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De Tout (1902)



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XI

LES FRÈRES LE NAIN

LE chauvinisme fait commettre bien des bourdes en art. La façon dont est ordonné le Musée du Louvre l’atteste. Un de ses conservateurs, qui serait très probablement plus apte à recucillir les cannes et à classer les parapluies du vestiaire qu’à ranger sur des cloisons des peintures, a jugé patriotique de reléguer tous les Primitifs flamands dans une pièce de débarras presque noire et spécialemertt de pendre sur une porte toui ours ouverte, car elle mène aux latrines des copistes et des gardes, le Christ bénissant le monde, de Quentin Metsys (1), alors que, dans la grande galerie, à la place la mieux éclairée, se prélassent les Primitifs dits Bourguignons, de l’Ecole de France.

Or ces Primitifs sont tout bonnement ou des panneaux exécutés en Bourgogne par des artistes originaires des Flandres on des imitations, fabriquées dans notre pays, des maîtres du Brabant belge. Pour justifier, tant bien que mal, l’aloi des provenances, on a inscrit quelques noms an bas des tableaux ; sur les indications fort peu sûres, du reste, d’Alfred Michiels, il fut décidé que le Martyre de saint Denis et le Christ mort seraient désormais attribués à Malouel, et que la petite Vierge du salon carré, charmante d’ailleurs, mais qui procMe de Memling, appartiendrait à Jehan Perréal dit de Paris ; de même encore pour le portrait de Juvénal des Ursins, de Foucquet, que d’anciens catalogues assignent à Wolgemuth, et pour un dyptique représentant le roi René et sa femme ; celui-la fut reconnu comme étant l’oeuvre de Nicolas Froment, d’Avignon ; mais, en admettant que ces désignations soient exactes, il n’en demeure pas moins acquis qu’une ecole primitive vraiment française n’existe pas. Jean Malouel est un Flamand et il n’a aucun titré pas plus que le Flamand Henri de Bellechose, qu’on lui associe sans savoir pourquoi, à figurer dans la liste de nos peintres ; d’autre part, Perréal est peut-être né à Paris, mais il peint ainsi qu’un disciple de l’école de Bruges et, quant à Froment d’Avignon, il a été confondu pendant des années avec les Van Eyck, tant ses tableaux ressemblaient aux leurs !

II est donc à la fois bête et injuste d’avoir remisé dans une obscure resserre les oeuvres originales, les oeuvres des vrais maitres, pour exhiber sur les plus claires des cimaises leurs pasticheurs ou leurs élèves et ce, sous le prétexte que ceux-là ont séjourné en France !

Et cette pauvre École française, quand elle échappe aux souvenirs des Flandres et aux influences de l’Italie qui l’obsèdent dès le XVIe siècle, ce qu’elle est peu véridique et pen neuve ! Exceptez, au XVe siècle, François Clouet et son admirable portrait d’Élisabeth d’Autriche, perdu dans le salon carré, — et Clouct est originaire de Bruxelles et sa facture dérive de celle d’Holbein, — vous découvrez quoi dans le preftendu art français de cette époque au Louvre ? Cousin, Freminet, Ambroise Dubois, natif d’Anvers, et avec le Primatice l’école italianisée de Fontainebleau. C’est mince, et ce qui est pis, c’est que tons ces ouvrages répondent avec un accent étranger XVIIe siècle pour rencontrer une peinture qui devienne plus inde’pendante et ne paraisse pas nous avoir été prêtée par des voisins. Alors celle-là gravite autour de la cour du soi-disant grand roi et elle lui emprunte sa pompe et sa maussade emphase. Ce sont des Lebrun et des Jouvenet redondants et creux, des Poussin rechigne’s et verdâtres, de l’art saturnien, de la peinture sourde ; ce sont les machines décoratives du Lorrain qui de’tonnent heureusement dans cet amas d’oeuvres guindées, avec leur dorure en poudre de soleil et leur souffle d’air ; puis défilent les portraits aux énormes perruques et aux draperies bruyantes de Largillière et de Rigaud, les figures fades et fignolées de Mignard, enfin l’accablante masse du plus surfait de tous ces peintres, d’Eustache Le Sueur, l’auteur de cette série de vingt-deux pannes qu’est la vie de saint Bruno et que l’on a — ça, c’est bien — exilé dans un fond délaissé de salle. Mais, hélas ! l’on n’a pas banni un Jésus en rouge apparaissant à une Madeleine en jaune et en bleu et d’autres bâches pleines de personnages à nez droits pas s’eparés du front, à yeux grecs et à mentons courts. Il y en a partout et comme c’est peint ! Il sied de voir le Songe de saint Bruno afin de se rendre compte de la manière dont ce vitrier.là maniait les bleus !

