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La Religion des contemporains.

Abbé L.-Cl. Delfour

Paris: Lecène, Oudin et Cie, 1895.



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LA CONVERSION DE M. HUYSMANS


Jadis, l'Église imposait à ceux de ses enfants qui avaient donné quelque scandale public des pénitences longues, pénibles et humiliantes.

En ces temps de progrès, un écrivain fait « la noce », comme il le dit lui-même avec élégance, pendant vingt ans ; non content de pratiquer la débauche sous ses formes les plus répugnantes, il répand en des livres orduriers le plus mauvais de son àme Tout à coup, il lui prend fantaisie d'aller passer huit jours dans un monastère de la Trappe. Après quoi, fort de son titre de converti, il revient à Paris, faire la leçon à tout le monde. Aux liturgistes, il raconte les beautés du plainchant ; aux aumôniers de Carmélites, il explique la Montée du Carmel ; aux prêtres, il révèle les règles les plus élémentaires de la plus vulgaire honnêteté, car ils les ignorent, selon lui, ou ne les pratiquent pas.

Oh, non ! je ne tuerais pas le veau gras en l'honneur de M. Huysmans. Un petit détail nous permettra de comprendre ce que vaut cette conversion. M. Huysmans se frappe la poitrine, à la face du monde littéraire : il dit un peccavi énergique, très énergique, dans la langue de M. Zola ; il pleure au point d'en être suffoqué et de tomber en syncope. La première réflexion que fait naître en nous l'altitude de ce pénitent expansif est celle-ci : Il va donc retirer de la circulation les mauvais livres qu'il a édités autrefois. Or, sur la couverture de En route, je vois flamboyer les titres de ses précédents ouvrages. Du récit même de sa conversion, M. Huysmans fait une réclame en faveur de ses écrits immoraux ou de ses turlupinades littéraires. Sans doute, on nous a appris de La Fontaine qu'il voulait faire une édition de ses Contes au profit des pauvres ; mais il ne semble pas que M. Huysmans ait de telles distractions.

Autre trait caractéristique : M. Huysmans aime l'Église passionnément ; il annonce qu'il va désormais consacrer son talent à la servir. Vous pensez donc qu'il ira trouver ses représentants autorisés pour leur dire : « Je suis disposé à faire le bien, après avoir longtemps donné l'exemple du mal ; soyez cléments à mes fautes passées, et acceptez le concours que je vous offre » ? — Pas le moins du monde. En rentrant dans les rangs, le déserteur de vingt ans veut commander aux vieux généraux, et il commence par insulter les prêtres. « Gargotiers d'àmes, médiocres, bornés, trafiquants de choses saintes », c'est ainsi qu'il nous appelle.

Quoi d'étonnant ? Les Ordres religieux « enlèvent chaque année la fleur du panier des âmes ». Ainsi écrémé, le reste du clergé n'est plus que « le lait allongé », que « la lavasse des séminaires ». Les éveques ne sont « qu'un résidu de ce résidu : ils n'ont plus ni talent, ni tenue ». Et j'en passe, par respect pour le lecteur.

Ainsi parle M. Huysmans, qui se prend pour l'apôtre moderne chargé spécialement par Dieu de ramener les âmes au christianisme. Mais si cet étrange prédicateur ne s'était pas converti, que pourrait-il dire do plus contre nous ? En vérité, que Dieu nous garde de tels amis !

Si du moins il nous offrait d'autres garanties ; si, par exemple, il se recommandait par sa sagesse clairvoyante, par le calme et la hauteur de sa pensée, nous pourrions passer sur bien des misères ; mais lui-même a pris soin de nous raconter son histoire.

M. Huysmans n'a pas seulement vécu dans la corruption ; il a encore faussé son esprit à plaisir ou bien, ce qui revient au même, il a laissé se développer en lui, pendant des années, une sorte de folie native. Jugez plutôt :

« Des Esseintes — lisez peut-être M. Huysmans — éreinté par des excès de toutes sortes et atteint d'une maladie nerveuse, se retire dans une solitude aux environs de Paris pour y goûter les douceurs dune vie entièrement artificielle. — Il s'arrange un cabinet de travail orange avec des baguettes et des plinthes indigo ; une petite salle à manger pareille à une cabine de navire et, derrière la vitre du hublot, un petit aquarium où nagent des poissons mécaniques ; et une chambre à coucher où il imite avec des étoffes précieuses la nudité d'une cellule de chartreux. — Après quoi il regarde ses tableaux et ses estampes : deux Salomés de Gustave Moreau, des planches de Luyken, représentant des supplices de martyrs, des dessins d'Odilon Redon. « Une araignée logeant au milieu de son corps une face humaine, un énorme dé à jouer où cligne une paupière triste. » — H se donne un concert de parfums (comme tout à l'heure un concert de saveurs ) Puis, comme il pleut, l'envie lui prend d'aller à Londres. Il part, achète un guide au Galignani's Messenger, entre dans une bodéga pleine d'Anglais, y boit du porto, dîne, en attendant le train, de mets anglais dans une taverne anglaise au milieu de têtes d'Anglais et, estimant qu'il a vu l'Angleterre, revient chez lui. — On voit bien que des Esseintes est un fou, ou tout bonnement un imbécile très compliqué (1). »

Acceptons l'hypothèse la plus favorable à M. Huysmans, admettons qu'il ait écrit l'histoire de des Esseintes dans le seul but de piquer la curiosité publique. On ne s'amuse pas impunément à déraisonner pendant des mois. De cette acrobatie littéraire, il reste comme une entorse de l'esprit.

