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De Tout (1902)



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XVII

BRUGES

JE relisais, ces jours-ci, Bruges la Morte de Rodenbach et les souvenirs de cette ville dont il a très habilement rendu le premier aspect se levaient en foule. « Tous les jours y ont Fair de la Toussaint », dit-il ; cette remarque est exacte et il a si bien peint son ciel d’étain, son « eau sensitive, au silence ambigu », moirée par les palmes remuées des cygnes, d’egagé le fumet de cire mal efteinte et d’encens qu’exhale son béguinage endormi sur une pelouse, derrière un fossé qu’enjambe un petit pont, que Bruges semble pour jamais fixée en une délicate et véridique image. Cette ville lui appartient, est devenue en quelque sorte son douaire, et sa vue se profile, même lorsqu’il n’en parle point, derrière tous ses romans et tous ses poèmes, comme lui-même se détache sur le fond de ses clochers et ses tours dans un intéressant portrait de Lévy-Dhurmer qui fut exposé au. Salon de 1896, à Paris.

Rodenbach fut l’un des plus extraordinaires virtuoses de ce temps. Sur deux ou trois thèmes qu’il choisissait parmi ceux dont l’originalité n’apparaissait à personne, il brodait les plus délicieuses variations, usant, à tout coup, de comparaisons inattendues, de figures neuves. Que l’on s’imagine un inutile concours de poètes, auxquels on imposerait ce sujet : les Réverbères ; tous songeraient que la matière à développer est ingrate et se battraient les flancs pour s’alléger de quelques vers. Lui, se jouait de ces difficultés et alignait, à la gloire des lanternes, sept poèmes improbables et charmants, pleins de rapprochements ignorés, d’analogies qu’on ne soupçonnait guère ; il animait les fumignons, les muait en des êtres sensibles dont il racontait ensuite, très doucement, les plaintes.

Il aimait les choses fuyantes, les couleurs indécises, les lignes tremblées, raffolait du myste’re des eaux, des sonneries des cloches, des voix du verre qui se brise, des carillons ; il choyait aussi le pas tout à fait bien portant et néanmoins le pas très malade, qui permet de se dorloter, sans souffrir, dans des chambres closes ; il était, en vers surtout, le chantre des convalescences, le dilettante des musiques lointaines entendues du fond de pièces à peine éclairées par des lueurs de lampes qui se dédorent, à mesure qu’elles sortent du cercle tracé par la cloche parée des abat-jour.

Bruges lui semblait, mieux que toute autre, apte à contenter ces goûts. « Un ascendant s’établit d’elle sur ceux qui y sejournent », écrivait-il ; mais si elle lui fut un fidèle tremplin de rêves, si elle détermina la vision très spéciale qu’il eut de la vie en art, il faut aussitôt ajouter qu’il ne fut point sa dupe.

Si l’on ne s’en tient pas, en effet, aux apparences, l’on découvre, chez lui, une certaine peur de cette atmosphère étemellement grise et de ces canaux immobiles, et l’on finit, si l’on observe que ces deux volumes Bruges la Morte et le Carillonneur se terminent l’un par un meurtre, l’autre par un suicide, dont il accuse la ville d’être un peu cause, par croire qu’il la jugeait fatale et cachant sous son calme d’emprunt on ne sait quoi de félin et d’étrange.

Et il avait raison de l’apprécier ainsi : de même que toutes les cités mystiques, elle a un endroit et un envers, — et son envers est inquiétant.

En quittant Bruxelles, elle se révèle délicieuse et ayant, seule, conservé l’âme catholique des Flandres ; Bruxelles, avec ses boulevards Anspach, ses fontaines phénoménales, ses églises fermées dès midi, ses illuminations furieuses, le soir, serait à fuir si elle n’avait encore sauve quelques-uns de ses vieux coins, sa grand’place, les salles de son musée, Sainte-Gudule, bien inférieure pourtant aux cathédrales de France ; sa nef part, en effet, sur d’énormes piliers, mais ne s’élève pas ; elle est pesante ainsi que le peuple qui l’a bâtie  ; elle est taciturne et massive et elle n’accueille point. Elle appartient, du reste, beaucoup moins à Dieu qu’aux horribles sacristes qui l’exploitent ; on s’y promène en payant, et l’on ne prie pas.

