revue blanche

La Revue Blanche.

1 avril 1898



back

Sur M. Huysmans et sur la religion, l'art, le symbolique, le Diable, et Christine de Stommeln.


A une époque où presque toute la sensibilité, presque toute la foi, presque tout l'amour se sont réfugiés dans l'art, et où, par surcroît, ce mot, jadis mystérieux et pur, se trouve compromis en plus d'une aventure, il nous manquait évidemment, à côté de la religion de l'art, la religion d'art : l'invention est récente et due à M. Huysmans ; elle est curieuse et peut servir de prétexte à quelques réflexions.

Tout d'abord, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui d'art religieux, la tentative d'union entre la religion et l'art ne pouvait se faire qu'au moyen de l'archéologie. La Cathédrale est donc, comme tous les derniers livres de M. Huysmans, depuis A Rebours, un roman didactique. Le genre n'est pas nouveau ; il a été de tout temps cultivé par les écrivains chez lesquels le goût du savoir n'a pas entièrement tué l'imagination ; ou qui, incapables d'user alternativement de leurs lectures et de leurs inventions, se résignent à entremêler la fiction et le document ; ou encore qu'un besoin de prosélytisme porte à choisir pour messager d'un enseignement, d'une morale, de vérités peu amènes, la nef des Argonautes ou le cheval des Quatre Fils Aymon. Il y a un peu de ces trois causes dans le didactisme invétéré de M. Huysmans ; mais surtout, si, lorsqu'il écrit ses livres, il n'y mettait pas ses lectures, il n'aurait rien à y mettre ; chez lui l'imagination est plutôt soutenue que découragée par le document ; sans ce cordial elle tomberait vite aux tristes récriminations d'A vau l'eau, roman que la moëlle de quelque vieux traité de cuisine suffirait peut-être à rendre tout à fait représentatif du caractère de M. Huysmans. Que M. Folantin, entre deux repas vagues, médite sur une page du « Cuisinier royal » ou du « Paticier François » et nous avons un livre du type même de la Cathédrale ; sur les seize chapitres de ce dernier roman, deux commencent et trois finissent par des considérations de ménage ou de cuisine. Ses tentatives d'érudition ne pouvaient donc influencer que très heureusement M. Huysmans en lui montrant, dans les livres, ce qu'il aurait toujours été incapable de trouver dans la vie : l'oubli, au moins accidentel, des vulgaires ennuis de la vie.

La plupart des romans didactiques pèchent également par l'insuffisance et par l'inexactitude. A l'insuffisance, il faut se résigner; un roman n'est pas un traité. Si, dans A Rebours, au lieu de se borner à résumer, en une phrase pittoresque et juste, les appréciations motivées et savantes des deux premiers volumes d'Ebert, M. Huysmans avait passé deux ans à lire lui-même les poètes qu'il vantait, l'abondance des documents l'eût peut-être incliné à donner à cette partie de son livre une ampleur désagréable ; et si, pour écrire l'histoire de Gilles de Rais, il lui avait fallu compulser lui-même les archives, déchiffrer les originaux du procès, Là-bas serait peut-être encore sur le chantier. L'insuffisance de la documentation dans un roman didactique ou historique est donc une des conditions de l'exécution même du roman et, d'autre, part, ce qu'on y perd de science ou d'histoire, l'art peut le compenser si bien que le lecteur le plus exigeant s'y trouve satisfait ; c'est ce qui arriva pour Là-bas, où il y a des chapitres admirables, supérieurs par la puissance de l'incantation verbale aux pages trop déclamatoires de la Sorcière. L'inexactitude serait un défaut plus grave ; M. Huysmans. appuyé sur des érudits sérieux, s'en est presque toujours garé jusqu'ici ; mais, et c'est là le danger du mélange de la science et de l'imagination. on ne sait pas toujours où finit l'exactitude et où commence la fantaisie. Que d'hystériques abbés, que de femmes folles de leurs nerfs se sont laissé prendre au réalisme du fameux tableau de la Messe Noire, entièrement tiré cependant de l'imagination, alors satanique, de M. Huysmans ! Il est à peine besoin d'affirmer que jamais d'aussi grotesques et d'aussi exécrables cérémonies n'ordonnèrent, en aucun temps ni en aucun pays. leurs farandoles obscènes et sacrilèges.

Le sabbat, qui n'exista jamais que dans les cerveaux hallucinés des pauvres sorcières, se déroulait selon des liturgies très différentes et surtout malpropres ; il ne reçut le nom de Messe Noire que par équivoque, puisque la vraie Messe Noire, telle qu'elle fut encore dite sur le corps nu de la Montespan (1) était une cérémonie de conjuration absolument secrète, et dont le secret seul garantissait l'efficacité. La fantaisie de M. Huysmans, si elle a eu, car la crédulité du public est illimitée, certaines conséquences pénibles, n'en était pas moins tout à fait légitime ; le romanesque est à sa place dans un roman : attendre, pour raconter un chanoine Docre, de rencontrer en chemin son véritable frère diabolique, on ne peut vraiment pas exiger cela, même d'un romancier didactique.

Avec la Cathédrale, aucune surprise de ce genre n'était à craindre ; la fantaisie n'a aucune place dans ce roman ; elle y en a trop peu. Quant aux inexactitudes qu'on y peut relever en assez grand nombre, elles sont presque toutes d'un genre particulier, du genre ecclésiastique. M. Huysmans n'avait pas besoin de nous informer qu'il s'est, pour ce livre, documenté près de moines, de prêtres et en des livres pieux ; cela est évident.


D'ailleurs, pour écrire En Route et la Cathédrale, il faut être catholique, non seulement de naissance et de baptême, mais de foi et de moeurs. Il y a donc aujourd'hui même, une littérature catholique, une littérature qui n'existerait pas sans écrivains catholiques. S'agit-il d'anomalies, ou sommes-nous en présence de faits tout à fait logiques, raisonnables, liés a un passé immédiat ? Je ne crois pas qu'il y ait aucune singularité à être catholique en un siècle où le furent presque tous les plus excellents poètes et quelques-uns des plus grands écrivains, de Chateaubriand à Villiers de l'Isle-Adam. Que cette croyance ne semble pas correspondre à l'orientation présente des intelligences, cela est clair, mais une attitude n'est-elle acceptable que conforme à l'attitude générale ? D'ailleurs, si on peut faire l'anatomie d'une croyance ou d'une conviction, il est impossible et illégitime d'aller plus loin. L'excommunication n'est pas un geste philosophique.

Je crois que le catholicisme en France fait partie de la tradition littéraire.

Le catholicisme est le christianisme paganisé. Religion à la fois mystique et sensuelle, il peut satisfaire, et il a satisfait uniquement pendant longtemps les deux tendances primordiales et contradictoires de l'humanité, qui sont de vivre à la fois dans le fini et dans l'infini.

