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En Marge (1927)

blue  Avant-Propos.
blue  Emile Zola et L’Assommoir.
blue  Rimes de Joie.
blue  J.-K. Huÿsmans.
blue  Le Latin Mystique.
blue  Le Satanisme et la Magie.
blue  Petit Catéchisme Liturgique de l’Abbé Henri Dutilliet.
blue  Préface pour des dessins de F.-A. Cazals.
blue  Préface d’En Route.
blue  Préface d’A Rebours.
blue  Marie-Charles Dulac.
blue  La jeunesse du Pérugin et les origenes de l’Éole Ombrienne.
blue  Don Bosco.
blue  Préface aux poésies religieuses de Verlaine.

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LA JEUNESSE DU PÉRUGIN ET LES ORIGINES DE L’ÉCOLE OMBRIENNE

Une histoire générale de la peinture ancienne de l’Italie, écrite en français, manque. Elle existe à l’étranger, mais nous, nous en sommes encore réduits aux vieilles traductions de Vasari et de l’abbé Lanzi, car l’on ne peut décemment considérer ainsi que de complètes annales, les volumes de Coindet ou de Stendhal ou les notices bâclées à la grosse, sous la férule de M. Charles Blanc ; et, d’autre part, « L’Art chrétien » de Rio est passé de ton et peu au courant depuis que les recherches effectuées par d’opiniâtres monographes ont bouleversé les biographies, tenues jusqu’alors pour exactes, des peintres et changé les attributions de nombre de panneaux et de toiles. Somme toute, à l’heure présente, nous ne possédons comme vue d’ensemble sur les peintres de l’Italie que l’ouvrage de M. Lafenestre dont un premier volume a paru dans la collection de l’Enseignement et des Beaux-Arts ; mais ce tome ne contient guère, faute de place, que des noms et des dates ; c’est une nomenclature, un memento; ce n’est pas plus. En attendant qu’à l’aide des volumes parus à l’étranger, ce travail s’opère, celui qui l’entreprendra peut s’attendre à peiner sur de laborieuses enigmes, car l’ancienne peinture de l’Italie se subdivise en une multitude de branches; écoles de Florence, de Sienne, de Toscane, d’Ombrie, de Rome, de Naples, de Padoue, de Ferrare, de Vénétie, d’autres encore, et elles s’enchevêtrent de telle sorte qu’il est difficile de reconnaitre dans ce fouillis quelles sont les branches mères, les rejetons et les greffes, M. l’abbé Broussolle a suivi le petit sentier jadis frayé par Passavant et il a défriché les territoires des alentours, donné un peu de clarté et un ’peu d’air à cette région de l’art si peu connue qu’est l’école de l’Ombrie.
    Si la définition du vieux poète d’Esternod : « Ma patrie, c’est où je suis bien », — moi je dirais plus volontiers : « où je prie bien », est exacte, — il faut avouer que M. l’abbé Broussolle devrait être né, non en France, mais dans l’Ombrie, car ce pays est son lieu d’élection, le pays où il se sent à l’aise et vraiment heureux. Il faut lire un intéressant volume qu’il édita en 1897, sous ce titre : « Pèlerinages Ombriens » pour se rendre compte de ses transports d’enthousiasme lorsqu’il parcourut pour la première fois cette contrée.
    Il exulte dans les églises, il prône les habitants, il exalte les horizons, il célèbre l’Eden réinstallé ici-bas, ce qui ne l’empêche point, d’ailleurs, de fouiner dans les bibliothèques, de compulser les archives des notaires et des municipes, de scruter les anciennes bannières des confréries, d’examiner à la loupe tous les panneaux de peinture, de rechercher des documents inédits pour savoir d’où viennent ces tableaux, et quand il ne parvient pas à dénicher leur acte de naissance, il se console de sa peine en se livrant à d’insinuantes suppositions qui laissent d’abord perplexe, puis finissent sinon par vous persuader complètement, au moins par vous séduire assez pour que l’on ne veuille pas se donner le regret, en les retournant trop, de n’y plus croire.
