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En Marge (1927)

blue  Avant-Propos.
blue  Emile Zola et L’Assommoir.
blue  Rimes de Joie.
blue  J.-K. Huÿsmans.
blue  Le Latin Mystique.
blue  Le Satanisme et la Magie.
blue  Petit Catéchisme Liturgique de l’Abbé Henri Dutilliet.
blue  Préface pour des dessins de F.-A. Cazals.
blue  Préface d’En Route.
blue  Préface d’A Rebours.
blue  Marie-Charles Dulac.
blue  La jeunesse du Pérugin et les origenes de l’Éole Ombrienne.
blue  Don Bosco.
blue  Préface aux poésies religieuses de Verlaine.

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J.-K. HUŸSMANS

M. J.-K. Huÿsmans est né le février 1848, à Paris, au no. 11 de la rue Suger, une vieille maison qui existe encore, avec son antique porte ronde à double vantail, teinte en vert et martelée d’énormes clous. Son père, Gotfried Huÿsmans, était originare de Bréda (Hollande). Il exercait l’état de peintre; son grand-père était également peintre, et l’un de ses oncles, maintenant retiré à La Haye, a été longtemps professeur de peinture aux académies de Bréda et de Tilburg. De père en fils, tout le monde a peint dans cette famille qui compte parmi ses ancêtres Cornélius Huÿsmans dont les tableaux figurent au Louvre. Seul, le dernier descendant, l’écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux une plume; mais pour ne pas mentir aux traditions de sa lignée sans doute, il a écrit un livre d’art qui étonnerait certainement ses aïeux, gens appliqués à peindre soigneusement sur fond d’outremer les petites feuilles en persil des arbres. Défendre Pissarro et Claude Monet et être issu d’une souche de peintres classiques !

« Et du côté de votre mère, » lui dis-je, le matin où je fus l’interviewer dans le bizarre logement qu’il occupe dans l’ancien couvent des Prémontrés, de la rue de Sèvres ? « Petits-bourgeois. Mon grand-père était caissier du ministère de l’Intérieur. Pourtant, puisque vous me paraissez préoccupé des antécédents héréditaires, je vous dirai que le père de ma grand-mère était un sculpteur, prix de Rome. Il a fabriqué un tas de vêtements en saillie sur le piédestal de la colonne Vendôme, il a aidé aux décorations genre pompier de l’arc de triomphe du Carrousel, je crois même qu’il a commis quelques-uns des suprenants bas-reliefs de l’arc de triomphe aux Champs-Elysées. »

« Vous ne semblez pas professeur une bien haute estime pour l’oeuvre de votre aïeul? »

« Le père Gérard était, je crois, un Maindron quelconque, un vague plâtrier consciencieux; il sculptait ni mieux, ni plus mal que les gens de son époque; au fond, je n’ai ni estime ni mésestime pour ses oeuvres. Elles me laissent indifférent, voilà tout. »

Je regardais l’homme tandis qu’il me parlait. Il me faisait l’effet d’un chat courtois, très poli, presque aimable, mais nerveux, prêt à sortir ses griffes au moindre mot. Sec, maigre, grisonnant, la figure agile, l’air embêté, voici l’impression que je ressentis au premier abord.

« Eh bien, » lui dis-je, entrant réellement en matière, « vous devez être satisfait du succès littéraire d’A rebours? »

« Oui, ce livre a éclate dans la jeunesse artiste comme une grenade. Je pensais écrire pour dix personnes, ouvrer une sorte de livrer hermétique, cadenassé aux sots. A ma grande surprise, il s’est trouvé que quelques milliers de gens semés sur tous les points du globe étaient dans un état d’âme analogue au mien, écoeurés par l’ignominieuse muflerie du présent siècle, avides aussi d’oeuvres plus ou moins bonnes, mais honnêtement travaillées du moins, sans cette misérable hâte de copie qui sévit actuellement en France, des grands aux petits, du haut en bas! »

« Et cette constatation d’un public restreint, mais vous aimant, ne vous a pas rendu moins pessimiste? »

« Oh! laissons de côté, si vous le voulez bien, le pessimisme. Je ne suis pas un Obermann suisse pour être interviewé sur ce sujet. Il y a un rayon spécial dans la boutique à 13 des gonorrhéiques gribouilleurs; allez dans les grands magasins du Temps, on vous y détaillera l’article pessimisme en petites boîtes. »