A Bruges, au contraire, les églises sont ouvertes et l’on y célèbre des Saluts quand vient la nuit. Je me rappelle la sensation de bien-aise que j’éprouvai, l’an dernier, lorsque fentrai dans la cathédrale de SaintSauveur. L’on se retrouvait chez Notre-Seigneur et chez soi, au milieu de braves gens. La piété flamande n’avait point le côté silencieux et discret de la nôtre  ; ces fide’les se bousculaient devant l’autel, s’entassaient tous, au même endroit, sans désir d’isolement, mais, une fois installés, ils priaient bien ; l’un de mes souvenirs les plus exquis de cette ville est un chapelet débité, à haute voix dans la chapelle noire de l’hôpital de Saint-Jean ; il y avait là, pressées les unes contre les autres, des femmes agenouillées, vraiment implorantes, et ce chapelet, récité en flamand, prenait dans cette langue une savoureuse ampleur. Il y avait, en même temps, un accent de caresse et de fermeté, une sorte d’affirmation raisonnée dans ces voix qui répondaient, plus lentement et d’une façon plus réfléchie que chez nous, au prêtre ; le côté charmant de la ville s’attestait, le complément de ses canaux, de ses musées, de ses vieilles églises, le côté d’âme du Moyen Age qu’elle a gardé.

Mais, justement à cause de cela, elle a aussi le diable caché en elle ; et on le sentait, en flânant par ses rues ; elle fleurait à quelques endroits le soufre ; l’encens et le soufre, à doses différentes, ce sont les odeurs contradictoires de la sournoise Bruges.

Comme à Lyon, où toutes les hérésies survivent, le satanisme fleurit à Bruges ; et ce vice, elle le porte dans les plis de sa physionomie, pour peu qu’on la dévisage ; elle se prête une allure douce et avenante, oui, mais parcourez-la dans tous ses sens ; au bout d’une heure de marche, vous vous apercevrez que ses rues vous leurrent : vous êtes parti de tel point et vous y voilà revenu ; en somme, vous avez tourné avec elle ; elle est bâtie en ressort de montre, en spirale, et constamment elle vous ramène-là où elle peut se faire valoir, à ses musées, à ses églises ; elle est cachotière, telle qu’une dévote ; cependant, si l’on y songe, il serait inequitable de trop lui reprocher sa double face, car elle subit la loi commune, les extrêmes s’avoisinent et toujours, là où le Seigneur est maître, Satan se glisse.

En dépit de ces manigances infernales qui n’existent precisément qu’en raison du bon aloi de sa piété et en sont, du reste, la preuve, Bruges est, ainsi que je l’ai dit, un havre pour les catholiques que l’impiété de Bruxelles attriste.

Puis elle a de parfaits monuments dont on ne saurait se déprendre : son église Saint-Sauveur surmontée d’une tour massive de briques assombries par les ans, une sorte de forteresse, de donjon militaire qui se dresse dans un cercle de canaux verts ; et aussi Notre-Dame, la chapelle du Précieux-Sang, l’Hôtel de Ville, la Grand’Place. Rodenbach a excellemment décrit leur attitude, je ne m’y attarderai donc point ; tout au plus m’arrêterai-je, pendant quelques minutes, dans cet hôpital Saint-Jean, si intime avec sa vieille porte cochère, ses longs couloirs où passe le costume noir et blanc des soeurs qui se relaient, depuis le XIVe siècle, pour soigner les malades ; rien ne semble changé depuis tant d’années ; l’on est reculé dans le lointain des ages ; la Bruges charmante d’antan est là, surtout dans l’ancienne salle du chapitre, où s’exhibent les Memling.

Comme toujours, le succès va aux oeuvres faibles et c’est autour de la châsse de sainte Ursule, peinte à petites lèches, que les Anglais, armés de loupes, se d’emènent ; cest fort heureux, car ils laissent l’approche des autres ceuvres de l’artiste, libre. La merveille que cette collection ! Ici, le Mariage mystique de sainte Catherine, d’une chasteté réellement extraordinaire ; là, l’Adoration des Mages où je reconnais un personnage entièrement pris à la Nativité, de Roger Van der Weyden, du musée de Berlin : — le Saint Joseph tenant un petit cierge — puis une Vierge offrant de ses longs doigts fuselés une pomme à l’Enfant, nu sur ses genoux ; l’Enfant est un pen vieillot, mais Elie, elle est peut-être la plus belle Madone que Memling ait jamais peinte. L’analyse des traits serait nalle ; l’on ne pourrait inscrire que des cheveux blonds, de grands yeux baissés, un nez long et droit, un front moins bombé, moins large que ceux des autres Mères, et une petite bouche, une bouche adorable, qui est une fleur un peu fripée, avee les quelques gerçures d’un léger gel ; le tout, hors d’une impossible description, est d’une ingénuité, d’une candeur et aussi d’une distinction et d’une beauté qui ne sont déjà plus, malgré la forme restée humaine, terrestres. Et, au fond, je ne sais même pas si Elle est en chair et en os, car son teint a la blancheur des moelles du sureau et son corps est fragile comme une tige. L’âme a étiré, a aminci, a presque rongé sa pile et délicate gaîne, et elle apparît, si rayonnante, si pure, que les mots se taisent.

