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Les Foules de Lourdes (1906)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII, XIV et XV.


« Et secutae sunt eum turbae multae et curavit eos, ibi. »
SAINT MATTHIEU, XIX, 2.

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III

LE temps des grands pèlerinages internationaux est venu ; le vertige de la ville, assaillie de toutes parts, commence ; les pèlerins de la Lorraine, de la Champagne, de la Provence, de la Normandie, du Rouergue et du Berry, sont là. Une armée de Belges, débarquée d’hier, envahit l’esplanade et sillonne les rues ; l’on attend, ce matin, les trains de la Bretagne, avec une nouvelle escouade de Belges et de Hollandais.

Lourdes craque déjà dans l’indéserrable ceinture de ses monts. La pluie a cessé ; une poudre violette tombe du ciel, implacablement pur, sur les montagnes qui se précisent. Le grand et le petit Gers dorent, au soleil, la carapace cendrée de leurs rocs et les quelques plaques des pâturages, collées sur leurs flancs, s’éverdument. Quelque chose monte lentement dans une rainure, creusée sur l’un des versants ; l’on dirait d’un ver blanc qui rampe ; c’est le funiculaire qui, tantôt en plein jour, tantôt dans l’ombre des tunnels, grimpe jusqu’à la cime. Il semble que le soleil vanne du bienêtre et blute de la joie sur la vallée où retentit le son du cor de chasse qui sert d’appel au marchand de chiffons dont la carriole apparaît sur la route, au loin.

Je descends pour assister à l’arrivée des fidèles du Finistère et du Morbihan, les rues de la vieille ville et le pont débordent ; il faut jouer des coudes pour se frayer passage ; l’indolent troupeau des Bretons tourne sur lui-même, piétine sur place, rabattu par ses prêtres qui le lancinent comme des chiens de garde ; mais les boutiques de bondieuseries hypnotisent les femmes et il devient nécessaire de les tirer par le bras, de les pousser par le dos pour les faire avancer. Mal éveillées, ahuries, elles regardent, ainsi qu’au sortir d’un songe, traînant avec elles de lourds paniers et des bidons, et la plupart des hommes vont, bras ballants, causant à peine, l’esprit gourd, ruminant, tel qu’un bétail, on ne sait quoi. La vérité est qu’il sont éreintés par des nuits de chemin de fer et si dépaysés ! — Ils apportent au moins un peu de couleur locale dans le monotone assemblage des gris et des noirs des autres provinces. Les hommes ont gardé le chapeau à ruban de velours, la veste et le gilet, bleu de roi ou violet d’évêque, passementés de broderies jaune serin et tiquetés de boutons à grelots de cuivre ; mais le buste seul a conservé la nuance et la forme du terroir ; le bas est quelconque, d’une laideur malpropre qui tranche avec la partie quasi fraîche du haut. Une ceinture de zouave, d’un azur à laver le linge, limite les deux zones de la veste amusante et de l’ennuyeuse culotte, achetée dans les laissés-pour-compte des regrattiers d’un port. Quelquesunes sont à ponts, mais elles sont, comme les plus modernes, tissées avec des laines de teinte purée de pois ou ardoise ; d’aucunes même, lissées et salies par l’usage, ont pris ce ton d’un brun gras qu’ont les olives noires ; un seul homme, dans tout le pèlerinage, arbore le costume complet avec les grègues et les jambières, couleur de cannelle, un vieux, grand et très droit, aux longs cheveux blancs, à la face rose, aux yeux secs et crus, en retrait dans un teint cuit.

Et presque tous ces marins ont des traits rigides, des épidermes d’anciens buis, des prunelles claires, de ce bleu froid qu’ont, dans le Finistère, les moutons noirs.

Les femmes grasses ou osseuses, avec des peaux de pelure d’oignons, salées par les embruns, des yeux lapis ou vert de mer, les jeunes filles aux têtes d’oiseaux et aux crânes durs, sont empaquetées dans des cloches superposées de jupes où se perçoivent des lisérés, colorés avec le rose aigre et le violet criard de l’aniline. Elles aussi sont de n’importe quelle région à partir de la ceinture et redeviennent, de la taille à la nuque, Bretonnes ; quelques-unes s’accoutrent de collerettes godronnées, tuyautées de petits plis comme du temps de Louis XIII et de corsages soutachés de croissants ou de pinces de crabes, en velours ; une ou deux, issues du fond du Finistère, ressemblent à des Hollandaises avec leurs robes frangées d’orange et les broderies en paillons de leur coiffe ; toutes se reconnaissent, dans la foule, à leurs bonnets cocasses et variés ; ils affectent, en effet, les plus étranges formes, depuis le pot de fleur posé à la renverse, sur le chignon, le casque amidonné et la courte mitre, jusqu’aux élytres du papillon et au sabot du cypripedium, de l’orchidée ouverte en videpoche et munie d’ailes.

