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Croquis parisiens (1880)



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LA BLANCHISSEUSE

Depuis Nausicaa d’homérique et ennuyeuse mémoire, les reines ne lavent plus leur linge elles-mêmes, et si j’excepte ces déesses élues à la micarême, dans le clapotis des litres et le cahot des verres, le nettoyage des jupons et des bas est depuis longtemps confié à de bonnes soussouilles dont les gros bras font marcher le fer. Depuis nombre d’années, les blanchisseuses ne sont plus parfumées au benjoin et à l’ambre comme les roses lavandières de Lancret ou, si celles-ci existent encore, elles n’exercent leur métier que par intermittences et leur véritable profession est sans doute plus lucrative mais moins avouable.

Ah ! leur réputation est mauvaise... Ah ! les vieilles rôdent comme des chiennes, briffent et boissonnent, assoiffées par le feu des poêles... Ah ! les jeunes gourgandinent, enragées d’amour et courent de longues prétentaines au sortir des lavoirs !... Eh bien quoi ? Pensez-vous donc que leur vie soit gaie et qu’elles n’aient point le droit d’enterrer au fond des chopines ou des lits, la tristesse des journées longues ? Eh ! qu’elles aiment et qu’elles boivent ! car travailler debout, sous la pluie qui tombe des linges pendus aux fils, sentir l’eau qui glisse sur les frisons de la nuque et coule lentement dans le ravin du dos, respirer à pleine bouche la buée des lessives, avoir les reins brûlés par le feu de la mécanique, brimballer sur l’épaule des charretées de draps, se déhancher à soutenir un panier énorme, marcher, courir, ne jamais se reposer, tremper les chemises dans l’eau bleue, les tordre, les faire essorer, les repasser au fer chaud, amidonner les manchettes, tuyauter le linge ou le perdre, le détériorer, se le faire rendre sans payement de la note par les femmes et le faire accepter contre argent par les hommes, c’est là leur effroyable tâche, leur effroyable vie !

Et combien d’entre elles passeront encore par les dernières étapes de la Passion ! Leur chemin de croix commence au tisonnement du poêle et finit au baquet des rivières ! Quand l’âge a éteint les rumeurs de leurs chairs et fait se dresser devant elles comme consolation suprême le verre de casse-gueule, alors qu’elles ont inutilement erré jusqu’à neuf heures du matin, dans le marché de la rue aux Ours, en quête d’une patronne pressée d’ouvrage, elles vont s’échouer, catarrhales, dans ce quartier que la Bièvre, trempe de ses eaux malades, couleur de cachou et de nèfle. Accroupies, là, depuis les rougeurs de l’aube jusqu’aux fumées du crépuscule, auprès de monstres, vêtues de guenilles, coiffées de marmottes et enterrées jusqu’aux aisselles dans des futailles, elles savonnent à tour de bras, frappent à tour de battoir le linge qui s’égoutte sur la planche.

Vues de dos, quand elles sont enfoncées dans des bouillons d’eau sale, leurs échines font saillie sous le canezou crasseux, des brindilles de tignasse courent à la débandade sur leur peau vernissée comme la pelure des oignons et elles sont là, efflanquées et mornes, abritant leurs chefs moussus sous de vieux parapluies rouges, hurlant comme des louves après les gamins qui les insultent, redressant leur squelette courbé sous la hotte de linge, un poing sur la hanche, l’autre à la bouche, en guise de porte-voix, jetant sur tous ceux qui passent ces gueulées d’injures qui leur ont mérité le surnom de l’argot « les baquets insolents ».