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De Tout (1902)



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XV

LÜBECK

JE ne crois pas m’être jamais trouvé en un lieu plus reculé dans le fond des âges que ce soir-là où j’étais assis dans un souterrain, sous une voûte taillée en ogive, devant une table éclairée par une petite lampe. Je voyais clair sur la nappe, mais tout était noir autour de moi et un garçon, en habit, marchant sur des semelles sourdes de feutre, me servait sans aucun bruit.

J’étais un peu étonné de souper ainsi, loin de Paris, à Lübeck, dans une cave de l’hôtel de ville convertie en restaurant. Le menu se composait d’une alliance de chères bizarres. Après une bisque semée dans sa pâte, couleur de tripoli, de choux-fleurs et de pois, le garçon avait successivement apporté une tranche de steimbutt, un poisson de la Baltique, aux chairs blanches, branchées de grosses arêtes ; des côtelettes de veau, pannées et dorées au safran, accompagnées de citron, de câpres, d’anchois, de pommes de terre sautées à l’oignon ; un poulet rôti, couché sur un lit de gelée de groseilles et de concombres ; enfin, un fromage du nom de arz, une variété de munster, véhément et sec, et quelques fruits. En fait de boisson, une bouteille d’holseheimer, un vin blanc comme de l’eau, et sentant la noisette fraîche, dans son seau de glace.

Ce repas valait assurément qu’on le prônât, malgré le poulet auquel son assaisonnement de groseille sucrée et de concombre en salade donnait le goût imprévu d’un vernis neuf, mais cette méthode des mélanges avait sa raison d’être. En France, un plat est un plat et en Allemagne il peut en devenir dix. Une viande aussi fade que le veau change selon les condiments qui la relévent ; en la trempant, pendant le même dîner, tantôt dans de la compote de poire ou des acides vinaigrés de choux, on bien encore dans de la purée de pommes de terre an cumin ou dans de la marmelade de cassis, on en fait, à chaque bouchée, un mets nouveau et qui diffère encore si l’on mêle, pour en finir, tous ces ingrédients ensemble. Par ce procédé, l’on se crée des alibis de cuisine et l’on mange autant de plats que l’on veut, avec un seul.

Tandis que je ruminais ces réflexions, le garçon me versa le café et harassé par une journée de trotte, je tombai dans un état de vague quiétude, cherchant à me remémorer ce que j’avais vu, depuis le matin, à Lübeck.

La première impression, après avoir franchi, au sortir de la gare, le Holstenthor, une porte flanquée de deux courtes et massives tours, et avoir erré, pendant quelques heures, an hasard des rues, c’était celle-ci que je me promenais dans une ville minuscule, dans une ville joujou, quasi morte. Tout y était petit, les tramways et les églises ; les chiens mêmes ne jappaient plus que comme des toutous de carton ; ils semblaient s’être rapetissés depuis que j'avais quitté Hambourg. J’ambulais dans une cité naine et caduque, retirée des affaires, depuis que Brême et Hambourg avaient tué l’industrie de son port en accaparant tout le commerce maritime allemand.

Débarrassée de ses agioteurs et lâchée par les rastas, elle était devenue une charmante petite vieille. Plus de bruit, plus de hâte fébrile, ainsi qu’à Hambourg, mais un sourire et un à mi-voix de personne âgée, revenue de bien des choses, pas bavarde, mais aimable et point fachée, au fond, je crois, de recevoir, de temps en temps, dans sa solitude, un visiteur.

C’était là son premier aspect, avec un peu d’enfantillage en sus, car je me rappelais de curieuses rues où poussaient entre les galets des trottoirs des pissenlits, des rues bordées de maisonnettes dont les façades montaient pareilles à ces châteaux que les enfants bâtissent avee des dominos ; ils en mettent de moins en moins à mesure que leur construction s’élève et ils couronnent l’édifice branlant par un seul.

C’était un peu les maisons aux pignons en escalier des Hollandais, mais plus frustes, ici, plus délibérément gosses, avec leur ton de massepain et leurs petits enjolivements de fer, marquant, le plus souvent, la date de leur naissance, des 1600 et tant, des 1700 et plus ; puis je me souvenais d’avoir débouché sur une place et de m’être extasié devant un hôtel de ville du XVe siècle, celui-là même dans les celliers duquel je prenais maintenant mon café.

