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En Marge (1927)

blue  Avant-Propos.
blue  Emile Zola et L’Assommoir.
blue  Rimes de Joie.
blue  J.-K. Huÿsmans.
blue  Le Latin Mystique.
blue  Le Satanisme et la Magie.
blue  Petit Catéchisme Liturgique de l’Abbé Henri Dutilliet.
blue  Préface pour des dessins de F.-A. Cazals.
blue  Préface d’En Route.
blue  Préface d’A Rebours.
blue  Marie-Charles Dulac.
blue  La jeunesse du Pérugin et les origenes de l’Éole Ombrienne.
blue  Don Bosco.
blue  Préface aux poésies religieuses de Verlaine.

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DON BOSCO

A diverses reprises, certains jours de grande fête, j’avais vu arriver au monastère des Bénédictines de Saint-Louis-du-Temple, rue Monsieur, une petite troupe d’enfants conduite par un ecclésiastique, et ces enfants disparaissaient dans la sacristie et revenaient vêtus en enfants de choeur, pour assister dans les cérémonies de la chapelle les prêtres officiants.

Et j’avais été, chaque fois, saisi par l’humble piété de ces petits et par l’aisance avec laquelle ils évoluaient, au moindre signe du cérémoniaire, devant l’autel; ils avaient été évidemment très bien dressés.

Je demandai quels étaient ces enfants. « Mais, me fut-il répondu, ce sont les Salésiens, les fils de Don Bosco ; ils viennent de Ménilmontant, où ils habitent ici.

Don Bosco, ce nom me rappelait les anecdotes tant de fois répétées sur le célèbre thaumaturge. Je savais que cet homme était considéré tel qu’un Saint, mais j’ignorais le but exact et l’incroyable expansion de ses oeuvres. J’entendis en l’église Sainte-Clotilde un persuasif discours du R. P. Terrade sur elles, et je lus quelques brochures; je fus, je l’avoue, conquis.

La première chose que j’appris, c’est que les Salésiens étaient campés et bivaquaient sur toute la terre. Ménilmontant était un point minuscule de leur espace; Paris n’était qu’une fondation comme une autre. Ils avaient des maisons dans toutes les contrées de l’univers, rayonnaient de l’Italie où leur société avait pris, à Turin, racine, en Espagne, en Autriche, en Angleterre, en Suisse, en France; puis ils avaient sauté de l’Europe jusqu’aux confins de l’Afrique et de l’Asie; ils envahissaient l’Amérique du Sud, s’étendaient dans le Chili, le Paraguay, l’Uruguay, le Brésil, dans l’Equateur et dans la Bolivie; ils desservaient les hôpitaux des lépreux de la Colombie, évangélisaient les Patagons et les Fuégiens. Ils avaient, à l’heure actuelle, baptisé, à eux seuls, plus de 20.000 sauvages !

Ils surgissaient partout où le sol des âmes paraissait stérile et ils l’ensemençaient, finissaient par remplir les granges célestes de gerbes serrées d’âmes ; les Rogations Salésiennes ne cessaient pas.

Invinciblement, je me représentais Don Bosco sous les traits un peu frustes de ce vieil Abraham sculpté sur les portails de toutes les cathédrales et tenant dans sa robe relevée, ainsi qu’un tablier, les petites figures poupines qui symbolisent les défunts échappés aux chaînes des démons que l’on voit entraînant, de l’autre côté du porche, les réprouvés.

Et le fait est que des milliers d’êtres ont été déposés par lui dans le « sein d’Abraham ».

Il les apportait tout simplement, comme on apporte un ouvrage terminé, au Seigneur, alors que ces êtres recueillis quand ils étaient encore enfants et mués par ses prières et par ses méthodes en de purs angelots fussent devenus, s’ils avaient été abandonnés à euxmêmes, des chenapans destinés à subir l’inévitable série des châtiments et dans ce monde et dans l’autre.

Son oeuvre fut multiple. Elle ne se confina point en un genre rigoureusement défini, de même que celle de la plupart des grands fondateurs d’ordres; elle se ramifia un peu dans tous les sens, poussa selon les besoins qui se montraient; et rien n’est plus naturel, rien n’est plus logique que la diversité de ces branche qui semblent parfois éloignées les unes des autres e qui partent toutes pourtant du même tronc.

L’idée première de Don Bosco fut celle-ci: prendre un soin spécial de la jeunesse pauvre et délaissée. De celle-là sont dérivées toutes les autres.

Comment lui vint-elle ? Voici :

Jean Melchior Bosco, né le 16 août 1815, au bourg de Murialdo, dans la commune de Chateauneuf d’Asti, près de Turin, était le fils d’un paysan sans fortune; il perdit son père à l’âge de deux ans et fut élevé par sa mère Marguerite Occhiéna, femme laborieuse et décidée, d’une foi foncière, d’une bonté divinement têtue.

Il était le cadet de la famille. Son frère Joseph, né deux ans avant lui, fut un honnête et pieux cultivateur qui l’aida de son mieux en ses oeuvres et mourut dans ses bras, au mois de janvier 1863.

Après avoir fait ses études au séminaire de Chiéri, Jean fut ordonné prêtre à Turin, à 26 ans. Il ne savait à quoi se résoudre; il avait hésité un moment, se demandant s’il ne devait pas postuler dans un couvent de Franciscains et il avait reconnu que telle n’était pas sa vocation; et, d’un autre côté, il se rendait parfaitement compte qu’un vicariat dans une paroisse ne répondait nullement à ses besoins et à ses goûts.

Il finit par suivre le conseil de son Directeur, et entra dans l’Institut ecclésiastique de Saint-François d’Assise, dont le but était de former les jeunes prêtres à la prédication et de les exercer aux oeuvres de miséricorde, en visitant les indigents et les orphelins, les malades et les prisonniers.

On l’envoya en mission dans la prison de Turin et c’est alors qu’il vit clair en lui. Il sortit de cette géhenne, bouleversé; car, parmi les captifs, figuraient un grand nombre de petits voleurs et de petits vagabonds, enfermés par autorité de justice et qui achevaient de se tarer et de se pourrir, les uns contre les autres, en ces tristes lieux.

Il se rappelait alors un songe qu’il avait eu, dans son enfance, une vision ’d’animaux sauvages qui hurlaient et s’entre-déchiraient, tandis qu’une voix mystérieuse lui disait : « Prends ta houlette et mène-les paître. » Il avait obéi et tous ces animaux s’étaient aussitôt transformés en de paisibles brebis.

Cette vision dont il n’avait jamais bien saisi le sens, il se l’était souvent remémorée et certainement le jour de son sacerdoce, alors que rentré dans sa chambre, il s’était écrié, ruisselant de larmes : « Mon Dieu, il me reste à correspondre à votre volonté, en devenant dompteur de bêtes humaines, car il me semble que c’est à cela que vous me destinez ! »

Il dut à ce moment-là, pour peu qu’on y réfléchisse, comprendre déjà un peu la signification de son rêve, mais l’illumination complète ne se fit qu’au départ de l’ergastule de Turin. Sa vocation de pasteur de brebis galeuses, de pâtre de vauriens, s’implanta de plus en plus impérieuse en lui, ne lui laissant plus de doute sur la nature de son apostolat, le harcelant sans trêve pour qu’il vînt en aide à l’enfance abandonnée et la sauvât.

Il se demandait comment s’y prendre, par où commencer. La réponse ne se fit pas attendre. Un matin, le 8 décembre 1841, il se disposait à dire la messe dans l’église de Saint-François d’Assise de Turin; tandis qu’il revêtait les ornements sacerdotaux, il entendit le bruit d’une dispute et tourna la tête; le sacristain secouait ainsi qu’un prunier un jeune garçon qu’il traitait de mendiant et de propre à rien. « Si tu n’es même pas bon à servir la messe, tu peux filer d’ici ! » cria-t-il. Et comme l’enfant, interdit, ne bougeait, il le poussa brutalement dehors.

Don Bosco ordonna aussitôt à cet homme de le ramener.

— Voyons, fit-il, n’a ie pas peur, comment t’appelles-tu ?

— Barthélemy Garelli.

— D’où es-tu ?

— D’Asti.

— As-tu des parents ?

— Ils sont morts.

— Ton âge ?

— Seize ans.

— Sais-tu lire et écrire ?

— Je ne sais rien.