En ce tas de l’Armorique qui vermille dans les rues et sur le pont, des estropiats et des manchots, des enfants déformés, aux membres interrompus, des vieillards dont les goitres pendent pareils à d’énormes poires, des vieilles femmes qui claudiquent, appuyées sur leurs potences, des aveugles avec des prunelles en blanc d’oeuf, sont entourés et surveillés par les soeurs du Saint-Esprit dont le costume qui paraît découpé dans de la toile écrue, avec tout juste un bout de noir au capuchon, met un sourire de blancheur dans le ton foncé des habits et des robes.

Les prêtres, à figures de terriens et de pêcheurs, s’impatientent de ne pouvoir hâter la marche du troupeau, mais ils ont beau s’évertuer en remontrances, les femmes s’égaillent et l’une d’elles, arrêtée au milieu du pont, sur le trottoir, pour se faire cirer ses chaussures, discute avec le frotteur qui lui réclame deux sous et prétend n’en devoir qu’un parce que, dit-elle, ses pieds ne sont pas grands.

Enfin, la procession atteint un saint Michel de bronze qui valse sans grâce sur le corps renversé d’un vague notaire déguisé en démon et dépasse le monument du Calvaire, placé au début de l’esplanade, et offert par cette même Bretagne à la Vierge de Lourdes ; le prêtre qui tient la tête du cortège fait halte et se retourne, le bétail l’imite ; il lève le bras et le cantique commence, tandis que le défilé reprend :


Nous venons encor du pays d’Armor,

Où le sol est dur, où le coeur est fort,

Fiers de notre Foi, notre seul trésor,

Nous venons du pays d’Armor !


Et tous se dirigent vers la grotte, fendant une multitude de pèlerins de toutes les provenances qui se différencient par leurs insignes, car, ici, tout le monde affiche un ruban ou une rosette, tout le monde est décoré ! Les Belges portent à la boutonnière une minuscule cocarde, noire, jaune et rouge, les couleurs de leur drapeau ; les Bourguignons, les mêmes couleurs, barrées d’une croix de métal ; les Normands, une croix de flanelle rouge ; les Bretons, un Sacré-Coeur également taillé dans de la flanelle rouge ; les Berrichons, une marguerite blanche sur un fond de cendre bleue, et combien d’autres !

Ballottés par le remous de cette foule, remorqués en avant et refoulés en queue par les soeurs du SaintEsprit et par le clergé, les Bretons arrivent pourtant à la grotte, mais tout est plein. Le long de la rivière fourmille et l’espace est bien restreint entre les grilles de la grotte et les parapets du Gave. Les brancardiers, chargés de maintenir l’ordre, se placent en vis-à-vis et tendent des cordes pour assurer un sentier libre aux voiturettes des malades qui descendent de l’hôpital. A cette heure, la basilique, la crypte qui la supporte et le Rosaire regorgent ; des groupes stationnent devant les portes laissées ouvertes, et entendent, de loin, la messe, et voilà que la colline des Espélugues, sur laquelle est planté le chemin de croix, s’anime, tourne sur ellemême en une lente spirale et chante.

Elle semble marcher avec les gens qui montent sur les chemins en zigzag de ses flancs : c’est un pèlerinage du Quercy qui serpente, précédé d’une bannière, en clamant, avec des voix en tôles que l’on bat, un cantique où l’on distingue des « De Dious la rouzado » et des « pitchoun ».

Ceux-là, je les connais ; ils sont, en quelque sorte, les charbonniers de Lourdes ; tout est noir en eux, habits, coiffes et robes ; pas même une tache blanche de linge, près du cou ; jusqu’à leurs traits qui paraissent accentués par des coups de fusain. Hier ils rôdaient, renfrognés, en une ribambelle de pieux margougniats dans les rues de la ville ; et les marchands, qui savent qu’ils n’achètent rien, gouaillaient, en les regardant jargonner devant leurs devantures.