Il était unique en son genre, ce monument. Je le voyais, en un effort de mémoire, si élégant et si saugrenu, si vieillot et si puéril ! il était haut comme une botte et dressait sur des galeries de cloître, si basses qu’un homme de haute taille pouvait à peine passer sous ses voûtes, une façade extravagante, chamarrée de blasons peints, surmontés d’ogives aveuglées par des murs, coupée de cinq tours minuscules, à bonnets pointus de cuivre vert, cinq tours arlequines, bâties avec des briques bleues, roses, vertes, brunes, mêlées çà et là à des briques noires qui avaient des reflets irisées de bulle ; tout cela chatoyant, malgré la patine de l’âge, et se profilant sur un ciel gris ; et cette incroyable façade se prolongeait en équerre, derrière un autre monument, au coin de la place, et elle était alors composée de trois nouvelles tours, coiffées de cornets verts, réunies entre elles par un mur de brique percé de trois grands trous ronds.

C’était inutile, c’était improbable et c’était très bien.

On eût dit, de cet hôtel de ville, d’un jouet héraldique, d’un château-fort pour bébé, d’un cloître pour nain ; ensuite, sur cette même place, j'avais visité une toute petite cathédrale, dédiée à sainte Marie, et dont les toits en capuchons de moines, étaient posés tout de travers ; eux aussi semblaient peints avec de la cendre verte ; dans l’intérieur de l’église, c’était un mêli-mêlo de tons les styles. La coque de Sainte-Marie datait du XIIIe et du XIVe sièles, mais le XVIe y avait instauré des blasons de bois sculptés et peints, des écus bizarres, des casques munis d’ailes, surmontés de panaches, de plumes gonflées comme des queues de chats en colère, des heaumes à museaux de brochets, de la cime desquels sortaient des cornes de boeuf, des bois de cerf, des bras brandissant des glaives ; et ces écus bariolés de teintes farouches étaient ceinturés de paraphes à zigzags et à croches, soutenus par des bêtes étranges, bordés de volutes, de feuilles de chicorée et de houx, chargés d’armes révulsées, d’aigles à deux têtes, de chimères et de guivres ; et le sol de la nef était, lui aussi, pavé d’armoiries qui avaient gardé assez de relief pour que l’on ne pût, sur ces dalles mal scellées, marcher droit ; et cela recommençait encore au plafond, se poursuivait de l’abside jusquà l’entrée que surmontaient de grandes orgues peintes en vermillon rehaussé d’or.

Et des chapelles se succédaient, sentant le XVIIe siècle, avec leurs baldaquins de marbre blanc et noir et leurs statues, habilement drapées, conçues dans le style sonore de Quellin ; et, brusquement, à un détour, le XVe siècle apparaissait — repeint — avec une Danse des Morts qui se déroulait le long des murs ; dans ces fresques, la Mort n’était plus un blanc squelette, mais bien une sorte de momie péruvienne, telle qu’il en existe au musée du Trocadéro, à Paris, un être hybride dont l’épiderme, trempé dans les résines et les suies, s’est desséché sur les os et colle sur les sacs d’aromates qui bourrent la cage des côtes ; et cette Mort ricane, hideuse, alors qu’elle saisit la main d’une reine, et elle est si joyeuse qu’elle gambille, qu’elle chahute presque, une jambe en l’air.

Puis, çà et là, des tableaux de toute provenance, de soi-disant Grünewald qui n’en sont pas, des crucifixions d’inconnus, cocasses. Dans l’une, un angelot enlève l’âme du bon larron figurée par un gamin nu s’échappant de la bouche ; et l’heureux voleur est un vieillard qui porte, pour tout vêtement, un suspensoir.

Je me rappelle encore... En quittant Sainte-Marie, je suis allé visiter les autres églises sans intérêt, du reste, de la ville, Saint-Pierre et Saint-Jacob, dont les toits semblent posés sur la brique, à même ; on voit le jour au travers et tout gondole ; une autre, Sainte-AEgide, a même perdu les lames de cuivre de son faîte et l’on aperçoit le dessous gris de sa charpente ; les protestants qui détiennent ces sanctuaires n’ont pas manqué, après les avoir avilis par leur presence, de les laisser tomber de vieillesse, sans aucun respect, sans aucun soin.