Depuis Constantin jusqu'à la Renaissance, le catholicisme a développé normalement les deux principes qui le constituent et, sans l'intervention de Luther, il est très probable que le principe païen d'art et de beauté, eût acquis autant de force que le principe évangélique, de renoncement et de mortification. Léon X et Jules II pouvaient vraiment se glorifier du nom de Pontifex maximus ; ils étaient vraiment à la fois le successeur de saint Pierre et le successeur du grand-prêtre de Jupiter Capitolin. Luther et Calvin, les grands affirmateurs de l'Evangile, les durs sectateurs de saint Paul, les ennemis de Rome et de la gloire romaine, entraînèrent toute la chrétienté dans leurs erreurs tristes ; le catholicisme, se niant lui-même, accepta le sacrifice d'un de ses éléments naturels ; il détruisit lui-même l'un de ses principes de vie, et, vaincue, l'Eglise devint peu à peu ce qu'elle est aujourd'hui, un protestantisme hiérarchisé, aussi froid, aussi haineux de tout art et de toute beauté sensible, mais d'intelligence moins libérale, peut-être, plus recroquevillée encore, soumise à la fois à un passé qu'elle respecte sans l'aimer, et a un présent qui épouvante sa décrépitude.

En France, au XVIIe siècle, la réaction contre le protestantisme se fit dans un paganisme moyen, élégant et superficiel ; après la crise janséniste, il y eut une nouvelle réaction de la liberté, mais elle se fit dans la débauche et dans la littérature galante ; le moment philosophique fut bref et sans influence populaire ; après la période d'abêtissement sentimental provoqué par les ridicules disciples de Jean-Jacques, Chateaubriand retrouva d'un seul coup le catholicisme, le moyen âge et la tradition. Tout le siècle est dominé par ce grand fait littéraire.

Littéraire, car il ne s'agit même pas de supposer légitime le droit unique à la vérité absolue qu'une religion proclame. Il ne s'agit pas de vérité. En Grèce, la vraie religion était la religion des temples. En France, la vraie religion est la religion des clochers. Autour du clocher sous lequel on prie, les danses lupercales signifient que les dieux n'ont cédé au Christ que la moitié de leur royaume. Un jeune poète catholique a appelé la Sainte Vierge « cette belle nymphe », voilà la vraie tradition du catholicisme populaire. Aucune religion n'est jamais morte, ni ne mourra jamais ; celle dont le nom s'abolit revit dans celle qui resplendit au grand jour. En plusieurs temples d'Italie, on ne prit même pas le soin, au Ve siècle, de changer les statues vénérées et Déméter nourrice devint tout naturellement une Vierge à l'enfant (2) ; en quelques autres, même en Gaule, on garda le nom au dieu avec la statue de jadis et le culte, changé dans la croyance des prêtres, demeura immuable dans la croyance du peuple. Vénus est toujours aimée sous le vocable de sainte Venise, que l'imagerie représente toute nue avec seulement un ruban autour des reins (3). Exemple admirable de la persévérance du peuple ! Ozanam a parfaitement démontré qu'au moment où, par un coup d'Etat, le christianisme devint la religion officielle de l'Empire, le paganisme était encore plein de force et de vie ; de là son influence sur la religion nouvelle qui, ne pouvant le détruire, l'absorba sans même le transformer. Cependant, dès les premiers siècles, il y eut dans l'Eglise un parti très opposé à ce qu'on appelait, sans en comprendre l'importance les superstitions populaires ; c'était le parti évangélique, qui ne devait entièrement triompher, dans une partie de l'Europe, qu'avec la Réforme (4).

Le culte des saints et des dieux sanctifiés engendra les églises. Les églises catholiques, comme les temples de l'Egypte ancienne, sont des tombeaux ; elles ne furent pas construites en l'honneur de Dieu seul ; leur prétexte fut presque toujours d'abriter le corps d'un bienheureux ou d'un thaumaturge, le simulacre d'une divinité traditionnelle, à peine rebaptisée par une piété innocente. Les églises furent la nécessité de l'art chrétien, et ainsi la nudité apostolique dut revêtir l'or des idoles et la pourpre des empereurs. Au XIIe siècle, le paganisme est restauré dans toute sa splendeur. L'église, partout où la dévotion est assez riche, est devenue la cathédrale. L'Europe est couverte de cathédrales ; la prairie a toutes ses fleurs matinales et un peuple immense, sorti de ses ruches, va de fleur en fleur, de sanctuaire en sanctuaire, cueillant des indulgences, des réconforts, des grâces, des guérisons, la force de vivre joyeux en un siècle dur. Les béquilles du temple d'Ephèse s'amoncellent sous les voûtes de la cathédrale de Chartres, où une belle idole, naguère apportée d'Orient, bénit les fidèles ivres et se fait vénérer sous le nom de Vierge noire. L'art catholique, comme la religion elle-même, est la suite naturelle et logique de l'art païen.

On ne peut entrer ici dans le détail, ni énumérer les preuves d'une manière de voir qui paraîtra peut-être hasardée à ceux qui ne connaissent que la surface de l'histoire ; on ne peut davantage discuter aucune des opinions reçues, mais cette affirmation des partielles origines païennes du catholicisme ne nous fait pas méconnaître, on s'en doute, ce que l'Evangile, les pères de l'Eglise, saint Benoît et ses moines apportèrent de nouveau et de purement spirituel dans l'idée religieuse ; cependant, et même sur ce point, il faudrait étudier les Alexandrins et comprendre que le mysticisme, qui a pris dans le catholicisme une forme catholique, n'est pas autre chose que celui qui prenait, dans Proclus, une forme mythologique. Le symbolisme chrétien n'est lui-même qu'une transposition du symbolisme néo-platonicien ; on ne sait si tel gnostique fut chrétien ou philosophe et il est difficile de faire dans le pseudo-aréopagite, la part des rêveries orientales et la part de l'enseignement patristique. Là encore, dans la suite des temps, la fusion se fit si intime que, sans le chercher et sans le vouloir, le catholicisme spéculatif s'assimila et nous a conservé un nombre infini de notions parfaitement contradictoires avec l'esprit de l'Evangile et avec la religion de saint Paul : un christianisme pur eût rejeté toute la tradition pythagoricienne ; le catholicisme, fidèle à son nom, nous a transmis, au milieu de la religion du Christ, à peu près toutes les superstitions et toutes les théogonies orientales.

