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De Tout (1902)



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XVIII

DE QUENTIN METSYS D’ANVERS

C’EST une grande misère que de voir des tableaux mystiques enlevés de leur milieu, sortis de leurs entours. On a beau les héberger dans des collections ou dans des musées, le mieux qu’on peut, les isoler même des autres toiles dans des salles à part, ils n’en restent pas moins dépaysés loin des chapelles et des oratoires où ils vécurent ; machinalement, on cherche en face d’eux un prie-Dieu et l’on ne découvre qu’une banquette dont le velours s’éraille, usé par l’indifférente fatigue des visiteurs. Cette impression d’une oeuvre qui n’a plus de chez soi, qui loge à l’hôtel, on l’éprouve à Anvers surtout, devant la descente de croix : de Quentin Metsys.

Descente de croix ou mise au tombeau, et les deux titres ne sont, ni l’un ni l’autre, résolument exacts, car l’artiste a peint le moment intermédiaire entre ces deux actes, celui oùi Jesus n’est déjà plus sur l’instrument du supplice et n’est pas encore descendu dans la tombe. Il note un temps d’arrêt, une halte entre les scènes des Évangiles, dans son triptyque.

Les deux : volets représentent, le premier la décollation de saint Jean-Baptiste, le second le martyre de saint Jean l’Évangéliste, plongé tout vivant dans une cuve bouillante d’huile ; ils seraient la gloire de moindres musées, mais ici ils demeurent presque inaperçus, car leur intérêt est effacé par l’effrayante magnificence du panneau central qu’ils avoisinent.

Ce panneau dispose ses principaux personnages sur le fond du Calvaire. Deux croix sont pleines et branchent encore les deux larrons ; la troisième, celle du milieu, est vide et deux fernmes recueillent à son pied le sang tombé du Christ ; au-dessous d’elles, deux hommes sont assis, l’un, coift d’un chapeau haute forme, ôte et secoue sa chaussure, tandis que l’autre retire des provisions d’un panier et les mange ; un troisième descend, une échelle sur le dos, le sentier de la montagne, au loin ; — puis, à gauche, là où le Golgotha prend fin, Jérusalem apparaît dans la poudre bleuâtre d’un temps clair ; enfin, à droite, dans le flane creusé du roe, s’ouvre une grotte où l’on va déposer le cadavre divin ; et, sous sa voûte, près d’un vieillard, une femme e’claire une servante qui balaie le sol.

Mais tous ne sont que gens e’pisodiques et simples figurants mis là pour boucler le cercle dans lequel réside le véritable sujet que voulut Metsys.

Ce sujet, le voici :

Le long de la toile, Jesus est couché sur un suaire, au premier plan. A gauche, Nicodème soulève, agenouillé, le corps qu’il saisit sous les bras, pendant que Joseph d’Arimathie tient la tête et rajointe doucement, avee ses doigts, la peau décollée du front. Il est somptueusement vêtu, sur un surcot dont l’étoffe bouillonne, d’un manteau qui fait songer ’a une chape brodée d’oiseaux, galonnée d’orfroi, grénelée de gemmes ; avec ce costume et ses bonnes grosses joues rasées de, frais, il a l’air d’un prêtre latin de l’Occident, comme Nicodème avec sa grande robe, sa longue barbe et sa toque, suggère l’idée d’un ministre grec ou d’un pope, d’un prêtre de l’Orient. Derrière eux, un autre homme à moustaches hérissées, le buste accoutré d’un justaucorps d’azur foncé que surmonte un collet orange, le chef ceint d’un turban, un homme à figure de janissaire, tel qu’en gravera plus tard Rembrandt, porte la couronne d’épines. A eux trois, ils composent le groupe de gauche. Dans celui du milieu, la Vierge vêtue de l’immémoriale robe bleue, la tête coiffée d’un capuchon qui lui cache les oreilles et les cheveux et couvre ainsi que d’un bandeau de religieuse la moitié du front, demeure agenouillée et ses mains sont jointes ; derrière Elle, saint Jean, habillé, suivant la tradition, de rouge, se pencbe pour la secourir, craignant qu’Elle ne défaille, et, près de lui, une femme, Marthe, Marie Héli ou Jeanne Chusa, on ne sait au juste laquelle, tend une éponge à Marie Salomé qui s’apprête à laver les mains ensanglantées du Christ ; enfin, pour compléter le groupe de droite que commence Marie Salomé, une vieille femme, la mère de saint Jacques le Mineur et de saint Jude, se désole tandis que Magdeleine essuie, comme elle le fit de son vivant, les pieds morts de l’Époux avec ses cheveux.

