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De Tout (1902)



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I

LA VIERGE NOIRE DE PARIS

UN nouveau tronçon du boulevard Raspail vient de s’ouvrir et, après avoir déjà culbuté une partie de la rue de La Chaise et de la rue de Varenne, il écornera, en se prolongeant, les murs de l’abbaye aux Bois et fera sauter tout ou partie du couvent des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve dont la maison se trouve au point même où s’arrête son amorce, devant les numéros 25 et 27 de la rue de Sèvres.

Menacée d’un autre côté par l’agrandissement commencé de la Croix-Rouge, l’abbaye aux Bois verra disparaître, en sus de ses jardins, les deux ailes qui bordent sa cour, et il ne lui restera que sa façade du fond et peut-être sa vieille et dévote chapelle où, certains dimanches, à la messe de neuf heures, derrière la treille de la clôture, une voix frêle de nonne chante sans accompagnement le Kyrie Eleison et alterne, seule, avec le grand orgue ; et le contraste est si violent de cette pauvre voix de linon que rien ne soutient et qui implore au travers de la grille, et de cette tempête majestueuse de l’orgue qui reprend à son tour la même plainte et l’amplifie, la roule et l’emporte sous les voûtes, que l’on souffre d’une sorte de malaise et de froid. L’on a bien l’idée alors du néant que l’on est ; l’on se sent, soi-même, piteux et délaissé comme cette voix et l’on attend presque avec angoisse la réponse de l’instrument, pour se réchauffer et se ranimer, pour s’alléger aussi de cette vague impression que l’on éprouve d’avoir l’âme tombée par terre et prête à crier, ainsi qu’un moutard qui s’étale et se prépare à pleurer quand on le relève.

Si cette abbaye qui appartint d’abord A des Annonciades et fut achetée, au XVIIe siècle, par la congrégation de Notre-Dame-de-Saint-Augustin, est intéressante, par la forme de ses bitiments, par les souvenirs qu’elle évoque de Chateaubriand et de Mme Récamier, par l’indigence campagnarde de ses offices et surtout par la présence, au-dessus de l’autel, d’une ancienne petite Vierge bleue, bénite par saint François de Sales, et si jeune et si joliment gamine, sous son air sérieux, qu’Elle étonne, le couvent des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve, contribue également, avec le désordre de ses bâtisses, les barreaux de prison de ses fenêtres et les cahots de ses toits, à assurer à ce bout de la rue de Sèvres une physionomie, très à part, de province pieuse.

Et cependant ce quartier, jadis si placide et quasi désert, est devenu une bruyante halle ! A mesure qu’iI s’est e’tendu, le Bon Marché, que je cormus minuscule, a attiré tout autour de lui les foules ; et c’est maintenant un tohu-bohu de voitures et de tramways, un va-et-vient affairé de paquets et de femmes ; mais, si vous franchissez la porte de l’un de ces deux monastères, c’est fini ; Paris n’est plus ; vous êtes à la campagne, très loin ; et, à certains moments du jour, cet aspect particulier, cette senteur spéciale de province et de cloître débordent de l’intérieur même de ces maisons dans la rue.

Tel, le matin, vers dix heures, l’établissement des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve ; aux oeuvres de vanité des puissantes industries qu’il avoisine, il oppose les oeuvres de Miséricorde. Une troupe d’infirmes et de loqueteux s’engouffre sous ses portes ; et des soeurs pansent les blessures, guerissent sans opération les panaris et rafraîchissent avec du linge blanc les plaies ; puis tous ces malheureux passent devant un guichet dont le caissier est une religieuse, plus pâle que les hosties qu’elle découpe et que les cierges qui l’environnent, et celle-là, au lieu de recevoir de l’argent, en donne et distribue à chacun du pain.

Ces soeurs ont, en effet, pour patron un archevêque de Valence, un moine augustin du XVe siècle qui fut surnommé l’Aumônier, à cause de l’affection qu’il témoignait aux malades et aux gueux ; elles suivent donc, en s’occupant des va-nu-pieds et des infirmes, son exemple. Leur congrégation fut fondée, en 1660, à Lamballe, en Bretagne, par le P. Chaboiseau et le P. Ange Leproust, prieur d’un couvent d’Augustines, qui la soumit à la règle mitigée de son ordre. De Lamballe, ces nonnes se sont répandues par toute la France où elles desservent des hôpitaux, des dispensaires, des orphelinats et dirigent des écoles ; elles sont les domestiques des miséreux. La règle qui les régit est, en effet, formelle. On y lit, au chapitre II, articles 6 et 7 : « La charité pour les pauvres est le but et comme l’âme de notre institution...notre grande étude doit être de vaincre nos répugnances et notre délicatesse ; ne marquons jamais, s’il est possible, aucune horreur des plaies les plus dégoûtantes...Il faut qu’il y ait parmi nous une douce et sainte émulation à qui servira les malades auprès desquels il y a davantage à souffrir, soit a cause de l’humeur, soit à cause de la nature du mal... »