Il a cultivé du reste, durant toute sa vie, toutes les sciences qui peuvent le plus rapidement conduire un homme dans une maison de santé. L'auteur de A rebours s'occupe de magie, et il a pour ami intime un médecin qui s'était fait de la démonomanie une spécialité. Il se vante d'avoir assisté au plus abominable des sacrilèges, à une messe noire Tout cela n'indique pas sans doute un cerveau des plus sains.

Ne craignons donc pas d'affirmer dès maintenant que la conversion de M. Huysmans ne peut constituer qu'un cas très curieux de psychologie décadente. En aucune manière, nous ne devons la considérer comme un événement moral et religieux d'une grande portée. Étudions le avec sympathie sans doute, mais aussi avec défiance.

Durtal, le héros du livre, qui n'est autre que M. Huysmans lui-même, explique son retour à Dieu de trois manières : par l'atavisme, car il appartient à une famille très religieuse, par le dégoût de l'existence, par la passion de l'art. Longtemps il lutte contre une voix mystérieuse qui l'appelle à la vie chrétienne ; il ne peut se résigner à une conversion sincère, retenu qu'il est par des passions qui lui disent comme autrefois à saint Augustin : Pourras-tu te passer de ceci et de cela ? — Il se contente donc de visiter les églises, d'écouter du plain-chant et de causer mysticisme avec son directeur, M. l'abbé Gévresin. Le récit de ces tergiversations remplit la première partie du volume. Dans la seconde, il nous transporte à la Trappe, où nous prenons part avec lui à tous les exercices de sa retraite ; nous écoutons ses aveux, nous assistons aux phases quelquefois dramatiques, souvent burlesques, de ses tentations.

Tel est le sujet de En route. Comme le livre n'offre aucune trace de composition, nous sommes parfaitement à l'aise pour en discuter les différentes parties dans l'ordre qui paraîtra le plus favorable.

Désireux de montrer à nu son âme, M. Huysmans ne veut faire grâce à ses lecteurs d'aucun détail de sa confession, et vous pouvez facilement imaginer que cette confession est scabreuse. Je sais bien que l'Église est obligée de s'occuper de ces choses ; mais elle parle latin, et le secret le plus absolu enveloppe toutes ces misères du tribunal de la pénitence. En route s'est tiré à 10.000 exemplaires au moins. Que faut-il penser de cette obstination à prendre le grand public pour confident de ces ignominies ? Est-ce de l'humilité ? Est-ce du charlatanisme plus ou moins conscient ? Avant de nous répondre, rappelons-nous les Confessions de saint Augustin.

« Alors, au milieu de ce combat violent que je me livrais dans mon logis intérieur, poursuivant avec acharnement mon àme jusque dans le plus secret réduit de mon coeur, le visage non moins bouleversé que l'esprit, je me tourne soudain vers Alype, et je m'écrie : « Où en sommes-nous donc? Qu'est-ce que cela? Que viens-tu d'entendre? Les ignorants se lèvent : ils forcent le ciel ; et nous, avec notre science sans coeur, nous nous vautrons ici dans la chair et dans le sang ! Parce qu'ils nous ont précédés, rougirons-nous de les suivre ? N'e rougirons-nous pas plutôt de ne pas même les suivre? » Je lui dis je ne sais quelles paroles de ce genre, et mon imagination m'emporta brusquement loin délai, lise taisait, surpris, et me regardait. C'est qu'en efl'et je ne parlais pas comme à l'ordinaire ; et mon front, mes joues, mes yeux, mon teint, l'accent de ma voix, exprimaient mon àme au delà de mes paroles. »

Quelle sincérité d'accent ! Quelle humilité ! Quelle noble pudeur ! Je ne puis pas citer ici les aveux de M. Huysmans. parce qu'ils sont trop peu chastes ; mais que ceux qui les ont lus les rapprochent du passage célèbre de saint Augustin. Une discordance frappante, et, si j'ose parler ainsi, stridente, se produit entre ces deux sons d'âme.

Est-ce à dire que M. Huysmans ait manqué de sincérité dans sa conversion? Non. Comme un malade qui souffre de ses digestions laborieuses, il s'est proposé d'abord d'analyser la nature de ses troubles psychologiques, et. avec autant de facilité que de promptitude, il a constaté la coexistence d'habitudes immorales invétérées avec des aspirations artistiques et religieuses. Il est donc naturel, dès lors, qu'il se rende dans une sorte de Vichy religieux pour procéder méthodiquement aune cure spirituelle. La pieuse excursion lui a offert toutes sortes de surprises agréables. Au lieu des héros habituels des banales tables d'hôte, il a trouvé à la Trappe de pieux laïques comme M. Bruno, des amis éclairés comme le prieur et l'abbé, mais surtout le frère Siméon, ce bon frère Siméon qui donne à manger à tous les porcs et à tous les gorets de la Trappe. M. Huysmans est ravi de pouvoir opposer ce frère porcher à tous les beaux esprits du boulevard. Il exulte à la seule pensée qu'il pourra dire à ses chers confrères les gendelettres : « Vous ne connaissez, vous, que les pires odeurs de Paris ; j'ai respiré, moi, les plus purs parfums de la Trappe. Tandis que je mangeais des pois-chiches qui avaient un arrière-goût de suif et de graillon, mon âme savourait les plus douces joies de l'extase. Plus fort encore, j'ai ressenti toutes les tortures des âmes scrupuleuses Je crois que je puis, sans fausse modestie, me ranger désormais parmi les grands contemplatifs, car j'ai constaté en moi des ressemblances avec saint Jean de la Croix et sainte Catherine Emmerich. » Il est vrai que les chers confrères pourraient lui répondre : M. Richepin en a fait autant, il y a de cela une dizaine d'années.