Et tandis que ce Midi sombre chemine, en beuglant, sur les lacets du coteau, on est parvenu, tant bien que mal, à tasser les Bretons près de la grotte, et ils écoutent maintenant le sermon de l’un de leurs recteurs, huché dans la chaire. Ils se tiennent découverts et attentifs et, quand le chapelet se dévide, tous fixent, béats, la statue blanche et bleue de Notre-Dame. On les bouscule, on les bourre, on pressure leurs vastes pieds pour ouvrir dans leurs rangs une nouvelle voie pour les grabataires, nul ne se plaint et ne s’interrompt de prier ; ce ne sont plus les patauds endormis de tout à l’heure, mais de braves et d’humbles gens qui implorent, avec la piété simple et forte de leur race, cette Vierge qu’ils sont venus de si loin pour vénérer. Après le chapelet, sans bruit, sous la conduite des soeurs, ils défileront, deux par deux, dans la grotte, baiseront le roc, en entrant par l’une des portes de la grille pour sortir par l’autre, puis ils iront boire, à la queue-leu-leu, à la fontaine.

Je me rends aux piscines. La place, limitée par des barrières et fermée par des cordes tendues, devant les trois édicules, de style confusément gothique, collés au bas du rocher, sous le flanc de la basilique, à quelques pas de la grotte, est remplie de voiturettes d’infirmes ; et des brancardiers en bérets, avec leurs bretelles de cuir qui sont le « laissez-passer », le « coupe-file » de Lourdes, vont et viennent, remontent l’oreiller d’un malade en lui donnant dans un gobelet de fer-blanc à boire, très dévoués vraiment à ces malheureux qu’ils trainent, de l’hôpital aux piscines, en faisant le métier de bêtes de somme.

Un prêtre, à mine patibulaire, avec une barbe de cinq jours, issu d’on ne sait quel fond de province, se jette à genoux, les bras en croix, face au publie. Il récite à haute voix le rosaire, invoque à grands cris la Vierge, la supplie de guérir les patients que l’on baigne et l’âme embrasée de ce prêtre illumine ses traits et, peu à peu, agit sur les spectateurs qui s’échauffent. Ce qu’il prie bien, ce pauvre vicaire de campagne ! et quel accent et quels yeux ! des yeux en feu et en eau, des brûlots qui flambent dans les larmes !

Et des voiturettes arrivent encore, charriant des paralytiques blêmes, les lèvres détendues, considérant on se demande quoi, par terre ; des hydropiques, la tête rejetée en arrière, comme pour ne pas voir l’obsédante panique de leurs ventres enflés ainsi que des bonbonnes ; des phtisiques, creux et amers, dont les yeux vernis errent à la ronde ; des cardiaques étouffant, levant, dans leur effort pour mieux respirer, le cou en l’air.

Et l’on rapproche ces voiturettes les unes des autres, et voici le char à bancs des grands malades, étendus sur des matelas, placés sur des civières à manches : des hommes et des femmes livides, aux traits renversés, aux nez pincés, à la bouche marquée par deux lignes de cendre, aux yeux pochés d’un cercle de lilas, dans du blanc.

Les brancardiers s’empressent, descendent avec précaution les civières et les déposent aux portes des piscines, fermées par des rideaux.

Devant ces figures de la douleur qui passe, le prêtre, à genoux, fouette la foule, l’exaspère par les cris de pitié dont sa voix se brise.

Seigneur, sauvez nos malades !

Et le roulement furieux des Ave Maria reprend.

Marie, nous vous aimons !

Et les grondements des Ave redoublent, — et les portières des piscines s’ouvrent. On se penche avidément pour distinguer la physionomie des gens que l’on sort ; on attend une guérison, et l’on aperçoit des êtres couchés et qui vivent encore pour souffrir ; hélas ! pour ceux-là, les suppliques de ce matin sont vaines ! — Voyons tout de même, au dedans, si, à défaut de cure complète, il n’y aurait pas des allègements, des rémissions. Je franchis le camp des voitures et j’écarte le rideau des bains.

La première fois que je pénétrai dans ces salles, j’eus une surprise ; sur les récits de Zola qui peignit toujours ses toiles comme des décors de théâtre, je me les figurais très vastes ; j’imaginais au moins des pièces aérées et commodes, creusées de larges bassins, autour desquels baigneurs et malades évoluaient à l’aise. Il n’en est rien ; ces chambres ont tout juste l’ampleur des cabines de bains à bon marché. En guise de porte, une courtine ; trois murs ; celui du fond muni d’un vitrail qui n’éclaire pas et sur lequel est peint une Vierge, avec au-dessous une statuette de Notre-Dame de Lourdes ; les deux autres sont de simples cloisons, sans ornements ; enfin au milieu une baignoire de pierre se creuse, peu profonde, dans laquelle on descend par quelques marches et le mobilier se compose d’une chaise. C’est, dans cet obscur réduit que la Vierge, devenue servante de bains, travaille ; c’est dans ce bouge humide, avec cette eau putréfiée, qu’Elle opère.