— Sais-tu au moins tes prières ?

— Je ne sais rien.

Don Bosco lui proposa alors de suivre les cours de catéchisme de la paroisse, mais l’enfant avoua qu’il serait trop humiliant pour lui de se trouver, à son âge, au milieu de bambins plus jeunes qui se moqueraient de son ignorance.

— Eh bien, s’écria Don Bosco, dis oui et je t’apprendrai moi-même le catéchisme.

L’enfant accepta et reçut le soir même sa première leçon.

Et, à cet instant même où, pour débuter, Don Bosco lui enseignait à faire le signe de la croix, l’Oratoire Salésien naissait. Ce mendiant était le premier n d’une lignée immense. Ce signe de la Croix, à peine commencé, bénissait l’univers entier, projetait de toutes parts des semailles de miséricorde et de dévouement qui allaient peu à peu lever.

L’élève en amena d’autres à son maître; bientôt ils foisonnèrent, leur nombre dépassa rapidement celui de cent.

Don Bosco les réunissait, le soir, dans la sacristie de l’église et, le jour, il allait les visiter dans leurs ateliers ou cherchait du travail pour ceux qui n’en avaient point. L’ouvre marchait sans trop d’encombre quand, son temps d’études étant terminé, il dut quitter l’Institut de Saint-François.

Son confesseur Don Cafasso, un saint homme qui l’aimait, le ft alors nommer Directeur du petit hospice de Sainte-Philomène et il fut par la même occasion adjoint à un prêtre d’origine française du nom de Borel, qui administrait un refuge de jeunes filles fondé par la marquise de Barolo.

Sa chambre était située dans ce refuge. Il y emmena ses enfants, mais elle était insuffisante pour les contenir; leur nombre croissait toujours, il en venait par toutes les sentes, il en arrivait par toutes les routes. Ils débordèrent à plus de 300 dans les corridors, dans l’escalier, s’épandirent dans la cour. L’abbé Borel qui fut pour Don Bosco le plus sûr des amis, l’aidait de son mieux, mais la situation devenait impossible. Don Bosco fut obligé de transporter ses réunions dans l’hospice même où il aménagea tant bien que mal deux pièces, l’une en une salle de classe et l’autre en une chapelle; mais, soit qu’elle fût gênée par cette turbulente invasion de galopins, soit qu’elle voulût affecter à un autre usage ses locaux, la marquise de Barolo invita son protégé à déguerpir, lui et les siens.

Alors, commence une chasse désordonnée à la recherche d’un gîte. Don Bosco n’en a pas plus têt déniché un qu’on le chasse. Personne ne veut tolérer le vacarme de ses bruyantes ouailles; dès qu’elles apparaissent, les plaintes retentissent.

Il ne perd pas courage; avec l’appui de l’archevêque de Turin, il obtient la permission d’occuper l’église de Saint-Martin, un vieux sanctuaire abandonné qui se délabre. L’endroit est suffisant, mais il faut bien qu’après la messe et lés classes, les gamins jouent et s’ébattent sur la place qui entoure l’église. Aussitôt les habitants, troublés dans leur repos, interviennent auprès du maire pour qu’il les délivre de ces garnements, et celui-ci enjoint à Don Bosco d’avoir à vider l’église.

Il obtient la jouissance d’une autre, de celle de Saint-Pierre-aux-Liens. Elle est grande et il est presque ravi du changement, mais le curé, soucieux de sa tranquillité, réclame à son tour, et la concession de la chapelle est retirée.

Alors, pendant deux mois, il réunit sa marmaille en plein air, dans les champs, mais l’hiver est proche, il ne peut catéchiser pourtant sous la pluie et sous la neige, dans les rafales et dans les hourvaris du vent. Il loue trois chambres qu’il découvre vacantes, mais les locataires de l’immeuble se plaignent et le propriétaire finit par lui donner congé.

De guerre lasse, le plus gros de l’hiver étant passé, il loue un pré, mais la guigne le poursuit ; le possesseur remarque que le piétinement de cette bande détruit jusqu’à la racine des herbes et il somme son locataire de décamper.

Du coup, le pauvre prêtre se désespère. Il a jusqu’ici tenu bon, suppliant la Vierge auxiliatrice sous la protection de laquelle il a mis son oeuvre, de la sauver. Il a bravement, presque joyeusement accepté cette série d’épreuves. Il consolait ses marmots en plaisantant : « Voyez-vous, disait-il lorsqu’il fut expulsé de l’église de Saint-Martin, les choux ne peuvent acquérir une tête grosse et tendre que si on les transplante; il en est ainsi pour nous; c’est donc pour notre bien que nous avons été transplantés ici. » Mais à l’heure actuelle, il n’a plus le courage de sourire, car tout s’en mêle; il vient de perdre sa place à l’hospice de Sainte-Philomène, il est sans le sou et sans le moyen d’en gagner; et pour qu’il soit dit que rien ne lui est épargné, ses amis l’abandonnent ou veulent le faire séquestrer comme étant devenu fou.

Le don de voyance et de prophétie s’est manifesté en lui; Dieu, qui ne semble pas répondre directement à ses prières lorsqu’il le supplie d’abréger ces continuelles traverses et ces intolérables transes, Dieu le comble de grâces magnifiques et lui répond par sa voix même, lui dicte en quelque sorte des paroles qui présentent une telle contradiction avec les événements à propos desquels il les profère, qu’elles sont immédiatement taxées de démence par ceux qui les écoutent.

A ses amis qui l’engagent à renoncer à son patronage, à renvoyer ses enfants ou à n’en garder au moins que quelques-uns, Don Bosco, les yeux étincelants, le visage radieux, décrit le futur Oratoire qu’il va bâtir. Il énumère les vastes pièces, explique le plan raisonné de son église, trace la contexture des jardins; il exulte, prône les bienfaits de Marie Auxiliatrice qui se charge des dépenses; et ses auditeurs s’attristent de ce qu’ils appellent des hallucinations et des phantasmes et, dans son intérêt même, ils se décident à l’enfermer.

La difficulté est d’obtenir de Don Bosco qu’il consente à se laisser interner et doucher; ils se résolvent à user de ruse et, après s’être entendus avec un aliéniste qui régit une maison de santé, ils dépêchent au malade deux ecclésiastiques de sa connaissance qui l’invitent à se promener en voiture. « Je ne vois pas l’utilité de cette promenade », répond Don Bosco, mais ils insistent tellement qu’il finit par accepter.

La voiture attendait à la porte. On le prie de monter. Il se confond en politesses et en excuses, refuse de passer avant eux. Las de ces salamalecs, les deux abbés se décident à monter et Don Bosco ferme aussitôt sur eux la portière et crie au cocher : « En route pour l’établissement que vous savez ! » et il regrimpe tranquillement chez lui.

A en croire ses biographes, cette aventure se serait terminée en un quiproquo de vaudeville; les deux prêtres, considérés par le médecin qui ne les connaissait ou ne les reconnaissait pas, tels que des fous, auraient failli être écroués à la place de Don Bosco.

Quelques jours après cet incident, le jour des Rameaux, les enfants étaient réunis pour la dernière fois dans le pré. Don Bosco sentait les larmes l’envahir en une crue de douleurs et elles débordèrent. Certes sa confiance en Marie Auxiliatrice n’était même pas ébranlée, mais il n’avait plus un moment de répit. Il fallait dire adieu à tous ces enfants qu’il aimait et les redisperser dans la vie et les relivrer aux hasards des mauvais gîtes. Aucune maison, aucun asile, aucun champ même inculte, ne voulait d’eux. Ainsi qu’une soeur Anne du Bon Dieu, il avait regardé au loin et il n’avait rien vu venir ; la nature prit le dessus et il s’affaissa, criant, tandis que les enfants effarés pleuraient : Mon Dieu, Mon Dieu, que votre volonté soit faite, mais pourtant, ne laissez pas ces malheureux orphelins sans abri (1).

A cet instant un bonhomme entra dans le pré et dit à Don Bosco : « Est-ce vrai que vous cherchez un emplacement ? Je vous demande cela parce que j’ai un camarade du nom de Pinardi qui possède un superbe hangar et serait désireux de le louer. Voulez-vous que nous allions le voir ? »

Don Bosco le suivit; le superbe hangar était un misérable appentis, une sorte de chenil au toit très bas et crevé en maint endroit.