Mais M. Huysmans n'aurait pas de peine à leur fermer aussitôt la bouche. Pour faire une vraie retraite, il faut connaitre déjà les écrivains mystiques, et vérifier sur soi même leurs théories.

L'auteur de En route fait montre, en effet, d'une grande érudition mystique, et il se pique de renouveler les plus hautes expériences de là vie spirituelle. Cette double prétention ne paraît qu'incomplètement justifiée.

Sans doute, M. Huysmans analyse les principaux ouvrages de tous les grands maîtres, saint Jean de là Croix, sainte Thérèse, Suso, Tauler, Catherine Emmerich, M. Olier, sainte Catherine de Gênes, Ruysbroek, sainte Madeleine de Pazzi, le Père Faber et bien d'autres, mais ces sortes d'études prouvent beaucoup moins qu'il ne pense. Il dit, par exemple, de saint Jean de la Croix :

« Ce qu'il appelle la Nuit obscure est incompréhensible ; les souffrances de cette ténèbre dépassent le possible, s'écrie-t-il à chaque page. Ici, je perds pied. Je m'imagine bien, pour les avoir ressenties, des douleurs morales atroces, des décès de parents ou d'amis, des amours déçues des espoirs effondrés, des misères spirituelles de toute sorte ; mais ce martyre-là, qu'il déclare supérieur aux autres, m'échappe, car il est hors de nos intérêts humains, hors de nos affections ; il se meut dans une sphère inaccessible, dans un monde inconnu et si loin de nous ! J'ai décidément peur qu'il n'y ait abus de métaphores et gongorisme d'homme du Midi, chez ce terrible saint ! »

M. Huysmans revient à plusieurs reprises sur les oeuvres de saint Jean de la Croix, une fois entre autres pour comparer la Nuit obscure à la cloche d une machine pneumatique ; mais il ne dit rien de plus significatif. Quand il veut préciser davantage, il nous inspire des inquiétudes par son laconisme :

« L'on ne doit pas, dit l'auteur de la Nuit obscure, aspirer à ces communications surnaturelles et s'y arrêter, et cela pour deux motifs : d'abord, parce qu'il y a humilité, abnégation parfaite à se refuser d'y croire ; ensuite, parce qu'en agissant de la sorte, on se délivre du travail nécessaire pour s'assurer si ces visions vocales sont vraies ou fausses ; on se dispense ainsi d'un examen qui n'a d'autre profit pour l'âme que perte de temps et inquiétudes. »

Ceci, dans la pensée de M. Huysmans, résume sans doute les chap XXIet XXII du livre second de la Montée du CarmeL Pour quiconque a lu l'oeuvre elle-même de saint Jean de la Croix, à plus forte raison pour les autres, cette explication et cette réfutation sont si insuffisantes qu elles ne signifient à peu près rien. — D'ailleurs M. Huysmans, qui cite volontiers la Nuit obscure sans l'approfondir jamais, semble ignorer le Cantique spirituel et la Vive flamme d'amour. Chose plus étonnante encore, il ne fait jamais allusion, lui. poète, musicien et critique d'art, aux admirables cantiques du saint (2).

Je me garderais bien d'affirmer que M. Huysmans ne connaît pas son saint Jean de la Croix ; mais l'analyse très superficielle qu'il nous donne de ses oeuvres ne prouve pas une sérieuse connaissance du sujet. On peut en dire autant des études sur sainte Thérèse. Le ton même que prend l'auteur et surtout ses petites habiletés ne nous inspirent que de la défiance. Ainsi, il a mis comme épigraphe sous le titre principal de son livre la gracieuse invite de saint Bonaventure : Convolate ad urbes refugii, ad loca videlicet et religiosa, ubi possitis de praeteritis agere poenitentiam...

Si du haut du ciel le saint moine s'intéresse aux affaires littéraires, je doute fort qu'il soit enchanté de voir son pieux pavillon franciscain couvrir une telle marchandise.

Mais où l'auteur de En route me parait s'abuser le plus étrangement, c'est lorsqu'il croit trouver dans l'histoire de ses huit jours de retraite tous les éléments dont se compose la haute vie contemplative. Il avait lu ou entendu dire que les âmes saintes ont fréquemment des scrupules : il devait donc avoir les siens, et c'est ce qui est arrivé. Seulement, le récit de ces scrupules relève de la littérature bouffonne, à moins que ce ne soit de lalittérature plate.

Premier scrupule : Durtal-Huysmans craint de recevoir la sainte communion d'un prêtre de passage qui a la manie de faire des plaisanteries — pas du tout spirituelles, c'est vrai — mais inoffensives.

« Il plaisanta M. Bruno, qu'il semblait connaître de longue date, sur le péché de gourmandise qui devait se commettre si fréquemment dans les Trappes; puis il huma, en simulant des gloussements d'allégresse, l'inodore bouquet du pauvre vin qu'il se versa ; enfin lorsqu'il divisa avec une cuiller l'omelette qui composait le plat de résistance du dîner, il feignit de découper un poulet, s'extasiant sur la belle apparence delà chair, disant à Durtal : Je vous affirme, Monsieur, que c'est un poulet de grain; oserai-je vous offrir une aile ? »

Voilà le grand crime de ce prêtre, et voilà pourquoi Durtal refuse de communier de ses mains. Mais lui-même, dans le même temps, il fait à la sainte Vierge des prières si réalistes que je ne puis pas les citer ici.