Et l’on est pris d’angoisse, l’on tremble presque, faisant un brusque retour sur soi-même, quand l’on songe qu’Elle se tient, invisible, en cet étroit espace, qu’on la frôle peut-être, et que, dans une minute, Elle attestera, si elle le veut, sa présence par une guérison !

Il faudrait avoir l’âme blanche de Bernadette pour oser rester sans vergogne aussi près d’Elle ! On se sent bien petit, un peu honteux même de se promener là, en simple curieux, mais, après tout, l’on n’est pas sans doute inutile puisqu’on vient la prier pour les infirmes, puisqu’on ne lui parle pas de soi, mais d’eux !

Et, machinalement, on la cherche, et l’on ne voit que sa pauvre effigie peinte sur un carreau ou moulée dans du plâtre. — Ah ! ce que ce n’est pas Elle ! — On regarde cette eau qui pourrait refléter son sourire, si elle n’avait perdu, dans la boue des plaies qu’on y trempe, la faculté de réverbérer la moindre image ; elle est opaque et elle est morte ; et pourtant, non, elle vit, attentive et docile, prête à obéir, depuis les Apparitions, aux ordres du Prophète et du Psalmiste qui lui enjoignirent, bien avant que le Fils ne fût né, de célébrer ses louanges, et elle s’en acquitte, en promulguant ses miracles, maintenant qu’elle a été choisie par la Mère, pour servir de véhicule aux guérisons.

Ce matin-ci, l’étroit corridor qui dessert l’antichambre des déshabillages et les cabines est obstrué par des brancards habités, lorsque j’arrive. Un vieux Monsieur dont la tête, en oeuf, est chauve du haut et poilue du bas, s’agite dans un costume de cycliste. Il commande, en se dandinant, morigène les baigneurs, inscrit, d’un air important, le nombre des bains sur un carnet ; c’est un spécimen de grosse mouche du coche qui prêterait à rire, si le spectacle auquel on assiste n’était si triste.

On se met à quatre pour déshabiller un malade dont le dos n’est qu’une plaie ; une odeur horrible de pus et de cadavre vous saisit à la gorge ; l’homme, cassé en deux, gémit et la bouche bée, les dents au clair. On lui attache, par pudeur, un pagne sur le ventre ; on lui passe une sangle sous les reins et, le plus adroitement qu’ils peuvent, les quatre baigneurs le glissent dans la piscine. Au contact de l’eau glacée, toute la peau lui court en ondes sur le corps ; il suffoque, la tête à la renverse sur les épaules ; on le retire et, sans l’essuyer, on lui remet ses vêtements et on l’emporte.

On a prié, pendant ce temps-là, le mieux qu’on a pu ; mais comment ne pas se confiner dans la supplique labiale, comment penser à ce que l’on dit ? le patient est à moitié évanoui et il ne sait plus où il est et les infirmiers sont absorbés par leur dure besogne ; moimême, qui demande la guérison de ce pauvre homme, je suis distrait par ce que je vois ; il ne faut donc valablement compter que sur les exorations plus libres du dehors que l’on entend, continues et véhémentes, dès que le rideau se lève.

Et il retombe sur une nouvelle civière qu’on amène. Il en sort un être, recroquevillé sur lui-même, dont le visage, rendu hagard par la souffrance, me bouleverse. Quelle pitié ! on le débarrasse de ses couvertures, de son gilet de flanelle, c’est un squelette en sueur. On le descend doucement dans l’eau ; il la pétrit de ses mains crispées et râle ; on l’en extrait et on le replace, tout mouillé, sur son brancard — et un autre entre.

Ah ! le regard de celui-là ! — deux flammes de gaz, allumées dans les orbites d’une tête de mort et qui sont, tour à tour, comme haussées par l’espoir et baissées par la peur ; on ôte sa chemise ; elle est maculée, par endroit, de gomme-gutte et de sang frais, empesée, à d’autres, par des taches d’humeur sèche qui la font ressembler à du sparadrap. Et l’homme apparaît, avec des grenades ouvertes dans les flancs.

Une fois dans l’eau il halète, rauque, les yeux hors du front, et des tampons de charpie que l’on n’avait pas décollés flottent. On le retire, on lui plaque, tant bien que mal, après les avoir trempés dans la piscine, ses linges de pansement et un jeune prêtre couché tout habillé, sur un matelas, lui succède. Celui-là se meurt d’une maladie de coeur, arrivée à la dernière période. On lui déboutonne sa soutane, on écarte sa chemise, et, sur l’ordre du Monsieur qui inscrit les bains, on lui fait simplement des lotions sur la poitrine.

