, il chaussa ses galoches et répondit à ses amis qui le questionnaient :

— Oui, l’humidité a rongé les frettes de fer et pourri le bois. Les poutres font ventre ; il est temps que le charpentier intervienne ; enfin, il m’a promis qu’il serait ici, sans faute, demain, avec ses hommes. C’est égal, je suis content d’être rentré. Dans les rues, tout me tourne, je suis hébété, incertain, ivre ; je n’ai vraiment mes aises que dans mon clocher ou dans cette chambre. — Tiens, soumets-moi cela, ma femme, et il empoigna pour la remuer la salade de céleri, de hareng et de boeuf.

— Quel fumet ! s’écria Durtal, en humant l’odeur incisive du hareng. Ce que ce parfum suggère ! Cela m’évoque la vision d’une cheminée à hotte dans laquelle des sarments de genévrier pétillent, en un rez-de-chaussée dont la porte s’ouvre sur un grand port ! Il me semble qu’il y a comme un halo de goudron et d’algues salées autour de ces ors fumés et de ces rouilles sèches. C’est exquis, reprit-il, en goûtant à cette salade.

— On vous en refera, Monsieur Durtal, vous n’êtes pas difficile à régaler, dit la femme de Carhaix.

— Hélas ! fit le mari, en souriant, il est de corps facile à satisfaire, mais d’âme ! quand je songe à ses désespérants aphorismes de l’autre soir ! Nous prions cependant pour que Dieu l’éclaire. Tiens, dit-il soudain à sa femme, nous invoquerons saint Nolasque et Saint Théodule que l’on représente toujours avec des cloches. Ils sont un peu de la partie, ils se feront certainement les intercesseurs des gens qui les révèrent, eux et leurs emblèmes !

— Il faudrait de fiers miracles pour convaincre Durtal fit des Hermies.

— Les cloches en ont pourtant suscité, proféra l’astrologue. Je me rappelle avoir lu, je ne sais plus où, que les anges sonnèrent le glas, au moment où Saint Isodore de Madrid mourait.

— Et il y en a bien d’autres ! s’écria le sonneur ; les cloches ont carillonné, toutes seules, lorsque Saint Sigisbert chantait le De Profundis sur le cadavre du martyr Placide ; et quand le corps de Saint Ennemond, évêque de Lyon, fut jeté par ses meurtriers dans un bateau sans rameurs et sans voiles, elles retentirent également, sans que personne les mît en branle, au passage de l’embarcation qui descendait la Saône.

— Savez-vous à quoi je pense ? dit des Hermies qui regardait Carhaix. Je pense que vous devriez travailler un compendieux recueil d’hagiographie ou préparer un savant in-folio sur le blason.

— Pourquoi cela ?

— Mais parce que vous êtes, Dieu merci ! si loin de votre époque, si fervent des choses qu’elle ignore ou qu’elle exècre, que cela vous exhausserait encore ! Vous êtes, bon ami, l’homme à jamais inintelligible pour les générations qui viennent. Sonner les cloches en les adorant, et se livrer aux besognes désuètes de l’art féodal ou à des labeurs monastiques de vies de saints, ce serait complet, si bien hors de Paris, si bien dans les là-bas, si loin dans les vieux âges !

— Hélas ! dit Carhaix, je ne suis qu’un pauvre homme et je ne sais rien, mais ce type que vous rêvez existe. En Suisse, je crois, un accordant collige depuis des années un mémorial héraldique. Reste à savoir, par exemple, reprit-il, en riant, si l’une de ces occupations ne nuit pas à l’autre.

— Et le métier d’astrologue, pensez-vous donc qu’il ne soit pas encore plus décrié, plus aboli ? dit Gévingey avec amertume.

— Voyons, et notre cidre, comment le trouvez-vous ? demanda la femme du sonneur. Il est un peu vert, hein ?

— Non, il est de saveur gamine mais de lampée franche, répondit Durtal.

— Ma femme, sers la purée, sans m’attendre. Je vous ai mis en retard avec mes courses et l’heure de l’angélus est proche. Ne vous occupez pas de moi, mangez, je vous rattraperai, en descendant.

Et, pendant que son mari allumait sa lanterne et quittait la pièce, la femme apporta dans un plat une sorte de gâteau couvert d’une croûte tachetée de caramel et glacée d’or.

— Oh, oh ! fit Gévingey, mais ce n’est pas de la purée de pommes de terre !

— Si, seulement le dessus a été gratiné au four de campagne ; — goûtez-là ; j’ai mis tout ce qu’il faut dedans, elle doit être bonne.

