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La Revue illustrée, 15 décembre 1886 et 15 janvier 1887


En Hollande


« Voici Harlem, monsieur, me dit en français mon voisin de wagon ; vous pouvez descendre. » Je saisis ma valise et saute sur le quai.

Je me dirigeais vers une porte de sortie quand cette inscription tracée au fronton de la gare « Uitgang » m’arrête. Je regarde ; nulle part le nom d’Haarlem n’est inscrit. Mon sang ne fait qu’un tour, mon voisin s’est trompé. Je perds la tête et je crie au train: arrêtez ! arrêtez ! Tout le monde se retourne et rit à la vue de cet étranger qui brame après un convoi qui part. On m’entoure, je fais signe aux gens que je ne comprends pas le hollandais. Je mime le désespoir d’un homme descendu trop tôt, je grimace en désignant l’inscription de la gare, puis, d’un air abattu, je répète Haarlem ! Haarlem ! et les voyageurs me répètent en choeur : ya ! ya !

Que faire ? Ces personnes sont bien bonnes de s’occuper de moi, mais de leurs faces poilues s’échappent des sons gutturaux dont j’ignore le sens; enfin un monsieur arrive qui bredouille le français. Je lui raconte ma mésaventure et le voilà qui se tord. Il finit par me dire que je suis à Harlem et que le mot « Uitgang » n’est pas un nom de station, mais bien un mot qui signifie entrée ou sortie de la gare, je ne sais plus au juste.

Je me sens profondément ridicule, d’autant que ce monsieur explique à l’assistance l’énormité de ma bévue et que tout le monde éclate.

Je tire le monsieur par la manche, et, résolu de fuir au plus vite, je lui dis : « J’étais attendu, hier au soir, par un parent qui demeure dans cette ville ; j’ai manqué le train, je ne vois personne à la gare qui m’attende, et ma valise est un vrai fourgon que je puis soulever à peine. Où trouverais-je une voiture ? »

Le monsieur obligeant me conduit chez un loueur qui fait atteler. J’indique l’adresse : « Oude gracht » dont mon sauveur rectifie la prononciation, et, conduit par un cocher dont la figure est entourée d’un collier de barbe comme celle de certains grands singes, je roule sur les pavés aigus de la ville.

Par le cadre du locatis, je regarde filer des canaux dont les eaux couleur de pistache baignent le pied de maisons aux toits en escalier, au sommet parfois percé d’un oeil-de-boeuf et contourné en volutes de dauphin, debout, la tête en bas et la queue en l’air. Un carillon éclate, puis six coups sonnent ; les maisons se réveillent ; partout des servantes nettoient et balaient, de robustes gaillardes en sabots, les seins moulés dans des corsages à petites fleurs, et les unes astiquent les plaques de cuivre des portes, récurent le miroir, l’espion, que tout bon Hollandais possède à sa fenêtre, les autres seringuent des jets d’eau sur la brique brunie des murs ou frottent à tour de bras le trottoir en terre cuite rose.

La voiture s’arrête. Je descends, la porte s’ouvre, on me tombe dans les bras; j’explique mon retard, on me dépose dans une chambre, je me regarde dans une glace. J’ai l’air d’un ramoneur qui aurait cent ans. Je m’écale la figure à la frotter, car mes oreilles sont des soutes à charbon et je mouche noir ; enfin je répare les avaries du voyage, je descends; c’est singulier tout de même cette odeur des logis hollandais que je sens; ça gleure je ne sais quoi, un vague parfum de clou de girofle et de pain d’épice !

A table! Le thé fume dans les tasses, les sandwiches de boeuf fumé, de pain de seigle beurré et de pain tigré de raisins défilent ; puis, dans une sorte de compotier de verre, du fromage râpé en poudre verte et des grains d’anis rose sur une soucoupe.

