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Revue de l’Exposition Universelle de 1889, Paris: L Baschet, 1889.


‘Promenades à l’Exposition: Les derniers travaux.’
par J.-K. HUYSMANS.


La surprise est extrême, si on ne s’est pas aventuré depuis plus d’une année dans ces parages. La dernière impression que j’emportai du Champ de Mars fut celle d’une plaine ardemment rissolée par un hideux soleil d’août et sillonnée par la melancolique promenade des soldats à cheval, vêtus de pantalons de treillis, de vestes sales, coiffés de képis fanés, dont le rouge évoquait la lamentable couleur de la confiture de groseille bue par du pain.

Aujourd’hui, plus rien n’existe de cette esplanade dont la poussière était militairement piétinée par des gens tristes. Sur la terre pâle et gravée de fers à chevaux de l’ancien champ, des constructions émergent, les unes au-dessus des autres, dans un incomparable tohu-bohu de pays et de temps. En entrant par le quai d’Orsay, en bas, là où se dresse la tour Eiffel, l’on embrasse l’ensemble d’un coup d’oeil. Au fond, juste en face de nous, séparée par des jardins que des terrassiers remuent à pleines pelles, l’entrée monumentale s’élève, surmontée d’un dôme énorme ouvragé de sculptures, écussonné de blasons de villes; on dirait d’un scaphandre géant, d’une coupole en forme de casque, émaillée, trouée de verrières, lamée d’or et glacée de bleu; et, en bordure, tout le long du Champ de Mars, des bâtiments se succèdent précédés de galeries, de vérandahs de fonte peintes en azur, estampées de génies nus brandissant des palmes, décorées de volutes et de chicorées d’argent, encore armoriées par des attributs de cités nantis de couronnes murales à créneaux d’or. Au milieu des deux ailes de ce monument qui longent, l’une l’avenue de La Bourdonnais, l’autre l’avenue de Suffren, des dômes se dressent en vis-à-vis, des dômes plus trapus, plus bas que celui de l’entrée et craquelés comme des assiettes et vernissés d’un émail turquoise, rechampi d’or; ce sont les palais des Arts libéraux et des Beaux-Arts.

C’est le triomphe de la mosaïque, de la faïence, de la terre cuite, de la brique émaillée, du fer étiré et fondu peint en azur c’est l’affirmation de la polychromie la plus ardente; c’est fastueux et emphatique et cela évoque, en un art différent, la peinture théâtrale de Makart, mais d’un Makart qui ferait résonner, au lieu de son pesant rouge, un redondant bleu.

Si, traversant maintenant le jardin qu’on prépare, et autour duquel se groupent de redoutables gargotiers dont les corrosives nourritures se vendent à de savants prix, nous pénétrons par l’entrée monumentale dans l’édifice, un extraordinaire spectacle nous surprend, dès les premiers pas; dans les halls immenses aux couleurs pétulantes qu’amortissent les voiles de toile bise couvrant les vitres, c’est un chaos indescriptible. L’on marche dans des ornières frisées de copeaux de bois. Partout des ouvriers rabotent, clouent, scient, chantent, frappent à tour de bras sur des planches; partout des peintres grimpés sur des échafaudages achèvent de peindre les jets de fonte qui se rejoignent, se soudent, s’effilent sous les plafonds; et la polychromie domine encore, mais plus assagie, plus discrète, moins bruyante que sur les façades; l’or reste encore, se déroule en lisérés et en cartouches, mais le bleu se perd; ce sont maintenant les défaillances du vert d’eau que ranime l’éclat des carmins secs, ce sont des tons charmants de bois de sapin demeurés clairs, des roses saumonés et des gris sourds, et, dans une galerie énorme, bariolée de nuances où des maïs voisinent presque avec des mauves, des portes s’ouvrent, variées, bizarres, symbolisant les salles dans lesquelles elles conduisent. Ici, la porte de l’horlogerie flanquée des attributs du Temps; là, la porte des métaux, toute hérissée de fer; et cela se propage, se poursuit pendant des lieues. L’on erre dans des salles abandonnées, l’on échoue dans des galeries où des chevaux tirent de lourds camions, où des grues soulèvent d’impesables caisses! et l’on s’engage dans de nouvelles travées où des terrassiers piochent encore, où des menuisiers dressent des vitrines et cirent le noyer dur. Et soudain, un coup de sifflet retentit, un chef de gare accourt et vous écarte; un train arrive, chargé de sacs, de colis, de ballots cerclés de fer; et c’est étrange, près du salon de la parfumerie dont les vitrines, tarabiscotées dans le goût du XVIIIème siècle, sont déjà prêtes, cette arrivée d’une locomotive, manoeuvrant à l’aise sur les rails qui circulent le long du sol. Plus loin, un sifflet moins rauque, moins impérieux, s’entend, et l’on aperçoit non plus la formidable machine qui remorque de pesants trains, mais la petite locomotive de Decauville, une locomotive encore enfant, vivace et gaie dans sa robe verte, coiffée d’un gentil tuyau en entonnoir qui fume à petits coups; elle file, traînant une queue de wagons nains, courant, s’arrêtant, faisant la belle, dans les interminables allées des longues salles.