    J’ai retrouvé le même homme, plus contenu, plus rassis pourtant, dans ce nouveau livre ; c’est le même procédé de furetages, de recherches et aussi de conjectures ; mais ici encore, ces fictions sont si prévenantes, alors qu’elles se cantonnent dans le douaire des vrais primitifs, que l’on se sentirait une parfaite mauvaise grâce à ne pas les accueillir. L’histoire n’est-elle pas, d’ailleurs, si on l’envisage à un point de vue un tantinet paradoxal, un éternel peut-être et un perpétuel devenir ? Des pièces prouvent d’une façon péremptoire tel fait et, le lendemain, une nouvelle pièce que l’on ignorait détermine exactement le contraire; c’est une escarpolette où chacun des exposants est tour à tour en haut et en bas, où chacun, à tour de rôle, a raison et tort. L’histoire n’est, au demeurant prenante que par le talent de l’écrivain, que par la façon dont celui qui la raconte se l’imagine; et c’est pourquoi, sans doute l’histoire la plus inexacte et la plus fausse qui soit, celle de Michelet, est la seule qui se puisse lire ; dans ces conditions, si le plat est bien préparé, qu’importe une illusion et une hypothèse de plus ou de moins ? Aussi n’est-ce pas moi qui chicanerai M. l’abbé Broussolle sur les siennes, s’il en a.
    Qu’est-ce que l’Ombrie ? se demande-t-il d’abord. La question semble oiseuse et elle ne l’est nullement, car personne ne sait au juste où commençait et finissait autrefois cette province. Après l’énuméré de raisons qui paraissent plausibles, l’écrivain « l’assimile presque à la totalité de l’ancien domaine temporel des Papes, celui d’avant la conquête piémontaise ». Et son plan d’excursion arrêté, il râfle pour ainsi dire le terroir, allant jusque dans les plus petites bourgades, en quête de débris de panneaux et de restants de fresques ; il les confronte avec les oeuvres mieux conservées et plus connues et parfois il suggère de singuliers rapprochements, vous signale des filiations, des airs de famille, indique, avec des points de repère, de fructueuses pistes.
    Ce livre représente, en somme, un travail énorme ; dans ses pages apparaissent des peintres que trop de nos musées ignorent, des peintres éloquents, parlant une langue barbare et magnifique, des peintres qui, avec l’Angelico, formèrent ce petit groupe d’artistes mystiques dont les oeuvres s’élevèrent, comme de merveilleuses oraisons colorées, jusqu’au moment où le paganisme de la Renaissance infecta la peinture religieuse de son virus érotique et souilla, en même temps que le catholicisme, sa manière de s’exprimer en art. Parmi ces primitifs dont les panneaux si ardemment prièrent, M. l’abbé Broussolle nous en décrit plus longuement quatre qui vécurent au XVe siècle: Ottaviano Nelli, Benedetto Bonfigli, Boccati da Camerino et Niccolo Alunno. Pour moi, la partie vraiment supérieure de son oeuvre est là.
    Ottaviano Nelli, il nous le montre en ses fresques enfouies à Foligno, dans l’ancienne chapelle du palais des Trinci, énergique et rude, persuadant moins par la douceur que par la force ; il le dépeint tel qu’un naturaliste, pieux et farouche. Son histoire de la Vierge, qui est un commentaire presque textuel des évangiles apocryphes si en faveur du Moyen âge, il nous la raconte mot à mot ou plutôt tableau par tableau ; il nous relate par le menu l’originalité de cette traduction dans l’idiome des couleurs et des lignes, nous fait toucher du doigt les défauts et les qualités, puis il amène, comme un repoussoir qui aide les deux artistes à se faire mutuellement valoir, les oeuvres de Bonfigli, son Adoration des Mages si naïve, ses funérailles de saint Louis, si certainement véridiques, avec les attitudes diverses de la douleur signifiées par les postures et les traits de ces moines qui entourent le saint sur son lit de mort. Il révèle comment, avec ce peintre, l’art mystique peut s’affirmer par des termes différents, comment après l’accent un peu âpre d’Ottoviano Nelli, le Bonfigli assure d’exquises tendresses lorsqu’il invente le type gracieux de ses vierges et de ses anges ; puis, en passant, il écorne, s’il n’abat complètement, la légende de Fiorenzo que de récents enthousiasmes promurent grand peintre; il décèle l’inanité de la découverte, déclare qu’il n’existe qu’une oeuvre authentique de ce peintre, dépiote les arguments de Crowe et de Cavalcaselle qui l’imposèrent ; là et plus loin, lorsqu’il s’agit de la Vierge de Piero della Francesca acquise par le musée du Louvre, il s’atteste démolisseur placide et têtu, prenant son temps, détruisant pièce à pièce l’échafaudage longuement dressé par les critiques, restituant, mais avec moins de certitude, à Benedetto Bonfigli, cette oeuvre.
    Ces pages que, plus tard, avec de nouveaux arguments, d’autres écrivains contrediront peut-être, ne sont pas l’un des moindres ragoûts de ce livre; mais si celles-là sont destructives, combien celles qu’il consacre à ces deux grands peintres de l’Ombrie, Boccati da Camerino et l’Alunno, sont déférentes et amicales ! L’affection sourd sous chacune des lignes; les vieux maîtres si oubliés ont trouvé en ce siècle, qui se désintéresse, un enthousiaste ami. Devant la Madone de la pinacothèque de Pérouse de Giovanni Boccati, M. Broussolle s’écrie, ravi : « Il faudrait aller à Pérouse, rien que pour se réjouir l’âme devant le tableau de ce naïf Ombrien et goûter pendant quelques heures aux très rares délices d’une belle vision du paradis. » Il vante des anges exquis qui déchiffrent de la musique et voilà que moi, qui n’ai pas vu cette oeuvre, je m’évade de Pérouse à Gand, dans l’église Saint-Bavon, devant l’un des volets de l’Agneau Pascal des Van Eyck, qui représente justement le même sujet, une psallette d’anges si précisément observés que les anciens chroniqueurs distinguaient aisément déjà, dans ce choeur de purs esprits, ce qu’ils appelaient alors « les dessus et les basses, les ténors et les hautes-contre ».
    Et maintenant que nous sommes à Gand, nous pouvons presque y rester, car, en art, les villes de l’Ombrie et la cité de Gand se touchent. Niccolo Alunno semble, en effet, plus Flamand qu’Italien. Il eut, en tout cas, le concept d’art de Bruges et ce goût de l’intérieur si cher aux Flandres. En de suggestives lignes, M. l’abbé Broussolle nous le montre travaillant à Foligno, dans sa petite maison de la place Sant-Agostino, peignant des retables pour d’autres villes, mais voulant, pour n’être pas dérangé, que les acquéreurs viennent chercher chez lui les commandes prêtes. Cet Alunno qui a peint des Madones mélancoliques fut, à sa manière, un peintre de portraits, un vrai Flamand par l’énergie de son naturalisme, par son souci du détail par son besoin d’être vrai, et l’écrivain se demande s’il n’a pas retrouvé, parmi les Crucifixions anonymes des musées de Bruxelles et d’Anvers, des panneaux qui sont de lui. Et c’est le moment de poser cette question : Quelles sont les origines de la peinture en Ombrie ? L’on n’y a jamais, que je sache, répondu d’une façon bien nette. Tout en ne pouvant rien affirmer dé précis, M. l’abbé Broussolle répond, lui, par une hypothèse qui me séduit fort, je l’avoue.
    Que l’école siennoise ait exercé, dans les premiers temps, une certaine influence sur celle de l’Ombrie, tout le monde est d’accord; mais arrivés au point où nous mène M. Broussolle, à la fin du Moyen âge et au commencement de la Renaissance, c’est autre chose. Si les peintres de ce temps subirent une pression, ce ne fut plus celle de leurs compatriotes, dont ils s’éloignèrent, et cette pression, c’est à l’école des Flandres que l’écrivain l’attribue.