— C’est tout de même trop bas, fit Don Bosco un peu désarçonné.

— Qu’à cela ne tienne, dit l’homme, nous creuserons le sol d’un demi-mètre et nous le garnirons d’un plancher; puis vous aurez la jouissance du terrain qui entoure le hangar, le tout pour 300 francs par an, ça va-t-il ?

— Avec bail? hasarda Don Bosco qui se rappelait les mésaventures de ses congés.

— Avec bail et le tout sera prêt dimanche.

L’affaire fut conclue; Don Bosco revint annoncer la bonne nouvelle à ses enfants et l’on récita, Dieu sait avec quelle ferveur, un chapelet d’action de grâces.

Ce hangar, situé dans le quartier du Valdocco, fut le berceau du nouvel ordre, et ce fut sur son emplacement même que l’on édifia l’Oratoire de Saint-François-de-Sales, tel qu’il existe encore.

Le jour de Pâques, l’on prit possession des lieux, l’on y installa une chapelle et Don Bosco prononça ces paroles vraiment prophétiques :

« Mes enfants, un jour ou l’autre, à cet endroit, s’élèvera l’autel d’une église; vous y communierez et vous y chanterez les louanges du Seigneur. »

Et, en effet, une fois fixée au sol, l’ouvre acquit un développement prodigieux. Le nombre des enfants monta encore et atteignit le chiffre de 700. Don Bosco ne pouvait plus suffire à sa tâche. Il ft choix alors des jeunes gens les mieux doués de ses classes et leur donna une éducation complète, à condition qu’ils deviendraient à leur tour les professeurs des autres, et il ouvrit un second Oratoire, que des prêtres qui lui étaient dévoués desservirent, sous la direction de l’abbé Borel.

Mais une question le préoccupait. L’expérience lui démontrait que, tant qu’il n’aurait pas ces enfants à lui, chez lui, son labeur serait inexact et incomplet. Il se produisit, en effet, des déchets et il ne pouvait en être autrement. Il ne surveillait réellement ses élèves que le soir et le dimanche et, le reste du temps, ils étaient libres, les uns travaillant, les autres errant, eu mendiant leur pain, par les rues. Ils risquaient chaque jour de sombrer; Don Bosco se répétait qu’il fallait à tout prix les enlever aux promiscuités des ateliers et aux dangers des routes, autrement dit les nourrir et les loger et leur faire apprendre un métier chez lui.

Mais comment agir ? l’argent et la place manquaient.

La nourriture à leur dispenser, c’était, mon Dieu! à condition de se serrer le ventre, un sacrifice presque accessible; l’on pouvait au moins empêcher quelques-uns de ces malheureux de souffrir trop de la faim. Il appela auprès de lui sa mère; elle aliéna le peu qui lui restait; lui-même toucha quelques sous en vendant une montre et ils louèrent deux chambres attenant au hangar et y déposèrent leur mobilier qui se composait de deux lits, de deux bancs, de deux chaises, d’une malle, d’une table, d’un pot, d’une casserole et de quelques assiettes. Là, la brave femme préparait des jattes de soupe et tous les affamés en mangeaient.

La vie fut alors réduite à sa plus simple expression. Don Bosco faisait le gros ouvrage, montait l’eau, sciait le bois, allumait le feu, écossait les haricots, pelait les pommes de terre ; sa mère prenait soin du ménage et raccommodait les nippes des indigents.

Ils vivaient, eux-mêmes, ainsi que ces mendiants qu’ils assistaient : un bol de soupe, un morceau de pain quand il y en avait, un verre d’eau claire et c’était tout.

Faute de place, l’on s’installait comme l’on pouvait; les uns s’asseyaient sur une marche d’escalier, les autres sur le carreau de la pièce, d’autres encore sur le pas de la porte ou sur un pavé dans la cour et, une fois ce laconique repas fini, on lavait à la fontaine son écuelle et sa cuillère que l’on mettait, après l’avoir essuyée, dans sa poche, car c’étaient là les seuls tiroirs que l’on possédait dans la maison.

Et le soir, l’on assistait à cet étrange spectacle de Don Bosco, en tablier, s’interrompant de repriser ses hardes pour enseigner le chant à ses élèves qu’il conduisait, en battant la mesure avec une cuillère à soupe.

Mais la question n’était pas résolue; malgré le zèle de quelques personnes charitables et pauvres qui les aidèrent, l’argent persistait à défaillir et tant que les enfants n’étaient pas logés, aucune emprise d’âme durable n’était possible. N’y tenant plus, Don Bosco loua un fenil dans le voisinage; il y mit de la paille et des couvertures et il put y installer ceux de ses enfants qui se trouvaient sans aucun domicile; seulement, il en recueillit d’autres qu’il rencontra dans des terrains vagues et il éprouva quelques mésaventures avec eux, car ils filèrent, un beau matin, en lui emportant ses couvertures.

« Ce n’est pas encore cela, se disait-il. Il conviendrait de les avoir sous les yeux, sous la main, chez soi et non au dehors. » Mais il n’y a pas, ici, la place nécessaire pour loger ces indigents. Il la découvrit cependant. La Providence lui envoya, un soir, un apprenti maçon qui criait famine et qui, trempé par la pluie, se mourait de froid. Il n’y avait pourtant pas moyen de le renvoyer. L’on étendit sur le soi une douzaine de briques qui servirent de support à une paillasse, et on le coucha sur ce lit improvisé dans la cuisine ; puis ce fut un autre qui vint; bientôt ils furent sept et enfin quinze. Les deux petites pièces dont l’une servait de cuisine et de chambre à la mère, et l’autre de chambre à Don Bosco, ne pouvaient plus les tenir ; les paillasses s’allongeaient par terre, les unes contre les autres et elles montaient sur les murs, se rehaussaient, en se pressant, affectaient des formes de gouttières, se repliaient, couvraient, en les étouffant, les dormeurs.

— Il y a un moyen de s’en tirer, dit soudain Don Bosco à sa mère, je vais acquérir la maison de Pinardi, j’ai vu ce brave homme, il me la laisserait pour 30.000 francs.

— Où prendras-tu l’argent? s’exclama la brave femme, nous n’avons que des dettes!

— Voyons, si vous en aviez, de l’argent, m’en donneriez-vous ?

— Évidemment.

— Eh bien, pourquoi supposer que le Seigneur, qui est riche, serait moins généreux que vous?

Et les aumônes subitement affluèrent; des 10.000 des 20.000 francs plurent d’un coup; la maison fut achetée et payée en quelques jours.

A partir de ce moment les miracles pécuniaires se succèdent sans interruption, dans l’existence de Don Bosco. Il n’a pas un sou et il nourrit des collèges, bâtit des églises, fonde une oeuvre, des sacerdoces, en crée une autre pour les vocations tardives, et toutes vivent.

A certains instants, il semble que tout va crouler; des traites énormes à payer arrivent; la caisse est vide. L’on se presse autour de lui; il s’interrompt d’écrire une lettre et tourne la tête pour répondre : « C’est bien »; et comme l’on insiste, comme on lui répète: Mais enfin il faut s’exécuter « C’est l’affaire de la Providence », réplique-t-il, en se remettant au travail, et toujours, qu’il s’agisse de 30 francs ou de 40.000 francs, quelqu’un apporte à temps la somme. Don Bosco, sans surprise, sourit.

Il en fut ainsi depuis le 19 février de l’année 1851, jour où il devint propriétaire de l’immeuble Pinard,, jusqu’au 8 décembre 1887, date à laquelle il mourut d’épuisement, terrassé par la paralysie; et c’est de la sorte, avec un argent obtenu par la prière et venu souvent par les voies les plus déconcertantes, qu’il édifia une série variée d’oeuvres qui découlèrent toutes, ainsi qu’il fut dit, de son orphelinat.

Il avait de bonne heure adjoint à ses patronages et à son institut de la jeunesse abandonnée une oeuvre des vocations ecclésiastiques; l’idée lui en fut suscitée tout naturellement, lorsqu’il eut trié ses jeunes gens et choisi les plus intelligents pour instruire les autres. Il s’aperçut, en effet, que la plupart étaient aptes au sacerdoce; puis il s’avisa que des vocations plus tardives se produisaient et il compléta sa petite communauté par l’oeuvre de Marie Auxiliatrice, et ces deux agrégations poussèrent avec une telle vigueur qu’en sus même du recrutement de ses Salésiens, des sujets qu’ils préparait pour les besoins de son ordre, il a doté l’Eglise de plus de six mille prêtres !