Deuxième scrupule : après avoir confessé ses vingt ans de débauches, Durtal reçoit l'ordre de dire comme pénitence sacramentelle une dizaine de chapelet. Une fois seul, il est assailli de doutes. Est-ce une dizaine de grains qu'il doit réciter ou une dizaine de chapelets ? Et là-dessus il engage avec lui-même une discussion interminable. Tous ceux qui ont passé par les séminaires ou les noviciats savent que les scrupuleux se fatiguent, pour des causes très futiles, en des luttes presque toujours ridicules. Mais peut-être Durtal abuse-t-il un peu de la permission. Pour un homme qui se pique de connaître les communautés religieuses, ce trait d'ignorance est un peu fort. Aurait-il quelque vraisemblance d'ailleurs, que ce ne serait pas une raison de nous le raconter en sept longues pages. C'est avec des occupations de ce genre que Durtal remplit ses huit jours de Trappe; elles peuvent fournir la matière d'un volume intéressant; mais il n'y a pas lieu de les prendre pour des expériences de haute mystique.

Durtal ne connaît pas mieux les ordres religieux eux-mêmes que les théories de l'ascétisme. Parce qu'il a pris part à une procession chez les Franciscaines, parce qu'il a vu deux prises d'habit, l'une chez les Bénédictines, l'autre chez les Carmélites, il croit pouvoir parler des ordres cloîtrés et contemplalifs. Pauvre Durtal ! il ne paraîl pas se douter que, sauf l'évêque du diocèse et cinq ou six de ses prêtres, personne ne peut se faire une idée exacte de l'âme d'une Carmélite. Il les loue cependant avec une sincérité d'enthousiasme digne d'éloges :

« C'est admirable ! s'écria-t-il, soulevé dans la rue par le souvenir de cette scène — et il se disait la vie de ces femmes ! coucher sur une paillasse piquée de crins, sans oreiller ni draps; jeûner sept mois de l'année sur douze, sauf les dimanches et les jours de fête ; toujours manger debout, des légumes et des aliments maigres; rester sans feu, l'hiver; psalmodier pendant des heures, sur des dalles glacées; se châtier le corps, être assez humble pour, si l'on a été douillettement élevée, accepter avec joie délaver la vaisselle, de vaquer aux besognes les plus viles ; prier dès le matin, toute la journée jusqu'à minuit, jusqu'à ce que l'on tombe en défaillance, prier ainsi jusqu'à la mort ! Faut-il qu'elles aient pitié de nous et qu'elles tiennent à expier l'imbécillité de ce monde qui les traite d'hystériques et de folles, car il est inapte à comprendre les joies suppliciées de telles âmes! »

Tout cela est à peu près exact ; mais vous seriez bien étonné, Monsieur Durtal, si on vous disait que vous avez omis la plus rude épreuve des Carmélites : la vie en commun, maxima poenitentia vita communis. Pardonnez-moi d'oser parler latin comme l'abbé Gévresin votre ami.

Avant d'écrire sur les filles de sainte Thérèse, que ne lisiez-vous Bossuet, ce Bossuet dont vous avez grand tort de parler avec une sévérité dédaigneuse, car — on l'a dit dans notre langue moderne il est très fort. Il ne se laisse pas épouvanter, lui, par les pointes de fer qui font aux grilles des cloîtres une si étrange parure ; il ne s'occupe que de ce qu'il y a de plus intime et de plus profond dans l'âme.

« De cette union de l'âme avec Dieu on voit naître bientôt en elle toutes les vertus. Là est la véritable prudence ; car on apprend à tendre à sa fin, c'est-à-dire à Dieu, par la seule voie qui y mène, c'est-à-dire, par l'amour. Là est la force et le courage ; car il n'y a rien qu'on ne souffre pour lamour de Dieu. Là se trouve la tempérance parfaite ; car on ne peut plus goûter les plaisirs des sens, qui dérobent à Dieu les cœurs et l'attention des esprits... Il faudrait vous découvrir la dernière perfection de l'amour de Dieu ; il faudrait vous montrer cette âme détachée encore des chastes douceurs qui l'ont attirée à Dieu, et possédée seulement de ce qu'elle découvre en Dieu même, c'est-à-dire de ses perfections infinies. Là se verrait l'union de l'âme avec un Jésus délaissé ; là s'entendrait la dernière consommation de l'amour divin dans un endroit de l'âme si profond et si retiré que les sens n'en soupçonnent rien, tant il est éloigné de leur région ; mais pour expliquer cette matière, il faudrait tenir un langage que le monde n'entendrait pas. »

Je regrette de ne pouvoir pas en citer davantage ; je le regrette pour les lecteurs mais non pour Durtal, c'est-à-dire pour M. Huysmans. Pour peu que nous soyons tentés d'admirer sans réserve son éloge du Carmel, relisons le sermon pour la profession de Mlle de la Vallière. Le sentiment des vraies proportions esthétiques nous reviendra aussitôt.

En même temps, nous comprendrons mieux les exagérations de M. Huysmans. Si on l'en croyait, le Carmel serait peuplé de voyantes.