Il nous a conservé encore et transmis directement la tradition littéraire gréco-romaine. Ceci est plus connu et moins contesté. On sait maintenant qu'il n'y eut pas de « renaissance » au XVe siècle ; on sait que, en aucun moment des siècles antérieurs, les lettres latines n'avaient cessé d'être cultivées et que Virgile fut, durant tout le moyen âge, en Italie, en France, en Allemagne, non seulement lu, mais vénéré, non seulement commenté, mais imité. Le rôle des humanistes fut cependant important : de même que les protestants voulaient purger le christianisme de son élément païen, les humanistes voulurent éliminer de la littérature tous les éléments chrétiens. Les uns et les autres réussirent ; mais, tandis que la tradition littéraire a été renouée par le romantisme, la tradition religieuse est restée brisée. La littérature n'est demeurée que pendant trois siècles étrangère à l'âme humaine à laquelle on substituait l'âme héroïque et poncive ; la religion, privée de l'art païen, qui était sa force populaire, est devenue et est restée une philosophie de sacristie et une morale de confessionnal ; elle n'a plus d'influence sur l'esprit secret des races, qui est avide de beauté corporelle et de magnificence ; rien de trop ; elle s'est fait mitoyenne entre tout ; elle est devenue le centre médiocre de la médiocrité universelle.


Cependant l'Eglise a des archives, une histoire, celle de sa beauté passée : c'est dans cette poussière resplendissante que se réfugient encore certaines intelligences et certains talents. Chateaubriand, pour exhumer le catholicisme, n'eut qu'à laisser son génie se souvenir d'une enfance jadis enivrée de fêtes et de légendes ; ses oeuvres historiques et apologétiques eurent une grande influence sur le développement du romantisme français ; elles rendirent possible la grandiose archéologie de Victor Hugo, aussi bien que le sentimentalisme religieux de Lamartine ; si l'on néglige tout l'intermédiaire, on les voit, vers la fin du siècle, aboutir selon leurs canaux, à Sagesse, à la trilogie apologétique de M. Huysmans : la Cathédrale essaie de refaire avec des moyens nouveaux, plus restreints, mais plus persévérants, avec des outils moins brillants mais plus aigus, le Génie du christianisme. L'écrivain d'aujourd'hui a lu aussi Notre-Dame de Paris, et aussi quelques autres livres ; il doit à Chateaubriand l'esprit apologiste ; à Victor Hugo, l'amour des pierres sculptées ; aux autres, tout le reste.

L'intention apologétique de M. Huysmans est certaine, quoique discrète. Il veut prouver qu'il y a, ou plutôt qu'il y a eu, un art catholique, symbolique et mystique, très supérieur, surtout par l'expression, à tous les arts profanes, antiques ou nouveaux ; il étudie l'architecture, d'après la cathédrale de Chartres, la peinture d'après les primitifs et surtout Fra Angelico, la musique, d'après le plain-chant grégorien, la mystique et la symbolique, d'après les saints, les théologiens et les compilateurs du moyen âge : comme centre au roman. une page de l'histoire d'un écrivain converti qui tente le renoncement et commence par vouer tout son talent à la défense de l'art religieux ; le sentiment est représenté par des effusions d'amour pieux versées aux pieds de Notre-Dame ; les personnages, hormis peut-être celui d'une servante dévote et mystique, silhouette curieuse, sont de la psychologie la plus rudimentaire ; le directeur de conscience, l'abbé Gévresin, apparaît d'une nullité extraordinaire, presque phénoménale ; l'abbé Plomb est un archéologue de province sans caractère particulier qu'une mémoire baroque où se sont logées, à l'exclusion de toute notion sensée, les seules singularités de la symbolique et la seule histoire de la cathédrale de Chartres ; non moins versé dans le même genre de connaissances, le héros du livre, Durtal. exhibe, en plus, une âme de jeune communiant et l'esprit sarcastique d'un critique d'art, aigre quoique dévotieux, partial quoique renseigné. Avec de tels éléments le roman devait, comme tel, être d'un intérêt nul ; sa valeur littéraire lui est donnée par de superbes pages descriptives, mais où la description s'élève parfois jusqu'à donner la raison des choses, au moins la raison symbolique, au moins la raison théologique. Le clergé, s'il lit ce livre, sera surpris de ne pas le comprendre, tout d'abord, car ses maîtres lui cachent avec soin la connaissance de la beauté sensible et, pour entendre (un peu) le symbolisme, il faut une science préliminaire de l'art et de la nature. Il y a dans des gestes, dans des regards, dans des draperies, telle intention secrète à la fois de beauté et de prière qui dépasse l'ordinaire intelligence d'un séminariste gavé de théologie liguorienne. Cette partie du livre de M. Huysmans, nef autour de laquelle se rangent les petites chapelles et plusieurs autels privilégiés, cette partie de théologie sculpturale est réellement supérieure et, le talent réservé pour être loué à part, il faudrait encore admirer la patience de l'auteur, le long d'études compliquées, lentes et troubles, auxquelles rien ne le préparait que la foi et où, finalement, il a dépassé ses maîtres. Il y a aussi en tout cela un goût de beauté pure, un sensualisme mystique, qui furent catholiques, mais qui ne le sont plus ; c'est là l'innovation, ou le renouveau : heureux d'être devenu un bon chrétien, et peut-être sur la voie de devenir quelque chose de plus et de plus rare, M. Huysmans, s'il est prêt à quelques renoncements, semble mal disposé à répudier ce qu'il y a de païen dans le catholicisme, l'art. Par cela, son catholicisme est presque complet ; il lui manque encore, en sa métamorphose et pour s'adapter entièrement à la vieille tradition romaine, de ne pas mépriser la sorte d'art qui est une production naturelle du génie humain et, en somme, une création d'ordre divin et surnaturel, absolument au même titre que l'art d'inspiration liturgique. De ce que le Couronnement de la Vierge, de Fra Angelico est « encore supérieur à tout ce que l'enthousiasme en voulut dire », s'ensuit-il qu'Ingres n'ait eu aucun génie ? Tel est cependant le parti-pris de l'apologiste que, pour vanter Dieu, il dénigre la Nature et que, pour complaire à ses frères et tenter les infidèles, il exclut de la communion universelle les plus grands esprits créateurs, s'ils n'ont pas le front marqué de la symbolique cendre. Cette méthode n'est point inédite ; elle fut celle du violent et superbe Tertulien, celle de l'autoritaire et rigoureux saint Bernard, mais jamais celle des papes romains qui firent de Rome la double capitale du christianisme et du paganisme et qui, peut-être dès les temps anciens, rangèrent autour d'eux, témoins de leur double souveraineté, les reliques des saints nouveaux et les effigies des anciens dieux.