Enfin vient le XVIIIe siècle. Ici, deux artistes, et deux vrais maîtres, Watteau et Chardin, qui nous consolent des déboires de ces halls ; puis se succèdent les poupées de Pater, les vignettes de Lancret, les vaudevilles et les mélos de Greuze, les mythologiades et les polissonneries de Boucher et de Fragonard, et ce que ces fantoches et ces pantines sont superficiels et factices, sans une dépense d’idée, sans un frais d’âme ; ce que tout cet art de bidet et de chaise longue est peu !

Les promenades dans les galeries françaises du Louvre, au milieu de seigneurs qui posent en grand apparat et de femmes qui’pour minauder, se dénudent, sont done rien moins qu’enviables et l’on finit par chercher de tous les côtés, dans ces pièces, si l’on ne dénicherait pas un homme simple, vaguement nalf, qui aurait peint des êtres et des choses pas trop maquillés, un peintre qui aurait projeté un peu d’âme propre sur une toile.

Et l’on trouve, dans la salle réservée au XVIIe siècle, une famille d’artistes qui, par extraordinaire, s’est intéressée aux humbles et aux pauvres gens, les frères Le Nain. Ils sont, cela va de soi, isolés dans la peinture de leur temps et les renseignements que nous possédons sur leur vie sont quasi nuls.

Les mémoires manuscrits de Dom Leleu sur la cité de Laon nous apprennent qu’en 1632 trois peintres de cette ville nommés Le Nain reprent des leçons d’un artiste étranger, puis partirent pour se fixer à Paris où ils habitèrent ensemble.

Ils étaient fils d’Isaae Le Nain, sergent royal an baillage de Vermandois, et de Jehanne Prévost, sans profession et tous les trois étaient nés à Laon, en 1588, les deux autres en 1593 et 1607. L’aîné s’appelait Antoine, le cadet Louis et le plus jeune Mathieu.

Le premier excella « pour les portraits en miniature et les portraits en raccourci », le second « pour les portraits à mi-corps et en forme de buste », le troisième « pour les grands tableaux tels que martyres de saints et batailles ».

Antoine et Louis moururent à trois jours de distance et furent mariés et Mathieu, qui ne paraît pas avoir pris femme, leur survécut.

Et nous ne sommes guère plus avancés que si le P. Leleu et Champfleury qui le compléta dans deux : brochures ne nous avaient rien appris ; parmi les tableaux des Le Nain, qui sont au Louvre, nous, ne découvrons ni combats, ni supplices de saints ; nous n’aurions done aucune oeuvre de Mathieu ; en fait de portraits à mi-corps, nous, en voyons un, celui d’Henri II, due de Montmorency ; c’est une toile prudente et qui n’est point de nature à nous perturber ; elle serait done de Louis. Quant aux : miniatures et aux raccourcis, si nous entendons, comme le voulut sans doute dom Leleu, par « miniatures » des petites scènes d’intérieurs, et par « raccourcis » des figures moins grandes que nature, alors nous devons attribuer tout le lot des Le Nain que détient le musée, à Antoine.