« Il se rappelait cet étonnant couvent d'Unterlinden, près de Colmar, où, au xni° siècle, ce n'était pas une, deux nonnes, c'était le monastère tout entier qui surgissait éperdu devant le Christ dans des cris de joie ; des religieuses s'élevaient au-dessus de terre ; d'autres entendaient des chants séraphiques ou sécrétaient de leurs corps épuisés des baumes ; d'autres encore devenaient diaphanes ou se nimbaient d'étoiles ; tous les phénomènes delà vie contemplative étaient visibles dans la haute école de Mystique que fut ce cloître. » Je n'ai pas à apprécier ici cet étonnant couvent d'Unterlinden. Il est certain toutefois que des faits de ce genre se reproduisaient aussi chez les Carmélites espagnoles... mais dans ceux de leurs couvents où sainte Thérèse n'avait pas encore passé. Dès qu'elle arrivait, elle soumettait les voyantes à un régime fortifiant, elle leur faisait prendre du bouillon, et aussitôt, comme par enchantement, les extases devenaient rares — je ne dis pas qu'elles cessaient absolument.

Très idéaliste et très austère lorsqu'il parle des Carmélites, l'ancien élève de M. Zola s'exprime généralement avec correction sur le seul prêtre selon son coeur qu'il ait trouvé dans sa vie. M. l'abbé Gévresin a de la distinction, de l'érudition, de la finesse, une solide piété. Mais il est fort heureux qu'il ait étudié l'hagiographie. Supposons un prêtre canoniste ou exégète ou moraliste ; bref, un prêtre n'ayant aucune opinion précise sur sainte Lidwine, comme Durlal le prendrait de haut avec lui !

Je me permettrai cependant de ne pas approuver toujours les propos que M. Huysmans prête a M. l'abbé Gévresin. Il méprise le patriotisme et il paraît que, dans certains milieux littéraires, ce dédain est ort apprécié. N'en déplaise aux esthètes chevelus, M. l'abbé Gévresin se trompe. Ce n'est rien dire que de condamner « les balivernes du chauvinisme », le chauvinisme étant au patriotisme ce que l'orgueil est à la dignité. Si M. Huysmans daiguait lire quelquefois les écrits de Mgr Perraud, lequel, bien qu'évêque, est pour le moins aussi distingué que l'abbé Gévresin, il verrait comment les chrétiens doivent comprendre et pratiquer le grand principe formulé par saint Paul : « Je suis citoyen romain. » — Que les prêtres évitent les exagérations du chauvinisme, rien n'est plus naturel ; mais ils doivent se montrer toujours patriotes. On voit bien que M. Huysmans a du sang hollandais dans les veines.

Il me semble aussi que M. l'abbé Gévresin manque parfois de discrétion. Il n'a pas à traiter ses confrères d'incapables devant ce prétendu mystique ; et je ne vois pas bien pourquoi je n'aurais pas le droit de le faire remarquer ici. De plus, est-il bien délicat de répondre aux questions déplacées de Durlal sur certaines épreuves des religieuses? Ces choses-là ne le regardent pas du tout, ce Durtal, ami de je ne sais quelle Florence.

De prime abord, les religieux semblent avoir à se louer de M. Huysmans-Durtal presque autant que M. l'abbé Gévresin. Cependant il est bon d'observer que si l'auteur de En route les loue en bloc, il se montre sévère pour chacun d'eux en particulier.

Voici, par exemple, un religieux dont la gloire est des plus solidement assises qu'on connaisse. Eh bien ! M. Huysmans rappelle un ténor, un produit du Conservatoire catholique, un Coquelin d'Église ! Mais les autres, alors??... Ceux d'entre nous qui ont quelque confiance en M Huysmans feraient peut-être bien de se rappeler les procédés de M. Zola son maître. Il y a deux ans, beaucoup de religieux crurent devoir témoigner un grand empressement à l'auteur de la Faute de l'abbé Mouret, transformé en pèlerindela Grotte. Onse rappelle comment M. Zola leur a répondu. Les Trappistes de Notre Dame de l'Atre savent ce qu'ils ont à faire avec M. Huysmans ; mais il ne semble pas que le nouveau converti ait brillé par la délicatesse dans ses rapports avec le Prieur du monastère. Est ce qu'il est convenable qu'un pénitent publie à son de trompe les conseils que lui a donnés son confesseur? Le procédé serait encore plus blâmable si M. Huysmans avait modifié sensiblement les paroles du Prieur. Il y a toutefois à cela un avantage. En étalant aux yeux du monde entier les laideurs de son âme, M. Huysmans nous permet de discuter théoriquement son cas de conscience, sans que nous ayons à intervenir en rien dans les affaires du Prieur. Voici donc un problème de théologie morale comme on en pose dans les examens des grands séminaires Lucius — ne disons pas Durtal — Lucius a écrit des livres profondément immoraux qui ont fait du mal à un grand nombre d'âmes. Il a procédé à une confession générale dans laquelle il a, par ignorance sans doute, omis de parler de ses livres. Vous lui donnez l'absolution ; vous l'exhortez à s'approcher fréquemment de la sainte Table. — Au bout de quelque temps, vous apprenez d'une manière certaine que Lucius continue à vendre ses mauvais livres. — Il revient se confesser. Quid de Lucio ? On remarquera que, pour simplifier le problème, j'ai omis des circonstances aggravantes ; et cependant qui ne voit ce qu'il faut penser de Lucius ?