Sauf Marie Cléophas, la mère des deux Apôtres, drapée dans une mante de trame pauvre, d’un violet gris, les autres sont attifées de magnifiques parures, — l’une, serrée dans un corsage blanc muni de manches roses, — l’autre affublée d’une robe d’un rose qui bleuit tel qu’un pétale d’hortensia et de manche d’un velours pourpre ; et toutes deux ont des chaperons orfèvris, des bijoux, de fins voiles, tout le luxe de toilette qu’arborèrent les riches Flamandes, au temps où vecut Metsys.

En résumé, ce tableau est ordonné de la sorte d’abord, le cadavre couché du Sauveur, puis, à gauche trois hommes Nicodème, Joseph d’Arimathie et un inconnu ; — au centre, la sainte Vierge, saint Jean, une femme dont on ignore le nom ; — à droite, Marie Salomé, Marie Cléophas et Marie Magdeleine. On pent done ranger les personnages par série de trois.

Si nous les prenons à part maintenant, nous lisons sur la physionomie et dans l’attitude de chacun d’eux le caractère spécial de la peine qu’il éprouve. Nicodème réfléchit, regarde accablé devant lui, sans voir. Il s’éplore, replié sur lui-même, se demandant s’il ne rêve pas, si cette scène à laquelle il assiste est bien réelle ; Joseph d’Arimathie fronce les sourcils et sa bouche se contracte dans l’effort qu’il fait pour ne pas pleurer, car lui, ne s’absorbe point, mais entretient, cultive, pour ainsi dire, son angoisse, en examinant et en palpant cette joaillerie de martyre, cette couronne de perles de sang qui ceignit le crâne de Jésus déjà meurtri par les souffiets et souillé par les crachats des Juifs ; quant au soldat enturbanné, il a l’oeil d’un chat en embuscade ; il scrute l’horizon, protège les autres, monte la garde auprès du petit camp.

Mais l’image sublimée de la douleur, c’est en la Vierge qu’elle apparaît, une Vierge livide, dont les traits délicats et charmants sont, à force d’avoir pleuré, bouffis. Elle considère avec des yeux qui ne sont plus, avec des yeux qui, après avoir brûlé, se sont éteints dans l’eau de ses larmes, car l’on n’aperçoit plus, sous la paupière mi-close, qu’un point de charbon mort, le cadavre effrayant du Fils ; muette, presque aveugle, Elle jaillit en un elan désespéré, retombe sur des genoux qui tremblent, tend des mains suppliantes et ses sanglots l’étouffent. Sa douleur fait mal, car dans ce tableau Elle n’a pas l’allure compassée, roide, de ces grandes Madones qui s’évanouissent, s’affaissent, tout d’une pièce, à la renverse, dans les toiles flamandes des Primitifs ; celles-là perdent au moins le sentiment de leurs maux, mais la Vierge de Metsys, plus vaillante et plus forte, conserve toute sa raison, se meurt, en gardant connaissance, pour mieax souffrir.

Je ne crois pas que jamais la Mater dolorosa ait été plus humainement et, sans ruse dramatique, plus tragiquement peinte. Elle et ce saint Jean qui s’empresse aupres d’Elle sont d’une beauté dont rien n’approche ; saint Jean si déférent, si affectueux pour Celle dont il est devenu, dans la Nativité du Calvaire, Fenfant, et qui, scul, dans ce tableau, tout en ne pouvant de’tacher ses regards du Christ veille sur sa Mère, la caresse, la cerne, en quelque sorte, d’un geste doux, ajoute à ses tortures personnelles l’émoi compatissant d’un fils, entente sur ses propres douleurs les siennes.

En ce qui concerne les saintes femmes, si nous exceptons Marie Cléophas qui s’immobilise et gémit en se tordant les mains, les autres s’ingénient, apportent des vases, des éponges, lavent et essuient, en pleurant, les plaies.

Tel se présente le demi-cercle des personnages qui préparent la mise au tombeau du Sauveur.

Lui est la figure terrible de l’oeuvre. Ce n’est plus le Jésus brut, à peine dégrossi, le bandit decomposé dont la face soudain s’illumine de Grünewald ; ce n’est pas davantage le Jésus calmé ayant reconquis, après le trépas, la sérénité d’un Dieu ; non, c’est autre chose : Metsys l’a conçu d’une façon très spéciale ; Celui-ci a souffert tout ce qu’il pouvait souffrir, mais il est à bout. C’est un Dieu las, fini, qui n’en peut plus ; le corps est un squelette, les côtes tendent comme des cerceaux sous la. peau d’un brun verdâtre, éclaboussée de sang ; les joues ont des cavités de godets, le col est funiculaire, la gorge est un réseau de cordes ; l’on distingue le lait des prunelles dans la poche entrebâillée des yeux et la bouche entr’ouvre des lèvres gonflées, couleur de cendre, dans une barbe striée par des stalactites de sang dur.