Mais tous ces tableaux ne se ressemblent guère ; si l’un d’eux est superbe, d’autres sont minables ; le plus sage est done de ne pas essayer de résoudre la devinette et de mettre un prénom au has de chaque toile. La seule chose qui soit certaine, c’est que ces ouvrages sont, dans la même série, de mains qui différent et que leur valeur est des plus inégales ; ainsi ces « portraits d’intérieurs », cette « procession », ces « réunions de famille », ces « gens qui jouent aux cartes », sont gauchement agencés et maladroitement peints ; la facture est pénible et martelée, les couleurs sont a la fois aigres et mornes ; tous les personnages paradent pour la galerie et aucun n’est saisi sur le vif ; s’ils étaient mis à côté d’un Terburg ou d’un Metzu, ils s’effondreraient ; d’autres, au contraire, sont moins étriqués, peints d’une touche moins mesquine, observés avec plus de laisser-aller et de franchise, la Forge, par exemple, d’aspect cartonneux, mais qui persuade par sa volonté même d’être sincère ; le Reniement de saint Pierre, assez curieux, traité ainsi qu’une scène de genre, avec des reîtres qui rient dans un coin et une servante, d’allure hollandaise, qui contredit d’un geste l’Apôtre ; le Retour de la fenaison surtout qui contient des groupes trop apprêtés, mais pris sur nature et qui vivent. L’aspect blanchâtre de cette toile est bizarre ; on ne peut guère l’expliquer que par cette lumière blafarde qui precède souvent les arrivées d’orage ; mais le ton de « blanquette » de l’oeuvre est relevé par un rouge de manches, de femme, par le citron pâle d’un chaudron dont le cuivre s’éteint et le vert charmant d’un corsage qui se meurt ; ce panneau est intéressant par l’étrangeté de sa couleur même ; mais la pièce maltresse des Le Nain, elle n’est point dans cette galerie, mais bien dans la salle de la collection Lacaze. Elle est intitulée Repos de paysans, et serait plus justement dénommée, je crois, Réception ou Hospitalité de mendiants; elle se construit de la sorte :

En tout, sept personnes et un toutou ébouriffé sont assemblés autour d’une table sur laquelle sont placés une cruchette et une miche de pain. Au centre de la toile, un homme assis, la figure eavalière et fine, les cheveux en désordre et les yeux bleus, tient un verre ; separés de lui, par la table, au premier plan, deux autres hommes sont également assis ; l’un boit un verre de vin, et son costume est un amas rapiécé de loques ; l’autre n’a même plus de souliers et, pieds nus, le chapeau de feutre plaque, sur un genou, les mains jointes, il tend une face lasse au nez crochu, aux cheveux et à la barbe en broussailles et il regarde avec une stupeur douloureuse et une lassitude résignée, on ne sait quoi, sans voir ; il ne s’aperçoit pas que son hôte va lui présenter un verre ; et celui-ci se recule un peu, surpris de cette inattention et de ce silence, et, en bourru bienfaisant, il semble prêt à lui crier : « Ah çà ! dites done, l’ami, et ce verre, est-ce pour demain ? » Enfin, derrière le buveur en guenilles dont les Ièvres serrent les bords du verre de peur de laisser échapper et de perdre une goutte, une brave femme vêtue de rouge, la domestique ou la femme du maître du logis, sourit en considérant le malheureux qui se désaltère ; le reste de la scène est occupé par un gamin à la mine pétillante et qui, près de la hotte d’une cheminée, nous dévisage, par un violoneux qui accorde son instrument, par un autre galopin en haillons et sans chaussures, debout derrière ce mendiant écrasé de fatigue qui rêve ou qui prie peut-être.