Le fait est qu’elle était savoureuse et qu’ils l’acclamèrent ; puis ils se turent, car il devenait impossible de s’entendre. Ce soir-là, la cloche bôombait, plus puissante et plus claire. Durtal cherchait à analyser ce bruit qui semblait faire tanguer la chambre. Il y avait comme une sorte de flux et de reflux de sons ; d’abord, le choc formidable du battant contre l’airain du vase, ensuite une sorte d’écrasement de sons qui se diffusaient, finement pilés, en rotondant ; enfin le retour du battant dont le nouveau coup ajoutait dans le mortier de bronze, d’autres ondes sonores qu’il broyait et rejetait, dispersées dans la tour.

Puis ces volées s’espacèrent ; ce ne fut plus bientôt que le ronronnement d’un énorme rouet ; quelques gouttes restèrent plus lentes à tomber, et Carhaix rentra.

— Quel temps biscornu ! fit Gévingey, pensif ; on ne croit plus à rien et l’on gobe tout. On invente, chaque matin, une science neuve ; à l’heure actuelle, c’est cette la palissade qu’on nomme la démagogie qui trône ! Et personne ne lit plus cet admirable Paracelse qui a tout retrouvé, qui a tout créé ! Dites donc aujourd’hui à vos congrès de savants, que, selon ce grand maître, la vie est une goutte de l’essence des astres, que chacun de nos organes correspond à une planète et en dépend, que nous sommes, par conséquent, un abrégé de la sphère divine ; dites-leur donc, — et cela l’expérience l’atteste, — que tout homme, né sous le signe de Saturne, est mélancolique et pituiteux, taciturne et solitaire, pauvre et vain ; que cet astre lourd, tardif en ses empreintes, prédispose aux superstitions et aux fraudes, qu’il préside aux épilepsies et aux varices, aux hémorroïdes et aux lèpres, qu’il est, hélas ! Le grand pourvoyeur des hospices et des bagnes, et ils se gaudiront, ils lèveront les épaules, ces ânes assermentés, ces glorieux cuistres !

— Oui, fit des Hermies, Paracelse fut un des plus extraordinaires praticiens de la médecine occulte. Il connaissait les mystères maintenant oubliés du sang, les effets médicaux encore inconnus de la lumière. Professant, ainsi que les kabbalistes, du reste, que l’être humain est composé de trois parties, d’un corps matériel, d’une âme et d’un périsprit appelé aussi corps astral, il soignait ce dernier surtout et réagissait sur l’enveloppe extérieure et charnelle, par des procédés qui sont ou incompréhensibles ou déchus. Il traitait les blessures, en soignant non pas les tissus mais le sang qui en sortait. On assure même qu’il guérissait certains maux !

— Grâce à ses profondes connaissances en astrologie, dit Gévingey.

— Mais, demanda Durtal, si l’influence sidérale est si nécessaire à étudier, pourquoi ne faites-vous pas d’élèves ?

— Des élèves ! mais où dénicher des gens qui consentent à travailler pendant vingt années, sans profit et sans gloire ? Car avant d’être en mesure d’établir un horoscope, il faut être un astronome de première force, savoir les mathématiques à fond et avoir longuement pâli sur l’obscur latin des vieux maîtres ! — Et puis, il faut aussi la vocation et la foi, et c’est perdu !

— Comme pour les accordants, dit Carhaix.

— Non, voyez-vous, Messieurs, reprit Gévingey, le jour où les grandes sciences du moyen age ont sombré dans l’indifférence systématique et hostile d’un peuple impie, ça été la fin de l’âme, en France ! Il ne nous reste plus maintenant qu’à nous croiser les bras et à écouter les insipides propos d’une Société qui, tour à tour, rigole et grogne !

— Allons il ne faut pas désespérer ainsi ; ça ira mieux, dit la maman Carhaix, d’un ton conciliant ; et, avant de se retirer, elle donna une poignée de main à chacun de ses hôtes.

— Le peuple, fit des Hermies, en versant de l’eau dans la cafetière, au lieu de l’améliorer, les siècles l’avarient, le prostrent, l’abêtissent ! Rappelez-vous le siège, la commune, les engouements irraisonnés, les haines tumultuaires et sans cause, toute la démence d’une populace mal nourrie, trop désaltérée et en armes ! — Elle ne vaut tout de même pas la naïve et miséricordieuse plèbe du moyen age ! Raconte donc, Durtal, ce que fit le peuple, alors que Gilles de Rais fut conduit au bûcher.