« Et si je vous interrogeais sur le naturalisme, car enfin vous passez pour l’un de ses plus enragés sectaires? »

« Je vous répondrais tout simplement que je fais ce que je vois, ce que je vis, ce que je sens, en l’évcrivant le moins mal que je puis. Si c’est là le naturalisme, tant mieux. Au fond, il y a des écrivains qui ont du talent et d’autres qui n’en ont pas, qu’ils soient naturalistes, romantiques, décadents, tout ce que vous voudrez, ça m’est égal! il s’agit pour moi d’avoir du talent, et voilà tout! »

« Enfin, malgré le mépris que vous affichez pour la critique, vous avouerez bien qu’elle a du bon, car enfin, à l’heure qu’il est, elle ne vous nie plus comme jadis, elle a même pour vous un certain respect. »

Ici Huÿsmans eut un étrange sourire. « Les bons temps sont passés, » fit-il en allumant une cigarette, « le temps des Soeurs Vatard, où l’on recevait quotidiennement sur la tête des tinettes toujours pleines. Chaperon est mort et Véron se tiat. Ils avaient évidemment de belles âmes ces gaillards-là, car ce qu’ils aboyaient aprés l’immoralité de mes livres! Non, maintenant les articles désagréables sont bêtas; la sottise des journalistes se canalise, les haines deviennent molles! » A ce moment, un superbe chat rouge fit son entrée.     « Oh, oh! » demandai-je, « c’est sans doute le Barre de Rouille, célébré dans En ménage? »

« Oui. »

« Vous fréquentez peu les hommes de lettres, je crois? »

« Le moins que je puis. Les plaintes contre les éditeurs et les questions sur les gains de chacun me lassent. Je suis positivement très satisfait quand je n’ai pas à subir ces redites. »

« Une question encore. Est-ce votre histoire pendant la guerre que vous avez racontée dans Sac au dos? »

« Parfaitement. »

« Alors, je ne vous demande pas quelles sont vos idées sur le patriotisme? »

« Ça nous entraînerait en effet un peu loin. Tout ce que je puis vous dire, c’est ceci: je hais par-dessus tout les gens exubérants. Or tous les Méridionaux gueulent, ont un accent qui m’horripile, et par-dessus le marché, ils font des gestes. Non, entre ces gens qui ont de l’astrakan bouclé sur le crâne et des palissades d’ébène le long des joues et de grands flegmatiques et silencieux Allemands, mon choix n’est pas douteux. Je me sentirai toujours plus d’affinités pour un homme de Leipzig que pour un homme de Marseille. Tout, du reste, tout, excepté le Midi de la France, car je ne connais pas de race qui me soit plus particulièrement odieuse! »

Je ne voulus point discuter l’outrance de ces idées; je pris congé de l’auteur d’A rebours et lui serrai la main, une extraordinaire main par parenthèse, une main de très maigre infante, aux doigts fluets et menus.

En somme, ma première impression se justifiait: Huÿsmans est très certainement le misanthrope aigre, l’anémo-nerveux de ses livres, que je vais brièvement passer en revue.

Il a débuté par un médiocre recueil de poèmes en prose, intitulé le Drageoir aux épices; puis il fit un roman, le premier en date, sur les filles de maisons, Marthe, qui parut en 1876, à Bruxelles, et fut, malgré ses chastes adresses, interdit en Fracne, comme attentant aux moeurs. L’Assommoir n’avait pas fait encore la formidable trouée que chacun sait. Marthe a depuis reparu à Paris et a obtenu un certain succès. Ce livre renferme, çà et là, des observations exactes, décèle déjà de maladives qualités de style, mais la langue rappelle trop, suivant moi, celle des Goncourt. C’est un livre de début, curieux et vibrant, mais écourté, insuffisamment personnel.

Il faut arriver aux Soeurs Vatard pour trouver le bizarre tempérament de cet écrivain, un inexplicable amalgame d’un Parisien raffiné et d’un peintre de la Hollande. C’est de cette fusion, à laquelle on peut ajouter encore une pincée d’humour noir et de comique rêche anglais, qu’est faite la marque des oeuvres qui nous occupent.