Il y a un art catholique ; il n'y a pas d'art chrétien ; le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible, soit d'après le corps humain, soit d'après le reste de la nature. Saint Paul ne sait pas ce que c'est qu'un temple chrétien ; encore moins, une statue chrétienne ; il n'a pas la notion qu'une chose belle puisse être un ornement ajouté à la beauté d'un coeur pur. Si un tel christianisme s'était développé, les civilisations anciennes nous seraient inconnues ; la religion de saint Paul demandait impérativement la destruction des temples qui sont devenus les basiliques italiennes, le brisement des idoles, ces statues qui ont conservé dans le monde l'idée d'un art désintéressé et purement humain ; la littérature profane eût été annihilée comme le reste ; la propagation de l'Evangile eût été la propagation de la barbarie et, pour tout dire, la croix aurait été un fléau aussi affreux et aussi destructeur que le croissant ; les deux filles de la Bible auraient couvert le monde de ruines, de troupeaux et de tentes en poil de chameau. C'était le métier de saint Paul de tisser des tentes : jamais métier ne symbolisa mieux le caractère d'un homme. Le premier soin des chrétiens qui voulurent ramener la religion à sa candeur première, fut l'iconoclastie la plus furieuse. Zwingle, à Zurich, fit briser les verrières, rompre les statues, brûler les missels enluminés. En entrant dans l'église de Tous les Saints à Wittemberg, Carlostadt cria le verset du Deutéronome : « Tu ne feras point d'images taillées ! » signal de dévastation immédiatement compris de la plèbe qui suivait le triste énergumène.

Je me souviens de n'avoir pu voir sans émotion ce que les calvinistes de Hollande ont fait de leurs cathédrales. Tous ceux qui sont entrés à Saint-Laurent de Rotterdam savent que le christianisme, dès qu'il prétend à retourner à la simplicité évangélique, se complaît, non dans l'austérité, mais dans la banalité : une salle de conférences à vitres et à gradins, voilà ce que les Barbares prétendaient faire de Notre-Dame de Chartres. L'idéal chrétien, en architecture, est tout pareil à l'idéal démocratique : c'est le groupe scolaire, et ni l'une ni l'autre de ces inspirations n'est capable de produire un bâtiment égal en beauté à la grange où, au XIIIe siècle, les cisterciens de Lisseweghe serraient leurs moissons (5). Il est d'ailleurs fréquent que les abbayes cisterciennes soient, au contraire, d'une nudité presque désolée. Saint Bernard, en réformant l'ordre de Citeaux, qui est devenu la Trappe, n'eut aucunement l'intention de permettre le déploiement de grandioses architectures ; fidèle en cela au pur esprit évangélique, il reprouva le luxe et méprisa l'art, comme plus tard saint François d'Assise. Chaque fois que le christianisme, par les moines ou par les révolutionnaires, voulut s'astreindre à plus de conformité avec l'enseignement apostolique, il dut rejeter tout ce qu'il y avait de païen, de beau, et par conséquent de sensuel dans la religion romaine. Il n'y a pas d'art chrétien ; les deux mots sont contradictoires, et voilà pourquoi, même en un livre presque de dévotion, si l'on parle de peinture, il faut prendre garde que même la « symbolique des tons » ne préserva pas l'Angelico d'être avant tout un peintre, un homme qui aime la couleur et les formes, un homme dont les yeux se réjouissent à la vue de la beauté.


L'art catholique, l'art du moyen âge fut-il autant que le pense M. Huysmans, autant qu'il a cru le découvrir, minutieusement subjugué par les règles, ou plutôt par les usages de la symbolique ? Cela semble inadmissible. On concédera difficilement que Fra Angelico n'employa pas de brun dans son Couronnement parce que cette couleur, « composée de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin », est satanique ; pas de violet, pas de gris, pas d'orangé : parce que le violet dit le deuil ; le gris, la tiédeur; l'orangé, le mensonge. L'abstention du peintre trouverait sans doute des explications moins extraordinaires. Et si les nefs de Bourges sont au nombre de cinq et celles d'Anvers au nombre de sept, est-ce vraiment en l'honneur des Cinq Plaies ou en l'honneur des Sept Dons du Paraclet ? Que, dans la disposition la plus ordinaire, trois nefs et un triple portail, il y ait une allusion à la Trinité, c'est moins invraisemblable, quoique rien ne le certifie ; mais que l'on ajoute des détails sur la symbolique du toit, des ardoises et des tuiles ; qu'on nous affirme que, d'après Hugues de Saint-Victor, l'assemblage des pierres d'une cathédrale signifie le mélange des laïques et des clercs, nous avons plutôt envie de sourire que de nous compoindre et, par surcroît, nous serons presque indignés que l'on choisisse l'occasion d'une citation presque absurde, pour écrire le nom du plus original et du plus grand des mystiques du moyen âge (6). En toute cette symbolique de la cathédrale, M. Huysmans ne fait qu'une rapide allusion à la basilique, et passe. Cependant la cathédrale gothique, par l'intermédiaire de l'art romain, est certainement née de la basilique, au moins de la basilique syrienne, dont les plans furent très anciennement connus et imités en Gaule. Si les cathédrales sont le développement des basiliques, monuments auxquels la symbolique ne peut s'adapter, il s'en suit que la symbolique est postérieure aux églises ; qu'elle peut en donner une explication quelquefois curieuse, mais jamais logique et jamais certaine. Il en est naturellement de même pour ce qu'on appelle le mobilier religieux, dont l'origine est antérieure au christianisme. On aurait bien surpris les martyrs qui refusaient d'encenser les idoles en leur disant que l'encensoir deviendrait un instrument pieux. Peut-être que la signification symbolique départie à ces accessoires du culte fut une sorte de baptême conféré à des objets depuis longtemps en usage dans les cérémonies liturgiques des anciennes religions. On sait qu'une lampe brûlait perpétuellement dans certains temples, dans ceux de Minerve, d'Apollon, de Jupiter Ammon ; et déjà l'huile devait être pure et tirée des seules olives. La lampe éternelle était alors le symbole du feu ou du soleil ; elle ne parle pas plus clairement aujourd'hui. Les prêtres d'Isis portaient la tonsure en couronne, comme les plus anciens moines ; on distribuait du pain bénit au nom de Minerve, qui, comme Diane, protégeait des confréries de jeunes filles, des Enfants de Marie. Il ne serait pas sans intérêt d'étudier ces transpositions et cela vaudrait peut-être mieux que d'accepter, sans les expliquer, les opinions de Méliton ou de Durand de Mende (7).