Et, pendant que ses oeuvres s’étendaient dans l’Europe, il perfectionnait ses juvénats, ses écoles professionnelles, voulant ne laisser sortir le jeune homme de ses ateliers que lorsqu’il serait en mesure de gagner sa vie. Son activité était prodigieuse; ce qu’il avait réalisé pour les garçons, il résolut de le réaliser pour les filles et, comme par enchantement, il fit sourdre de terre, à Mornèse, en 1872, la congrégation de Marie Auxiliatrice qui recueillit les orphelines et les petites filles jetées au rebut, et il relia ces oeuvres différentes par une association de coopérateurs et de coopératrices salésiens, par une armée de laïques qui prêtèrent mainforte à ses fils et à ses filles, l’aidèrent de leur temps et de leur argent pour mener à bien sa tâche.

Le maximum d’efforts pouvait paraître atteint, et il n’en était rien. line tenait que l’Europe, il songeait aux sauvages. Il dépêcha pour la première fois, en 1875, des missionnaires partout, aux quatre coins du monde pour les équarrir et les baptiser.

Et ces travaux immenses, il les accomplit sans avoir jamais un sou devant lui; le jour même de sa mort, il fallut demander crédit au boulanger !

Ces oeuvres si onéreuses et qui ont pris, en si peu de temps, une extension vraiment incompréhensible, elles n’ont nullement périclité depuis son décès; et il l’avait annoncé à ses fils réunis dans ses derniers jours auprès de son lit de souffrance : « N’ayez peur, avait-il dit, notre institut ne peut faire fausse route, car c’est la Sainte Vierge qui le guide. »

Elles sont actuellement un sujet d’admiration pour ceux qui s’intéressent à la misère des orphelins; elles résolvent, en effet, sur bien des points, cette question qui semblait jusqu’alors insoluble, la question sociale.

Pour parler plus spécialement de ses orphelinats et de ses écoles professionnelles qui sont son oeuvre originale car, en raison même de l’esprit particulier qui les imprègne, elles n’ont point d’équivalent dans les autres ordres qui se sont occupés, eux aussi, d’éducation, de séminaires et de missions, ils sont organisés suivant une méthode que l’on peut voir fonctionner sur place dans la maison qu’il a fondée en 1883, au no 29 de la rue du Retrait, à Ménilmontant. Disons à ce propos, que lorsqu’il vint à Paris pour préparer cette fondation, il fut en quelque sorte porté en triomphe dans cette ville; sa réputation de sainteté était telle que des milliers de personnes s’ingéniaient à l’aborder.

Il quêta dans plusieurs églises, à Notre-Dame-des-Victoires, à la Madeleine, à Sainte-Clotilde, à SaintSulpice pour ses oeuvres, et il partit, fatigué sans doute de ces adulations que son humilité repoussait, exténué par ces interminables audiences qu’il lui fallut accorder aux curieux et aux malades.

Ces voyages furent certainement ses plus pénibles croix; alors qu’il était entouré, choyé, vénéré par des foules, ce qu’il devait regretter ces petits vagabonds, ces petites âmes qu’il époussetait si doucement, enlevant la poussière de leurs péchés pour que le Seigneur pût y habiter et s’y plaire !

Parfois, il se plaignait de ces éternels quémandeurs pendus, dans chaque ville, à ses trousses. « On me demande, disait-il, des miracles, on veut que je guérisse au nom de la Sainte Vierge des entorses, des bobos de toute sorte et aucun de ces malades ne songe à son âme, ne me supplie de la guérir ! » Et souvent il répondait à ces infirmes : « Si nous commencions par le plus pressé, le reste viendra par surcroît; mettez-vous là que je vous confesse ! »

Et le cas s’est présenté où, après l’absolution, les maux corporels de ses pénitents disparaissaient. L’on pourrait écrire des volumes entiers avec les épisodes de ses voyages.

A Lille où il fut plus spécialement fêté, on se l’arrachait et, un soir, qu’il dînait dans une maison amie, son hôte, le comte de Montigny, le pria d’écouter la lecture de 12 invitations qu’il avait acceptées en son nom.

L’énumération terminée, Don Bosco se leva et, après quelques mots de remerciement, ajouta : « Généralement le programme que l’on me présente est celui-ci à telle heure, pèlerinage; mais, ici, c’est tout le temps la même chose: on dînera... on dînera...»

Puis pour ne pas contrister son hôte et les convives auxquels il donnait cette petite leçon, il s’écria : « Eh bien, soit ! Que le Seigneur soit béni qui offre à Don Bosco de bons repas ! »

A Lille encore, plus qu’ailleurs, la multitude des catholiques s’étouffait pour le joindre. On montait sur les chaises dans les églises, l’on n’entendait que cette exclamation: Le Saint! Le Saint! — Et cela n’allait pas sans encombre pour lui, car des fanatiques, munis de ciseaux, coupaient, au passage, des morceaux de sa soutane pour s’en faire des reliques. — Et sans se fâcher, il soupirait d’un ton résigné et convaincu : « C’est égal, tous les fous ne sont pas à Charenton ! »

Mon Dieu, comme il doit être heureux, Là-Haut, d’être débarrassé de ces démences explosives d’admiration, de ces folies de louanges !

Pour en revenir à son établissement de Paris, il se divise, de même que ceux des autres villes, en deux sections.

L’une comprend la section des enfants destinés au travail des ateliers, l’autre, les orphelins qui n’ont pas encore atteint l’âge de 13 ans, qui sont simplement des écoliers et suivent des cours d’école primaire, et ceux qui, reconnus très intelligents et capables de travaux autres que des travaux manuels, sont instruits suivant le programme de l’enseignement secondaire classique.

Cette dernière catégorie a fourni des ecclésiastiques, des officiers, a pourvu d’hommes de valeur les carrières libérales; et ce qui est curieux, c’est qu’il y a communauté absolue de régime entre eux et ceux qui restent des artisans; ils sont traités sur le même pied d’égalité; ils doivent vivre, de même que des frères, ensemble; ils se retrouveront plus tard dans la bagarre de l’existence, et ils auront à marcher, la main dans la main et à s’entr’aider.

Les métiers enseignés de préférence par des professeurs ou des prêtres qui sortent, eux aussi, du rang et ont été élevés par charité, comme leurs élèves, sont ceux de relieur, de typographe, de menuisier, de tailleur, de cordonnier, de serrurier, de mécanicien.

Ils quittent le bercail, experts en leur profession et possesseurs d’un petit capital. Il est, en effet, alloué aux apprentis une gratification de 10 0/0 sur une journée ordinaire de 6 francs. La moitié de cette gratification est remise à l’apprenti en bon argent, l’autre est portée à la masse et ne sera acquise qu’à la fin de l’apprentissage.

Tous ont également des livrets de Caisse d’épargne, car on leur insinue le goût de l’économie, en favorisant par des récompenses leurs dépôts, ne fussent-ils que de 0 fr. 10 centimes par semaine, à cette caisse, si bien qu’une fois partis de la maison de la rue du Retrait, ils sont à même, s’ils n’y demeurent pas en qualité de prêtres ou de professeurs, de se tirer d’affaire.

En somme, la situation se résume en deux mots: on prend un enfant abandonné sur le pavé et qui deviendrait sans doute un sacripant; on en fait un garçon honnête et pieux; on l’instruit, on lui met un état entre les mains et un peu d’argent qui lui servira, s’il a de l’ordre, à s’établir.

Que sont les utopies des socialistes, des collectivistes et autres chevaucheurs de chimères ou marchands de coquecigrues, en face de ces résultats tangibles, de ces effets prouvés ?

Mais il faut bien le dire, si ces apprentis sont économes et laborieux, s’ils sont nantis d’âmes vraiment propres, cela tient à une éducation spéciale, à des soins particuliers, à un système de culture que des impies ignorent et qu’ils seraient bien en peine d’appliquer d’ailleurs.

Ce système, il se résume en deux mots piété, mansuétude. Don Bosco l’emprunta à saint François de Sales dont il donna le nom à ses prêtres, les Salésiens. Il consiste à aimer et à se faire aimer, à obtenir par l’affection ce que les autres cherchent à obtenir par la crainte.

