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De Tout (1902)



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XIX

LES CHEMINEAUX DES TRAPPES

JE me trouvais, il y a quelque temps, dans la petite Trappe d’lgny, près de la loge du frère portier, près de la porterie, pour me servir du terme usité dans les cloîtres, quand la clochette de l’entrée sonna. Le vieux frère Arnulphe déclencha la petite ouverture eneadrée dans un grand vantail et introduisit deux visiteurs, un jeune abbé et un monsieur age de vingt-cinq ans environ.

Nous nous saluâmes ; le convers leur fit signe de le suivre, les emmena dans l’auditoire et prévint par un coup de timbre le père hôtelier de leur arrivée.

Je quittai la cour et gagnai les bois et, tout en vaguant dans la solitude des allées, je ne pus m’empêcher de songer à ces nouveaux venus ; ils étaient, en effet, d’allure incertaine et de mine étrange. L’abbé était long et maigre, avec une figure creuse et fatiguée, des joues mal rasées, des yeux inquiets, se sauvant aussitôt qu’ils se posaient sur vous, et son costume était dans un état de délabrement affreux ; des boutons manquaient au col qui gardait encore des racines echevelées de fils ; la soutane râpée et devenue verte bâillait sous les bras et un bout de pantalon noir, comme déchiquet’e par des dents de rats, pendait sur des souliers dont les cordons étaient remplacés par de la ficelle trempée dans un bain d’encre ; l’autre, le laique, était rond et pataud, avec une face rougeaude et des yeux bleuâtres, fades, sans une eftincelle, sans une lueur ; lui aussi était vêtu de loques, coiffé d’un feutre traversé par les ravines blanches des sueurs, habillé d’une redingote devenue rousse et dont la doublure déchirée flottait. Il n’avait pas de linge, car un foulard entourait le cou et s’insérait dans l’échancrure du gilet, retenu par des épingles ; seulement une énorme chaîne de montre en toc lui battait le ventre, omée d’un médaillon de simili-or de la forme d’un cadenas.

Mon imagination trottait autour de ces gens. Cet ecclésiastique était trop jeune pour être encore prêtre et l’autre avait l’air d’un garçon marchand de vins sans place, l’un de ces bistros à petites moustaches noires qui font parfois les extras dans les guinguettes de la banlieue, le dimanche.

D’où venaient-ils ? De loin sans doute, car ils étaient couverts, de poussière ; mais étaient-ce des voyageurs, des mendiants, des retraitants ou de futurs novices.

Sur ces entrefaites, je les aperçus qui sortaient de la chapelle et se dirigeaient, sous la conduite du père hôtelier, vers mon allée, et bientôt je pus entendre la voix du moine leur disant : « Vous avez bien compris, n’est-ce pas ? le silence est de rigueur, et, sauf pendant le repas, vous ne devez point converser ensemble. Vous allez done, si vous ne rentrez pas dans vos cellules, vous promener, vous, par ici, et vous, par là. Je vous rappelle aussi que vous devez suivre très exactement les offices dont voici les horaires. » — Et il leur remit un papier.

— C’est entendu ?

— Oui, mon père,

— Alors, au revoir, et bonne promenade !

Quand le P. Étienne eut disparu, les deux jeunes gens, qui s’étaient éloignés chacun de quelques pas en se tournant le dos, firent volte-face et se rapprochèrent, mais ils me virent et s’arrêtèrent hésitants.

Comme je ne pouvais m’empêcher de rire de leur déconvenue, ils s’enhardirent, et le laique me dit :

— Il n’a pas l’air commode, le révérend père.

— Mais si, c’est un très saint homme.

— Ah ! et vous êtes ici en qualité de retraitant ?

— Oui ; et vous ?