L'origine païenne du symbolisme des catacombes est certaine ; c'est la mythologie qui fournit les éléments décoratifs aux tombeaux des premiers martyrs. Loin de tenter un art nouveau, les chrétiens acceptèrent celui qui était alors familier à tous et, sauf le type, d'ailleurs admirable, de l'Orante, ils n'inventèrent d'abord presque rien. Les Victoires, les Amours, la Méduse, Prométhée, les Dioscures, les Saisons, Icare, Silène, les Fleuves, Psyché et l'Amour, voilà des sujets que l'on rencontre fréquemment dans la décoration des catacombes. Avaient-ils pris pour les chrétiens un sens nouveau ? On ne le croit pas. Cependant la Vigne, funéraire chez les Romains, assume dans les catacombes, où elle est fréquente, un sens tout opposé ; elle représente la vie et le Christ, sans doute en conformité avec le chapitre XV de l'évangile selon saint Jean. Orphée eut de bonne heure une légende chrétienne ; saint Augustin lui donne, comme aux sibylles, la valeur d'un prophète ; dans les catacombes, il est préfiguratif du Christ, par sa douceur, le charme de sa voix et sa mort douloureuse. Il n'est jamais représenté avec Eurydice, mais seul et entouré d'animaux qui écoutent les sons de sa lyre. Voilà, prise sur le fait, la déformation chrétienne d'un symbole antérieur. Peu à peu, réduit à un seul agneau comme auditoire. Orphée s'identifia avec le Bon Pasteur, et de cette dernière figuration, il ne resta finalement, dans la symbolique chrétienne, que l'Agneau. On a cru que le Bon Pasteur était une transposition de l'Apollon Criophore, mais rien ne l'a encore prouvé, quoique cela soit possible. Ainsi, dans l'art catholique, l'idée vient du christianisme et la figuration, du paganisme.

M. Huysmans l'analyse avec beaucoup de soin, cette symbolique du moyen âge, si complexe et si curieuse ; mais qu'il s'agisse des bêtes ou des fleurs, des couleurs ou des pierres précieuses, il ne s'inquiète jamais du motif initial, ni de la source la plus ancienne ; il oppose sérieusement l'un à l'autre des compilateurs qui ont mal copié un manuscrit, chacun selon son ignorance propre, donnant ainsi une sorte d'importance pieuse à des opinions basées sur une inconnaissance absolue de la nature. Ah ! que M. Huysmans est plus intéressant quand il conte, non ce qu'il a lu, mais ce qu'il a vu, quand il qualifie d'après ses yeux et compare ensemble les trois bas-reliefs de Chartres, de Dijon et de Bourges où sont figurées les joies et les angoisses du Jugement dernier ! Quelle erreur d'avoir fait intervenir dans une oeuvre d'art et de mysticisme, comme la Cathédrale, la science facile des lectures patientes ! Après tout ce qu'il a relevé dans les bestiaires et les volucraires, dans l'éternel Physiologus du moyen âge, il reste bien démontré que, hors des textes originaux, la symbolique des bêtes ou des plantes, qui affola l'Eglise jusqu'au XVIe siècle, apparaît telle qu'un amas incohérent de créances inanes : « Pour lui (le pseudo-Hugues), le vautour caractérise la paresse ; le milan la rapacité ; le corbeau, les détractions ; la chouette, l'hypocondrie ; le hibou, l'ignorance ; la pie, le bavardage ; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom ». Et l'on continue ainsi, en assignant à chaque bête, à chaque plante, à chaque minéral, à chaque objet créé par la main de l'homme, à chaque partie même du corps humain, la signification d'une vertu, d'un vice, d'une vérité religieuse ou morale, d'un des articles de la foi. On se trouva donc en possession d'une véritable langue hiéroglyphique apte à figurer aux yeux des affirmations élémentaires. Le langage des fleurs, encore populaire et dont ne manquent pas d'user les coeurs très simples, est le dernier résidu de la vieille symbolique. Au XVIIe siècle, le symbole fut détrôné par l'emblème, dans la morale religieuse ; par l'allégorie, dans l'art. Jusqu'au XVIe siècle, on demeura persuadé « que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu'il recouvre d'invisible » ; et le souci de l'art catholique fut de faire parler la nature, de forcer le ciel et la terre à raconter la gloire de Dieu ou à devenir les exemples et les conseillers de l'humanité. Yves de Chartres affirme que la symbolique était enseignée au peuple ; du moins il est probable que par les sermonaires, qui en faisaient un usage constant, le peuple avait acquis certaines notions de cette science confuse, contradictoire et illusoire. Les prédicateurs expliquaient les vitraux, les fresques, les bas-reliefs ; mais chacun à sa manière, car on n'était d'accord que sur un très petit nombre de sujets. Saint Bernard, évangéliste sévère, réprouvait les ornementations symboliques dont les églises et les cloîtres étaient historiés ; il ne voulait pas admettre ce langage qui souvent s'arrêtait aux yeux sans pénétrer jusqu'au coeur. Il y a dans ses lettres, à ce propos, un passage très curieux :


Que signifient cette ridicule monstruosité, cette élégance merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières ou les distraire dans leurs lectures ? Que nous veulent ces singes immondes, ces lions, furieux, ces monstrueux centaures ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui soufflent dans leurs cors ? Ici, ce sont des corps multiples à tête unique ; là, plusieurs têtes sur un seul corps. C'est un quadrupède ayant une queue de serpent, ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal dont une moitié représente un cheval et l'autre moitié une chèvre ; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en un corps de cheval. Enfin, c'est partout une telle variété de formes qu'il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans les parchemins, et que l'on passe plus volontiers les journées à admirer tant de beaux chefs-d'oeuvre qu'à étudier et à méditer la loi divine (8).


On a reconnu dans cette description quelques-uns des dubia animalia si consciencieusement décrits dans les bestiaires et figurés dans les cathédrales, le Tragelaphus, le Gryphe, l'Ixus, le Myrmécoléon, le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les Onocentaures, la Licorne. D'accord, non plus avec la tradition et avec Samuel Bochart (dans son Hierozoïcon ou Faune Sacrée), mais avec l'interprétation rationaliste, M. Huysmans identifie ces monstres, la plupart mentionnés par la Bible, avec les vulgaires fauves de l'Orient. Croyons fermement aux Gryphes et aux Lamies ; c'est plus amusant et peut-être plus sûr. Croyons à la Gorgone de saint Epiphane, le plus ancien des pasteurs de chimères sacrées ; la Gorgone ressemble à une belle femme ; ses cheveux blonds se terminent en têtes de serpents. Toute sa personne est pleine de charme, mais la vue de sa figure donne la mort. Au temps de sa fureur, d'une voix harmonieuse, elle appelle à elle le lion, le dragon, les autres animaux ; pas un ne se rend à son appel. Enfin, elle invite l'homme. Celui-ci s'engage à s'approcher d'elle, si elle veut bien cacher sa tête ; elle le fait : on en profite pour la prendre. Avec elle on tue les lions et les dragons. Alexandre avait avec lui la Gorgone Scylla... (9). Elle est le symbole du péché et de la tentation.

