croquis cover

Croquis parisiens (1880)



back
L’IMAGE D’ÉPINAL

A EUGÈNE MONTROSIER

C’était une petite ville près de Bruxelles, en Brabant. Les maisons délimitées par un trait d’encre pâle ne se détachaient que bien faiblement sur un ciel de papier gris.

Il y avait des pignons, une église surmontée d’une croix, des toits en dents de scie, en poivrières, en cornets renversés, en éteignoirs, un donjon percé de meurtrières.

Il y avait aussi une grande tourelle, couleur de chair, avec un bonnet tout rouge. Cette tourelle s’arrondissait au coin d’une auberge et d’un balcon jaune sur lequel se penchait une dame, avec une collerette tuyautée et une robe du même rouge que le toit de la tourelle.

La petite ville semblait bien étonnée, car il y avait au moins six personnes sur la place qui interpellaient un vieillard. Deux beaux messieurs, vêtus de costumes Louis XIII, un gros, à figure poupine, rebondie, un vrai visage de joyeux compère, de bon raillard, de franc gaule-bon-temps, sans barbe, habillé d’un justaucorps du vermillon le plus cru, d’un grand col qui trempait ses pointes blanches dans le rouge de l’habit, tenait d’une main un chapeau de feutre gris, taché du bleu qui avait servi à peindre sa culotte, et désignait de l’autre au vieillard un pot de bière qui moussait sur une table barbouillée de vert et ornée de quatre pieds jaunes. Les jambes de cette table devaient être lumineuses, car elles épandaient tout autour d’elles de larges plaques de la même couleur.

Le vieillard refusait les offres du gros joufflu, et ses doigts qu’il étendait vers lui, comme pour repousser des présents d’Artaxercès, touchaient l’habit et en gardaient des reflets pourpre.

L’autre monsieur était plus maigre et il avait au-dessus de la bouche deux petites moustaches. N’était cette différence, ils se ressemblaient fort.

Tous deux avaient le visage rosâtre et, lèvres, yeux, oreilles, cheveux, tout se confondait dans la même teinte ; parfois même, la couleur avait sauté des figures et coulait sur les vêtements et les maisons. Le monsieur aux moustaches souriait d’un air aimable et tenait à la main un grand chapeau dont le jaune déteignait sur ses doigts. Tous deux disaient au vieillard qui semblait bien vieux et bien fatigué et qui était sordidement revêtu d’un vieux bonnet écarlate, d’un tablier de cuir, d’une robe verte, ramagée de pièces brunes et rousses, émaillées de reprises et de coutures, barbelée du bas comme une queue d’écrevisse, d’un grand manteau bleu sur lequel tombait à flots une longue barbe, si blanche, si blanche, qu’on eût dit de flocons de vapeur qui lui sortaient de la bouche et du nez et déroulaient leurs ondes jusques à terre : « Bonjour, maître, accordez-nous la satisfaction d’être un moment en votre compagnie. »

Et lui qui semblait si vieux et si fatigué leur répondait : « Messieurs, j’ai bien du malheur, jamais je ne m’arrête, je marche incessamment. »

Et ils reprenaient en choeur : « Entrez dans cette auberge, asseyez-vous, venez boire un pot de bière fraîche ; nous vous régalerons le mieux que nous pourrons. »

Et le vieillard leur répétait : « En vérité, messieurs, je suis confus de vos bontés, mais je ne puis m’asseoir, je dois rester debout. »

Alors les beaux messieurs s’étonnèrent fort, et le gros lui dit : « De savoir votre âge nous serions curieux ? » Et le maigre ajouta : « N’êtes-vous point ce vieillard de qui l’on parle tant, celui que l’on nomme le Juif-Errant. »

Et le vieillard dont la barbe était si blanche, si blanche, qu’on eût dit de flocons de vapeurs qui lui sortaient de la bouche et du nez, leur répondit : « Isaac Laquedem est mon nom et j’ai dixhuit cents ans ; oui c’est moi, mes enfants, qui suis le Juif-Errant. » Puis il leur raconta ses longs voyages à travers le monde, ses courses incessantes, par monts et par vaux, par terre et par mer, et il s’écria quand il eut fini sa lamentable histoire : « Le temps me presse, adieu, messieurs, grâce à vos politesses, je vous en remercie. » Et il s’en fut appuyé sur sa longue canne, tandis qu’un petit ange, vêtu d’une robe rouge et d’ailes vertes, une épée dans une main, un rayon de gommegutte s’échappant de l’autre qu’il tenait ouverte, lui faisait signe de marcher, de toujours marcher !

Cet ange planait au-dessus d’une petite ville près de Bruxelles, en Brabant. Il planait au-dessus de maisons délimitées par un trait d’encre pâle et qui ne se détachaient que bien faiblement sur un ciel de papier gris.

Il planait au-dessus de pignons et d’une église surmontée d’une croix, au-dessus de toits en dents de scie, en poivrières, en cornets renversés, en éteignoirs, au-dessus d’un donjon percé de meurtrières.