— Oui, dites-nous cela, demanda Carhaix, ses gros yeux noyés dans la fumée de pipe.

— Eh bien ! vous le savez, à la suite de forfaits inouïs, le Maréchal de Rais fut condamné à être pendu et brûlé vif. Ramené, après le jugement, dans sa geôle, il adressa une dernière supplique à l’évêque Jean de Malestroit. Il le pria d’intercéder auprès des pères et mères des enfants qu’il avait si férocement violés et mis à mort, pour qu’ils voulussent bien l’assister dans son supplice.

Et ce peuple dont il avait et mâché et craché le coeur, sanglota de pitié ; il ne vit plus en ce seigneur démoniaque qu’un pauvre homme qui pleurait ses crimes et allait affronter l’effrayante colère de la Sainte Face ; et, le jour de l’éxécution, dès neuf heures du matin, il parcourut, en une longue procession, la ville. Il chanta des psaumes dans les rues, s’engagea, par serment, dans les églises, à jeûner pendant trois jours, afin de tenter d’assurer par ce moyen le repos de l’âme du Maréchal.

— Nous sommes loin, comme vous voyez, de la loi américaine du lynch, dit des Hermies.

— Puis, reprit Durtal, à onze heures, il vint chercher Gilles de Rais à sa prison et il l’acompagna jusqu’à la prairie de la Biesse où se dressaient, surmontés de potences, de hauts bûchers.

Le Maréchal soutenait ses complices, les embrassait, les adjurait d’avoir grande déplaisance et contrition de leurs méfaits et, se frappant la poitrine, il suppliait la vierge de les épargner, tandis que le clergé, les paysans, le peuple, psalmodiaient les sinistres et implorantes strophes de la prose des trépassés :


Nos timemus diem judicii

Quia mali et nobis conscii

Sed tu, Mater summi concilii

Para nobis locum refugii

O Maria !

Tunc iratus judex...


Vive Boulanger !

Dans un bruit de mer montant de la place Saint-Sulpice à la tour, de longs cris jaillirent : Boulange ! Lange ! Puis une voix enrouée, énorme, une voix d’écaillère, de pousseur de charrette, s’entendit par-dessus les autres, domina tous les hourras ; et, de nouveau, elle hurla : Vive Boulanger !

— Ce sont les résultats de l’élection que, devant la mairie, ces gens vocifèrent, dit dédaigneusement Carhaix.

Tous se regardèrent.

— Le peuple d’aujourd’hui ! fit des Hermies.

— Ah ! il n’acclamerait pas de la sorte un savant, un artiste, voire même l’être supernaturel que serait un saint, gronda Gévingey.

— Il le faisait pourtant au Moyen Age !

— Oui, mais il était plus naïf et moins bête, reprit des Hermies. Et puis, où sont les Saints qui le sauvèrent ? On ne saurait trop le répéter, les soutaniers ont maintenant des coeurs lézardés, des âmes dysentériques, des cerveaux qui se débraillent et qui fuient ! — Ou alors c’est encore pis ; ils phosphorent comme des pourritures et carient le troupeau qu’ils gardent ! Ils sont des chanoines Docre, ils satanisent !

— Dire que ce siècle de positivistes et d’athées a tout renversé, sauf le Satanisme qu’il n’a pu faire reculer d’un pas !

— Cela s’explique, s’écria Carhaix : le Satanisme est ou omis ou inconnu ; c’est le père Ravignan qui a démontré, je crois, que la plus grande force du diable, c’était d’être parvenu à se faire nier !

— Mon Dieu ! quelles trombes d’ordures soufflent à l’horizon ! murmura tristement Durtal.

— Non, s’exclama Carhaix, non, ne dites point cela ! Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l’annoncent sont inspirés ; l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire !

Et les yeux baissés, les mains jointes, ardemment il pria.

Des Hermies se leva et fit quelques pas dans la pièce.

— Tout cela est fort bien, grogna-t-il ; mais ce siècle se fiche absolument du Christ en gloire ; il contamine le surnaturel et vomit l’au delà. Alors, comment espérer en l’avenir, comment s’imaginer qu’ils seront propres, les gosses issus des fétides bourgeois de ce sale temps ? élevés de la sorte, je me demande ce qu’ils feront dans la vie, ceux-là ?

— Ils feront, comme leurs pères, comme leurs mères, répondit Durtal ; ils s’empliront les tripes et ils se vidangeront l’âme par le bas-ventre !