Il ne parut pas suffisant aux exégètes trop pieux du moyen âge d'interpréter symboliquement la nature entière et quelques merveilles apocryphes ; on soumit à ce traitement la mythologie gréco-latine. C'était fort édifiant et un poème tel que celui de Philippe de Vitry (XIVe siècle) (10), Romant des Fables Ovide le Grand, eut sans doute un certain succès. Philippe a au moins le mérite de l'invention ; il est original à sa manière ; nous sommes surpris que M. Huysmans n'ait pas donné un aperçu de ces imaginations bien faites cependant pour « désinfecter le latin du paganisme, qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux bouc et de rose » (11). Aspergées d'eau bénite les Métamorphoses d'Ovide deviennent innocentes, et réconfortantes pour les âmes inquiètes ; c'est une nouvelle Bible offerte à notre ferveur. Voici le tableau rectifié de Diane et Actéon : Diane symbolise la Sainte Trinité ; le Cerf, Jésus-Christ ; Actéon, Jésus-Christ incarné ; et les Chiens, les Juifs. Dans l'anecdote d'Apollon chez Admète, Apollon est encore le Christ ; Mercure représente les Docteurs ; les troupeaux, les Chrétiens ; la houlette, la crosse épiscopale ; la lyre à sept cordes signifie à la fois les sept articles du Credo, les sept sacrements et les sept vertus. L'épisode d'Aristée est interprété ainsi : Jésus-Christ est le taureau et les apôtres sont les abeilles. Biblis, amoureuse de son frère, puis changée en fontaine, c'est la Sapience divine ; Cadmus, le frère qui la rebute, c'est encore le peuple Juif. La Gentilité est dite par Pallas ; l'Eglise par Phèdre et par Atalante ; Satan, par le serpent Python et par Vulcain ; la Judée, par Céphale et par Callisto.

Plus anciennement, on avait retrouvé les douze Apôtres dans les douze signes du Zodiaque ; mais cette opinion fut combattue et chaque signe fut plié à figurer : le Scorpion, Satan ; le Sagittaire, Jésus-Christ triomphant ; le Capricorne, le Pénitent ; le Lion, le Méchant ; le Cancer, l'Hérésie ; le Taureau, le Sacrifice divin. La présence d'un signe appelé « Virgo » dans une nomenclature aussi ancienne servit longtemps d'argument apologétique, ainsi que certains vers de Virgile et la littérature, complètement apocryphe, des sibylles.

M. Huysmans cite une symbolique du corps humain, d'après Méliton (12) ; elle n'est pas très curieuse ; en voici une autre, tirée du Livre de la Discipline de l'Amour divine (1519) :


Moult noble et digne est la créature humaine, laquelle, selon l'âme, est image et semblance de toutes créatures. Le chef rond et clos par dessus, où sont les sens corporels, figure le ciel ; et les yeux représentent le soleil et la lune, et les autres sens les étoiles. Et comme est le monde gouverné par et selon les sept planètes du ciel, aussi il y a au chef humain sept trous, entrées et issues, pour gouverner le corps sensiblement : deux ès yeux, deux aux oreilles, deux au nez et un à la bouche, par lesquelles l'âme fait ses opérations corporelles et spirituelles. Des quatre éléments, appert plus la clarté du feu ès yeux, l'air en la poitrine, l'eau au ventre et la terre ès jambes. Les os du corps humain sont représentation et figure des créatures qui ont être et non vie ni sens, comme pierres et métaux. Les ongles des pieds et des mains, et les cheveux qui croissent et décroissent insensiblement, signifient les créatures qui ont être et vie végétative, lesquelles sont insensibles, comme plantes et herbes. Le corps humain est figure et représentation du grand monde, et il est image et expresse semblance de Dieu, créateur et de toute créature.


L'époque de l'agonie du symbolisme fut aussi celle de sa plus curieuse démence ; je veux donner encore, car il est bon de connaître comment finissent les modes les plus longues et les coutumes les plus caractéristiques, un aperçu du Quadragésimal spirituel, imprimé en 1520 ; c'est un livre qui, sans doute, fut édifiant : La salade qu'on mange en carême, à l'entrée de table, c'est la parole de Dieu, qui doit nous donner appétit et courage. L'huile de douceur et le vinaigre d'aigreur, qu'on met par parties égales dans la salade, sont l'image de la miséricorde et de la justice divines. Les fèves frites représentent la confession. Il faut, pour bien cuire, que les fèves trempent dans l'eau ; il faut que le pénitent se trempe dans l'eau de méditation. Les pois, qui ne cuisent bien que dans l'eau de rivière, sont l'emblème de la pénitence qui doit être accompagnée de la contrition véritable. La purée, qui pare bien les dîners de carême et qui se passe par l'étamine, c'est l'image de la résolution de s'abstenir de péché. La lamproie, poisson excellent et d'un prix élevé, c'est la rémission des péchés ; il faut le payer en rendant tout ce qu'on retient injustement, en ôtant toute rancune du coffre du coeur.


...Sinon vous ne mangerez cette lamproye dignement avec son sang, duquel est faicte la bonne sauce, c'est à sçavoir le mérite de la passion... Par le safran qui doit estre mis en tous potages, sauces et viandes quadragésimales, s'entend la joie de paradis, laquelle nous devons penser en toutes nos opérations odorer et assortir. Sans le safran, nous n'aurons jamais bonne purée, bons pois passés, ni bonne sauce ; pareillement, sans penser aux joies de paradis, ne pouvons avoir bons potages spirituels.


Ce morceau aurait trouvé tout naturellement sa place parmi les propos de table et les allusions culinaires dont M. Huysmans n'a pas dédaigné de larder sa Cathédrale, et il vaut bien la recette, d'ailleurs favorable, du pissenlit aux lardons (13).