Il semble que, du haut du Golgotha, il ait contemplé le triste panorama des siècles, aperçu dans l’avenir la crue montante des péchés, le monde submergé par la marée des vices ; et las, excédé, moins par les atroces souffrances corporelles qu’il endurait que par cette perversité qu’il savait devoir se récupérer, de génération en génération, jusqui la fin des âges, il a fermé ses pauvres yeux, heureux de mourir, pour ne plus rien voir. Ah ! Notre-Seigneur ! Sa face d’esemparée nous navre ! Et l’on voudrait, ainsi que les saintes fernmes, qui sont là, l’assister un peu ; l’on songe qu’on le soulage, qu’on le console, qu’on le décloue de sa croix, chaque fois qu’on se repent ; qu’on lave, avec Marie Salomé et Marie Magdeleine, ses plaies, chaque fois que l’on reçoit le Sacrement de Pénitence ; — et c’est alors que le malaise du désaccord qui existe entre le tableau et le lieu oùi il est, se sent ; il faudrait, au lieu d’un musée et d’une banquette, un fond de chapelle et un prie-Dieu.

Pour en revenir au panneau meme, l’on est transféré avec les figures de Quentin Metsys déjà loin de Roger Van der Weyden dont Jean de Molanus le dit élève. Sauf son Christ dont la structure ne différe pas de celle des autres maîtres des Flandres, car il a le corps émacié, les traits hâves, les jambes et les bras tout en longueur, ses autres personnages n’ont plus cette maigreur diaphane, cet effilement qui arrive parfois, lorsqu’ils sont poussés à l’extrême, ainsi que dans le Jugement d’Othon III de Thierry Bouts, au musée de Bruxelles, à donner à un homme debout près du trône de l’empereur l’aspect d’un prodigieux échalas et d’une extravagante asperge.

Dans l’oeuvre de Metsys, les gens qui entourent le Rédempteur, Joseph d’Arimathie et Nicodème sont des êtres vigoureux et replets et l’homme à l’oeil et à la moustache de chat est un robuste et un bienfaisant reître ; quant à ses femmes, elles ne montrent ni le visage en forme de cerf-volant qu’affectionnait Memling, ni l’ovale exsangue et osseux qu’adoptérent la plupart des Primitifs ; elles ont la figure ronde, les joues pales et pleines, des cheveux d’un brun qui tourne au roux ; mais ce qui est étrange chez ces créatures dont les traits se ressemblent et dont saint Jean paraît être le frère, ce sont les yeux noirs, voilés par une paupière lourde, des yeux qui s’allongent non pas, tout à fait de même que les yeux : bridés et retroussés des Japonaises, mais qui filent un peu comme ceux des Samoyèdes et des Esquimaux droit vers les tempes.

Si nous abordons maintenant la facture de l’oeuvre, nous découvrons chez Metsys plus de naturel, plus de réalisme même que chez ses devanciers. Sa conception mystique diffère également de la leur ; il ne croit pas que les âmes saintes doivent nécessairement loger dans des corps qu’elles émincent ; il croit à l’âme séquestrée dans n’importe quelle geôle et parvenant quand même à s’ajourer. Il est plus lourd, plus vulgaire même, si l’on veut, que Roger Van der Weyden et que Memling, mais si sa langue est moins délicate, elle est plus forte ; il est en somme le plus viril des peintres qui vécurent dans les premières années du XVIe siècle.

Ce tableau de l’Ensevelissement du Christ est, il faut bien le dire aussi, son chef-d’oeuvre. Il lui fut commandé, en 1508, par les menuisiers d’Anvers pour orner l’autel que leur corporation possédait dans la cathédrale.

Quant à la vie de cet artiste, elle peut se résumer en quelques lignes. Quentin Metsys ou Messys, Matsys, ou Massys — car l’on ne sait comment orthographier son nom — naquit en 1466, à Louvain ; il exerça, de même que son père, le metier de forgeron et sculpta les fonts baptismaux de l’Eglise Saint-Pierre de cette ville et la cage du puits de la place Notre-Dame d’Anvers. Il quitta cette profession pour apprendre la peinture, fut reçu franc-maître de la gilde de Saint-Luc, se maria deux fois, eut six enfants de sa première femme et sept de la seconde, et mourut en 1530 ou 1531, après avoir peint non seulement des sujets religieux, mais encore des scènes de moeurs et des portraits, des usuriers et des peseurs d’or dont un spécimen est au Louvre.