— Nous, non ; nous voulons revêtir l’habit des Trappes ; et il reprit : « Moi, je suis pharmacien de mon etat, Monsieur ; j’ai exercé dans plusieurs villes, mais, sentant bien que je ne gagnerais pas le ciel en restant dans le monde et sachant que favais une vocation très particulière pour cette branche cistercienne du grand ordre de saint Benoît, je n’ai fait ni une, ni deux, je suis venu en compagnie de M. l’abbé — il salua — qui a quitté le se’minaire et espère commencer ainsi que moi, dans quelques jours, sa probation. »

Je le regardais tandis qu’il parlait. Il s’écoutait, ravi du choix de ses expressions qu’il agrémentait de petits gestes. Il s’était arrêté, une minute, après avoir lâché le mot « cistercienne », et il souriait béatement, donnant des coups de pichenettes à son cadenas.

Je pensai peu charitablement que favais à faire à un imbecile — et je dévisageai l’autre qui se taisait et baissait les yeux. Il finit cependant par lever le nez et il soupira en s’étirant : « Le plus dur, dans tout cela, c’est de se lever à deux heures.

— On s’y habitue ; c’est une affaire de quelques jours. Mais assez causé, la cloche sonne ; allons à l’église, et séparément, si vous le voulez bien. »

Là, je les examinai et la mauvaise impression que j’avais emportée de cette première rencontre changea. Ces gens priaient ardemment ; le potard, si ridicule tout à l’heure avec ses mines affectées, devenait touchant, car il avait ses pauvres yeux fades pleins de larmes et il priait désespérément, en homme vraiment malheureux, qui demande une aide !

Nous nous saluâmes en remontant dans nos cellules et ce fut tout. Le lendemain, tandis que je rentrais, apès l’office de Laudes, je sentis dans le corridor de l’hôtellerie, une odeur furieuse d’ail. Tiens ! est-ce qu’on preparerait des escargots, ici ? je n’avais pas eu le temps de faire cette réflexion que le père hôtelier paraissait, suivi des deux jeunes gens.

— Ah çà ! disait-il, me répondrez-vous à la fin ? où avez-vous pris l’ail que vous avez mangé ?

Ils finirent piteusement par avouer qu’ils avaient chipé les gousses dans le jardin.

— Bien, vous savez que cela est défendu ; passe-pour une fois. Autre chose maintenant. Vous n’allez pas baguenauder aujourd’hui comme hier ; je vais vous occuper ; tenez, mettez ces tabliers et épluchez-moi ces paniers de haricots verts ; vous savez éplucher les haricots ?

— Oh ! s’exclama le pharmacien d’un ton suffisant et presque gouailleur.

— Ne faites pas le malin, ici, mon garçon, dit le pere. Prenez-moi ce haricot ; je m’y attendais, vous n’y entendez rien, car vous laissez le fil ; voici comment l’on procède, vous avez compris ? Bon, je reviendrai tout à l’heure voir comment vous vous acquittez de cette corvée.

Nous sortîmes ensemble.

— Alors, lui dis-je, puisqu’ils sont soumis à une besogne, ce sont des postulants ?

Il haussa un peu les épaules et rit.

— Ce sont, fit-il, des bohêmes de Trappes ; ils sont ainsi un certain nombre qui arrivent ici et vous déclarent qu’ils veulent militer sous notre règle. Je leur réponds : « Vous avez des papiers ? Non. Alors, je ne puis vous recevoir, ne sachant qui vous êtes. » Et toujours la même scène se reproduit : « Nous sommes sans le sou, nous ne savons où aller ; gardez-nous jusqu’à ce que les renseignements que vous demanderez sur notre compte soient arrivés ; voici nos références ; vous verrez que nous sommes d’honnêtes gens. » Que voulez-vous que je fasse ? Ils sont malheureux, cela est sûr, et je dois, dans ces conditions, les recueillir. Ils séjournent done dans la maison jusqu’à ce que j’apprenne, — ce qui a lieu neuf fois sur dix, — que mes hôtes sont des vagabonds incorrigibles, ayant lassé la patience de tous ceux que leur dénuement et que leur piété touchèrent, Je me débarrasse d’eux en cc cas, moyennant un petit secours qui leur permet d’atteindre, sans mourir de faim, la plus prochaine Trappe.