    Il appuie son opinion de motifs qui me paraissent valables ; les peintres flamands étaient alors très connus en Italie. Roger Van der Weyden était venu à Rome. juste de Gand avait vécu, une dizaine d’années, à la cour de Frédéric, à Urbino, et il y avait laissé cette merveilleuse Cène qui existe encore au musée des Beaux-Arts de cette ville; enfin les collectionneurs étaient alors très entichés des oeuvres flamandes, et Richard Portinari, pour en citer un, faisait venir de Bruges, pour être placée à l’hôpital de Santa-Maria-Nuova, qu’elle n’a pas quitté, l’Adoration des Bergers, de Van der Goes. Il n’y aurait donc rien de surprenant que les admirables artistes des Flandres aient aiguillé leurs confrères sur cette voie du naturalisme mystique, qui fut, en somme, la grande voie de l’art chrétien, au Moyen âge.
    Il y aurait évidemment des preuves plus certaines à fournir: ce serait une recherche des plus enviables, et il espère bien que M. l’abbé Broussolle la tentera et videra à fond cette question.
    Nous sommes arrivés à la partie du livre qui traite de la jeunesse du Pérugin. Ici, je m’arrête, les tableaux et les reproductions que je connais de ce peintre ne m’incitent pas. je ne sais s’il fut incrédule, comme tous le prétendent; M. Broussolle le nie, mais mollement ; dans tous les cas, un fait est certain : pour ne prendre que ses oeuvres du Louvre, nous sommes en face de Madones et de Saints qui n’en sont pas. Ce sont des Apollon et des Aphrodite; ses toiles sont tout ce que l’on voudra, sauf de l’art catholique et mystique; et, après lui, ce fut son élève, l’odieux Raphaël, qui, avec ses matrones douceâtres et ses nourrices purement humaines, nous conduisit par une longue filière et de lentes transitions, aux épouvantables niaiseries des marchands de saintetés de la rue Saint-Sulpice et de la rue Madame !
    Quant au talent même du Pérugin, il est, selon moi, de second ordre ; mais parmi les avis très divers que M. l’abbé Broussolle exprime sur le compte de ce peintre, j’en trouve un qui nous met tout à fait d’accord, je pense. Il dit, en effet, dans son introduction : « Le Pérugin oublia trop vite qu’il était peut-être né pour exercer uniquement, ainsi que ses confrères ombriens, bien qu’avec plus de succès, le modeste métier d’artisan. » Ça, c’est parfait !
    Je ne veux point clore ces courtes lignes, sans signaler, parmi les très curieuses pages que ce volume contient, une vraiment exquise entre toutes, celle où l’auteur fait jaillir devant nous l’Adoration des Mages, de Gentile da Fabriano. Pour moi, la seule critique d’art qui mérite qu’on l’adule doit se comprendre de la sorte : il faut résumer la biographie du peintre et les origines de son art, montrer ses tenants et ses aboutissants, expliquer le sujet qu’il traite, en indiquer les sources, s’il s’agit, par exemple d’une vie de Saint ou d’une légende, puis définir son talent, l’analyser en décelant les ruses de son métier et les qualités de sa technique, révéler les sensations personnelles qu’il suggère et surtout décrire le tableau de telle façon que celui qui en lit la traduction écrite, le voie. C’est bien des choses, direz-vous; sans doute, mais les Goncourt les ont réalisées dans leurs définitives études sur un art que j’apprécie encore moins que celui de la Renaissance, sur l’art du XVIIIe siècle. Ce résultat peut donc être atteint si celui qui entreprend ce travail est à la fois un commissaire-priseur et un savant, et avant tout un artiste.
    Les pages sur le Gentile da Fabriano se rapprochent de cet idéal de la critique. Si je les joins aux autres si pleines d’actives recherches et de spécieuses thèses, je puis justifier, je crois, l’intérét que ce livre de M. Broussolle mérite et les causes qui me portent à l’aimer.



La Jeunesse du Pérugin et les origines de l’École ombrienne, par l’abbé Broussolle, aumônier du Lycée Michelet, 1 vol. in-8, Oudin, Paris, 1901.

Cette préface, Huysmans dut l’écrire en 1898, et le millésime 1901 est sans doute anticipé, car l’exemplaire de M. l’abbé Mugnier porte cette dédicace : « Le voilà, terrible et tendre abbé Mugnier, ce volume préfacé par Huysmans, qui n’attend plus pour faire son chemin que d’être patronné par...

BROUSSOLLE.

24-12-98.

A l’abbé Mugnier. »