Aussi, chez les Salésiens, nul cachot, aucune de ces punitions brutales, de ces longs pensums qui font des hypocrites ou des révoltés; un simple regard, un mot plus de tristesse que de reproche suffisent ; l’enfant s’émeut, demande de lui-même, parce qu’on ne l’y force pas, pardon.

Et dans son règlement, Don Bosco explique les avantages de cette méthode. Elle est préférable aux autres, dit-il, voici pour quels motifs :

1. L’élève préalablement averti n’est point humilié par les fautes qu’il commet, comme cela arrive quand ces fautes sont connues du Supérieur. II ne s’irrite pas de la réprimande qui lui est adressée, ou de la pénitence qu’on lui inflige ou dont on le menace. Il y a toujours dans ce système un avis affectueux qui lui est parvenu, qui lui a fait entendre raison, qui souvent a gagné son coeur, à ce point qu’il désire presque luimême le châtiment dont il a reconnu la nécessité;

2. Un motif plus grave encore d’employer ce système est dans la légèreté de la jeunesse, qui lui fait oublier, en un instant, les règlements disciplinaires et les châtiments qu’elle peut encourir. Il arrive souvent qu’un petit enfant se rend coupable et mérite une pénitence, sans y avoir fait attention. Ayant agi sans se souvenir de la loi au moment où il la transgressait, il aurait certainement évité cette faute si une voix amie l’avait averti.

3. Le système répressif peut bien empêcher un désordre difficilement rendra-t-il meilleurs les coupables. On a observé que les jeunes gens n’oublient pas les châtiments qu’ils ont subis, et que le plus souvent ils gardent rancune avec le désir de secouer le joug et même de se venger. Il semble parfois qu’ils n’y attachent pas une grande importance, mais quiconque les observera attentivement pourra constater combien sont terribles ces souvenirs de jeunesse. Ils oublient facilement les punitions de leurs parents, mais très difficilement celles de leurs maîtres. Il est des enfants qui, châtiés même justement à l’époque de leur éducation, ont accompli leur vengance brutale jusque dans un âge avancé. Le système préventif, au contraire, rend l’élève ami de son maître en qui il voit un bienfaiteur qui le prévient, qui veut le rendre bon et le préserver de l’ennui, des châtiments et du déshonneur.

4. Le système préventif rend l’élève prévoyant en ce sens que son maître pourra toujours lui parler le langage du cour, non seulement pendant le temps de l’éducation, mais aussi quand il aura quitté la maison. Le maître, ayant gagné le cour de son protégé, pourra exercer sur lui une grande influence, lui donner des avis, des conseils et même le corriger alors qu’il se trouvera dans les emplois, dans les fonctions de la vie civile et du commerce. Pour tout ceci et pour bien d’autres raisons, il nous semble que le système préventif doit être préféré au système répressif.

Mais pour développer les facultés affectives de l’enfant et lui inculquer si profondément le sentiment de ses devoirs et le regret de ses fautes, il ne suffit pas de poursuite ou la plus minime des condamnations judiciaires.

II

Nous avons décrit rapidement les oeuvres; il conviendrait de parler maintenant de l’homme; mais nous ne connaissons que l’homme extérieur, que l’extraordinaire thaumaturge que fut Don Bosco. Nous savons, par ses historiens, qu’il multiplia les pains, guérit par la vertu de ses prières des malades, qu’il lut dans les âmes, qu’il prophétisa, qu’il fut un agent de miracles, en un mot.

L’on trouvera dans ses biographes, surtout dans un intéressant volume du docteur d’Espiney, des centaines d’anecdotes à ce sujet.

Je me borne à lui en emprunter une qui, si elle peut ne pas être sûrement présentée tel qu’un miracle, n’en est pas moins, il sied de l’avouer, bien étrange; c’est l’histoire d’un chien qui défendit Don Bosco contre des malfaiteurs, un chien que nul ne connaissait et dont lui-même ignorait l’origine.

Ce quartier du Valdocco, où il avait établi son oeuvre, était l’un des quartiers les plus mal famés de la ville; les saltimbanques, les montreurs d’ours, les ruffians et les larrons, tous les nomades y campaient et ils tentèrent, à diverses reprises, sans qu’on ait jamais bien compris pourquoi, de tuer Don Bosco.

Un jour qu’il faisait le catéchisme, un coup de fusil lui fut tiré par la fenêtre ouverte de la chapelle; la balle passa sous son bras, en lacérant sa soutane et vint s’enfoncer dans le mur.

« Mauvais musicien, fit placidement Don Bosco, en entendant le bruit de la détonation et le sifflement du projectile, mauvais musicien, il manque la mesure ! »

D’autres fois, il fut assailli sur la route et il eût été égorgé si ce chien inconnu ne s’était jeté sur ces malfaiteurs et ne les avait si cruellement mordus qu’ils avaient dû s’enfuir. Après ces exploits, la bête reconduisait Don Bosco chez lui et ensuite disparaissait. Où nichait-elle? jamais personne ne le sut; mais il suffisait que Don Bosco eût à sortir, la nuit, pour aller assister un malade ou à traverser des rues périlleuses, le soir, pour qu’aussitôt elle arrivât et tînt tête aux agresseurs.

Ce chien, qui apparut en 1849 et que l’on avait nommé à cause de la couleur grise de son poil « il Grigio », accompagna, un soir, son maître chez un ami qui l’attendait pour souper. Il le débarrassa, en route, de deux énormes molosses qui voulaient se ruer sur lui et dont il ne fit qu’une bouchée; et quand Don Bosco fut arrivé chez son hôte, il consentit par exception à le suivre dans la salle à manger. Tout le monde s’extasia sur sa force et sur sa beauté et on lui offrit des friandises qu’il refusa.

Quelques jeunes clercs qui étaient parmi les convives, intrigués par ses allures insolites et par cette volonté de ne toucher à aucune nourriture, le prirent et l’enfermèrent dans une chambre.

Ils l’y laissèrent pendant douze heures, puis ils s’y rendirent avec des provisions, se disant : « Nous allons voir, maintenant qu’il est affamé, s’il va continuer de jeûner »; mais bien que les portes et les fenêtres fussent hermétiquement closes, il n’y était plus.

L’on n’entendit plus parler de lui pendant dix-sept ans; puis, en l’année 1883, un soir que Don Bosco, avec l’un de ses prêtres, arrivait à la gare de Bordighiéra parle dernier train et, ne rencontrant personne, à la descente du chemin de fer, pour lui enseigner sa route, s’égarait, par une nuit noire et pluvieuse, dans la campagne, l’animal aboya joyeusement et le conduisit là où il voulait aller.

Et oncques depuis, ne le vit.

Tout cela, c’est très bien, mais malheureusement toutes les monographies de Don Bosco, conçues suivant l’ancienne méthode des hagiographes, se confinent dans les épisodes et les incidents, dans des étiquetages de vertus et aucune ne nous entretient de l’homme intérieur, aucune ne nous renseigne vraiment sur ses relations intimes avec Notre-Seigneur, sa Mère et ses Saints. Il convient d’espérer que sa biographie complète qu’élaborentles Salésiens comblera cette immense lacune et que nous serons enfin informés de la céleste ampleur des aîtres que se prépara le Sauveur, en cet élu.

Et d’abord, en l’envisageant au double point de vue corporel et mental, quel fut le caractère de Don Bosco ?

D’une série de brochures, voici ce que j’extrais de son enfance :

Il fut un gamin turbulent, ne pouvant demeurer en place et doué d’une mémoire si prodigieuse qu’il récitait, sans broncher, d’un bout à l’autre, un sermon qu’il venait d’entendre.

Il était également si habile de ses doigts qu’après avoir regardé travailler un menuisier ou un cordonnier, il prenait le rabot ou le tire-point et, sans aucune espèce d’apprentissage, exerçait leur métier aussi bien qu’eux. Il nous apparaît, à cette époque de son existence, robuste et délié comme un clown.

Des années passent et l’aspect change: il entre au séminaire et l’un de ses confrères nous le dépeint ayant 20 ans et en paraissant 30. Il est pâle, maigre et aura la santé nécessaire pour achever ses études.

Et nous le retrouvons, à l’âge mûr, après bien des années, râblé et solide, obtenant d’un corps asservi tout ce qu’il veut.

Au point de vue spirituel, c’est autre chose.