Les beautés de En route ne font pas assez compensation à tout ce qu'il y a de défectueux ou de franchement mauvais dans ce triste récit de conversion L'auteur a beau professer pour l'art chrétien un enthousiasme qui est toujours comme à son paroxysme ; nous savons bien qu'après tout, il n'a pas découvert Memling. Il a beau parler du plain-chant sur un ton que n'ont jamais osé prendre dom Guéranger ni dom Pothier : nous doutons fort que son écrit exerce sur les destinées des maîtrises françaises une influence considérable. Dieu merci, tout ce qu'il dit de la liturgie catholique, on ne l'ignorait pas : il n'est point de congrès, depuis quinze ou vingt ans, où 1 on ne déplore les excès de la musique mondaine dans l'église.

A peine Durtal a-t-il fait deux ou trois remarques originales A propos du De profundis, il cherche au roi David une querelle renaniste : David était pétri d'égoïsme, et c'est lui. Durtal, qui le lui reproche ! Fi donc! — Ceci, reconnaissons-le, n'est point banal. — A propos du De profundis encore, Durtal prend à partie le clergé, sur les pompes funèbres : les bedeaux, les suisses, les chantres, l'église de la Madeleine, tout lui sert de matière à éloquentes invectives contre le clergé. Hé oui, Durtal, ces prêtres « ignares » démoliront la Madeleine afin de conquérir vos bonnes grâces; ils reconstruiront une église dans le plus pur style ogival, et, pour ce faire, ils négligeront de percevoir des frais d'enterrement. On n'est pas plus idéaliste que ce disciple de M. Zola. Je l'imagine causant avec les architectes et les entrepreneurs qui ont construit Notre-Dame ; il ne les eût pas médiocrement étonnés.

Si l'originalité esthétique de En route est fort contestable, son caractère psychologique ne peut faire doute pour personne. Certes, depuis Jean Jacques et Chateaubriand, nous sommes habitués à l'étalage du moi si haïssable. Mais rarement on avait fait parade d'un égoïsme aussi intense et aussi répugnant que celui de Durtal. « J'ai le coeur racorni, s'écrie t-il, racorni et éteint par les noces. Je ne suis bon à rien. Je me dégoûte, je me vomis. » Il n'y a pas à triompher de ces aveux faciles, très faciles, chacun de nous portant en soi un grand fonds de corruption. Mais n'allez pas croire, vous qui n'avez pas lu En route, que ce mépris ait rien de sérieux. Tandis que Durtal s'échauffe à s'injurier lui-même, dans le tréfonds de son àme il est ravi de savoir se mépriser si bien. Et puis, il prend un si vif plaisir à remuer la boue ! Mais ce qu'on a le droit de lui reprocher surtout, c'est de n'aimer rien ni personne.

En revanche il déverse l'injure avec une facilité merveilleuse sur tous et sur lui-même. Mais quelle différence dans le ton ! Quand il parle des autres, Durtal a de ces mots secs, haineux, qui font mal à l'âme.

« Presque tous (il s'agit des gens assidus dans les églises) avaient l'aspect louche, la voix huileuse, les yeux rampants, les lunettes inamovibles, les vêtements en bois noir des sacristains ; presque tous égrenaient d'ostensibles chapelets et, plus stratégiques, plus fourbes encore que les impies, ils rançonnaient leur prochain, en quittant Dieu. »

Il me semble au contraire sentir comme une sorte d'attendrissement dans cette manière de se mettre en scène :

« Je suis si las de moi, si dégoûté de ma misérable vie que cette expiation m'apparait comme méritée, comme nécessaire... Mais à la Trappe, si j'en crois l'abbé, personne ne s'occupera de moi ; autrement dit, personne ne m'encouragera, ne m'aidera à subir la douloureuse extraction des hontes ; je serai un peu ainsi qu'un malade qu'on opère à l'hôpital, loin de ses amis, loin des siens ! »

Enfin s'il ne se ménage pas lui-même. Durtal trouve moyen de se faire louer délicatement par les autres.

« Pensez-vous, lui dit M. Bruno, qu'un vieux pécheur tel que moi n'ait pas découvert à mille riens, ne fût-ce qu'à vos pauvres yeux qui maintenant s'éclairent, que vous n'étiez pas encore réconcilié, lorsque vous êtes débarqué ici ? »

Ce qui domine chez Durtal, c'est un égoïsme plus ou moins conscient selon les heures, mais presque toujours misanthropique, toujours encombrant. Il importe donc assez peu qu'il se confesse et reçoive la sainte Eucharistie : ou plutôt, à dire vrai, on est presque tenté de le regretter. Car, en somme, ce prétendu converti quitte la Trappe avec l'imagination imprégnée de satanisme, le cœur débordant de haine et d'orgueil, aussi éloigné que possible de la charité. Que devient le grand commandement : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton àme, de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même ? » Durtal n'a pas essayé, — je dis essayé, — une seule fois de faire un acte de charité ; il ne parait pas même en avoir eu l'idée. Cependant, dit saint Paul, « quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien.

« La charité est patiente, elle est pleine de bonté, la charité n'est point envieuse ; la charité ne se vante point, elle ne s'enfle point d'orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s'irrite point, elle ne soupçonne point le mal... »

Assurément, il ne faut pas condamner avec trop de rigueur les chrétiens qui ne réalisent pas cet idéal. Hélas ! nous voyons tous le bien, nous le louons, et il nous arrive quelquefois de faire le mal ; mais encore faut-il que nous tendions au but indiqué par l'Apôtre. M. Huysmans tourne résolument le dos au vrai christianisme. Il s'est mis en route, mais à marcher ainsi il n'arrivera jamais au terme de sa course

C'est grand dommage. Toutes les fois que, laissant de côté son horrible moi, il daigne s'occuper, même faiblement, des rares personnes qu'il ne hait ou ne méprise pas, il trouve des notes exquises :

« Il visitait Saint-Sulpice, à ces heures où, sous la morne clarté des lampes, les piliers se dédoublent et couchent sur le sol de longs pans de nuit.... Il rêvait alors au sort de ces femmes éparses autour de lui, çà et là, sur des chaises. Ah ! les pauvres petits châles noirs, les misérables bonnets à ruches, les tristes pèlerines et le dolent grénelis des chapelets qu'elles égouttaient dans l'ombre !

