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De Tout (1902)



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II

LE No 11 DE LA RUE DE SÈVRES

LES anciennes maisons de Paris dont les dispositions intérieures sont à peine changées deviennent si rares qu’iI est vraiment intéressant de les noter. L’une d’elles, celle où je fus en partie éIevé et oùi j’habitai si longtemps, 11, rue de Sèvres, est, à ce point de vue, curieuse.

Elle fut un couvent de Prémontrés et ses couloirs, larges à faire charger des escadrons de cavalerie, sont intacts. Toutes les portes des cellules s’ouvrent sur ces allées ; seulement quelques-unes de ces cellules ont été rejointes entre elles et forment de spacieux logis dont les pièces se commandent. Extrêmement hautes de plafond et carrelées, elles sont terriblement froides, l’hiver, et je me souviens d’y avoir passé, dans un immense appartement au premier, toute une enfance à la glace. Les moyens de chauffage étaient succincts a cette époque-là et Fon se bornait à se mettre en rond devant un fen de bois, avee un paravent par derrière, si bien que l’on avait les pieds cuits et le dos gelé. Mais en dehors même de ses gigantesques corridors et de son large escalier dans lequel un régiment défilerait à Paise, cette batisse vaut par ses superbes eaves, taillées en ogive, pareilles à des nefs d’églises. Pendant le bombardement du siège et de la Commune, les habitants de la maison s’y réfugièrent et elles étaient si peu humides que les draps des lits derneuraient sees. En des jours plus heureux, ces celliers bonifiaient merveilleusement le vin et je me rappelle ces vieux bourgognes pelure d’oignon dont ma famille était fière et que des années de bouteille dans le sable de ces cryptes rendaient incomparables. Ils parfumaient, quand on débouchait les flacons, la pièce, et ils tonifiaient autrement que les kolas, que les chaux, que toutes les balivernes roboratives inventées par les pharmacopoles de notre temps.

Tout cela existe encore, sauf le vieux bourgogne. L’aile droite située dans la cour est l’ancien monastère ; l’établissement de brochure dont je parlai dans les Soeurs Vatard occupe le rez-de-chaussée ; les ateliers sont l’antique réfectoire et les deux étages surmontés de greniers convertis en des chambres sont les cellules des moines.

Seules, les cahutes éIevées au fond et à gauche dans la cour sont modernes. On les a construites sur des jardins au bout desquels se dressait autrefois une maison de bains. Vers 1847, dans cette cour, il y avait une petite baraque glorifiée de l’étiquette de « Bouillon hollandais » où l’on débitait des soupes grasses et des portions de boeuf. Il disparut dans une faillite et il est aujourd’hui remplacé par un minuscule jardinet dans lequel un concierge s’efforce de cultiver des fleurs.

Le Calendrier historique et chronologique de l’Église de Paris pour l’an 1747 nous apprend que cette maison, dont la porte cochère a gardé la belle allure décorative des vieux âges, fut donnée en 1662, par Paul Terrier, profès de l’abbaye d’Ardenne en Normandie, aux couvents réformés de l’ordre des Prémontrés ; d’autre part, dans son volume, les Églises et les Monastères de Paris, M. Bordier raconte qu’Anne d’Autriche posa, cette même année, Ia première pierre de l’église qui fut achevée en 1663 et bénite sous le vocable du T. S. Sacrement de l’autel et de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge.

Enfin, Germain Brice, dans sa Nouvelle Description de la Ville de Paris au XVIIIe siècle, complète ces détails. Selon lui, le sanctuaire fut commencé non en 1662, mais en 1661, et il fut détruit en 1719 par les moines mêmes qui construisirent à sa place une plus vaste église ; celle-là avait cent cinquante pieds de longueur et trente-trois de largeur, en y comprenant les bas-côtés dans les galeries desquels étaient disposées des tribunes qu’on louait à des personnes désireuses de prier loin des foules.

Les Prémontrés possédaient en sus de cet immeuble de la rue de Sèvres qui avait une entrée sur la rue du Cherche-Midi, plusieurs maisons qu’ils avaient achetées et dont ils tiraient de très gros revenus. Parmi ces acquisitions figurent, au dire de Lefeuve, un bâtiment et an jardin contigu an cloître que leur vendit, le 2 juillet 1748, une femme Mallet qui tenait ces biens de son pere, un sieur La Violette, marchand de cidre.

En somme, l’espace occupé par leur monastère est, sur le plan de Turgot, énorme ; il embrasse tout le pâté compris entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Sèvres et il s’étend à pen près de la hauteur de la rue de la Chaise jusqu’à la place de la Croix-Rouge.

Ces religieux : paraissaient fort entendus en affaires et Germain Brice déclare « qu’on a lieu d’être surpris qu’une communauté aussi pen nombreuse et aussi peu connue que celle-ci, dont l’établissement était à Paris si nouveau, ait pu acquérir tant de possessions en si peu d’années. »

Dans tous les cas, ils n’en jouirent pas pendant bien longtemps, car la Révolution les dispersa. Dans leur Histoire de la Société française pendant le Directoire, les de Goncourt nous renseignent sur la vente de ces logis :

« Les Prémontrés de la Croix-Rouge ont été achetés par un malheureux tenté par le démon de l’agio. Le pauvre Derbelin espérait revendre avant d’avoir payé ; il ne vendit pas, il ne paya pas et se pendit au cordon de sa sonnette, rue Poupée... »

Les bâtiments furent cédés à d’autres trafiquants plus riches, l’église fut détruite, mais, chose étrange, cette batisse, sur l’emplacement de laquelle l’on pourrait édifier au moins deux grandes maisons de rapport, est demeurée indemne.