L’on commence à ne plus savoir où l’on est, l’on regarde hébété ces kilomètres accumulés de pièces; l’on marche dans des décombres, l’on butte dans des traverses; l’immense usine haleine, bout, travaille d’arrache-pied pour être prête. Et l’on va rassasié, quand tout à coup la partie grandiose de l’Exposition se lève. On entre dans la galerie des machines, et les yeux harassés se rassérènent dans cette prodigieuse salle où la gloire de la fonte éclate! Imaginez une galerie colossale, large comme on n’en vit jamais, plus haute que la plus élevée des nefs, une galerie s’élançant sur un jet d’arceaux boulonnés de fer, décrivant comme une sorte de plein cintre brisé, comme une sorte d’immense ogive qui rejoint dans les nuages ses vertigineuses pointes — et, là dedans, sous le ciel infini des vitres, la vie terrifiante des machines, qu’à cette heure de formidables grues soulèvent dans les pénibles hiements des poulies fortes!

Le mot gigantesque vous assiège, vous obsède, devant l’exubérante grandeur de ce vaisseau si léger et si clair, malgré l’énormité de ses portants et de ses arcs. L’on sort, stupéfié et ravi, et alors si, voulant parcourir l’Exposition en son entier, l’on redescend le long de l’avenue de Suffren jusqu’au quai d’Orsay, l’on se heurte à d’étonnants contrastes; l’on enfile l’étroite rue du Caire, une sente rétrécie bordée de maisons blanches à moucharabis, des maisons se touchant presque et faisant ventre et se saluant, avec leurs fenêtres treillissées de bois, leurs portes en forme d’oméga grec, leurs toits à terrasses ou à boules. Au-dessus de l’entrée de l’une d’elles est pendu un malheureux crocodile que le trajet avaria. Une partie de la mâchoire ést, en effet, perdue, et l’autre, dénuée de dents, réclame un fidèle ressemelage qui bouche les fissures, comble les trous, réprime enfin l’invasion de l’étoupe qui sort de la gueule, comme les herbes folles d’un vieux mur.

Et des bâtiments de toutes les nations se suivent, se pressent jusqu’aux pieds de la Tour Eiffel; le palais de la Chine, dont l’entrée est superbe avec ses bois de cèdre sculptés, ses écus vermillon, ses pagodes retroussées, ses dragons savamment tordus, dont les yeux vous fixent, comme projetés au bout de pédoncules; puis ce sont les républiques de l’Amérique du Sud, la Grèce, Monaco, tous les pays du monde, qui aboutissent à une allée où de vivants joujoux racontent les abris oubliés de l’homme, remontant aux huttes des premiers âges, aux maisons lacustres, aux palafittes bâtis sur pilotis et plongeant dans le fond de cuvette d’un minuscule lac.

Et l’Exposition continue, court tout le long du quai jusqu’à l’esplanade des Invalides, qu’une allée divise, bordée d’un côté par le solennel et massif monument du Ministère de la Guerre, de l’autre par les légers édifices des Protectorats et des Colonies.

Toute cette partie exotique est charmante. En sus du Cambodge, que décèlent ses bizarres tours, et de l’Algérie qui arbore de vertes coupoles lunées d’un croissant d’or, il existe une délicieuse maison où tous les styles de l’Asie se fondent; coiffé de toits en forme de cloches, imbriqués de tuiles vert myrte, aux-quelles succèdent, peu à peu, en montant, des tuiles roses, cet édifice, soutenu par des piliers vermillon, est une joie de l’oeil.

L’on fait quelques pas encore; mais, comme un rappel à la réalité, la porte de sortie se montre et l’on se retrouve hors du rêve, ébahi, dans la vie habituelle, dans l’incolore Paris qui semblait si loin.

15 avril 1889.            J. K. HUYSMANS.