« D'aucunes, en deuil, gémissaient, inconsolées encore ; d'autres, abattues, pliaient l'échiné et penchaient, tout d'un côté, le cou ; d'autres priaient, les épaules secouées, la tête entre les mains.

« La tâche du jour était terminée ; les excédées de la vie venaient crier grâce. Partout le malheur agenouillé ; car les riches, les bien portants, les heureux ne prient guère ; partout, dans l'église, des femmes veuves ou vieilles, sans affection, ou des femmes abandonnées, ou des femmes torturées dans leur ménage, demandant que l'existence leur soit plus clémente, que les débordements de leurs maris s'apaisent, que les vices de leurs enfants s'amendent, que la santé des êtres qu'elles aiment se raffermisse.

« C'est une véritable gerbe de douleurs dont le lamentable parfum encensait la Vierge. »

Les pages de ce genre, qui sont malheureusement trop rares dans l'oeuvre de M. Huysmans, expliquent, sans les justifier, ce me semble, certains témoignages d'admiration. Méme pour ceux qui se placent au seul point de vue de l'art, le succès de En route a quelque chose d'un peu déconcertant. Point de composition ; l'auteur se livre à toutes les fantaisies de son imagination extravagante. Vous êtes maintenant à Sainl-Sulpice, où le recueillement des fidèles et les chants invitent l'âme à la prière ; sans transition aucune, M. Huysmans vous met sous les yeux des scènes ignominieuses ; il vous parle de sainte Thérèse, et plus loin il disserte sur les primitifs ; mais jamais vous ne comprenez clairement pourquoi il a choisi ce moment plutôt qu'un autre ; il commente le De profundis au commencement et le Salve Regina à la fin ; l'inverse serait tout aussi logique. Je suis persuadé qu'on pourrait changer l'ordre de la moitié des pages, sans grand inconvénient. Aussi, quel ennui pour ceux qui veulent étudier sérieusement certains passages du livre ! Ils se souviennent, par exemple, d'une prière à la Sainte Vierge, où l'expression de quelques sentiments gracieux se méle à des descriptions absolument malpropres. Ils la cherchent longtemps, et s'ils finissent par la trouver, c'est comme par hasard. M. Huysmans, qui se croit mystique, remarque quelque part, avec une sorte de satisfaction dédaigneuse, que la France n'a pas de grand mystique ; il semble ainsi vouloir se poser en Flamand. Et, dé fait, nous pouvons lui rendre ce témoignage qu'il ne connaît pas l'art si français de la composition.

Il lui reste donc son style. J'avoue que Durtal obtient, par ses curieux agencements de mots, des effets étonnants ; les tours de force abondent dans son livre, même et surtout lorsqu'on ne les demande pas. Rarement l'auteur de En route sait résister au désir de gâter ses plus belles pages par des exagérations ou des grossièretés. Peut-être est-ce impuissance, car il fait prouve d'une maladresse très grande dans l'expression des idées, et sa langue devient singulièrement pâteuse, toutes les fois qu'elle veut rendre des sentiments purs. M. Huysmans ne se montre supérieur que dans les petits tableaux. Les deux passages suivants renferment des exemples de ses ordinaires défauts et de ses plus brillantes qualités :

« Durtal s'assit, découragé, près de sa couche.

« Et cependant, il était projeté par l'une de ces impulsions qu'on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le coeur enfle et va s'ouvrir ; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s'alléger de larmes. »

Comme psychologie, on imaginerait difficilement quelque chose de plus banal et de plus superficiel ; Durtal explique avec force mots baroques un fait très vulgaire. Mais lisez ceci maintenant :

« Et lentement, tandis que, déroulant sa spirale de fumée, l'encensoir tendait comme une gaze bleue devant l'autel, tandis que le Saint-Sacrement se levait, tel qu'une lune d'or, parmi les étoiles des cierges scintillant dans les ténèbres commencées de cette brume, les cloches de l'abbaye tinterent à coups précipités et doux. Et tous les moines, accroupis, les yeux fermés, se redressèrent et entonnèrent le Laudate, sur la vieille mélodie qui se chante également à Notre-Dame des Victoires, au Salut du soir. »

Est-ce assez beau ? C'est qu'ici il n'est pas besoin de penser, ni de s'exciter à sentir, il ne faut que voir ; M. Huysmans sait voir les tableaux d'intérieur.

Malheureusement, l'habitude qu'il a prise de s'attacher surtout aux côtés grotesques des choses l'induit en tentation perpétuelle de parodie. Au moment où vous le croyez le plus ému, il se livre à des observations d'un goût douteux, qu'il formule dans un langage inconvenant. Durtal fait alors de la caricature tout naturellement, et presque toujours de la caricature réaliste, ce qui ne convient guère, par exemple, dans un récit de conversion coupé d'études mystiques et esthétiques.

