Le Roman Expérimental

Emile Zola.

Paris: Charpentier, 1881.



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JORIS-KARL HUYSMANS

Rien ne m’intéresse, comme la jeune génération de romanciers qui grandit en ce moment. C’est cette génération qui va être l’avenir. Nous donnera-t-elle raison, en marchant dans la large voie du naturalisme ouverte par Balzac, en poussant toujours plus loin l’enquête ouverte sur l’homme et sur la nature ? Aussi suis-je bien heureux, lorsque je vois l’esprit analytique et expérimental s’emparer de plus en plus de la jeunesse et faire sortir des rangs de nouveaux lutteurs, qui viennent combattre à côté des aînés le bon combat de la vérité.

Je voudrais bien que les faiseurs de romans et de mélodrames ineptes sur le peuple eussent l’idée de lire Les Soeurs Vatard, de M. J.-K. Huysmans. Ils y verraient le peuple dans sa vérité. Sans doute, ils crieraient à l’ordure, ils affecteraient des mines dégoûtées, ils parleraient de prendre des pincettes pour tourner les pages. Mais c’est là une petite comédie d’hypocrisie qui est toujours amusante. Il est de règle que les barbouilleurs de lettres insultent les écrivains. Je serais même très chagrin, si l’on n’insultait pas M. Huysmans. Au fond, je suis tranquille, on l’insultera.

Rien de plus simple que ce livre. Ce, n’est même pas un fait divers, car un fait divers exige un drame. Elles sont deux soeurs, Céline et Désirée, deux ouvrières brocheuses, qui vivent entre leur mère hydropique et leur père fainéant et philosophe. Céline « fait la vie ». Désirée, qui se garde prudemment pour son mari, a toute une liaison honnête avec un jeune ouvrier, qu’elle quitte au dénouement ; alors, elle en épouse un autre, et voilà tout, c’est le livre. Cette nudité de l’intrigue est caractéristique. Notre roman contemporain se simplifie de plus en plus, par haine des intrigues compliquées et mensongères ; il y a là une revanche contre les aventures, le romanesque, les fables à dormir debout. Une page d’une vie humaine, et c’est assez pour l’intérêt, pour l’émotion profonde et durable. Le moindre document humain vous prend aux entrailles plus fortement que n’importe quelle combinaison imaginaire. On finira par donner de simples études, sans péripéties ni dénouement, l’analyse d’une année d’existence, l’histoire d’une passion, la biographie d’un personnage, les notes prises sur la vie et logiquement classées.

Voyez la puissance du document humain. M. Huysmans a dédaigné tout arrangement scénique. Aucun effort d’imagination, des scènes du monde ouvrier, des paysages parisiens, reliés par l’histoire la plus ordinaire du monde. Eh bien ! l’oeuvre a une vie intense ; elle vous empoigne et vous passionne ; elle soulève les questions les plus irritantes, elle a une chaleur de bataille et de victoire. D’où vient donc cette flamme qui en sort ? de la vérité des peintures et de la personnalité du style, pas davantage. Tout l’art moderne est là.

Et d’abord le milieu. Il est d’une terrible odeur, ce milieu, ces ouvrières brocheuses que M. Huysmans peint avec une intensité effroyable. « Ces filles qui ne cherchent guère de liaisons en dehors de leur monde, ne s’enflamment véritablement qu’au souffle des haleines vineuses, ramassis dc chenapans femelles écloses pour la plupart dans un bouge et qui ont, dès l’âge de quatorze ans, éteint les premiers incendies de leurs chairs derrière le mur des abattoirs ou dans le fond des ruelles. » Sans doute on va crier encore à l’exagération. Osez donc entrer dans un atelier de brochure. Questionnez, faites une enquête, et vous verrez que M. Huysmans est encore resté au-dessous de la vérité, parce qu’il est impossible d’imprimer certaines choses. Tout ce milieu ouvrier, ce coin de misère et d’ignorance, de tranquille ordure et d’air naturellement empesté, a été traité dans Les Soeurs Vatard avec une scrupuleuse exactitude et une rare énergie dc pinceau.