Les Soeurs Vatard contiennent de belles pages, amènent même pour la première fois — elles ont paru en 1879 — dans la littérature moderne des vues de chemins de fer et des locomotives singulièrement décrites. C’est une tranche de la vie des brocheuses, ordurière et exacte, c’est de la pâte du vieux Steen, maniée par une main parisienne, alerte et fine, mais pour ma part, je leur préfère En ménage, qui reste d’ailleurs mon livre favori parmi ceux que nous devons à cet auteur.

C’est que celui-là ouvre des aperçus de mélancholie et des ouvertures d’âmes désolées et faibles particulières. C’est le chant du nihilisme! Un chant encore assombri par des éclats de gaieté sinistre et par des mots d’un esprit féroce. Logiquement, ce roman bourré d’idées conclut à la résignation, au laisser-faire, de même qu’A vau-l’eau qui est comme le diaconat des misères moyennes; mais dans A rebours la rage paraît, le masque indolent se crève, les invectives sur la vie flambent à chaque ligne; nous sommes loin de la philosophie tranquille et navrée des deux livres qui précèdent. C’est de la démence et de la bave; je ne crois pas que la haine et le mépris d’un siècle aient jamais été plus furieusement exprimés que dans cet étrange roman si en dehors de toute la littérature contemporaine.

Un des grands défauts des livres de M. Huÿsmans, c’est, selon moi, le type unique qui tient la corde dans chacune de ses oeuvres. Cyprien Tibaille et André, Folantin et des Esseintes ne sont, en somme, qu’une seule et même personne, transportée dans les milieux qui diffèrent. Et très évidemment cette personne est M. Huÿsmans, cela se sent; nous sommes loin de cet art parfait de Flaubert qui s’effaçait derrière son oeuvre et créait des personnages si magnifiquement divers. M. Huÿsmans est bien incapable d’un tel effort. Son visage sardonique et crispé apparaît embusqué au tournant de chaque page, et la constante intrusion d’une personnalité, si intéressante qu’elle soit, diminue, suivant moi, la grandeur d’une oeuvre et lasse par son invariabilité à la longue.

Je ne parlerai pas ici de son style. Tout a été dit sur lui dans un très judicieux article de M. Hennequin. Telles de ses pages ont une magnificence pour n’en citer qu’un, est et restera justement célèbre; mais il est un autre point que la critique a généralement affecté de ne pas voir, je veux parler de l’analyse psychologique et de ses personnages ou plutôt de son personnage, car il n’y en a qu’un, comme je l’ai dit: un personnage débile de volonté, inquiet, habile à se torturer, raisonneur, voyant assez loin pour expliquer lui-même la diathèse de son mal et le résumer en d’eloquentes et précises phrases. C’est dans l’analyse de ce caractère que gît une des originalités de l’auteur, originalité égale, selon moi, à celle de son style. Lisez la Crise juponnière, dans En ménage, et songez que nulle part ce miniscule district d’âme n’avait été encore entrevu avant lui; combien la monographie de cette crise est juste, et avec quelle savante lucidité il nous la montre! Lisez d’autre part un superbe chapitre d’A rebours, le chapitre consacré aux souvenirs d’enfance et aux retours théologiques si ingénieusement expliqués, et voyez si ces explorations des caves spirituelles de l’âme ne sont pas absolument profondes et absolument neuves!

En sus de ces oeuvres, M. Huÿsmans a édité un volume de Croquis parisiens où, après Aloysius Bertrand et Baudelaire, il a tenté de façonner le poème en prose. Il l’a en quelque sorte rénové et rajeuni, usant d’artificces curieux, de vers blancs en refrain, faisant précéder et suivre son poème d’une phrase rythmique, répétée, bizarre, le dotant même parfois d’une espèce de ritournelle ou d’un envoi séparé, final, comme celui des ballades de Villon et de Deschamps. Il a également écrit des salons réunis dans son livre l’Art moderne, le premier volume qui explique sérieusement les impressionnistes et assigne à Degas la haute place qu’il occupera dans l’avenir. Le premier aussi, M. J.-K. Huÿsmans a fait connaître Raffaëlli, alors que personne ne songeait à ce peintre; le premier encore, il a explique et lancé Odilon Redon. Quel est le critique d’art qui est doué de ce flair aigu et de cette compréhension de l’art, dans ses manifestations les plus diverses?