En somme, rien ne paraît solide ; l’hôtel de ville titube et va choir, tous les clochers sont de guingois et les tours penchent. L’on se dit qu’une bouffée de vent déracinerait la ville, que les toits, voleraient, que les murs plieraient au moindre souffle ; et ces bâtisses ont pourtant résisté à l’usure des ages ! Alors, si elles sont vraiment, sous leur aspect chétif, si robustes, il faut bien, pour expliquer leur manque d’aplomb, croire qu’elles ne se privent pas de boire un coup ; c’est là la seconde impression qui vous vient ; et l’on se demande si la petite douairière, si aimable, n’aimerait pas à lever le coude, si la petite ville, aux manières surannées, ne serait pas un tantinet saoule.

Et cette impression se confirme pour peu que l’on pénètre dans les maisons les plus curieuses de Lübeck, car celles-là sont justement des brasseries et des débits de vins. Il y en a deux, entre autres, où l’on ne vit plus an XIXe siècle, où l’on ne sait plus ou l’on est et si Paris existe. L’une d’elles, bâtie en 1535, est la maison des Armateurs ; convertie en un estaminet, elle contient une salle magnifique, avec ses panneaux d’un brun ardent et d’un or sombre, ses lustres de cuivre hollandais, ses énormes lanternes, ses petits vaisseaux à canons et à voiles, pendus aux poutres en saillie du plafond ; et elle possède des bancs de bois sculptés, superbes, une statue de Vierge exquise, auprès de laquelle s’avance, plaquée sur une colonne de bois soutenant la voûte, une femme de l’Océanie, peinte en jaune, une sauvagesse, aux cheveux crépus, qui tient entre ses deux mains un énorme ventre dont le nombril renfle tel qu’un bouton de soupière.

L’autre établissement est situé sur le port, au no 75 de l’Ander-Trave ; d’après les registres conservés aux archives, un sieur Godeke Ruce y tenait déjà, vers la fin du XIIIe siècle, une taverne ; des générations se sont done abreuvées entre ses murs ; l’endroit est exigu et noir et tout d’abord l’on n’y voit goutte ; ensuite les yeux s’habituent à l’obscurité et alors sortent, de l’ombre des cloisons, d’étranges choses. L’on aperçoit une femme qui se pâme dans un traîneau, sous l’étreinte d’un homme ; puis des personnages de la Bible se montrent en des toiles enfumées, brossées de grands coups de vermillon, cinglées de larges traînées de jaune, des personnages peints dans le style de Rubens. Un rais de soleil filtre par les carreaux à mailles, se joue sur ces figures, éveille de vagues profils, allume une étincelle dans l’oeil d’un visage qu’on ne distingue plus, et, passant au travers de l’émeraude du verre dans lequel rit le vin blanc du Rhin, vous fait voltiger sur les doigts des phalènes vertes. Et l’on n’entend rien ; deux consommateurs sablent, sans parler, une bouteille, et le patron, les yeux au ciel, fume.

Quel calme dans cette ville ! Mais, avec tout cela, l’heure s’avance et je meurs de sommeil. J’appelle le garçon et, tandis que l’on prépare ma note je récapitule mes réveries du jour.

Si je résume encore Lübeck en la personne d’une aimable vieille un peu toujours dans les brindes et un peu puérile, avec sa taille de myrmidone, ses atours armoriés et son bonnet de travers, je dois dire qu’elle me semble pouvoir symboliser aussi, par la déchéance de son port et le désert de ses rues que l’on croirait inhabitées, les petits ménages du négoce ; et dès lors il ne faut pas trop se moquer de son allure décrépite et de sa mine falote, mais admirer sa bonne grâce qui a su résister à tant de revers et souhaiter qu’ils persistent, car, sans eux, elle deviendrait sans doute, comme Hambourg sa voisine, une sorte de mérétrice éprise de toilette et affolée de luxe et elle finirait par rejeter, elle aussi, la délicieuse parure de ses antiques monuments et de ses anciennes rues, pour y substituer l’horrible clinquant des boulevards neufs.