Qu’étaient, maintenant, ces Prémontrés, si peu connus à Paris, si l’on en croit Germain Brice, vers la fin du XVIIe siecle ?

Cet ordre, on le sait, fut fondé par saint Norbert. Ce saint, né en 1080 à Santen, près de Cologne, se fit recevoir diacre et prêtre à trente ans et il parcourut une grande partie de la France, exhortant les campagnes et les villes à se convertir et à pratiquer des exercices de pénitence. Il finit par se fixer dans la foret de Coucy, en un lieu appelé Prémontré, et il y fonda le premier ascétère de son ordre. Ses religieux vécurent sous la régle de saint Augustin et ils devinrent si nombreux que, sur la fin du Moyen Age, ils étaient répartis en mille abbayes d’hommes, trois cents prévôtés et autant, sinon plus, de prieurés, et en cinq cents convents de femmes connues sous le nom de Norbertines.

D’après le P. Helyot, leur costume se composait d’une robe et d’un scapulaire blancs. Quand ils sortaient, ils se coiffaient d’un chapeau de même couleur et chez eux ils s’affublaient d’un petit camail. Au choeur, pendant l’été, ils étaient seulement revêtus d’un surplis et d’une aumusse blanche et, pendant l’hiver, d’un rochet avec chape et camail blancs.

Quant à saint Norbert, il devint archevêque de Magdebourg et mourut dans cette ville, le 6 juin 1134, après avoir créé un tiers ordre qui a servi de modèle à ceux qu’instituèrent plus tard saint François d’Assise et saint Dominique.

La vie des premiers Prémontrés fut des plus dures. Ils ne mangeaient que du pain, mais, peu à peu, cette trop grande austérité tomba et, comme toujours un exces en amène un autre, ils se mirent ’a faire bonne chère et an XVIIe siècle on les trouve portant du linge fin, des bas de soie, des manchettes de dentelles, une calotte de maroquin, se frisant et se poudrant la tête, si bien que des réformes devinrent nécessaires et qu’elles eurent lieu.

C’est à l’une de ces branches réformées de l’ordre qu’appartenait la communauté de la rue de Sèvres.

La règle y était terrible ; pas de linge et des vêtements d’étoffe vile ; aucun aliment gras et l’abstinence exigee presque chaque jour ; lever à minuit pour réciter matines et nouveau lever à cinq heures et demie pour faire une demi-heure d’oraison mentale avant prime. Le chapitre avait lieu tons les matins et les moindres fautes y étaient cruellement punies. La liste des coulpes inscrites dans la règle n’en finit pas : entrer dans une cellule sans permission, cela valait trois jours au pain et l’eau ; rompre le silence ou manquer d’attention au choeur, appeler un religieux sans se servir du nom de « frère », cela se soldait par une correction corporelle et par un jeûne au pain et à l’eau d’au moins un jour.

L’on peut juger par ces châtiments de ceux qui attendaient les moines coupables de méfaits plus graves. L’apostat qui rentrait au couvent se présentait avec des verges à la main et on le fustigeait à tour de bras, en plein chapitre. Quant à ceux qui avaient commis le péché de chair, ils étaient condamnés à la prison perpétuelle, internés dans les cachots les plus obscurs et privés de la communion, à moins qu’ils ne fussent sur le point de mourir. Dans ce cas, on leur ôtait les menottes et les chaines pour qu’ils pussent recevoir plus décemment Notre-Seigneur, mais on les leur remettait après.

Tel fut le régime que subirent les moines de la rue de Sèvres. Que de fois, le soir, sur mon balcon, regardant le vieux cloître dont les tuiles se persillent de vertes mousses, fai songé à ces religieux dont l’existence fut très pénible, mais aussi très douce, car ils étaient certainement payés par des joies intérieures de leurs peines ! ce couvent était une vraie ruche de prières et maintenant dans ce réfectoire où on lisait, en mangeant des Iégumes cuits à l’eau, des vies de saints, les soeurs Vatard flirtent et vacarment ; les cellules des religieux sont habitées par des ménages dont les ébats ne ressemblent en rien aux pieux transports des cénobites qui les occupèrent ; à la place de l’église s’étendent des magasins loués par un libraire qui n’édite que des oeuvres matérialistes ; l’on dirait d’une gageure. En résumé, le no 11 de la rue de Sèvres n’est plus qu’une maison comme une autre ; il a perdu, depuis le départ des Prémontrés, son étampe de sainteté ; mais, eux-mêmes, dont on entend si peu parler aujourd’hui, que deviennent-ils depuis la Révolution, que font-ils ?

Cet institut si florissant jadis est bien réduit. Forcément les observances se sont adoucies et néanmoins le recrutement, si on le compare ’a celui des autres grands ordres, est quasi nul.

S’iI n’a plus de cloître à Paris, il en possède cependant quelques-uns encore en province.

II se divise actuellement en deux branches ; l’une, dite « des Prémontrés de la congrégation de France », se compose de deux monastères, celui de Saint-Michel de Frigolet, la maison-mère, célèbre par le siège qu’iI soutint, au moment de l’exécution des décrets et celui de Conques, dans l’Aveyron. L’autre dite « des Prémontrés de l’observance commune » a essaimé de sa maison-mère, sise à Mondaye dans le Calvados, deux couvents, celui de Saint-Joseph de Balarin, à Montréal du Gers et celui de Nantes.

Le tout pour contenir près de deux cents religieux qui se livrent à l’étude et à la prédication ; c’est vraiment peu.