Les porteurs s’en retournent ; ce sont maintenant des cris affreux, les cris d’un malheureux enfant qui supplie qu’on ne le baigne point !

Je vais dans les autres cabines ; le spectacle est le même ; des infirmes gisent sur des brancards, tandis que l’eau remue encore et clapote contre les parois de la baignoire ; par instants des bouffées d’iodoforme passent dans l’air empuanti, par les haleines amères et les plaies ; partout, traînent des bouts de charpie, des morceaux d’ouate couverts de sanie et de sang.

L’eau est devenue un hideux bouillon, une sorte d’eau de vaisselle grise, à bulles, et des ampoules rouges et des cloques blanchâtres nagent sur cet étain liquide dans lequel on continue à plonger des gens.

Le miracle permanent de Lourdes est là ; on jette dans des récipients contaminés des malades, sans attendre qu’ils aient achevé la digestion de leur repas ; on trempe jusqu’au cou des femmes, à des époques où le plus élémentaire bon sens défend à une femme de prendre un bain — et souvent, dans ce cas-là, l’eau se change, d’un coup, en une mare de pourpre — et personne n’est frappé de congestion, personne ne se ressent du saisissement glacé du bain et du manque d’essuyage. — Les pansements antiseptiques, tant vantés par la chirurgie, sont tout bonnement remplacés, ici, par des compresses d’eau de Lourdes et les plaies ne s’en por. tent pas plus mal. Jamais pareilles nazardes ne furent infligées à l’hygiène et pareils camouflets à la médecine. Ici, aucune infection ne se produit et aucune maladie, si elle n’est guérie, ne s’aggrave; et cette exemption s’étend aussi à l’hôpital où presque jamais les alités, exténués pourtant par les fatigues du voyage et arrivés presque mourants, ne trépassent. Les décès sont, en effet, très rares dans l’établissement de Lourdes. En prenant une moyenne de quatre jours et un chiffre de mille malades qui donneraient dans les autres hôpitaux une mortalité de vingt au moins pour ces quatre jours, nous trouvons qu’ici — et depuis vingt années — les morts se réduisent, dans les mêmes conditions, à une ou deux.

Comment, si l’on ne croit pas à une intervention divine, expliquer cette impunité assurée à Lourdes seulement et tant que l’on sera dans la zone protectrice de la Vierge ?



IV

LE nouvel hôpital de Notre-Dame des Sept Douleurs est un bâtiment énorme et inachevé. Tel qu’il est, il parvient à héberger la multitude des patients qui s’y pressent. On couche partout, même dans des salles amorcées, séparées du vide par de simples cloisons de bois. On mange partout aussi, jusque dans les cours au-dessus desquelles l’on a tendu des bûches, sous des hangars où l’on a placé des séries de planches sur des tréteaux — et ce qui est vraiment extraordinaire — c’est que, dans le hourvari de ce camp, dans le flux et le reflux de ces entrées et sorties de malades, arrivant et repartant, en même temps que les pèlerinages dont ils font partie dans cette promiscuité continue de gens de tous les pays dont beaucoup ne comprennent même pas le français, c’est une discipline amicale et un ordre parfait. La nourriture, bien préparée, est servie à l’heure ; tous ceux qui ne peuvent manger seuls sont assistés ; des prêtres se tiennent à la disposition des grabataires désireux de se confesser ; des brancardiers sont en permanence pour les emmener à la grotte et les en ramener ; et pourtant quelques soeurs de Saint-Frai, chargées de la cuisine et des salles, suffisent à la tâche, aidées par les infirmières qui accompagnent les trains et les dames de l’hospitalité de Notre-Dame de Lourdes.

C’est la division du travail, la distribution de la peine, très sagement conçues. Depuis des années que ce service fonctionne, tout marche sans encombre ; mais, il faut le dire aussi, les malades venus pour demander à la Vierge de les guérir sont des malades pieux et résignés, très doux, et celles qui les gardent le font par charité et supporteraient, au besoin je crois, bien des aigreurs et bien des plaintes avant que de pécher par impatience. En tout cas, Lourdes est le vestiaire des défauts ; on les y dépose en l’abordant, on les reprend sans doute lorsqu’on le quitte, car rien n’est plus difficile que de tuer son vieil homme ; mais il y a au moins une épuration provisoire d’âme opérée, en sus même des grâces que départit la Vierge, par le contact de la gratitude des victimes de la vie et de la miséricorde de celles qui les soignent.