L’oeuvre est belle, obtenue très simplement, sans truc : de phrases larmoyantes et de vains gestes ; peinte dans des tons cendrés et olivâtres, avec des couleurs quasi ferrugineuses et quasi tannées, elle dégage une grande mélancolie et aussi beaucoup de bonté, mais une bonté mâle, sans gâteries et sans tendresses ; ce Samaritain et cc vieux vagabond, qui est bien la plus belle figure que je connaisse en art de la résignation pensive et de l’éreintement physique, sont admirables. William Burger, qui nota cette toile, remarque qu’elle a « quelque chose de religieux ». Saint-Victor qui en parla dit « qu’elle fait songer à la communion des agapes », et Champfleury observe à son tour que le caracte’re principal de cc tableau est « une couleur sobre, protestante ».

Tous les trois ont raison. Il est bien évident, en effet, que cette scène évoque un souvenir des Évangiles que Rembrandt transportait dans la réalité, sans souci d’exactitude locale et d’époque ; il est certain aussi que sa teinte exhale un fumet de Bible un peu séche et qu’elle a un côté rigide de jansénisme ; car c’est l’odeur janséniste que cc tableau me paraiit fleurer surtout ; c’est curieux, d’ailleurs, comme au Louvre, certaines ceuvres epandent cc parfum austère et spécial ; le magnifique portrait de la Mère Arnaud et de la sceur Catherine de Sainte Susanne, par Philippe de Champaigne, sent le Port-Royal à plein nez et il nest pas jusqu’à des natures mortes qui ne puissent s’accorder avec le goût sévère des « appelants », celle, par exemple, de Roland de la Porte, ascétique et superbe, qui habite, elle aussi, dans la salle Lacaze.

Les Le Nain furent-ils catholiques ou hérétiques ? Je l’ignore ; en tout cas, et ceci est singulier, s’ils ont témoigné d’un sens, religieux dans une ceuvre qui ne l’exigeait point, ils se sont, par contre, révélés absolument dénués de ce même sens dans un autre ouvrage où il était indispensable de le montrer. II existe, en effet, une Nativité de Le Nain qui a été donnée par Napoléon Ier à l’église Saint-Étienne-du-Mont. Elle y est encore, mais enfouie dans un fond de chapelle, à droite du choeur ; elle est si mal exposée que c’est à peine si on la peut voir ; vaguement l’on aperçoit une blanchisseuse assise, la chemise ouverte sur une robe rouge et qui s’apprête à allaiter un enfant, tandis qu’auprès d’une cheminée un ange fait chauffer des couches et qu’un autre ange désigne le ciel avec son doigt ; c’est une peinture prévenante et un peu lâche, d’une saveur pieuse, nulle.

En somme, pour résumer l’apport des Le Nain, l’on peut dire que s’ils ont brossé, ainsi que les maîtres des Flandres, des scènes de moeurs, ils les ont conçues d’une façon autre, ne prenant point, de même que Steen ou Brauwer, que Teniers ou qu’Ostade, le paysan et l’ouvrier au moment où ils se réjouissent dans les cabarets et se grisent dans les bouges. Eux ne les ont pas connus joyeux ; ils n’ont pas été les peintres des dimanches et des lundis, mais ceux des autres jours, des jours où l’on besogné à la forge, à la ferme, aux champs, et oil l’on trime. En peinture, ils furent les seuls, au XVIe siècle, que la misère du peuple toucha, car Callot et Valentin ne s’occupèrent que de nippes arrangées et d’indigences bouffonnes. Ils ont été, en un mot, les peintres des pauvres gens et ce titre me paraît vraiment noble, car il fallait une certaine audace pour oser représenter de véritables manants à une epoque où ils étaient considérés un peu moins que les animaux domestiques, que les chiens surtout qu’il était de bon ton alors de faire portraiturer par les artistes à la mode, par Jean-Baptiste Oudry et par Desportes.

1. Après que cet article eut paru dans l’Écho de Paris, l’Israélite qui dirige le musée du Louvre fit accrocher l’effigie de Notre-Seigneur à une place plus propre.