Puis, viennent les personnages. Ce sont des portraits merveilleux de ressemblance et d’accent. Soyez certains qu’ils ont été pris sur nature.

Voici le père Vatard, qui n’a que deux chagrins, la maladie de sa femme et les amours de sa fille Céline. La première faute de celle-ci l’émotionna. Je cite : « Il eut un moment de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était en âge de soigner et de remplacer sa mère, et quant à Céline, le meilleur parti qu’il eût à prendre était de fermer les yeux sur ses cavalcades. Il avait agi comme un père, d’ailleurs ; il lui avait reproché, en termes de, cour d’assises, la crapule de ses moeurs ; mais elle s’était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous, menaçant de tout saccager si on l’embêtait encore. Vatard avait alors adopté une grande indulgence; puis, le terrible bagout de sa fille le divertissait pendant sa digestion, le soir. » Cela est complet. Voilà le père de nos faubourgs, tel que le font le plus souvent les promiscuités de la misère, les dégradations morales du milieu. On ne veut pas comprendre que le sens moral n’a pas d’absolu. Il se déforme et se transforme, selon les conditions ambiantes. Ce qui est une abomination dans la bourgeoisie, n’est plus qu’une nécessité fâcheuse dans le peuple.

Et cette Céline, est-elle puissamment campée, dans sa réalité ! Elles sont comme cela des milliers. Il ne s’agit pas d’une exception, mais d’une majorité. Allez donc voir, au lieu de protester. C’est la fille tombée à quatorze ans par curiosité charnelle. L’approche de l’homme la surprend d’abord. Puis, elle flambe, elle se donne à droite et à gauche, battue encore plus que caressée. Les coups tombent sur elle dru comme grêle; mais, au fond, si elle rage, si elle pleure, elle aime ça; c’est son plaisir. Lorsque, à l’exemple de Céline, elle quitte quelque voyou pour se mettre avec un homme bien, un monsieur qui porte des chapeaut de soie, il est certain qu’elle retournera tot ou tard à son voyou. Lui seul la contente. On a tort de la mépriser; elle n’est en somme que le vice d’en bas, la femelle lâchée avec ses appétits, dans un milieu libre. Le vice d’en haut n’est pas plus propre, s’il est mieux mis, et s’il ferme les portes pour raffiner, en inventant des monstruosités dans sa débauche secrète et savante.

Désirée est plus rare. Mais elle existe, et elle consolera un peu les âmes pures. Non pas qu’au.fond elle obéisse à des idées sur la vertu, car elle ne suit réellement que son instinct. C’est une fillette lymphatique, qui n’est pas poussée vers l’homme, et que l’exemple de sa sour tient en garde. Elle rêve de se marier. Rien n’est adorable comme son idylle avec Auguste, une idylle des boulevards extérieurs qui dîne au cabaret, s’en va dans la nuit vague des longues avenues, se donne des baisers d’adieu derrière les palissades de quelque maison en construction. Aucune saleté, d’ailleurs. A peine une tentative de l’amant, qui échoue. Lui, ne voudrait pas épouser, mais il est pris, et ce sont des projets d’avenir, de longues causeries d’une bêtise touchante, l’éternel duo que les idéalistes ont promené dans la nue et que les naturalistes remettent au bord des trottoirs. Cet amour sur le pavé est d’autant plus attendrissant qu’il est vécu et qu’on le coudoie sur chaque boulevard de nos faubourgs.