L’entrée de l’hôpital est dénuée de pompe ; dans la cour qui le précède, derrière ses grilles l’isolant de la rue, c’est un bivac de voiturettes. A cette heure, toutes sont de retour de la grotte et des brancardiers, rompus de fatigue, s’étendent, à la place des patients transférés dans leurs lits, sur les coussins ou causent, en fumant, avec d’autres qui vont et viennent, tenant des tasses de bouillon et de lait, destinées à des infirmes couchés sur des civières, sous les arcades longeant ces terribles salles du rez-de-chaussée, les salles des grands malades où s’entasse l’exorbitante horreur des maux incurables, des agonies charriées dans de mauvais wagons de troisième classe, de tous les coins de la France et de l’étranger, à Lourdes.

Celle de droite, réservée aux femmes, vous chavire le coeur lorsqu’on y pénètre ; elle est bondée de lits très rapprochés les uns des autres, et dans ces lits gisent des femmes immobiles qui, tout en ayant les yeux fermés, ne dorment point, car soudain ils s’ouvrent, effarés, et se referment. Quels visages hâves et exsangues ! quelle expression de lassitude de tout et de regret de la vie, de vague espoir et de peur ! — Et la misère des paquets, l’indigence des loques et des cartons, des valises à quatre sous, entassés près des couches, ajoute la pitié de la détresse matérielle à la compassion de la souffrance de ces pauvres êtres !

Ici, l’une se dresse subitement, et, prise de hoquets, rend le sang à pleine bouche, tandis qu’une dame accourue la soutient et lui essuie avec une serviette les lèvres ; là, c’est une autre qui jette d’une voix rauque une brève clameur et se tord, pendant qu’on s’empresse autour d’elle, qu’on lui mouille les tempes, qu’on lui fait respirer des sels, tout en l’assurant que ses tortures vont se terminer, que la Vierge va la guérir.

Au premier rang, sur la couverture d’un lit pas ouvert, la tête appuyée sur deux oreillers, une figure étrange est étendue, habillée, et les pieds cachés sous un tampon de ouate ; une vieille dame, assise près de cette jeune fille qui est plutôt une enfant, me raconte sa désolante histoire.

Cette petite a la grangrène dans les deux pieds. On s’est décidé à l’envoyer à Lourdes, mais personne ne voulut rester avec elle dans le wagon, tant l’odeur échappée de ses ulcères était fétide ; le pus coulait en une telle abondance qu’il perçait tous les linges et qu’il fallut poser au-dessous d’elle un seau ; les douleurs qu’elle éprouvait étaient si aiguës qu’elle couvrait avec ses cris les sifflets du train ; à un moment, ne sachant plus comment la soulager, cette brave dame, qui avait consenti à demeurer dans le compartiment, seule avec elle, défit les pansements et lui mit les pieds à la portière, pour les éventer et les rafraîchir.

La malheureuse fut débarquée à Lourdes sans quon pût les recouvrir, car le moindre contact la faisait hurler ; elle prit son premier bain à la piscine ce matin et en une minute, les plaies séchèrent et devinrent indolores ; elle supporte maintenant, sans même la sentir, cette couche de ouate et, la soulevant, la dame ajoute : « Voyez, Monsieur. » — Et je vis des pieds qui n’en étaient plus ou qui n’en étaient pas encore, deux éponges d’un rouge obscur, mais deux éponges sèches. Ni sanie, ni sang, ni odeur, rien. — « Encore quelques bains et Notre-Dame l’aura complètement guérie », reprend, en souriant, la dame.

Je regarde cette enfant et je cherche vainement à discerner ce qu’elle pense ; les traits sont taciturnes, comme reculés ; l’oeil parle, mais il dit quoi ? une résignation infinie, une sorte d’indifférence d’ellemême... il est à la fois lointain et dolent, il est surtout grave. Est-elle absorbée en Dieu ou seulement abasourdie par ce brusque changement d’une intolérable souffrance en un repos très doux ? je ne sais...

Par contre, quelle délicieuse femme que cette petite vieille, fine et distinguée, si charitable, si dévouée à sa malade ! Elle a subi, à son âge, les fatigues d’un long voyage pour assister cette éclopée de la vie, qui n’est pas de son monde, qu’elle connaît à peine ; et elle vous entretient de cela, si simplement, elle juge sa conduite si naturelle que l’on s’émeut vraiment à l’entendre ; elle me demande de revenir visiter sa protégée et de prier pour elle. Ah ! tout ce qu’elle voudra, la bonne Samaritaine !