En somme, la symbolique, au cours de ces longues, un peu trop longues pages, est traitée d'une, façon satisfaisante et avec une érudition bien faite pour éblouir le lecteur dévot aussi bien que l'indifférent. Le dévot ecclésiastique sera même flatté de quelques erreurs d'un autre ordre, sur les vierges noires, sur l'apostolicité l'église des Gaules, sur saint Denys l'Aréopagite, toutes questions autour desquelles le clergé dispute avec âpreté et que M. Huysmans résout dans le sens qui sera le plus agréable aux curés archéologues. Il est entendu que les vierges noires, telles que de Chartres ou du Puy sont d'origine druidique : « Bien avant que la fille de Joaquim fût née, les Druides avaient instauré dans la grotte qui est devenue notre crypte un autel à la Vierge qui devait enfanter, Virgini pariturae. Ils ont eu par une sorte de grâce, l'intuition d'un Sauveur dont la Mère serait sans tache... » Il n'y a pas à insister. Les vierges noires sont d'origine orientale et aucune n'est signalée en France avant le XIIe siècle. Elle est bien curieuse, cette littérature des préfigurations ! On est allé chercher jusqu'en Chine, le pressentiment de la Vierge Mère et l'on a trouvé que la vierge Kiang-Yuen conçut son fils Heou-Tsi miraculeusement, par la lueur d'un éclair ! La mère de Yao fut fécondée par la clarté d'une étoile ; celle de Yu, par la vertu d'une perle qui tomba du ciel dans son sein (14) ! Qui doutera, après cela, de l'innocente piété des Druides ? La seconde des erreurs, tout ecclésiastiques, que l'on a soufflées à l'auteur de la Cathédrale est la prétention de faire remonter aux disciples immédiats des Apôtres, sinon aux Apôtres eux-mêmes, l'évangélisation des Gaules et la construction des anciennes églises d'où sont nés les monuments définitifs érigés dans le moyen âge. La vérité est que, si l'on excepte Lyon qui eut une église vers l'an 168, il n'y avait encore, an milieu du IIIe siècle, aucune trace sérieuse de christianisme dans les Gaules ; en réalité l'évangélisation des Gaules date de saint Martin, au IVe siècle. La troisième erreur de ce genre est la plus curieuse, la plus absurde et la plus tenace : c'est celle qui fait d'un Grec nommé Denys, converti par saint Paul, à la fois l'auteur d'une série d'admirables ouvrages mystiques, le premier évêque d'Athènes et le premier évêque de Paris. Ce personnage mythique assume ainsi sur lui seul la vie de trois Denys, bien distincts : l'évêque d'Athènes, Denys l'Aréopagite ; saint Denys, martyrisé à Paris à la fin du IIIe siècle ; enfin, un écrivain grec du VIe siècle qui écrivit des livres de théologie mystique et les publia frauduleusement sous le nom de Denys l'Aréopagite. Cette question était résolue dès le XVIIe siècle, mais la piété veut des miracles. Or, quel plus étonnant miracle qu'un contemporain de saint Paul dissertant de la hiérarchie ecclésiastique et des diverses sortes de moines ?


Tout cela, sans doute, n'a pas grande importance parmi les feuillets d'un roman ; mais cela prouve aussi qu'on ne s'improvise pas historien, comme d'autres pages de la Cathédrale prouvent qu'on n'apprend pas facilement la théologie, mystique ou doctrinale. Ce qui, par exemple, semble à M. Huysmans primordial dans la vie des saints, ce sont les visions, les hallucinations, les luttes contre le Diable ; il ignore que tout cet accessoire n'est jamais un motif de canonisation (15) ; qu'on ne l'accepte que s'il vient en superfétation à une vie de renoncement, de sacrifice et de charité ; que les accidents cérébraux, si fréquents chez les saintes, ne le sont pas moins chez les hystériques ; ou bien, épris d'abord du pittoresque et du singulier, il retient le Diable comme l'indispensable metteur en scène des féeries de la sainteté. Voulant conter quelques traits de l'histoire de Christine de Stommeln (qu'il appelle, d'après quelque mauvais document, Christine de Stumbèle), ce qu'il choisit, ce qui le touche et le frappe, c'est la série de farces stercoraires qui troublèrent la vie de cette charmante fille et qu'elle attribuait à Satan. «... Ils s'entretiennent, en se chauffant, des incursions nauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes se renouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente, et Christine, selon l'expression du religieux, en demeure tout empâtée... » (16). Ce religieux, Pierre de Dace, qui était l'ami et le confident, mais non le confesseur de Christine, a en effet, noté une partie de sa vie et Renan nous l'a dite à son tour d'après les Bollandistes, Quétif, Papenbroch et un biographe moderne (17). C'était la fille de paysans des environs de Cologne. Elle avait reçu quelque instruction, ne savait pas écrire, mais lisait et comprenait assez facilement le latin. Liée dès son enfance à Jésus, comme Catherine de Sienne, par un mariage mystique, elle fut très pieuse, très douée et très douloureuse, « sponsa dolorosa ». C'est en 1267 que le jeune dominicain Pierre, né dans l'île de Gothland, et étudiant monacal à Cologne, rencontra pour la première fois Christine. Il avait pareillement des tendances à l'exaltation mystique : un très pur amour joignit les coeurs de ces deux enfants et, une nuit de prière et d'exaltation, ils célébrèrent leurs fiançailles spirituelles : « O felix nox, dit plus tard Pierre de Dace, o dulcis et delectabilis nox in qua mihi primum est degustare datum quam sit suavis Dominus ! » Christine, véritable martyre de l'hystérie, avait des hallucinations de tous les sens, où dominaient les impressions répugnantes et tristes ; de plus, par dévotion, elle se lacérait le corps avec des clous aigus ; elle était couverte de blessures ; son sang coulait : un jour elle donna à Pierre un de ces clous sanglants « tout chaud encore de la chaleur de son sein ». Singulières amours ! Mais nous sommes au temps et au pays d'Hildegarde, de Mechtilde et d'une autre Christine, aussi énervée, aussi languissante d'amour et de douleur; et nous sommes au pays de Catherine Emerich, la créature miraculeuse. Il faut comprendre tous les états d'âme et connaître la diversité des désirs. Lorsque, après une absence, Pierre revint à Stommeln, il trouva Christine plus calme, simple, aimable, souriante, « pleine de grâce en ses mouvements » ; elle souffrait moins et remplissait dans la maison aisée de son père l'office d'une jeune fille accueillante et hospitalière, versant avant et après les repas l'eau de l'aiguière sur les mains des convives. Pendant ce séjour de Pierre à Stommeln, Christine devint le prétexte et le centre d'une petite académie mystique ; quelques frères prêcheurs, l'instituteur de la paroisse, Géva, l'abbesse de Sainte-Cécile, Gertrude, la soeur et Hilla, l'amie de Christine, la vieille Aléide, se réunissaient pour lire et commenter Denys l'Aréopagite ou Richard de Saint-Victor. Rien ne paraît médiocre en ce milieu ; la piété touche à la philosophie et la dévotion s'élève au mysticisme. Pierre étant de nouveau parti pour la Gothie, il s'établit une correspondance entre les deux fiancés ; elle est le témoin d'une amitié passionnée ; Christine révèle à Pierre que Jésus lui a promis qu'ils seraient assis l'un près de l'autre pendant toute l'éternité; elle se répand en douceurs ; elle écrit enfantinement : « Caro, cariori, carissimo fratri — Christina sua tota... » Cette correspondance s'arrête à l'an 1282 ; Christine avait 40 ans ; alors on ne sait plus rien de Pierre, sinon qu'il mourut en 1288, prieur de Wisby. Son amie, et c'était « ce qu'elle avait redouté comme le plus dur de ses martyres », lui survécut ; elle ne mourut qu'en 1312, ayant recouvré avec l'âge la paix physique et la paix spirituelle. Tel est, en abrégé, ce petit roman d'amour pur, exemple du platonisme pieux qui séduisit tant d'âmes élégantes en des siècles ou les moeurs étaient grossières. C'est la grossièreté du siècle qui a séduit M. Huysmans et non la grâce exceptionnelle de cette Christine, ou la douceur de son ami Pierre : toutes les eaux lustrales de la pénitence n'ont pas encore lavé de son vieux naturalisme l'auteur héroïque de la Cathédrale.

