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Felix Valloton: J.-K. Huysmans


Le Livre des Masques.

Remy de Gourmont

Mercure de France, 1896



J.-K. HUYSMANS


’Le Romanée et le Chambertin, le Clos-Vougeot et le Corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêtes princières, des opulences de vêtements brochés d’or, embrasés de lumière! Le Clos-Vougeot surtout l’éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L’étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l’occiput des Vierges.’

L’écrivain qui, en 1881, au milieu du marécage naturaliste, avait, devant un nom lu sur une carte des vins, une telle vision, même ironique, de splendeurs évoquées, devait inquiéter ses amis, leur faire soupçonner une défection prochaine. A quelques années de là, en effet, surgissait l’inattendu A Rebours, qui fut, non le point de départ, mais la consécration d’une littérature neuve. Il ne s’agissait plus tant de faire entrer dans l’Art, par la représentation, l’extériorité brute, que de tirer de cette extériorité même des motifs de rêve et de surévélation intérieure. En Rade développa encore ce système dont la fécondité est illimitée — tandis que la méthode naturaliste s’est montrée plus stérile encore que ses ennemis n’auraient osé l’espérer — système de la plus stricte logique et d’une si merveilleuse souplesse qu’il permet, sans forfaire à la vraisemblance, d’intercaler, en des scènes exactes de vie campagnarde, des pages comme ’Esther’, comme le ’Voyage sélénien’.

L’architecture de Là-Bas est érigée sur un plan analogue, mais la liberté s’y trouve, non sans profit, restreinte par l’unité du sujet, qui est absolue sous ses faces multiples: ni le Christ de Grunewald, en son extrême violence mystique, son atterrante et consolante hideur, n’est une fugue hors des lignes, ni la démoniaque forêt de Tiffauges, ni la cruelle Messe noire, ni aucun des ’morceaux’ ne sont déplacés ou inharmoniques; pourtant, avant la la liberté du roman on les eût critiqués, pas en eux-mêmes, mais tels que non rigoureusement nécessaires à la marche du livre. Par bonheur, le roman est enfin libre, et pour dire plus, le roman, ainsi que le conçoivent encore M. Zola ou M. Bourget, nous apparaît d’une conception aussi surannée que le poème épique ou la tragédie. Seul, l’ancien cadre peut encore servir; il est quelquefois nécessaire, pour amorcer le public à des sujets très ardus, de simuler de vagues intrigues romanesques, que l’on dénoue selon soli propre gré, quand on a dit tout ce que l’on voulait dire. Mais l’essentiel de jadis est devenu l’accessoire, et un accessoire de plus en plus méprisé: très rares sont à l’heure actuelle les écrivains assez ingénieux ou assez forts pour se soutenir en un genre aussi démoli, pour éperonner encore avec assez d’autorlté la cavalerie fatiguée des sentimèntalités et des adultères.

D’autre part, l’esthétique tend à se spécialiser en autant de formes qu’il y a de talents: parmi beaucoup de vanités, il y a d’admissibles orgueils auxquels on ne peut refuser le droit de se créer ses normes personnelles. M. Huysmans est de ceux-là: il ne fait plus de romans, il fait des livres, et il les conçoit selon un agencement original; je crois que c’est une des causes pour quoi quelques-uns contestent encore sa littérature et la trouvent immorale. Ce dernier point est facile à expliquer d’un seul mot: pour le non-artiste, l’art est toujours immoral. Dès que l’on veut, par exemple, traduire en une langue nouvelle les relations des sexes, on est immoral parce que, fatalement, l’on fait voir des actes, qui, traités par les ordinaires procédés, demeureraient inaperçus, perdus dans le brouillard des lieux couimuns. C’est ainsi qu’un écrivain nullement érotique peut être, par des sots on par des malveillants, accusé devant le public de stupides attentats. Il ne semble pas, cependant, que les faits d’amour ou plutôt d’aberration génésique rapportés dans Là-Bas soient bien alléchants pour la simplicité des ignorances viginales. Ce livre donne plutôt le dégoût ou l’horreur de la sensualité qu’il n’invite à des expériences folles ou même à des jonctions permises. L’immoralité, si l’on se place à un point de vue particulier et spécialement religieux, ne serait-ce pas au contraire d’insister sur les exquisités de l’amour charnel et de vanter les délices de la copulation légitime? L’immoralité absolue, pour les mystiques, c’est la joie de vivre.

Le moyen age ne connut pas nos hypocrisies. Il n’ignora rien des éternelles turpitudes, mais, dit Ozanam, il sut les haïr. Il n’usa ni de nos ménagements, ni de nos délicatesses; il publia les vices, il les sculpta sur les porches de ses cathédrales et dans les strophes de ses poètes; il eut moins souci de ne pas effaroucher les timoraisons des âmes mômières que de fendre les robes et montrer à l’homme, pour lui faire honte, toutes les laideurs de sa basse animalité. Mais il ne roule pas la brute dans son vice; il l’agenouille et lui fait relever la tête. M. Huysmans a compris tout cela, et c’était difficile à conquérir. Après les horreurs de la débauche satanique, avant la punition terrestre, il a, comme le noble peuple en larmes qu’il évoque, pardonné même au plus effrayant des massacreurs d’enfants, au sadique le plus turpide, à l’orgueilleux le plus monstrueusement fou qui fut jamais.

Ayant absous un tel homme, il put sans pharisaïsme s’absoudre lui-même et, avec l’aide de Dieu, quelques secours plus humbles et tout fraternels, de bonnes lectures, la fréquentation des douces chapelles conventuelles, M. Huysmans un jour se trouva converti — au mysticisme, et écrivit En Route, ce livre pareil à une statue de pierre qui tout à coup se mettrait à pleurer. C’est du mysticisme un peu rauque et un peu dur, mais M. Huysmans est dur, comme ses phrases, comme ses épithètes, comme ses adverbes. Le mysticisme lui est entré plus avant dans l’oeil que dans l’âme. Il observa les faits religieux avec la peur d’en être dupe et l’espoir qu’ils seraient absurdes; il a été pris dans les mailles mêmes du credo-quia-absurdum, — victime heureuse de sa curiosité.

Maintenant, fatigué d’avoir regardé les visages hypocrites des hommes, il regarde des pierres, préparant un livre suprême sur ’La Cathédrale’. Là, s’il s’agit de sentir et de comprendre, il s’agit surtout de voir. Il verra comme personne n’a vu, car nul n’a jamais été doué d’un regard aussi aigu, aussi vrillant, aussi net, aussi adroit à s’insinuer jusque dans les replis des visages, des rosaces et des masques.

Huysmans est un oeil.

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