En somme, s’il y a jamais une justice, la part de M. Huÿsmans, si méprisé du vulgaire, sera belle; maintenant, j’avoue, en ce qui me concerne, ne pas partager beaucoup de ses croyances. Personnellement, je crois à une littérature plus saine, à un style moins éclatant sans doute, mais moins touffu; je crois aussi, dans l’analyse psychologique, à un côté plus général, plus large, moins rare. Balzac me paraît être, à ce point de vue, le maître, lui qui a si merveilleusement disséqué les grandes et universelles passions des êtres, l’amour paternel, l’avarice. Si haut que je place M. Huÿsmans parmi les vrais écrivains d’un siècle qui en compte si peu, je ne puis me dispenser de la considérer comme un être d’exception, comme un écrivain bizarre et maladif, capricant et osé, artiste jusqu’au bout des ongles, traînant, suivant l’expression d’un autre écrivain étrange aux épithètes lointaines, crispées, vertes, aux idées solitaires, déconcertantes, Léon Bloy, « traînant l’image, par les cheveux ou par les pieds, dans l’escalier vermoulu de la syntaxe épouvantée »; mais tout cela, quelque admiration qu’on en puisse avoir, ne me semble pas constituer cette belle santé de l’idée et du style qui fait les chefs-d’oeuvre imperméables et décisifs.

A. Meunier


263e fascicule des Hommes d’aujourd’hui. Dessin dc Coll-Ioc. Vanier, 1885.

Le nom d’emprunt dont Huÿsmans a signé, en 1885, cette autobiographie, est celui de l’amie à laquelle est dédicacé en ces termes un exemplaire de la 1re édition des Soeurs Vatard:

A ma vieille amie Anna Meunier.

Le père Vatard.

G. Huÿsmans.

Anna Meunier, qui était déjà en 1879 la « vieille amie » du romancier, avait trois ans de moins que lui, étant née à Metz en 1851.

Elle était de son état couturière. Elle avait habité pendant douze ans la rue du Cardinal-Lemoine; elle demeurait rue Monge lorsque l’affaiblissement de ses facultés mentales nécessita son admission dans une maison de santé du département de la Seine. Elle y entra au mois d’avril 1893 et y décéda le 12 février 1895. Huysmans, alors sous-chef au ministère de l’Intérieur, l’avait, à deux reprises, recommandée au directeur. Quand il n’allait pas la voir, il se faisait suppléer par la mère Giraud, sa femme de ménage.

Anna Meunier eut deux filles, qui vivent encore. La plus jeune fit toute sa carrière à l’Opéra, dans le corps de ballet. Elle se rappelle encore les vacances qu’elle passa, étant enfant, avec sa mère, sa tante et Huysmans, en 1885 et 1886, au château de Lourps (Seine-et-Marne), que la publication d’En Rade a classé, si l’on peut dire, parmi les monuments historiques.

L’aînée épousa, étant encore mineure, un médecin. Huÿsmans est désigné comme tuteur sur le faire-part du mariage. Il était entré dans le conseil de famille à la demande du docteur.

Dans la deuxième partie de ses Souvenirs littéraires intitulée: Le Banquet, Gustave Guiches a tracé d’Anna Meunier le portrait fort ressemblant que voici:

Du fond de la salle à manger une poix appelle et s’éplore:

« Georges! il n’arrive pas et le gigot sera trop cuit...comme toujours...! »

C’est une poix douce et plaintive qui précède l’apparition d’une jeune lemme à l’entrée du bureau. Elle a, tout ait plus, trente-cinq ans. Ni son aspect ni sa silhouette ne révèlent, d’emblée, sa condition sociale. Elle n’est pas ouvrière et cependant pas tout à fait bourgeoise. Elle eit vêtue avec un goût simple, non exempt de coquetterie et que son instinct pousserait à l’élégance, si une lassitude visible ne l’en décourageait. Un mal intérieur s’est attaqué à cette jeunesse qui ne ie defend plus. Elle est grande et jolie, sous un blond massif de cheveux. Mais ses yeux sont d’un bleu si pâle, ses lèvres si décolorées, son teint si mat que, dans cette blancheur languissante et cette dorure éteinte, son visaqe a la grâce défaillante d’un lys blessé à mort.