— Alors c’est un métier spécial qu’ils exercent ? ce sont des chemineaux de Trappes ?

— Oui.

— Mais enfin c’est une profession atrocement pénible et le jeu n’en vaut pas la chandelle. S’ils étaient encore hébergés dans des cloitres oùi le régime est doux, je comprendrais, mais ici ! Comment expliquer cela ?

— Il faut bien croire que c’est justement l’idéal de dureté de notre vie monastique qui les séduit, puisqu’ils ne fréquentent point les couvents des autres ordres ; il est vrai qu’ils seraient partout ailleurs plus vite éconduits que chez nous, murmura le moine ; toujours est-il que je ne me charge pas de vous expliquer le tréfonds de ces âmes ; ce que je sais se réduit à ceci : ces nomades sont de pieuses gens ; il n’y a donc pas à les trop rabrouer ; puis il peut se trouver parmi eux un saint, — témoin Benoît Labre qui erra, lui aussi, de villes en villes et fréquenta bien des Trappes sans jamais parvenir à s’y fixer ; — mais tel ne me semble pas être le cas de nos deux gaillards, poursuivit, en souriant, le père. Non, ces gens-là sont de simples déclassés qui sont mal partout et ne peuvent demeurer en place nulle part ; ajoutons qu’ils sont très paresseux, inaptes à se livrer à aucun travail, incapables de se soumettre à aucune règle ; ils présentent cette anomalie de désirer toujours la liberté, de ne pouvoir vivre sans elle et de rêver perpétuellement au bonheur de la perdre. Se rendentils compte de l’incohérence de leurs souhaits ? J’en doute. En somme, ils flinent autour du Bon Dieu, mais ils ne le cherebent que sur les routes et dans les parages des cloîtres ; s’il fallait l’attendre patiemment, sans bouger, dans un lieu convenu, ils prendraient la fuite, et pourtant ils l’aiment !

— Voyons, tout a une fin ; le nombre des Trappes est limité. Quand ils les auront toutes visitées à la suite, qu’est-ce qu’ils feront ?

— La fatigue et les privations tuent vite dans ce métier et la série des maisons de notre observance est à peine épuisée que la plupart de nos chemineaux meurent ou végètent dans des hospices. Quant à ceux qui résistent aux sévices de cette vie, ils recommencent leur tournée.

— Mais on ne les reçoit plus, je présume.

— Si. — Nous, ne pouvons refuser l’hospitalité aux pauvres, quels qu’ils soient ; — seulement leur séjour dans les, monastères où ils sont connus sera, cette fois, bref, car le truc du renseignement à réclamer ne prendra plus ; il leur faudra donc vaguer d’abbayes en abbayes, sans repos, un jour ici et un jour là. Et combien d’étapes forcées et de nuits passées à la belle étoile pour aller d’un gîte à un autre !

— Comment se fait-il qu’un séminariste figure parmi ces chemineaux ?

— Oh ! il y a longtemps qu’il ne Pest plus, séminariste ! Soyez certain qu’on l’a renvoyé pour manque de vocation, pour insubordination, pour fainéantise, pour défaut de caractère. Il conserve l’habit afin d’avoir chez nous un accès plus facile ou peut-être même parce que le pauvre garçon n’a pas d’autres vêtements à se mettre... Mais avee tout cela, j’y repense, j’agirais sagement en le dispensant, lui et son compagnon, d’éplucher les légumes, car ils n’en finiront pas. Je vais les employer au jardin ; ils n’y travailleront guère, c’est vrai, mais, au moins, la communauté ne risquera pas, quand l’heure du repas sera venue, de ne point dîner.