Je dévore, puis: en route, dit mon cousin; et nous voici partis au travers de la ville. Nous longeons les canaux, filons par des ruelles bordées de vieilles maisons du XVIe siècle qui se penchent et se saluent, les unes en face des autres ; et toutes ces sentes, toutes ces rues se coupent, se croisent, courent de guingois, renversant dans le miroir verdi des eaux leurs faces emphatiques de vieilles douairières fardées par les briques de tons roses ; et nous débouchons sur la rivière, sur le Spaarne. Des femmes, les bras nus, hâlent des barques aux ventres saurés par le goudron, aux cabines réjouies par des volets peints en vert poireau. Tout le long de la rivière des mâts s’élancent, à perte de vue, dans l’outremer verdi d’un de ces ciels de Hollande qui se floconnent presque toujours de nuées rousses. Partout, sur le quai, des matelots, avec des culottes épaisses et courtes, de vieux loups de mer aux physionomies tannées, aux cheveux de filasse sèche, partout des pêcheuses taillées à la serpe, avec des boulets dans leur corsage et des hanches en fer de pioche. Et elles peinent, et elles triment et elles sacrent, tirant sur des cordes, alors que, revenues des plages, d’autres plus vieilles cahotent bras dessus, bras dessous, appuyées sur leurs bâtons, pour voir ces jeunes dont les muscles bombent comme ceux des hommes ! Encore deux pas et nous atteignons la campagne, cette campagne de Harlem verte et plate, semée sur de petits monticules de moulins à vent dont les tournoyantes ailes semblent battre la mousse dorée des nuages. De tous les côtés, des femmes agenouillées arrachent des pommes de terre, les enfournent dans des sacs; toutes travaillent en silence et se hâtent ; c’est à peine si, de temps à autre, une interjection gutturale retentit, sur le bruit étouffé des sabots labourant la terre.

Et nous rentrons dans la ville et arrivons sur la grande place; à notre gauche se dresse Saint-Bavon, en face de nous le marché, dont le fronton se hérisse de têtes de boeufs, puis l’hôtel de ville, le Stadhuis, qui arbore la devise banale de la ville : « Vicit vim virtus. » C’est là qu’est installé le musée. Il faut, pour y être admis, avoir plus de seize ans, ou être accompagné de personnes d’âge mûr (sic — article 5 du règlement). Comme j’ai plus que doublé les seize ans et que mon cousin peut, en raison de ses soixante-cinq ans, être considéré comme une personne d’un âge mûr, je suis autorisé à visiter les Hals. Tout a été dit sur ces huit toiles dont la description a été ressassée par les croque-notes. Puis, il faudrait, pour les juger légalement, s’étendre, et la place me manque ; il me semble plus intéressant et plus neuf de citer de grands artistes inconnus qui sont là et dont aucun visiteur, aucun critique n’a parlé, tant il est convenu qu’à Harlem, Hais seul existe! Et pourtant Jan de Bray, né dans cette ville, à une date inconnue, et mort en décembre 1637, est un admirable portraitiste qui a brossé avec moins de laisser-aller et de fougue que Hals, mais avec une vision très personnelle, des dessous de peau et des dedans d’âme, ces grands tableaux de corporation qui ont fait l’indéracinable gloire de son rival ! Harlem possède neuf toiles de cet homme dont le nom a si injustement sombré dans le sillage laissé par la turbulence du vieil Hals; plusieurs de ces panneaux, les portraits des régents et des régentes des hospices des enfants pauvres et des lépreux, sont vraiment beaux. A signaler aussi Johannès Verspronck, qui expose une figure de cavalier d’une fière tournure et peinte dans les tons gris d’argent; puis enfin, au point de vue cocasse, un Brueghel le jeune, qui, je ne sais comment expliquer cela, dans une toile intitulée les Proverbes flamands, interprète de cette façon l’adage populaire : « En jouant, on perd le monde »: un paysan déculotté bat les cartes, assis sur le rebord d’une fenêtre, et vise en dessous de lui une boule terrestre qui dégringole sous le poids de cette... plaisanterie. Et je ne parle que des plus curieux.