Un des chapelains qui sert d’aumônier à l’hôpital, le brave abbé Darros, vient me chercher pour assister aux repas des infirmes. Me revoici dans les corridors où des dames font la navette, les unes, allant vider les bassins, les autres rapportant des bols de soupe ; et ce sont des brancardiers qu’on appelle pour soulever un impotent trop lourd ; c’est une dame qui arrête l’aumônier, lui dit que le grabataire qu’elle soigne va mourir, qu’il serait temps de lui donner l’extrême onction ; nous allons voir le malade et l’aumônier habitué aux masques des agonisants rassure la dame dont le visage attristé se détend ; c’est un va-et-vient au travers des conversations de gens qui encombrent, en causant, la place. Nous finissons pourtant par sortir de cette foule et arrivons dans le grand réfectoire.

Il est si plein que les convives s’encaquent, coudes contre coudes ; des jeunes filles, des dames, en toilettes fraîches, sous leurs tabliers, distribuent à chacun une assiette de soupe, une part de gigot aux haricots et versent de cruchettes de grès du vin rouge, un peu coupé d’eau, dans les verres. Il y a de tout dans cette salle dont le décor est un crucifix, des malades qui paraissent bien portants et déjeunent avec appétit, d’autres qui chipotent et dont on devine, sur les faces ravinées, la rémanence des maux ; d’autres encore dont le crâne est embobeliné de linges cachant sans doute des bosses ou des plaies, d’autres enfin haussant, à la force des mâchoires, un goitre qui, pendant le repas, danse... ; ce ne sont ici que des affections présentables.

Et il en est de même dans le hangar au dehors ; la colonie belge s’est installée à cet endroit et, tout autour des tables, des jeunes filles blondes, coiffées de bérets blancs, causent, rient, égaient, en les servant, les affligés ; un peu plus loin, sous l’abri des bâches tendues, stationne un camp de voiturettes d’infirmes auxquels des dames dispensent patiemment la becquée ; enfin, dans la cour, en une sorte de rancart, c’est la tablée des monstres.

Des gueules léonines et farineuses que l’on espérait abolies par l’usure des âges se retrouvent là ; ces lèpres voisinent avec les tumeurs du cou, issues des hauts plateaux ; et ce sont des femmes qui, relevant leur voile noir, exhibent la tête de mort du lupus, avec deux trous rouges à la place des yeux, et un as de trèfle saignant au lieu du nez ; d’autres, décorées par des cancroïdes de la face, n’ont plus qu’une moitié de visage et, afin que le liquide ne fuie pas, en passant par le voile du palais perforé, un malheureux est obligé pour boire de se renverser la tête et de se pincer le nez...

Dans un autre coin, un homme, atteint d’une adénite, s’enfle d’une grosseur de la taille d’une citrouille, qui part de l’oreille et envahit le cou. Le crâne penche sous le poids et l’homme absorbe sa pitance, couché tout d’un côté...

Mais, dans cette cour des Miracles, il y a pis... un paysan, amené par le pèlerinage de Coutances, déjeuné, seul, tel qu’un enfant puni, la figure contre un mur ; il se retourne pour demander du pain... oh !

Il lui pend d’un trou informe et limoneux, qui fut jadis une bouche, une langue énorme. La peau molle et violette, comme enduite de gomme, qui la recouvre, semble morte, mais le dedans remue et vit. Les joues sont descendues avec leurs poils, mais le menton est où ? comment peut-il avaler ? et cependant il mâche sa viande, mais en cachette, car cette langue, pleine d’on ne sait quoi qui brandouille, dégoûte même les lupus !

Ah ! Seigneur, tout de même, songez que vous avez revêtu, pour nous racheter, la livrée humaine et ne fût-ce qu’en souvenir de ce lamentable corps que vous avez sanctifié, en le prenant, ayez pitié de celui-ci, guérissez-le !

Rappelez-vous l’image de votre Sainte Face ; elle était douloureuse, elle était sanglante, mais elle ne répugnait pas ! Sauvez la dignité même de votre image, par un miracle, nettoyez cette face immonde, purifiez-la !

« Il est effrayant », me dit l’aumônier ; et il me narre sa gêne, ce matin même où il dut communier ce pauvre homme, car il ne savait dans quelle fissure de cet antre déposer l’hostie !