Et ces injonctions se résument en ce symbole : pour bien spécifier leur mission, quand les novices sont admises à la profession, une femme indigente les embrasse et leur ceint le doigt d’un anneau, en leur disant : « Rappelle-toi, ma chère soeur, que tu es maintenant une servante des pauvres. »

Le couvent de la rue de Sèvres est la maison-mère de cette communauté. Si l’on pousse la porte dont un vantail est toujours laissé contre, l’on entre dans une cour pavée et couverte et, à droite de la loge vitree des tourières, l’on enfile un corridor qui longe la rue et s’achève dans le vestibule d’une chapelle, orné des statues de saint Michel, de sainte Geneviève et de saint Expedit ; des haies de cierges brûlent devant ces statues et les murs sont tapissés d’ex-voto, dédiés au grand Archange, ce qui est naturel, et à saint Expedit, ce qui l’est moins. Quant a la patronne de Paris, son apport d’inscriptions dans ce local est nul.

Cette nouvelle dévotion de saint Expedit qui repose sur un calembour, car on l’invoque à cause de son nom pour obtenir qu’il expédie les affaires pressées, semble avoir son centre, à Paris, dans ce corridor et dans cette pièce ; saint Michel ne compte même plus, car ses quelques ex-voto disparaissent sous l’amas des plaques qui cél’ebrent les mérites récents de ce saint : et ces plaques commencent ’a franchir l’antichambre et pénétrent déjà dans la chapelle où elles auront bientôt fait de refouler la Vierge !

Édifiée, en 1829, par un architecte qui s’appelait Huve’, cette maigre e’glise s’étend en ligne droite et se termine en rond ; elle est soutenue par une double rangée d’arcades qui rappellent en plus petit celles de la rue de Rivoli ; elle est couverte d’un plafond plat, divisé en des caissons munis d’une rosace et le jour vient par des croisées, rondes du haut et carrées du bas, dont les vitres blanches sont liserées d’une raie de lie de vin et de bleu et traversées, à leur mitan, d’une croix jaune.

Cette chapelle exiguë est partagée par ces colonnades en trois allées : une large, celle du milieu, menant au maître-autel, et deux étroites : une, à gauche, parée sur son parcours d’un saint Augustin peint en gris et tenant à la main un coeur d’or et d’un saint Joseph polychrome ; celle-ci conduit à un autel voué à saint Thomas de Villeneuve ; une autre, à droite, agrémentée d’un saint François de Sales également badigeonné de gris et d’un ange gardien, en niche au-dessus d’une porte ; et celle-là aboutit à un autel placé sous, le vocable du Sacré-Coeur.

Ce sanctuaire dont l’incroyable laideur s’accroît encore de lustres à girandoles de cristal, tels que l’on n’en rencontre plus que dans les salles de concert de province, et d’un ignoble pot à gaz moderne qui se balance au bout d’une tige, ne mériterait même point qu’on le citât, s’il ne possédait, au-dessus du maîtreautel, dans un baldaquin en demi-lune, l’une des Mères les plus vénérées de Paris, Notre-Dame de Bonne-DéIivrance, la Vierge noire.

L’histoire de cette statue de pierre coloriée, dont on ne sait ni l’origine, ni la date de naissance, est curieuse. On la cite, fameuse dejà au XVIe siècle, dans l’église de Saint-Étienne-des-Grès ou des Grecs, située alors dans la banlieue, et le peuple de Paris s’y rendait en pèlerinage et invoquait cette Madone pour les femmes enceintes et les prisonniers. En 1578, saint François de Sales obtint d’Elle d’être délivré d’une tentation de désespoir et saint Vincent de Paul et Claude Bernard, le pauvre prêtre, passèrent de longues heures à ses pieds. Le premier jour de mai et le 24 août, une procession solennelle partait de l’église de Saint-Étienne et se rendait dans une paroisse désignée de la ville.

Dans cette procession où foisonnaient les bannières et les torches allumées, l’on promenait « une belle image de Nostre-Dame, environnée de rayons de soleil et d’anges, » une grande croix « au soubassement d’argent bien efflabouré, » les images de « Monsieur sainct Pierre tenant une clef d’argent, de sainct Jehan Baptiste, de Monsieur sainct Roch, de sainct Sébastien, attaché à un arbre, ayant au-dessus de la teste un ange qui le couronne » et ces saintes reliques « étaient portées chacune sur un brancard orné de parements de damas blanc, rouge, verd et jaune, sur les épaules de deux jeunes hommes habillés d’aubes de fine toile, bien plissées et nuds pieds. »

« Et devant icelles allaient des bedeaux revestus, l’un d’une belle grande robe violette, l’autre d’une robe mi-partie de blanc et de bleu et le troisième d’une robe mi-partie de bleu et de tanné, ayant des chapeaux de fleurs sur leurs testes... »

Le tout, précédant un nombreux clergé qui arborait des chapes de velours et d’or et était également coiffé de chapeaux de fleurs et tenait à la main un bouquet.