Le musée contient en outre une collection d’imprimés de Laurent Coster, dont la statue est sur la place, et parmi des antiquités de toute sorte, un certain instrument qui m’a fait rêver. C’est un widrecome colosse, privé de pied, qu’on ne peut par conséquent poser sans qu’il soit vide sur une table. Au milieu de ce verre est une roue qui bat comme celle d’un moulin à eau la bière qu’on y verse. Il fallait, paraît-il, vider ce verre sans reprendre haleine, et il tient au moins cinq litres ! Quel coffre possédaient donc les gaillards qui s’ingurgitaient de pareilles lampées, de quelles cervelles incombustibles étaient-ils doués ? C’était, en fin de compte, la question de la bière substituée à la question de l’eau, si en usage dans les tortures séculaires dont le devis nous est connu.

Eh bien, non ! ce n’étaient pas des accusés qui vidaient ce verre devant un juge, c’étaient de braves gens, ceux-là mêmes à mine réjo’ie, que Hals a peints ! Ce qui tendrait à prouver que ce n’était pas la quantité, mais bien la qualité du liquide qui était à craindre. Peut-être que si, au lieu d’eau claire, l’on avait déchargé des tonnes de vieux vin dans le ventre des suppliciés, aucun ne se serait avisé de crier grâce !

Vis-à-vis la façade du Stadhuis, sur la place du Marché, envahie de carrioles tirées par des ânes et conduites par des mégères dignes de Jan Steen, se dresse la masse imposante de Saint-Bavon, une basilique du XVe siècle, dont les puissantes colonnes jaillissent à des hauteurs formidables, sous une colossale voûte. C’est énorme, mais froid, sans mystère de vitraux étranges, sans odeur accusée d’église. Les seuls ornements, en sus de mausolées de marbre récents, dédiés à la gloire de l’ingénieur Conrad et du poète Bilderdijk, consistent en une magnifique grille de cuivre décorée de figures et de feuillages et en une série de petits modèles de navires pendus à des arceaux. Malheureusement, ces petits navires sont des joujoux relativement modernes (ils datent du XVIIe siècle, je crois), les anciens, placés en mémoire du comte Guillaume qui commanda la cinquième croisade, étant tombés depuis des siècles en poudre.

Et nous avons fui, car un sacristain polyglotte nous parlait de l’orgue, commençait à nous énumérer, par le menu, ses claviers et ses registres. « Faisons un tour au musée Teyler », me dit mon cousin, et le voilà qui me traîne dans des salles où sont entassés des machines et des aimants. Je bâille, mais il m’arrête et m’explique le secret du télescope catoptrique d’Herschel, dont le modèle est là. Seigneur! Enfin, nous partons et ressortons de nouveau de la ville pour aller au bois.

Ah ! ici, la scène change. Comme le bois de La Haye, le bois d’Harlem dresse de magnifiques allées de hêtres, à perte de vue, des hêtres énormes, aux interminables cimes dont personne ne peut embrasser le tronc. Malheureusement, d’habiles perruquiers ont peigné la forêt, reteint les feuilles qui se décoloraient et frisé les taillis. C’est un bois de Boulogne planté de vrais arbres et, par un hasard qu’on ne s’explique guère, privé de ces cascades chères au peuple. Çà et là, des cafés à la porte desquels des familles s’installent et préparent elles-mêmes leur collation et leur thé. C’est bien hollandais, cela ! Le garçon apporte un grand seau de fer, plein de braises, sur lequel des bouillottes chantent. Le papa achève de fumer son cigare et la maman prépare l’infusion, beurre les tartines, découpe en dentelle le boeuf fumé dont le goût est une merveille de subtilité et de fine joie, et l’on mange à l’ombre, comme chez soi, les enfants assis autour de la table et s’interrompant de temps à autre pour aller jouer.