Huÿsmans prononce mon nom. Elle me lend la main en me disant . « Bonjour, monsieur. » Mais, comme je porte ses doigts à mes lèvres, elle les retire avec une précipitation si vive que, gêné et souriant, son ami me dit: « C’est nerveux... le manque d’habilude... »

Elle se reprend en se plaignant, et, s’adressant à lui : — J’ai la, migraine... pour changer...

« Comme toujours !... » « Pour changer!... » quel involontaire et douloureux refrain !

— Bien !... ça va bien ! répond Huÿsmans, par son adverbe en riposte aux ennuis, et il demande

— Tu as pris de l’antipyrine ?

— Oui... et je vais en reprendre...
. . . . . .

...Après le café, nous dégustons dans la fumée des cigarettes, le hollandais « schiedam » qui sent la poussière et l’oriental raki, dont le goût donne à la langue, dit Huÿsmans, la sensation de lécher, sur un contrevent, de la peinture fraîche.

Je regarde se lever, avec tant de lenteur, aller et venir avec tant d’indolence, se rasseoir avec tant de lassitude, la silhouette blanche et dorée qui semble le doux fantôme d’une grande joie morte. Je la vois souffrir et je regarde Huÿsmans qui, à la dérobée, lui aussi, la regarde souffrir. J’entends, par moment, ce nom qui sonne, affaibli, comme s’il venait de très loin: « Georges !... » Elle l’appelle Georges au lieu de ce Joris dont, au fond, il doit être si orgueilleux et qui, précédant son autre prénom et son nom, compose cette signature: « Joris Karl Huÿsmans », apparue comme le plus prestigieux paraphe de l’art contemporain.

Ce portrait d’Anna Meunier — qui avait alors (i888) trente-sept ans — est le seul qui existe, à notre connaissance, avec les croquis, pris sur le vif, hélas! dont Huÿsmans a illustré, à la pointe sèche, En Rade.

Car c’est lui, Jacques Marles, et c’est elle Louise, sa compagne au chateau de Lourps, la pauvre femme « malade et lasse, inquiète et froide », auprès de laquelle « aucun désir n’était plus possible ».

« Sa santé, écrit-il, égarait la médecine depuis des ans; c’était une maladie dont les incompréhensibles phases déroutaient les spécialistes, une saute perpétuelle d’étisie et d’embonpoint, la maigreur se substituant en moins de quinze jours au bien en chair et disparaissant de même; puis des douleurs étranges jaillissant comme des étincelles électriques dans les jambes, aiguillant le talon, forant le genou, arrachant un soubresaut et des cris, tout un cortège de phénomènes aboutissant à des hallucinations, à des syncopes, à des affaiblissements tels que l’agonie commençait au moment même où, par un inexplicable revirement, la malade reprenait connaissance et se sentait revivre. »

Que l’on se rappelle, à la fin d’En Rade, l’affreuse et nocturne agonie du chat parcouru par des douleurs fulgurantes; et Louise, terrifiée, murmurant: « Il les a aussi... C’est la paralysie qui vient... »

Jacques regarde la bête et regarde Louise; « les traits décomposés, la bouche renversée, crachant des balles », et transposant de l’une à l’autre les prodromes de l’ataxie locomotrice, il perd tout courage devant les horribles perspectives que lui ouvre cette révélation.

La jeune femme présidait encore les dîners du dimanche, 11, rue de Sèvres, dans la salle à manger exigu et sombre, au cinquième. C’était l’époque où le chat s’appelait Barre-de-Rouille, et la femme de ménage Madame Enguerrand de Marigny, tout simplement. Au coup de sonnette expirant, elle venait ouvrir avec empressement, car elle était sociable et s’ennuyait seule. Quand Huysmans était absent, le visiteur inscrivaiE son nom à tâtons sur une ardoise mobile qui épaississait l’ombre. Il y avait beaucoup de marches à monter...; mais ce n’était pas de fatigue que notre cour battait, il y a quarante-quatre ans, la première fois que Huÿsmans vint lui-même, un soir, la main tendue, nous introduire à une amitié qui, de part et d’autre, ne se démentit jamais.