Ce furent là les beaux temps de la Vierge noire ; au moment de la Révolution, alors que l’église Saint-Étienne fut saccagée, la comtesse de Carignan Saint-Maurice acheta secrètement des officiers municipaux la statue de la Vierge et la cacha. Arrêtée quelques jours après comme suspecte, Mme de Carignan fut internée dans le couvent des Oiseaux de la rue de Sèvres, converti en une maison de force, et là elle se lia avec des religieuses de Saint-Thomas-de-Villeneuve et avec leur supérieure générale, la Mère Walsh de Valois, qui y étaient détenues ; elles firent ensemble des neuvaines à Notre-Dame de Bonne-DéIivrance et le Comité de Salut public les oublia. Elles furent libérées le 4 octobre 1794, et Mme de Carignan fit don de la statue à ses amies de prison. Des années s’écoulèrent, la Mère de Valois mourut et ce fut une autre supérieure, la Mère Sébire, qui eut la malencontreuse idée de démolir l’ancienne chapelle pour y substituer celle que nous voyons encore debout aujourd’hui.

Seulement, afin d’être juste, il convient aussitôt d’ajouter que, pour quelques-uns de ses fidèles, Notre-Dame consent à faire disparaitre la basse pieusarderie de ses murs ; le côté de bazar religieux et de caque sentant l’âme et le linge aigrelets des bigotes finit par se dissiper ; et il ne reste plus, en cet humble lieu, qu’une chapelle de village charmante. Ceux qui sont là y prient de si bon coeur ! Et il n’est pas jusqu’au costume des nonnes, rappelant le pays de Bretagne où leur congrégation est née, qui n’ajoute à l’illusion qu’on est loin de Paris, dans un sanctuaire bien intime, peuplé de paysannes et de braves gens.

Notre-Dame s’y révèle, telle qu’une Vierge familière, douce a tous venants. Elle n’a point la moue un peu dédaigneuse de Notre-Dame-des-Victoires qui est une reine et, dans son églisette de la rue de Sèvres, l’habituelle valetaille de ses temples, les sous-offs déguisés en suisses et les larbins à chaîne manquent. Elle est une sceur des Vierges noires de Moulins, de Dijon, de Bourg, de Liesse, de Rocamadour, de Chartres, et il semble que les Vierges de cette couleur qui sont les aieules de nos Madones blanches, sont pour nous plus des grand’mères que des me’res ; on compte plus sur leurs gâteries et leur faiblesse ; on les sent plus indulgentes, plus prêtes à pardonner et l’on aime mieux leur raconter ses frasques qu’à la Mère qui gronderait un peu et au Père qui pourrait se fâcher.

Puis, devant Notre-Dame de Bonne-DéIivrance, l’on eprouve aussi cette impression qu’il faut tâcher de redevenir enfant et de la prier plus avec le chapelet qu’avec des livres. Elle est si rustique et tant implorée par de candides femmes, qu’ElIe est habituée aux oraisons naives et aux suppliques simples !

Elles font, en tout cas, autour d’Elle, une atmosphère lénitive et douillette qui rend, à toutes les heures, cette chapelle exquise. Le matin, elle regorge de monde et c’est le grand silence des messes coupé par le pétillement des sonnettes et le cri voisin des coqs ; à deux heures, le sanctuaire est presque vide, mais tout le chceur des religieuses, séparé par une grille des places laissées au public, est plein. On ne voit que leurs dos et un champ de cornettes qui ondule avec la doxologie, un champ de cloches blanches rompu, ça et la, par les choux noirs des bonnets des novices ; puis, dans les allées où se tiennent les converses, l’on aperçoit des casques énormes de linge, des sortes de scaphandres mous, couvrant tout le visage, et un long fichu blanc qui descend en pointe jusqu’à la taille.

Et les portes se ferment, après un chemin de croix, avec la nuit, et la Vierge repose ; et, le lendemain, l’éternelle Quémandeuse recommence, sans jamais se lasser, à intercéder pour de nouvelles âmes ; c’est une chaîne sans fin qu’Elle tire et c’est pitié quand on songe au mal qu’on lui donne ! En dehors des religieuses qui parviennent plus aisément à s’oublier, combien de gens qui l’exorent viennent pour Elle et se désintéressent d’eux ? Mais la vie est devenue si lente à souffrir et si dure, que tous semblent à bout de force et, avant même de la saluer, ils la sollicitent précipitamment, dès qu’ils l’approchent, de les guérir de leurs maladies, de leur procurer de l’argent, de les défendre. C’est un lamentable choeur de désirs qui se dévide avee les grains des pate-nôtres ; c’est un chemin de ses propres croix que chacun lui présente ; et, devant l’inconscience de cet égoisme, Elle finit par sourire et par condescendre à essuyer, comme une Véronique, la face éplorée de ses fils.

C’est à cela qu’elle s’occupe, la Vierge noire de Paris, et, si peu que l’on y réfléchisse, l’on comprend pourquoi Elle a choisi ce couvent des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve pour y établir sa derneure : c’est parce qu’Elle trouve, en ces servantes des pauvres une aide ; ce qu’Elle ne peut faire Elle-même, elles le font ; Elle leur délègue la tâche de ces soins matériels dont Elle ne saurait se charger ; Elle soulage, par leur entremise, ces voyageurs qui frappent, sans demander à la voir, à sa porte, les malades sans religion et sans le sou et les gueux.