Peut-être aussi qu'après le Satan lubrique de l'occultisme et de l'hérésie, il a voulu esquisser le caractère du Satan orthodoxe, et qu'il l'a vu. comme le voyait le moyen âge, sous la forme particulière d'un personnage immonde et facétieux. Satan fut le « gracioso », le pitre des édifiants spectacles de jadis, le bobèche malpropre qui, ayant fait rire la populace, finit par être culbuté et bafoué. Dans les possessions, Satan et sa monnaie, les Diables, jouaient le rôle du principe inconnu ; ils représentaient l'origine de toutes les maladies mystérieuses. On prouvait l'existence et la ténacité des Diables par l'inguérissable pourriture des trois cléments corruptibles, que le quatrième, le Feu, était impuissant à purifier. Et comme tous les moyens humains échouaient, on eut recours à la magie. C'est très ancien. De là les formules romaines de l'exorcisme, magnifiques obsécrations. Saint Augustin parle des esprits mauvais comme aujourd'hui on parle des microbes : « Ils abusent de notre chair, outragent notre corps, se mêlent à notre sang, engendrent les maladies » (18). Ils résident spécialement dans les eaux, dont la nocité est ainsi expliquée, aussi clairement, en somme, par la liturgie que par la science : il faut que les eaux soient bouillies ou stygmatisées du signe de la rédemption, car les démons redoutent également le feu et la croix. En 1870, Pie IX, affirmant que « les démons étaient fort nombreux, terribles et méchants, en ce moment », concluait : « Invoquons, c'est la seule médication, Jésus-Christ, lequel fut suspendu au gibet pour la purification de l'air, ut naturam purgaret. »


Voilà bien des commentaires et bien des petites critiques, d'érudition plus que de littérature, sur un livre qui, d'ailleurs, les supportera volontiers. Il a des mérites nombreux. Plus de la moitié de ces longues pages est d'un style parfois de bas-relief et digne de la grande imagerie de pierre qu'il glorifie ; mais la partie moderne, de vie et de dialogue, ne surgit que faiblement, demeurée en grisaille. Là, l'écriture est parfois si faible que cela chagrine. On y trouve jusqu'à des phrases de prospectus de bains de mer : « Lourdes bat son plein » ; sainte Thérèse y est qualifiée ainsi : « l'inégalable abbesse », faute de goût et qualificatif singulier chez un écrivain qui devrait, lui au moins, savoir que les fonctions et les noms d'abbé et d'abbesse sont particuliers aux ordres monastiques qui suivent la règle de saint Benoît, traditionnelle ou réformée. Enfin, la vaste mosaïque a des taches et des trous et, en bien des endroits, les petits cubes de verre ont été plaqués au hasard de la cueillaison.

Ce livre abondant est sec. Il est dénué d'humanité à un degré presque douloureux. Rien de doux, de fier, de pénétrant, pas un de ces mots qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l'on désire de participer à une croyance ou un rêve ; rien de religieux, non plus, si le sentiment religieux est autre chose que l'hyperdulie maniaque d'un chanoine de province ; rien de grand : la religion de Durtal oscille du rosaire à l'archéologie ; son amour pour la Vierge est sincère, mais il n'a pas trouvé les mots qu'il fallait dire pour forcer à l'exaltation les coeurs défiants. Je ne puis donc accepter la Cathédrale comme un véritable livre d'art catholique; c'est plutôt le livre de la « religion d'art » ; mais alors, ne voulant tenir compte ni des erreurs, ni des lacunes, ni des défaillances, je l'accepterai très volontiers comme un beau livre.


REMY DE GOURMONT



Notes

(1) Archives de la Bastille, d'après Lair, LOUISE DE LA VALLIÈRE.

(2) Voyez la figure 1295 du Dictionnaire de Saglio.

(3) DUREAU DE LA MALLE : Mémoire sur sainte Venise, lu à l'Académie des Inscriptions.

(4) Le paganisme est resté traditionnel, notamment à Paris, dans certaines familles, où, dit-on, les libations et les sacrifices d'animaux sont encore en usage.

(5) Ce beau morceau d'architecture est figuré dans les Eléments d'Archéologie chrétienne, de Reusens ; Louvain, 1886, p. 496. L'auteur dit avec raison : « On voit que les constructeurs du XIIIe siècle s'entendaient parfaitement à donner un aspect monumental même aux édifices dont la destination n'est que secondaire. »

(6) Les compilations sur la symbolique attribuées à Hugues ne semblent pas son oeuvre.

(7) Le Polyhistor Symbolicus, de Caussin, Cologne, 1631, est une symbolique de la mythologie gréco-romaine ; assez hasardée, elle l'est moins que l'étrange ouvrage d'Antoine Monnier, l'Art sacerdotal antique, explication du sens allégorique des principaux monuments grecs romains du Louvre (1897).

(8) Cité par Ch. Gidel. Sur un poème grec inédit intitulé : O ΦΥΣΙOΛOΓOΣ (Annuaire de l'Association des étude grecques, 1873).

(9) Op. cit., p. 222. Le texte grec commence ainsi : Morphên gar pornês kektêtai thérion ê Gorgonê

(10) Ne pas le confondre avec Jacques de Vitry (XIIIe siècle), mystique, sermonaire et historien, qui a d'ailleurs traité, mais en latin, des sujets analogues dans son histoire des Croisades. Jacques de Vitry, qui voyage en Orient et qui savait le grec, a pu consulter des manuscrits byzantins et recueillir des traditions orales. Après lui la légende des bêtes ne fait plus aucune acquisition.

(11) La Cathédrale, p. 464.

(12) Saint Méliton, évêque de Sardes, vécut au IIe siècle et fut un des grands théologiens grecs. On lui attribuait une Clef de la sainte Ecriture : cet ouvrage apocryphe, invoqué par l'abbé Auber, dans son grand ouvrage sur le Symbolisme, est également cher à l'auteur de la Cathédrale. Il est peu probable qu'une compilation où l'on disserte sur la symbolique des églises gothiques ait pour auteur un évêque grec du IIe siècle, aussi M. Huysmans écrit, après avoir cité Durand de Mende (XIIIe siècle) : « Suivant d'autres symbolistes de la même époque, tels que saint Méliton, évêque de Sardes et le cardinal Pierre de Capoue, les tours représentent la Vierge Marie... »

(13) La Cathédrale, p. 438.

(14) A. Bonnetty : Traditions primitives (Annales de Philosophie Chrétienne, 1839).

(15) Cardinal Lambertini : De Canonis. (Cité par Brière de Boismont, Hallucinations, 2e éd., p. 523.)

(16) Les hallucinations de ce genre ne sont pas très rares dans le délire hystérique. Cf. Brière de Boismont, op. cit., observations 73 et 74.

(17) Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1880.

(18) De Divinitate, III, II.