Çà et là, des jeunes filles rient ou lisent de longues revues, aux couvertures puritaines, tristes. Quelques-unes sont jolies, mais si étranges ! Le teint frais, la face un peu ronde, de gais et clairs yeux, des bouches souvent un tantinet épaisses, mais si bien éclairées par les flammes blanches des dents; partout des fossettes qui se creusent dès qu’elles s’égaient, mais aussi quelle singulière allure ! La taille est presque toujours trop forte, le col gros et court ; nulle élégance dans ces armatures solides, toujours un peu bouchères, même chez les maigres, qui n’ont point ces os délicats, cet outillage menu, cette sorte d’article de luxe que même le bas peuple de Paris fabrique; puis la marche est sans sillage, sans ondulations, sans grâce ; et les robes, bien taillées pourtant, ont ce je ne sais quoi qui décèle l’imitation ridicule d’une province. Nous sommes loin de la Parisienne dont les grâces un peu savantes sembleraient ici tout à fait mièvres, à côté de cette franchise de nature, de ce bon aloi de chair fraîche.

Je me fais ces réflexions tandis que nous errons sur la lisière de la forêt, apercevant au travers du tamis des feuilles des champs plats, immenses, des champs qui, au mois d’avril et de mai, se muent en de prodigieux parterres d’oeillets, d’oreilles d’ours et surtout de tulipes; c’est alors le grand jardin de l’Europe, le séculaire marché où les fleuristes de tous les pays s’approvisionnent ; mais le temps est loin où l’oignon d’une tulipe valait, ainsi que le Semper Augustus, 13.000 florins ! Aujourd’hui ce sont des bulbes comme les autres qui se vendent des prix raisonnables et suivant un cours.

« Allons, il faut rentrer, car il est quatre heures et le dîner est prêt. »

Et fatigué, de retour au logis, je demandai à ma cousine si Harlem, célèbre par ses Hals, par ses tulipes et par son orgue, méritait également la réputation que lui ont faite ses blanchisseries.

Mais alors j’appris que ce quatrième fleuron de sa couronne était en toc. Comme à Paris ou à Londres, comme à Boston ou à Suez, les lavandières emploient maintenant le chlore, massacrent et perdent le linge, oublient leur carnet et ne viennent pas à l’heure, dissimulent enfin par d’audacieux pliages les blessures du fer !

Si je suis satisfait ? mais comment donc ! Et puis, à quoi cela servirait-il de me plaindre à cet hôtelier dont le dos devant moi fait l’arc ? Hier, je suis arrivé, fiévreux, moulu, dans la bonne ville d’Amsterdam, et, muni de pressantes et inutiles recommandations, je me suis présenté à l’hôtel du Haas (du Lièvre). L’on m’a aussitôt conduit dans une vaste chambre, et, inquiet, j’ai vu un lit qui montait au ciel. Une fois seul et déshabillé, j’approchai une chaise et d’un élan vigoureux je sautai sur ce lit; ce fut terrible; tombé du plafond jusqu’au plancher dans un gouffre de plumes, j’ai creusé une rainure, et des murs tièdes et mous se sont refermés sur moi. J’ai envié les lits belges, des galettes avec beaucoup de fèves sur la croûte et des serviettes en guise de draps. Sans doute, il n’est point enviable de se raboter le dos sur des pointes et dès que l’on pénètre dans un lit de voir les draps s’enfuir et de se trouver nu, mais enfin cela vaut mieux qu’une inhumation dans une tombe en duvet dont les parois dégagent la chaleur humide des bassinoires.

Puis, ce soir, j’ai dîné à la table d’hôte, et l’on m’a servi une soupe aux boulettes de viande et au pourpier. Ensuite, un garçon en habit noir, dont la gravité m’imposait, déposa sur mon assiette du turbot qu’il enveloppa dans une couche de gelée de groseille. Ce mélange inattendu d’une confiture et d’un poisson m’a atterré. Pris séparément, le turbot était parfait et la groseille, un peu sûre, sentait les champs; réunis, ils dégagaient un parfum terrible de mets gâté rajeuni par du poivre. Je commençais à me défier de l’hôtel, quand le patron lui-même s’approcha et me servit avec componction, comme on sert un mets rare, quelque chose de violâtre et de trouble, semblable à de la lie de vin congelée. La peur me prit, je demandai à cet homme, qui parlait français, le nom de ce plat. Il sourit et s’inclinant chuchota :

Chou rouge farci au miel.

