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Croquis parisiens (1886)



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DAMIENS

A ROBERT CAZE

L’acuité de ces douloureux délices m’arracha un cri ; mes oreilles s’emplirent de bourdonnements et mes yeux se fermèrent ; il me sembla que mes nerfs se retournaient et que ma tête allait se fendre ; je perdis à peu près connaissance, puis, à la longue, mes sens se ranimèrent — l’ouïe d’abord — et au loin, très au loin, ainsi que dans un rêve, je perçus une rumeur d’eau et un bruit de porte.

J’ouvris enfin les yeux et regardai autour de moi ; j’étais seul. Dans la chambre tendue de papier rouge, des rideaux de mousseline voilaient la croix des fenêtres ; au-dessus d’un canapé recouvert d’une guipure au crochet, une glace ronde, à tailles un peu inclinée sur le mur, répercutait, en la penchant, la partie de la pièce à laquelle je tournais le dos, et je voyais une cheminée surmontée d’une pendule ne marchant pas et de candélabres sans bougies, deux fauteuils évasés très bas, placés au-dessous de deux becs de gaz qui flambaient, en sifflant, dans le silence de la chambre, des deux côtés d’un lavabo de marbre.

Comme un plant d’aveuglantes tulipes rangées tout autour d’un bassin clair, des flammes de couleur s’allumaient, en cercle, autour de la glace ronde, dans les biseaux qui longeaient le bois doré du cadre. Mes yeux fascinés brûlaient ; je voulus les arracher de cette margelle d’ardentes fleurs et les plonger, pour les rafraïchir, dans l’eau même de la glace ; mais, au milieu des images d’ameublement dont elle était pleine, un point d’or jaillit de la cheminée et scintilla, piquant mes prunelles excédées de ses feux secs.

Vivement, dans un suprême effort, je détournai les yeux et les levai au-dessus de ma tête vers le ciel, implorant un secours d’énergie, un ressaut de force.

Alors je vis un affreux spectacle.

Immobile sur un lit, les jambes nues et les pieds crispés, les bras roides, collés au corps, un homme gisait, le chemise ramenée sur les genoux. L’oeil noyé, comme liquoreux, semblait prêt à s’égoutter dans l’ornière des joues ; les traits tirés, très pâles, creux, le nez pincé rejoint à la bouche par de grandes rides, décelaient d’irréparables fatigues, d’inconsolables douleurs, de laborieux désastres.

Et sur ce cadavre qui haletait encore couraient à fleur de peau de longs frissons.

Il me parut que j’avais déjà, quelque part, contemplé ce malheureux, agonisant sur une couche. En vain, j’errais dans les brumes de ma mémoire quand soudain, au travers d’une éclaircie, mes souvenirs s’élucidèrent. C’était, rue Bonaparte, à la vitrine d’un marchand d’estampes ; là, dans un fouillis d’images, une vieille et naïve gravure m’avait surpris. Elle représentait un homme étendu sur un matelas, ligoté par des sangles, roulant dans un visage ravagé des yeux morts. Près de lui, des soldats à perruques, coiffés de tricornes, vêtus de justaucorps galonnés et de culottes bouclées aux genoux, se tenaient, attentifs, l’épée au poing, tandis que derrière eux, deux juges à petits rabbats d’abbé, regardaient, une plume en main, d’un air recueilli, la voûte du cachot où se passait la scène.

Et du coup, je me rappelai le titre écrit au crayon sous l’antique estampe : Damiens. — Et mes pensées remontèrent, au travers des âges, jusqu’à cet homme qui avait si puérilement tenté d’exterminer avec une pointe de canif un Roi. J’assistai au solennel interrogatoire rappelé par la gravure, puis je me figurai le coupable écartelé comme il le fut, par quatre chevaux, sur la place de Grève. — Et je tremblai, car son image que j’apercevais, au-dessus de ma tête, était la mienne réfléchie par le miroir encastré dans le ciel du lit sur lequel j’étais couché, la face défaite, les yeux hâves, les bras roides, collés au corps, la chemise ramenée sur le genoux.

Un bruit de porte et un va-et-vient rapproché de pas, rompirent l’obsession qui me hantait. Je me dressai sur mon séant, dérangeant le lamentable portrait réverbéré par le ciel du lit, reprenant ma physionomie personnelle, rentrant enfin dans ma propre peau.

Je me levai et, me dirigeant vers la cheminée sur la tablette de laquelle brillait l’or d’une pièce de vingt francs que j’y avais préalablement mise, je me souris, me disant :

Cette analogie physique que je relève entre l’attitude d’un maladroit assassin et la mienne est peut-être, au point de vue spirituel, plus juste encore.

Et, en effet, n’avais-je pas moralement enduré un supplice identique à celui qui tortura le corps du régicide ?

N’avais-je pas été, moi aussi, tiré, cahoté, sur une idéale Grève, par quatre réflexions diverses ; écartelé en quelque sorte : — d’abord par une pensée de basse concupiscence ; — puis par une désillusion immédiate du désir dès l’entrée dans cette chambre ; — ensuite par le pénitentiel regret de l’argent versé ; — enfin par cette expiatrice détresse que laissent, une fois commis, les frauduleux forfaits des sens.