Le procédé, — on pourrait dire le truc, — se laisse trop apercevoir dans sa manière, et il est assez simple. Il consiste à exprimer des harmonies musicales, par exemple, ou des mouvements d'àme par des métaphores généralement grossières, empruntées aux différents métiers. Telles litanies, que chantent une troupe de jeunes et de vieilles oies (c'est une manière de nommer les dévotes), sont poudrées à frimas et parfumées à la bergamote et à l'ambre. Durtal « se pouille l'âme ». Mais si l'on veut des exemples de mauvais goût plus authentiques, on peut s'arrêter à loisir sur des phrases comme celle-ci : « Accablé par l'ignominie des soleils en rage et des ciels bleus, dégoûté de baigner dans des Nils de sueur, las de sentir des Niagaras lui couler sous le chapeau, il ne sortit plus de chez lui... »

Au mauvais goût, M. Huysmans joint très souvent l'obscurité. Il emploie un certain nombre de mots dont le sens m'échappe ; et je n'ose pas les citer ici, car il est à craindre que l'auteur ne les ait empruntés à l'argot le plus immonde...

Cet ensemble de quelques qualités rares et d'innombrables et très vulgaires défauts ne laisse pas de produire très rapidement une sensation d'ennui intense. On s'amuse quelques instants à voir un hercule soulever des masses de fer énormes ; mais quelques instants seulement. Les sympathies durables ne vont qu'aux ouvriers qui se livrent à des travaux sérieux. Entre les idées de M. Huysmans et les efforts de style que suppose son œuvre, il n'y a aucune proportion. Seule, une incontestable supériorité d'art pourrait excuser cette effroyable débauche de métaphores : elle n'apparaît pas ici. M. Huysmans est un homme d'un certain talent qui, s'il se fût mieux connu, se serait borné à de petites compositions très soignées, aux couleurs très vives. Il pouvait peindre de jolies scènes à la Téniers ; il a voulu tenter de grands lableaux religieux à la Van Dick. Son oeuvre vieillira promptement ; ou plutôt elle est déjà vieillotte. On en sauvera peut-être quelques pages, mais non sans peine...

Un Samedi Saint au soir, au moment de la confession des hommes, un curé de paroisse, que je ne nommera pas, vit arriver dans sa sacristie un étrange pénitent, qui, au lieu de se mettre à genoux comme tout le monde, se tenait debout, paraissant attendre quelque compliment ou vouloir lier conversation.

— Vous savez, lui fit doucement observer le curé, que j'aurai à confesser des hommes jusqu'à deux heures du matin.

— Je voyais bien, dit le nouvel arrivant, que vous ne me connaissiez pas. Je suis Jean-Paul, l'ami de votre sacristain. Quand il doit sonner les trois cloches, c'est moi qui lui donne un coup de main. Ding, ding, dong !...

Et une mimique expressive accompagnait ces paroles.

— Très bien ! Allons, confessons-nous.

— Ah ! mais, M. le curé, je n'ai pas besoin qu'on me le dise, je suis pour la religion, moi ; vous savez bien, je joue du tambour aux processions de la Fête-Dieu, brran, plan. plan, brran, plan, plan.

— C'est entendu, mon ami, mais le temps passe.

— M. le curé, je suis peiné de voir que vous ne me connaissez pas. Et cependant Dieu sait si je me donnai du mal pour la dernière fête des Chers Frères. J'aidais l'artificier. Vous y étiez bien ? Cla, cla,cla, pata-pan, pan, pan.

Le curé ne pouvant tirer autre chose de cet encombrant paroissien, le congédia. M. Huysmans nous déclare que son meilleur ami a été le sonneur de cloches de Saint-Sulpice. Il se proclame le défenseur de la religion et l'homme providentiel désigné par Dieu pour convertir les décadents et tous les gens de lettres (3) ; avec les seuls effets de son style sonore, il peut faire entendre toutes sortes de morceaux de musique : il joue de l'harmonium, de l'ophicléide, du piston ; il contrefait à ravir les voix des vieilles filles et celles des prédicateurs, il accompagne le Dies irai ou un De Profundis presque aussi bien qu'un rigodon ; enfin il lire des feux d'artifice en l'honneur de son propre talent.

Je demande aux lecteurs, je demande à ceux de mes confrères ecclésiastiques qui m'ont suivi jusqu'au bout dans cette étude, et surtout à ceux qui ont lu En route avec attention, s'il n'y aurait pas lieu de se faire une opinion ferme et précise sur le sujet.

Il me parait impossible qu'on tolère ce livre dans les maisons chrétiennes qui veulent bien tenir compte encore des avertissements donnés par les prêtres.



(1) Les Contemporains, 1re série, par M. Jules Lemaitre.


(2) Celui-ci par exemple :
CANTIQUE SUR UNE EXTASE ARRIVÉE DANS UNE HAUTE CONTEMPLATION.
Je suis entré sans savoir où j'entrais ;
Je suis resté sans savoir où j'étais,
Transporté plus haut que toute science.
...
Celui qui gravit ces sommets
Seul défaillir sa propre vie,
Tout ce qu'il savait jusqu'alors

Lui semble digne d'un profond mépris.
Et sa science est d'autant plus parfaite
Qu'il reste ne sachant plus rien,
Transporté plus haut que toute science.
...
C'est un sublime attouchement
De la sainte et divine essence.


(3) « Au fond, quel symptôme d'un temps ! reprit-il. Il faut que décidément la société soit bien immonde pour que Dieu n'ait plus le droit de se montrer difficile, pour qu'il en soit réduit à ramasser ce qu'il rencontre, à se contenter, pour les ramènera lui, de gens comme moi. » (Page 217.)