Ce que nous savons, c’est qu’il fut d’abord violent, mais qu’il parvint de bonne heure à se mater; ses ascendants, nous les connaissons, mais son père qui fut un excellent chrétien ne l’a pas élevé, puisqu’il mourut d’une -fluxion de poitrine alors que son fils n’avait que deux ans.

Don Bosco est donc un produit exclusif de l’éducation maternelle et nous avons dit ce qu’était sa mère, une chrétienne admirable qui n’hésita point à partager ses privations pour assister les indigents.

Elle était d’âme douce et fière; c’est elle qui avait dit à son enfant, quand il s’approcha du sacerdoce : « Si, en te faisant prêtre, tu devenais riche, sache que je ne te verrais plus ; je suis née pauvre et entends mourir pauvre; seul, ton salut m’importe. »

Et le jour même où il fut consacré, elle le prit à part : « Te voilà prêtre, fit-elle; sache que commencer à célébrer la messe, c’est commencer à souffrir. »

« Ce ne sera peut-être pas demain, mais ce sera bientôt et tu verras par experience que ta mère ne te trompe point. »

II avait, on le peut constater, de qui tenir; mais en dehors de sa mère qui décéda, comme son mari, d’une fluxion de poitrine, en 1856, et de ce Don Cafasso, directeur de l’Institut de Saint-François-d’Assise qui fut son confesseur et son ami et qui le soutint, d’une main sûre, dans les dangereuses montées de la voie parfaite, un saint eut sur lui une décisive influence, fut, en quelque sorte, son véritable père spirituel, saint François de Sales.

L’âme de l’évêque de Genève revit en ce petit paysan d’Italie. Après deux siècles de distance, nous retrouvons sous d’autres traits, avec une éducation première différente, le même parangon de mansuétude et de charité. Lui aussi, il pouvait répondre, ainsi que saint François aux pharisiens qui lui reprochaient son indulgence et son idée bien arrêtée de ne jamais user de rigueur, de ne jamais sévir : « Il vaut mieux faire des pénitents que des désespérés », et, lui aussi, si pareille aventure lui était survenue, aurait agi de même que le saint qui, écoutant un homme perdu de vices n’exprimer, en confession, aucun repentir, se mit à pleurer; et comme ce triste sire lui demandait le motif de ses larmes : « Je pleure, répliqua-t-il, parce que vous ne pleurez pas », et il finit, à force de bienveillance, par inspirer une réelle contrition à ce malheureux.

Mais la vie intérieure du bon évêque est connue et celle de son fils spirituel ne l’est pas.

Quand et comment entra-t-il dans les voies extraordinaires où il vécut ? Nous l’ignorons. Un fait peut sembler avéré pourtant: jusqu’à l’achat de cette maison Pinardi qui fut le berceau de son oeuvre, Don Bosco n’avança qu’avec précaution, ne se crut pas assez certain de lui-même pour prendre son essor. Il recueille des gamins, les élève de son mieux, mais il hésite, pour parler la langue contemporaine, « à faire grand »; l’avenir ne lui a pas été clairement révélé; l’ordre de marcher de l’avant ne lui a pas été signifié.

De quelle manière lui fut-il enjoint de ne plus tarder ? Est-ce la Vierge Auxiliatrice, la patronne de ses oeuvres, qui se montra, alors qu’éperdu de charité, il s’écriait : « Des âmes, Seigneur, envoyez-moi des âmes ! »

Ce qui paraît sûr, c’est qu’il dut avoir, à ce momentlà, un entretien avec Jésus ou avec sa Mère. Lui apparurent-ils sous des apparences corporelles, accessibles aux sens, ou lui parlèrent-ils au plus profond de luimême, dans la source même de sa personne ? Fut-il instruit pour cette oeuvre dans un songe, comme il le fut, à diverses reprises, par le Sauveur ? Je ne le sais ; mais cette intervention divine est d’autant plus vraisemblable que Don Bosco, qui n’était ni un téméraire, ni un casse-cou, n’aurait point risqué une si grosse partie, s’il ne s’y était cru célestement convié.

Un mot authentique et bien simple de lui, qui ne figure pas dans ses monographies, je crois, peut cependant, si on le soupèse avec soin, nous éclairer un peu sur la nature de ses colloques avec la Vierge.

Le 29 janvier 1879, il passait dans la petite rue Beauséjour, à Marseille, et il se lamentait, constatant que, depuis une semaine qu’il résidait dans cette ville, il n’avait pu réussir à y implanter son oeuvre des apprentis orphelins.

Sur ces entrefaites, une femme vient à lui et lui désigne, d’un regard suppliant, son enfant de huit ans qui se traînait, perclus, les jambes contournées, sur des béquilles.

Don Bosco, ému par la détresse de ces pauvres gens, prie Marie-Auxiliatrice avec ferveur, puis, souriant, il bénit l’enfant au nom de la Vierge et lui remet une médaille, et aussitôt les membres du paralysé s’agitent, les jambes se redressent et le voilà qui jette ses béquilles et court.

Le bruit de ce prodige se répandit à Marseille et toutes les bonnes volontés, jusqu’alors percluses comme le corps de l’enfant, se dégourdirent, et l’ouvre fut fondée. Six mois plus tard, Don Bosco sollicité par quelques intimes de leur raconter comment s’était opéré ce miracle, narra qu’il avait dit en toute confiance à la Madone : « Commençons ! »

Ce mot ne dénote-t-il pas, en effet, une intimité toute filiale de sa part, et de la part de Marie une condescendance toute maternelle? Ne révèle-t-il pas surtout par son ton familier, par son expression même de certitude, bien des entretiens et des promesses antérieures, bien des grâces implorées et reçues ?

D’un autre côté, il demeure attesté par tous les renseignements consignés dans les archives salésiennes, que Notre-Seigneur, employant les moyens dont il usa quand il voulut correspondre avec certains de ses saints, avec saint Anselme pour en nommer un, communiquait souvent avec Don Bosco par cette voie des songes que nous avons déjà citée.

Ou le songe était symbolique, ainsi que celui des fauves transformés en brebis, ou bien il était réel et précis, lui indiquant, clairement, sans ambages, l’avenir, lui déterminant d’une façon si nette l’acte qu’il devait accomplir, qu’il ne lui était pas possible de se leurrer.

L’un d’eux est, à ce point de vue, typique.

Une nuit, Don Bosco rêva qu’on lui offrait en France, à Marseille, une somptueuse villa qu’il vit jusque dans ses plus petits détails. Il écrivit à des amis qu’il possédait à Marseille, en leur décrivant la villa et en les priant de la chercher. Ils le crurent fou, cherchèrent néanmoins pour lui être agréables et ne découvrirent aucune propriété qui répondît de près ou de loin à la description de Don Bosco.

Plusieurs années s’écoulèrent pendant lesquelles Don Bosco vint plusieurs fois dans cette ville. Il y fréquentait surtout chez le curé de Saint-Joseph, le chanoine Guyol, qui, par taquinerie, s’amusait à l’interroger pour savoir s’il avait enfin déniché l’idéale villa et finalement se gaussait de sa constante déconvenue.

Enfin, en 1885, un jour que ce chanoine se promenait avec Don Bosco dans la banlieue de Marseille, il lui désigna, en passant à Sainte-Marguerite, une maison qui appartenait à l’une de ses bienfaitrices, madame Pastret.

Il la lui montrait, comme s’il eût montré une autre maison appartenant à une autre personne dont son ami eût connu le nom; cette propriété était close et il était impossible d’apercevoir, d’où ils étaient, la forme du jardin.

Et Don Bosco s’arrête et sa figure change ; il s’écrie, radieux ! « Nous y sommes ! c’est bien cela. Il y a, ici, derrière ce portail une grande allée semi-circulaire de platanes; elle aboutit à deux piliers massifs surmontés de deux lions; à gauche, il y a une ferme, puis un cours d’eau et un superbe chêne, c’est la propriété que j’ai visitée dans mon rêve, Dieu soit loué ! »

Tous ces détails étaient exacts et l’immeuble lui fut, en effet, concédé pour y établir son oeuvre.

Dieu le récompensait magnifiquement de l’impassibilité de sa foi; et le fait est qu’il fut doué de cette foi, foncière, absolue, qui soulève des montagnes. Il l’avait au même degré que deux autres thaumaturges dont les missions furent différentes, le curé d’Ars et M. Dupont, le saint homme de Tours. Ils ont vécu dans le même temps et ils ont été les uns et les autres, au XIXe siècle, les exemples les plus décisifs de l’incommensurable puissance de la Foi.