Aïe! je goûtai et bondis sur ma chaise. Un fleuve de graisse jaune, outrageusement sucré, s’écoulait du ventre de ce chou. Le coeur me leva, je prétextai un rendezvous et je sortis.

Une fois dehors, j’aspirai une bouffée d’air et roulai une cigarette. Il faisait nuit; tout autour de moi bruissait la ville, dans un relent de vase. Je tâchai de m’orienter, me guidant sur les faîtes des monuments qui bordent le Dam, la grande place de la ville; j’errai au travers d’interminables canaux, franchis des ponts-levis, revins sur mes pas, tournai sur moi-même, me retrouvai stupéfait sur le Dam.

Les ruelles étant en quelque sorte concentriques, l’on marche pendant des heures et l’on aboutit à la place d’où l’on est parti.

Las de ce manège, je m’engage dans la rue somptueuse d’Amsterdam, la Kalverstraat et, fatigué de pivoter sur place, je marche, je marche toujours en droite ligne, puis je me perds, jusqu’à ce que je débouche sur un canal plus large, rempli de barques. Devant moi se dressent des parapets, au-dessous, des nappes immobiles d’eau. Personne. Je fais encore quelques pas et alors se lève un monument étrange, une antique bâtisse, flanquée de cinq tours coiffées de toits en éteignoirs, percée de fenêtres en ogive; sans m’en douter, je suis arrivé devant la Saint-Anthonieswaagg, sur le marché neuf, un ancien donjon qui servit au Moyen Age de porte de défense à la ville, et qui abrite maintenant, je crois, les services du Poids public.

L’impression est étrange; dans ce milieu endormi de bateaux silencieux couchés sur une eau sans rides, ces tours ne détonnent point; elles vous reculent naturellement vers les siècles révolus, vous ramènent à des époques imaginées par des lectures. C’est le plein Moyen Age et le silence de la ville, les ombres encapuchonnées qui passent, solitaires et lentes, rappellent la mélancolie des couvre-feux, la vie nocturne interdite des anciens temps.

Et tout à coup un carillon éclate, un pauvre petit carillon, chantant des airs populaires et fluets, des mélodies enfantines et barbares qui sonnent comme du verre cassé et auxquelles succèdent les coups lourds et espacés de l’heure. Non, vraiment, l’on est bien loin de Paris, dans un autre pays, dans un autre siècle; je reviens sur mes pas, je finis, à force de vagabonder sur des berges, par retrouver le Dam.

Je suis fourbu, j’avise un café et je demande une tasse de thé, car, en dépit de mes courses précipitées, le redoutable chou rouge dont j’ai goûté m’obère. Je suis en pleines ténèbres. Comme les moeurs changent ! En France, les cafés renommés flamboient. Partout des dorures et des glaces; des garçons qui bousculent des plateaux et des verres jonglent avec des carafes, répondent en hurlant des « voilà ! » aux consommateurs qu’ils ne servent point. Ici, pas une lumière, pas un bruit. L’on est séparé du fond du café, maigrement éclairé, par un imperméable rideau qui intercepte toute lueur. Sur la pointe du pied, comme s’il entrait dans une chambre de malade, le garçon s’avance, et dans l’obscurité qui vous entoure, c’est à peine si l’on entrevoit la forme de gens assis qui boivent; l’on cherche à tâtons sa tasse, et l’on se brûle bêtement les doigts; par instants, dans cette nuit semée de points rouges par des feux de cigares, l’on aperçoit, lorsque les voisins fument plus vivement, un côté de nez, un bout de favoris, un tronçon de crâne, un petit coin de bouche, un soupçon d’yeux.