J’arrive au dénouement, une des pages les plus profondément émues que j’aie lues depuis longtemps. Peu à peu, les deux amoureux se sont refroidis. Désirée, retenue près de sa mère, manque plusieurs rendez-vous, et, lorsqu’elle retrouve Auguste, ils restent tous les deux embarrassés. Le jeune homme songe déjà à se marier ailleurs. La jeune fille, maintenant que son père consent à son mariage, écoute sa soeur qui lui parle d’un autre homme. Et c’est Céline qui brusque les choses, en provoquant une explication, un dernier adieu. La scène se passe à la porte d’un café, au coin du quai de la Tournelle et du boulevard Saint-Germain. Je n’en connais pas de plus poignante, remuant plus à fond le coeur humain. Toutes nos amours, tous nos bonheurs rêvés et lâchés, tous nos espoirs sans cesse détruits et sans cesse renaissants, ne sont-ils pas dans ces deux êtres simples qui se quittent après s’être adorés et qui vont, loin l’un de l’autre, mener une vie qu’ils se sont juré de vivre ensemble ? Ils causent une dernière fois, doucement, mollement ; ils se donnent ds détails sur leurs mariages, en se tutoyant encore ; et tout d’un coup ils évoquent les souvenirs, ils se souviennent de ce qu’ils ont fait, à tel jour, à telle heure ; des larmes leur montent aux yeux, ils renoueraient peut-être, si Céline ne se hâtait de les séparer. C’est fini, voilà deux étrangers.

Je voudrais citer tout l’épisode, pour faire passer chez mes lecteurs le frisson qui m’a traversé en le lisant. Quelle misère et quelle infirmité que la nôtre. Comme tout s’échappe de nos doigts et se brise ! Ces deux galopins ouvrent un abîme sur notre fragilité et notre néant.

La seule critique que je ferai à M. Huysmans, c’est un abus de mots rares qui enlèvent par moments à ses meilleures analyses leur air vécu. Ces mots dominent surtout dans la première moitié du livre. Aussi je préfère de beaucoup la seconde, qui est plus simple et plus humaine. M. Huysmans a un style merveilleux de couleur et de relief. Il évoque les choses et les êtres avec une intensité de vie admirable. C’est même là sa qualité maîtresse. J’espère qu’on ne le traitera pas de photographe, bien que ses peintures soient très exactes. Les gens qui ont fait la naïve découverte que le naturalisme n’était autre chose que de la photographie, comprendront peut-être cette fois que, tout en nous piquant deréalité absolue, nous entendons souffler la vie à nos reproductions. De là le style personnel, qui est la vie des livres. Si nous refusons l’imagination, dans le sens d’invention surajoutée au vrai, nous mettons toutes nos forces créatrices à donner au vrai sa vie propre, et la besogne n’est pas si commode, puisqu’il y a si peu de romanciers qui aient ce don de la vie.

Je signale des merveilles de description, dans Les Soeurs Valard : la rue de Sèvres, la rue de la Gaîté, tout ce quartier de Montrouge si caractéristique, l’atelier de brochure, un bal de barrière, une foire au pain d’épice, des échappées sur une gare où manoeuvrent des locomotives. Le cadre ala même vérité que les personnages.

Évidemment, on va prétendre que M. Huysmans insulte le peuple. Je connais l’école politique qui spécule sur le mensonge, ces hommes qui encensent l’ouvrier pour lui voler son vote, qui vivent desplaies auxquelles ils ne veulent pas qu’on touche. Et pourquoi donc ne ferions-nous pas le plein jour, pourquoi n’assainirions-nous pas nos faubourgs à coups de pioche, en y faisant entrer le grand air ? Nous avons bien dit la vérité sur les hautes classes, nous dirons la vérité sur le peuple, pour qu’on s’épouvante, pour qu’on le plaigne et qu’on le soulage. C’est une oeuvre d’hommes courageux. Oui, telle est la vérité, une grande partie du peuple est ainsi. Et tous le savent bien ; ils mentent par intérêt de boutique, voilà tout. Mais notre mépris est encore plus haut que leur hypocrisie.

Je souhaite à M. Huysmans de se voir traîner dans les ruisseaux de la critique, d’être dénoncé à la police par se confrères, d’entendre tout le troupeau des envieux et des impuissants hurler sur ses talons. C’est alors qu’il sentira sa force.