Ce qu’il convient d’observer aussi en Don Bosco, c’est qu’il joignait à cette imperturbable foi une extrême prudence. Il n’entreprenait une fondation que lorsque la nécessité lui en était bien démontrée; il ne reconstruisait une maison pour abriter ses enfants que lorsqu’elle menaçait complètement ruine. Il ne tentait jamais Dieu, en un mot ; il ne l’invoquait que dans les circonstances indispensables et, une fois en possession des biens qu’il avait obtenus, il les régissait avec une sagacité d’homme d’affaires et une sagesse de saint.

« Il faut commencer, disait-il, quand il se lançait dans ses fondations, par peser la charge sur ses épaules et à mesure que l’on marche, le fardeau s’équilibre et se tasse. »

Et c’est là où son originalité s’atteste. Il fut un homme du Moyen âge; sa confiance en Dieu était telle qu’il réalisait les plus improbables des merveilles; sa vie a l’air de se passer au XIIIe siècle et personne cependant ne fut plus moderne. Il était un brasseur d’affaires du Bon Dieu, inouï ; il était aussi singulièrement expert pour épurer, en les dégorgeant de leur trop-plein qui les diabolisait, les gens.

Le Directeur de la Semaine Religieuse de Paris, M. l’abbé Brousselle. qui l’a personnellement connu, me relatait ce fait :

Il se trouvait à Turin, chez Don Bosco, au moment où on lui annonça la visite d’une dame fort riche et de nom vanté. Don Bosco, qui, par goût, préférait les pauvres, n’était pas très empressé à la recevoir. Elle insista tant et si bien que, pour ne pas la désobliger, il céda.

Elle entra, se confondit en des exclamations admiratives qu’il écoutait, contrit à la fois et gêné, et elle aboutit à lui demander un autographe !

« Je n’ai pas l’habitude de souscrire à ce genre de sollicitations, » dit-il. Alors, elle s’agenouilla et déclara qu’elle ne partirait pas avant que sa requête fût accueillie.

Il sourit, saisit un morceau de papier, traça rapidement quelques lignes et le lui tendit.

C’était un simple reçu ainsi libellé :

Reçu de Madame X... une somme de 2.000 francs pour mes oeuvres.

Signé : Don Bosco.

Elle s’exécuta galamment et Don Bosco qui avait des dettes urgentes à payer, du pain à solder pour ses orphelins, lentement et en priant ardemment, la bénit.

A une autre dame qui osait lui demander de lui indiquer un bon placement de son argent, il tendit ses deux mains ouvertes : « Le voici », dit-il; mais la fin de l’histoire manque et j’ignore quel en fut le dénouement.

Ces anecdotes, qui prouvent la patience et l’esprit d’à-propos de Don Bosco, sont très suggestives, à un point de vue plus général, si l’on y réfléchit.

Je ne puis m’empêcher, en effet, d’être frappé par ce côté débrouillard et habile qui se décèle chez les fondateurs d’ordres de notre temps.

Il suffit, pour s’assurer de la véracité de cette assertion, de prendre parmi les nouvelles congrégations de femmes qui sont aussi nombreuses que les nouveaux instituts d’hommes sont rares, à notre époque, deux des plus considérables et des plus puissantes : Saint-Joseph de Cluny et le Bon Pasteur d’Angers, par exemple.

Elles furent créées, sans ressources, par deux saintes femmes et, à lire la vie de Marie Javouhey et de Marie sainte Euphrasie Lepelletier, l’on reste surpris de l’adresse de ces Supérieures à manier les affaires, de l’ampleur de leur bon sens, de la vigueur plus que féminine de leurs vues.

Et il semble que l’on puisse inférer de cette observation que les fondateurs et fondatrices d’ordres modernes qui prospèrent et qui sont par conséquent protégés par le Ciel, ne sont nullement empruntés pour résoudre les litiges les plus embrouillés de la vie, que Dieu approprie ses grands serviteurs aux besoins de leur temps.

Saint François d’Assise aurait bien du mal aujourd’hui à établir son ordre et il avait toutes les qualités requises pour réussir à l’époque où il l’enfanta. Les saints du Moyen âge, qui sont plus naïfs sans doute et plus charmants, seraient singulièrement dépaysés, s’il leur fallait se mouvoir au milieu des difficultés légales et des embarras pécuniaires de nos jours. Aussi, quand le Seigneur désire implanter maintenant une nouvelle famille dans son Église, s’adresse-t-il à des gens qu’il sait avoir, outre la splendeur de leur âme, l’intelligence des intérêts dont il les veut charger.

Il parait consentir à se mettre ainsi à la portée des siècles et daigner ne pas refuser de s’accommoder à leurs coutumes.

Tel est le cas de Don Bosco qui fut l’homme pratique par excellence, tout en vivant de la vie surnaturelle, tout en étant peut-être, avec saint Vincent de Paul, celui qui fut le plus grand embrasé d’amour pour les enfants abandonnés et pour les orphelins.

Mais sa grande habileté consistait encore plus, selon moi, à s’oublier lui-même, à ne voir que la gloire de Dieu, à ne chercher que le salut du prochain; et le Seigneurie payait au centuple de son désintéressement.

L’oubli de soi-même, il l’avait à un degré héroïque ! Il épuisait sans pitié son pauvre corps; les infirmités, les maladies, il les refrénait par la prière, par l’obéissance à ses confesseurs qui lui enjoignaient de requérir du ciel sa guérison. Quand on songe qu’accablé de travail, jamais il ne se reposa; que, pendant près de vingt-cinq ans, il dormit à peine une nuit sur deux, et qu’il ne réparait ses forces qu’en sommeillant tout debout dans la rue, où, pour qu’il ne tombât point, il était conduit tel qu’un aveugle, par un enfant, l’on demeure stupéfié qu’il ait pu dépasser l’âge de 72 ans. Il se regardait ainsi qu’un instrument passif entre les mains de la Providence, et il l’était bien, en effet.

Dieu lui concéda des ressources surhumaines tant que l’Oeuvre eut besoin de lui, puis quand il eut formé ses successeurs, quand ils furent aptes à la diriger, il le libéra de sa geôle terrestre et lui accorda l’éternel repos, là où l’allégresse divine perdure, et où la souffrance humaine n’est plus.

Il allia, nous l’avons observé, à une foi imperméable, une sagacité d’administrateur déconcertante. Il enta Colbert sur saint François de Sales; mais cette remarque n’est qu’une fenêtre ouverte sur son âme; une autre nous montre sa bonté et sa gaieté, une bonté rayonnante d’âme pure d’homme fondu en Dieu et une gaieté d’enfant ingénu, d’âme blanche.

Il aurait volontiers dit ainsi que saint François d’Assise à l’un de ses novices en mal de mélancolie : « Pourquoi cette figure triste? Aie toujours une mine saintement joyeuse, car il ne convient pas lorsqu’on est au service du Seigneur, d’exhiber un air maussade et rechigné. »

Et il le disait, en effet, car jamais il ne laissa un enfant s’éloigner de lui sans ajouter à son adieu ces mots: "Allons, va, sois joyeux!"

Ce côté de bonne liesse, il le décelait parfois comme en cette histoire des prêtres qu’il expédia à sa place dans une maison de fous; il le dénotait aussi d’autres fois dans sa façon drolatique de pêcher des âmes.

Un jour, il entre chez un barbier et il y avise un jeune apprenti dont il fait, en le regardant, le tour de l’âme en une seconde : « Il faut que je m’en empare pour mon patronage du dimanche », pense-t-il.

Et le voilà qui entame la conversation, apprend qu’il est orphelin de père, qu’il ne s’est pas encore approché de la sainte Table.

— Vas-tu au moins au catéchisme ? lui demande-t-il.

— Mais toutes les fois que je puis, répond l’enfant.

— Parfait, riposte l’apôtre. Eh bien, maintenant, tu vas me raser !

— Il est tout au plus bon à tondre un caniche, s’écrie le coiffeur ; mettez-vous là, Monsieur l’abbé, c’est moi qui vais vous opérer.