Ce repos de la vue et de l’ouïe ne me déplaît point. Je remâche ma journée. Quelles courses ! Que de merveilles dans ces musées que j’ai parcourus ! J’ai enfin vu la Ronde de nuit de Rembrandt, ainsi appelée parce que la scène se passe en plein jour. Les singulières sensations que l’on éprouve devant cette toile ! D’abord une stupeur, puis une impression de désenchantement, enfin une admiration qui supprime la critique du détail, la gêne de cette figure d’homme au long buste et aux courtes jambes qui parle au capitaine Kock, le vagabondage du sujet, le tohu-bohu de la toile, l’étrange apparition de cette petite fille vieillotte, de cette fée bizarre, de cette Morgane naine qui ressemble à Rembrandt, car c’est un fait qui n’a été observé jusqu’à ce jour par aucun des nombreux écrivains acharnés à vouloir expliquer le mystère de cette oeuvre, ce délicieux petit monstre a les traits, le nez, le plissement d’yeux du peintre. Rembrandt s’est créé dans ce tableau une fille spirituelle, faite à son image, pompeusement attifée comme lui, splendide et barbare, une fille de rajah, une Hollandaise née en Orient, élevée dans une synagogue des bords du Rhin. Ce tableau est peut-être l’oeuvre d’art où le rêve s’est le plus intimement mêlé à la réalité, une oeuvre admirablement folle, divinement précise.

Et c’est dans ma tête excédée un défilé continu de toiles. Mais un phénomène singulier se produit. Par-dessus les oeuvres si vantées du Musée, par-dessus le Banquet des arquebusiers de Van der Helst, par-dessus les Steen, par-dessus Rembrandt, des oeuvres inconnues me reviennent, des églises d’Hendrik Van Vliet, de Delft, des portraits de Moreelse, des paysages de Jodocus, de Momper, — et un tableau si déconcertant d’Adrian van der Venne et de Jan Brueghel la Pêche aux âmes! Imaginez un paysage bleu, fuyant à perte de vue, comme les peignait Brueghel, puis un fleuve qui disparaît, en s’élargissant, à l’horizon; partout des bateaux; — à droite, dans une barque, un évêque coiffé d’une mitre rouge, entouré d’ecclésiastiques tirant à eux un filet rempli d’objets sacrés et de gens qui frétillent comme des poissons dans la nasse; à gauche, au premier plan, dans d’autres barques, le clergé protestant, tout en noir, lisant la Bible, jetant, lui aussi, l’épervier et pêchant des hommes. Que signifie cette scène ? Et cette surprenante mouche peinte sur le tableau, en trompe-l’oeil ? Aucune explication dans les catalogues — rien sur cette toile à peu près ignorée par la critique d’art.

Et je resonge maintenant à une merveilleuse marine, la plus belle peut-être que l’école hollandaise ait produite, Une tempête sur la Meuse, de Klaatz Zorgh, une mer d’un vert livide bondissant jusqu’aux ténèbres d’un affreux ciel. Et je sors du Musée, du Trippenhuis, comme on l’appelle, et je vais jusqu’à l’ancien hospice des vieillards où est installé le Musée Van der Hoope. Ah ! les deux splendides Ruysdael et le prodigieux Jan Steen ! Vaguement, je revois une grosse femme couchée sur un banc, soûle, et fumant une pipe ; vaguement je passe devant le moulin de Ruysdael qui bat de ses ailes en croix les noires fumées des nuages, mais tout se confond et s’efface, mes yeux se ferment.

Je finis par me reprendre. Je réfléchis que mieux vaudrait s’aller coucher que de vaciller ainsi sur une chaise; d’ailleurs j’ai, grâce au thé, vaincu le fabuleux chou rouge, et je regagne mon hôtel et tombe au fond du fossé du lit, entre les deux buttes de plume.