« Ce serait, reprend-il, un cancer d’une espèce spéciale ; mais venez », et il me conduit dans le champ des voiturettes et m’arrête devant une toute petite. Il sort du fond de la capote de cuir un délicieux visage de fillette, d’une blondine, aux traits délicats, à l’épiderme si mince que le réseau bleu des veines se voit dessous. Une demoiselle, assise sur un pliant est là qui rit avec elle ; cette enfant ne souffre pas, au moins !

— Ce qu’elle a ? Tenez, Monsieur.

Et la demoiselle nous montre un corps qui n’en a jamais été un, car cette enfant est venue au monde rachitique et nouée ; les jambes sont deux maigres ceps, enroulés l’un à l’autre, comme les branches d’un thyrse ; les bras sont des allumettes, les doigts sont en gélatine, on peut les retourner, dans tous les sens, ainsi qu’une peau de gant. Quant au reste du corps, c’est un minuscule paquet de chairs pâles et désossées ; comment peut-elle vivre, en étant bâtie de la sorte ?

Toujours est-il que si elle ne peut ni marcher, ni bouger, elle végète tristement, dans un hospice, où cette brave demoiselle est allée la chercher pour l’emmener avec elle à Lourdes ; et l’on sent l’affection profonde qu’elle a vouée à cette orpheline qui, elle, ne la quitte pas de l’oeil, qui s’inquiète, qui devient, tel qu’un petit oiseau perdu, dès qu’elle s’éloigne.

Il faut avouer que cet hôpital est à la fois un enfer corporel et un paradis d’âme. Nulle part, je n’ai vu, avec des maux plus affreux, tant de charité, tant de bonne grâce. Lourdes est, au point de vue de la miséricorde humaine, une merveille ; l’on y constate mieux que partout ailleurs la mise en pratique des Évangiles et l’on y trouve des dévotes autres que celles qui sùrissent dans nos églises pour arranger leurs piètres affaires avec des statues à tirelires de Saints.

Je ruminais ces pensées en franchissant la grille, lorsque je rencontre un brancardier que je connais ; nous nous promenons ensemble dans la rue et faisons les cent pas devant les magasins de chapelets. Une équipe de pèlerins belges passe et mon ami me dit :

— Les Belges sont les seuls qui soient admirablement organisés, ici ; ils ont, sous la rampe du Rosaire, installé un bureau de renseignements et une permanence de secours ; les dossiers de leurs malades, munis de certificats de médecins, vérifiés de très près, sont les modèles du genre ; ils sont, en tant qu’administrateurs, parfaits, mais en tant qu’hommes, c’est autre chose.

Ils forment, à Lourdes, une bande à part. Nous, quand on nous appelle pour donner un coup de main, nous y allons, sans nous préoccuper de savoir si le pèlerin qu’il s’agit de traîner ou de baigner, est français ou non. Eux pas ; ils ne veulent assister que les Belges ; leur compassion est patriotique et leur charité nationale.

Il semble du reste que cet égoïsme et que ce besoin de bien-être qu’ils ont importés, depuis quelques années, à Lourdes, n’aient pas tourné à l’avantage de leurs malades, car, après avoir obtenu, au temps des premiers pèlerinages, de nombreux et de retentissants miracles, ils en obtiennent beaucoup moins maintenant, Jadis., ils venaient en troisième classe et ne quittaient pas les alités ; aujourd’hui, ils ont construit un train médical composé de wagons de première, de sleepingcar, avec une chapelle pour célébrer la messe en route ; c’est le comble du confortable ; puis, une fois débarqués ici et, leurs impotents casés, la moitié des infirmiers et des -infirmières prend la poudre d’escampette et part en excursion dans la montagne. Ils ont fait, en un mot, du pèlerinage une partie de plaisir ; et très certainement, là-haut, ces nouvelles moeurs ne plaisent point.

— Mais, lui dis-je, il faut cependant tenir compte des intentions ; en gens pratiques, les Belges ont voulu éviter la douloureuse horreur de ces trains d’agonisants trimballes, en de pénitentielles voitures, d’un bout de la France à l’autre, de ces sinistres trains blancs si bien décrits par Émile Zola, et ils ont voulu que leurs malades fussent mieux installés pour moins souffrir. Ce confort serait donc, si nous nous plaçons à ce point de vue, un acte de charité...

— Peut-être, mais néanmoins les faits sont là ; renseignez-vous auprès des habitants de Lourdes. Il n’en est pas un qui ne soit frappé de la diminution des grâces infligée aux Belges depuis qu’ils ne voyagent plus pauvrement et délaissent leur poste au chevet des grabataires, pour aller, en bande, se divertir.