— Pas du tout! S’il ignore son métier, il convient qu’il l’apprenne, cet enfant; j’ai une barbe de bois, continue Don Bosco, en se passant la main sous le menton ; mais peu importe! Que votre petit bonhomme s’exerce dessus; pourvu qu’il ne m’enlève point d’un coup de rasoir le bout du nez, je ne me plaindrai pas.

Et l’apprenti, un peu ahuri, s’escrime; il racle éperdument le cuir de Don Bosco, qui crie et rit à la fois, car il est écorché par cet aide-bourreau jusqu’au sang; mais il coupe court aux excuses du patron et du novice en exigeant, pour la peine de ce dernier, sa présence à l’Oratoire le dimanche; et ce petit garçon devint un des meilleurs sujets de Don Bosco, qui estima qu’il n’avait pas acheté trop cher, par ces estafilades et ces balafres, son âme.

Sa bonté, elle était extrême, et personne n’a mieux montré, par des exemples demeurés célèbres, combien elle est le véritable moteur de l’univers, le vrai levier du monde.

L’épisode des prisonniers, qui stupéfia le gouvernement italien, eut lieu en 1855.

Malgré le labeur accablant que lui procuraient ses orphelins et ses patronages, Don Bosco trouvait encore le temps de visiter les prisons, et de confesser les captifs et spécialement ces enfants dont la vue lui avait révélé sa mission.

Il s’était fait aimer d’eux et il était bien convaincu que si, au lieu de les séquestrer dans un milieu gangrené, on leur témoignait de l’affection, on parviendrait aisément à les dépurer de leurs vices et à les guérir de leurs maux.

Selon sa théorie, il procédait par le sacrement de la pénitence et la fréquente communion, sûr que, par ce moyen, la grâce descendrait en eux.

Or, il avait, en effet, obtenu des résultats étonnants. Il voulut récompenser ces gamins de leur bonne volonté et il demanda au directeur de la prison, comme une chose toute simple, de conduire ses petits pénitents en promenade. Il s’offrait à les emmener le matin et à les ramener le soir.

Le directeur béa de stupeur s’esclaffa, tant la proposition lui parut folle; mais voyant que Don Bosco ne se démontait pas, il lui dit : « Je ne pourrais, quand bien même je le voudrais, vous accorder une permission de ce genre, car je n’ai point qualité pour cela; adressez une requête au Ministre de l’Intérieur et il fera ce que bon lui semblera. »

Et le fonctionnaire sourit, pensant : « Toi, ce qu’on va t’envoyer coucher ! »

Don Bosco rédigea aussitôt une pétition dans ce sens au Ministre, qui était alors M. Urbain Ratazzi, et, si invraisemblable que cela soit, elle fut accueillie.

La vérité est qu’en dépit de sa politique anticléricale, M. Ratazzi était un homme fort intelligent ; il connaissait les OEuvres de Don Bosco et, en homme pratique, il consentit à tenter l’expérience, se réservant peut-être d’examiner, au cas où elle réussirait, s’il n’y aurait pas lieu d’organiser, d’une façon moins barbare, les détentions correctionnelles d’enfants.

Muni de son autorisation, Don Bosco s’en fut tranquillement, un beau matin, à la prison et il exhiba la lettre du Ministre au directeur qui s’inclina, stupéfié, et donna l’ordre d’ouvrir les portes.

Et Don Bosco partit à la tête d’une caravane de 350 détenus et il les conduisit à un château qu’il avait choisi comme but de promenade et qui était distant de 10 kilomètres de Turin. Les marmots, d’abord étonnés de cette liberté, bondirent ainsi que des cabris et s’amusèrent, de leur mieux, le long de la route, mais sans se livrer à aucun désordre et sans commettre aucune rapine et aucun dégât; la plupart, après avoir couru, revenaient entourer leur ami pour causer avec lui et le remercier de sa bonté; et lorsqu’ils s’aperçurent qu’il était un peu fatigué, ils déchargèrent, d’un commun accord un ânon qui portait les provisions du repas, mirent les paniers sur les épaules des plus grands, et Don Bosco dut enfourcher la bête que deux enfants tinrent par la bride.

Le soir, en rentrant, on fit l’appel: personne ne manquait.

Comment n’eût-il pas été aimé, d’ailleurs, de ceux qui l’approchaient ? Une vertu de bonté sortait de lui; son mode même de commander se dépouillait de la dureté d’un ordre. Il disait : « Veux-tu, mon petit, faire bien plaisir à Don Bosco ? Eh bien, fais ceci...» ou : « Garde-toi de faire cela », et l’obéissance, enrobée sous cette forme affectueuse, devenait facile.

Il était, avec cela, le père le plus indulgent aux pauvres âmes.

N’est-elle pas exquise, cette façon qu’il avait de soutirer aimablement l’aveu des chutes ? Il confessait à l’église, en plein air, dans un coin de chambre et le souvenir nous a été conservé de cet admirable prêtre confessant dans ce pré qu’il avait loué, alors que tous les propriétaires d’immeubles l’avaient, les uns à la suite des autres, congédié.

Il s’asseyait sur un petit tertre et, à distance, formant le cercle, les enfants à genoux se récolligeaient, s’apprêtaient à lui avouer leurs défauts ineffacés ou leurs oublis; et l’on voit Don Bosco avec sa physionomie débonnaire de vieux curé de campagne, prenant celui de ses pénitents qui a terminé son examen par le col. Il l’enveloppait de son bras gauche et appuyait légèrement la tête de l’enfant sur son cour; ce n’était plus le juge, mais le père qui aidait son fils dans l’aveu souvent si pénible des moindres fautes.

L’enfant se sentait si aimé, si encouragé par cette sainte tendresse qu’il parlait tout naturellement, sans laisser longuement s’égoutter, ainsi que tant le font, la lente série des menus péchés.

Il serait singulièrement doux pour des convertis qui ont à renverser d’un coup leur existence aux pieds d’un prêtre, d’être ainsi adjuvés, d’être ainsi choyés, ce ne serait peut-être pas assez rigoureux, assez pénitentiel pour les récidivistes des hontes, mais l’on ne peut s’empêcher de croire tout de même que ce serait vraiment bon !

Sa manière de confesser — qui a été gardée par les Salésiens — n’est-elle pas le symbole même de son oeuvre? Ne rappelle-t-elle pas l’inégalable miséricorde de jésus serrant les enfants contre sa poitrine et chargeant sur ses épaules la brebis lasse?

Personne n’a mieux que Don Bosco revécu, depuis le Moyen âge, les Évangiles et, maintenant qu’il est mort, je me le figure très bien, comme dans un tableau de Primitif, faisant paître sous un firmament d’or, en un pré émaillé de violettes et de marguerites, avec une vue de Turin dans le fond, les blanches brebis qu’il éleva et qui s’agenouillent et adorent, sous son oeil ravi, l’Agneau mystique debout sur l’autel, l’Agneau auréolé d’un nimbe crucifère, tenant la croix hastée et dardant de sa gorge entr’ouverte, dans un calice, un jet de sang.

C’est la traduction peinte de l’Agnus redemit oves de la prose de Pâques et c’est presque aussi la translation en la langue des images du songe que Don Bosco eut dans sa jeunesse et qui prépara sa vocation de dompteur de petits démons, de pâtre de petits anges.

(1) Si, comme il sied de l’espérer, Don Bosco est, un jour, canonis il est vraiment tout désigné pour être le patron des locataires. Ceux pourront en effet l’invoquer, mieux que tout autre, pour tacher de décou vrir des propriétaires généreux et indulgents et de vivre, une fois installés chez eux, sans crainte de congés, en paix.


Préface de Don Bosco, 1 vol. avec sonnet liminaire de François Coppée à Joris-Karl Huysmans, 17 juin 1902. Exécutés par l’école typographique de Don Bosco.

Cette école, située dans le quartier du Père-Lachaise, 29, rue du Retrait et dirigée par le P. Bologne, est exactement décrite par Léon Deffoux dans une brochure extraite du "Mercure de France": J.-K. Huysmans et les Pères Salésiens, XV. X. MCMXX. Huysmans avait visité l’orphelinat en 1902 avec son ami François Coppée. C’est pour venir en aide à la fondation menacée qu’il écrivit son Esquisse biographique. De son côté, Coppée ouvrit dans Le Gaulois une souscription qui produisit plus de 37.000 francs. L’expulsion des Congrégations, en 1903, dispersa les Salésiens dont l’école fut fermée.