Le lendemain, je me lève de bonne heure et j’arpente la ville. Partout, de hautes maisons à toits en escalier, à pignons troués d’une lucarne comme d’un gros oeil. Derrière elles toute une forêt de mâts dont les cimes passent et bariolent le ciel avec les couleurs aiguës de leurs pavillons. Toutes les rues sont liquides, la chaussée étant occupée par de l’eau, margée de trottoirs sur lesquels les maisons s’ouvrent. Et ces maisons presque pareilles, toutes en hauteur, avec leurs façades étriquées, rouges, rayées de blanc par la chaux qui joint les briques, se bigarrent de voyantes enseignes. Ici, une tête de Turc en bois indique un négoce de droguerie; là, une couronne d’épis secs, tressée de vieilles loques de soie, piquetée de paillons, annonce un débit de harengs frais, et dans la monotonie des rues presque semblables, les images se succèdent, amusant l’oeil comme ces images d’Épinal dont la vue évoque fatalement des souvenirs d’enfance, de grosses douleurs et de vives joies. C’est étrange, mais l’impression que me donne, au débotté, cette immense ville, est celle d’une ville « pour l’enfance », d’une ville sentant la cannelle des gâteaux, l’anis, le café au lait et le pain chaud. Dieu sait pourtant si les opulents armateurs de ce port s’occupent de balivernes, et s’ils sont obsédés par de puériles joies ! Partout, l’on charge et l’on décharge des bateaux, partout, le long des maisons, l’on voit des plaques de cuivre, des enseignes, des gens qui circulent avec des porteplume derrière l’oreille ou dans la bouche. Ah mais non, l’on ne rit pas ici, pendant le jour! — si ce n’est le matin, quand les servantes sortent. Elles sont là qui piaillent et rient, causent avec les femmes établies dans des caves ouvertes sous le trottoir et dans lesquelles l’on vend de l’eau chaude pour le thé et de la tourbe braisillante pour les chaufferettes.

Je remonte vers le port, et la foule s’accroît, vêtue parfois de costumes bizarres. Des officiers passent, pincés dans leurs jolis costumes bleus, relevés d’orange; les élèves de l’Orphelinat communal arborent sur leurs vestes les couleurs de la ville, le noir et le rouge; quelques femmes de la campagne circulent avec leur casque de cérémonie en argent ou en or, sur lequel, ô bêtise ! elles plaquent d’affreux chapeaux de paille généralement ornés de choux et de rubans mauve! Je regarde des gens qui s’embarquent sur un steamer en partance pour Batavia; nulle scène déchirante comme on en rêve en France. Ici l’on part pour l’Océanie, pour les Indes, avec la facilité d’un Parisien qui prend le train pour Marseille. L’on considère les possessions d’outre-mer comme de simples provinces, et pour un oui et pour un non, l’on y va.

Ce défilé de voyageurs m’amuse. Quelques-uns sont vraiment cocasses; je me rappelle encore un homme bouffi, au teint rose et aux yeux bleus, la bouche obstruée par un cigare gros comme un tronc d’arbre et chargé de paquets à n’y pas croire ! Il roulait sur ses courtes jambes, suait, soufflait, enveloppé d’une énorme houppelande, coiffé d’un petit melon. Il charriait des valises à soufflets, des malles, portait des gibecières, traînait des sacs ; et il se dandinait tel qu’une cane, posant parfois ses ustensiles par terre, pour s’essuyer le front et pousser des soupirs gutturaux qui rappelaient le cri des gonds oxydés d’une porte. Que le voyage lui soit court à ce jovial et effaré compère !

A voir les gens s’embarquer ainsi, je me sens envahi par des idées de voyage au long cours, agité par des désirs de vie nomade, ma foi ! C’est le cas ou jamais de voir le monde ! L’embarcadère des bateaux du Zuyderzee est à deux pas; un vapeur chauffe, allons-y ; je prends un billet de 45 cents pour Zaandam, que mon cousin m’a bien recommandé de visiter. Mon voyage au long cours va durer une heure. Eh mon Dieu ! c’est un commencement de traversée. Nous filons au travers d’une forêt de mâts, puis les rives commencent, ces rives de pâturages, d’un vert si tendre sous un ciel d’un bleu si pâle. Tout le long de la route, des vaches noires et blanches lèvent le mufle, nous regardent ; nous croisons des barques de pêche, souvent occupées par des matelotes seules. Elles se hèlent, se crient des bonjours, s’envoient des signaux de mains, tout en allaitant des poupons déjà bronzés par l’embrun. Quelles belles machines, solides et râblées, munies de biceps en acier et de jarrets de fonte ! Çà et là, des mouettes passent au-dessus de nous et des dunes immenses apparaissent, puis de grandes perches blanches sortent de l’eau, des balises destinées à signaler les bas-fonds.