L’on voudrait connaître la vie intérieure d’un tel peintre, mais l’on ne sait même pas quelle fut sa vie extérieure. La légende qui faisait de Memling un soldat de Charles le Téméraire, échappé à la déroute de Nancy et arrivant, au milieu de l’hiver blessé et mourant de faim et de froid, à l’hôpital Saint-Jean qui l’accueillit et le pansa, est controuvée. M. James Weale a démontré, par des pièces découvertes dans les archives de Bruges, qu’il était un bourgeois notable de cette ville, marié, père de trois enfants dont on a noté les noms, Jean, Pétronille et Nicolas. Il possédait en outre deux maisons, payait une rente de neuf escalins à la table des pauvres de Notre-Dame et il prêta de l’argent à la cité pour des frais de guerre : il n’était donc pas, ainsi qu’on l’a cru, un indigent. Il est né on ne sait oil, mais l’on n’ignore point qu’il est mort vers la fin de l’année 1495, à Bruges.

Le musée de l’hôpital Saint-Jean étant connu, il n’est pas besoin de décrire, par le menu, ses ceuvres et mieux vaut faire halte, pendant quelques secondes, dans le musée de la ville dont presque jamais personne ne parle.

Ce musée est minuscule ; il tient tout entier dans une petite salle, mais il renferme des pièces de premier ordre : d’abord un triptyque de Memling, un Saint Christophe et un Saint Benoit d’une expression admirable ; malheureusement, les panneaux sont dévernis et gâtés par de sottes retouches ; puis le Saint Donatien, de Van Eyck, mais la Vierge est si laide et l’Enfant si débile que, malgré la facture précieuse et les tons opulents de ce peintre, on s’en lasse ; ensuite, un Jugement dernier assez bizarre, d’un artiste fort peu connu, Jan Prévost, originaire de Mons et qui peignit en 1525, ce Jugement pour la chambre echevinale de Bruges ; enfin, deux tableaux très beaux, d’une saveur très à part, d’une couleur à la fois somptueuse et sourde, le Jugement de Cambyse, de Gérard David, un Hollandais, qui vint se fixer, vers 1483, à Bruges et fut sans doute un élève de Memling. Dans l’un de ses tableaux, Sisamne, le juge qui a prévariqué, est eftendu sur un chevalet ; on lui a déjà écorché toute une jambe et l’on s’apprête à lui retourner la peau du talon, comme une chaussette. Et cet homme grince des dents, tandis qu’on le jugule et que d’autres bourreaux, vêtus de rouge et de jaune, lui entament un bras et commencent à lui inciser la poitrine. Cette scène de tortionnaires n’a pas cette senteur de basse boucherie dont plus tard les peintres de l’École espagnole s’éprirent ; elle est vivante et terrible, mais pas repugnante et vraiment noble.

Ce Gérard David fut un très personnel maître.

Le musée de Rouen possède de lui une Vierge aux raisins, entourée de saintes femmes, une Vierge toute de mélancolie et de grice ; elle est noyée là-bas, dans un tas de pannes.

Au lieu de passer leur temps à changer les tableaux de place, les tristes seigneurs qui régissent notre masee du Louvre feraient beaucoup mieux d’échanger cette oeuvre contre autant de panneaux que l’on voudra de l’École de France ; ce serait certainement une révélation pour Paris que cette Madone, de David.

Pour en revenir à Bruges et la récapituler maintenant en quelques lignes, l’on peut dire qu’elle est à la fois mystique et démoniaque, puérile et grave. Mystique par sa réelle piété, par ses musées uniques au point de vue de l’art, par ses nombreux couvents et par son béguinage ; — démoniaque, par sa confrérie secrete de possédés ; — puèrile, par son goût pour les insupportables verroteries des carillons, — et grave, par l’allure même de ses canaux et de ses places, de ses beffrois et de ses rues.

Mais ce qui domine, en somme, c’est la note mystique ; et elle est une ville délicieuse parce qu’elle est dénuée de commerce et que, par conséquent, ses chapelles sont vivantes et que ses rues sont mortes.