Enfin, les moulins à vent apparaissent, des masses de moulins qui scient le bois, mondent l’orge, broyent des couleurs, dessèchent la terre, des moulins gigantesques qui font la roue et donnent l’illusion d’un ciel qui tourne; et le village, avec ses maisons peintes en jaune et en vert et ses toits en tuiles vernissées, paraît un village d’opéra-comique, propre comme un sou, bien entretenu, bien repeint. On débarque ; des nuées de gens se précipitent sur moi, des invalides, des mendiants polyglottes qui me proposent en français, en anglais, en allemand, en russe, de me conduire jusqu’au « Logement du czar Pierre ». C’est la curiosité de Zaandam. Je trouve une baraque en bois, insérée dans une baraque plus grande de pierre, comme ces boîtes japonaises qui entrent les unes dans les autres; je pénètre dans ce lieu de pèlerinage qui se compose de deux chambres et d’une alcôve, et je sors, car, pour dire toute la vérité, cet intérieur n’offre rien qui vaille. La légende même qui représente le czar habitant ce taudis pour apprendre la construction des navires dans le chantier Calf, est absolument apocryphe. Tout au plus a-t-il passé huit jours à Zaandam. Cette relique est donc un simple attrape-nigaud dont je conseille à mes compatriotes de se défier; mais si « le logement à Pierre », comme on dit ici, est d’intérêt nul, le village est charmant comme un décor de cinquième acte, avec ses canaux bordés de maisons et d’arbres et ses ponts légers de bois qui rejoignent les deux rives. L’on s’attend à voir paraître des Nemorin en soie céladon, des Estelle à falbalas gorge de pigeon et zinzolin; en guise de bergères Pompadour, ce sont de bonnes grosses mères qui vous saluent, de bedonnantes mamans veloutées comme des pêches, dodues comme des cailles, gaies comme des pinsons, qui aiment à lever le coude et se maquillent intérieurement le teint avec de volumineuses lampées de pur skidam. Et je suis revenu, pour varier les plaisirs, par le bateau d’Alkmaar, qui m’a fait passer par une infinité de canaux, de barrages, d’écluses, un chemin bizarre, rempli de barrières dans lesquelles peuvent seules pénétrer les petites barques, des barrières en haut desquelles se tient un vieil homme en casquette et en sabot, qui tient au bout d’une ligne, comme une amorce à pêche, un sabot dans lequel les mariniers déposent le droit de péage, quelques centimes.

Et je me suis retrouvé pour l’heure du dîner sur le Dam, devant la croix de métal, un monument commémoratif des campagnes de 1830, figuré par une statue de la Concorde en grès jaune sur piédestal agrémenté de jets d’eau.

Décidément, je préfère à ces monuments modernes d’Amsterdam les quelques vestiges de vieilles maisons qui restent encore dans certaines rues, et ce sont elles que je vais voir avant de rentrer à la table d’hôte, où le patron continue à s’incliner, en me servant des mets les plus étranges. Cet homme a pourtant tenu compte de mes observations, il m’a procuré une paillasse un peu dure qui doit conjurer la mollesse du matelas de plume. L’essai que je fis, ce soir, a été charmant. Les feuilles de maïs sèches insérées dans cette paillasse craquent dès qu’on y touche. Je me suis joué, pour moi tout seul, le bruit des écluses. Je me suis figuré naviguer sur un bâtiment, dans une cabine, j’ai rêvé de java, de Batavia, des îles de la Sonde, des Indes, de l’Océanie, tout en ronflant comme un bienheureux loir. Ce sont les vraies traversées, celles-là, sans périls, sans perte de temps, et, qui plus est, gratis.



Joris-Karl Huysmans