Revue du Temps Present

25 juin 1908



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J.-K. Huymsnans et le Satanisme

Le Satanisme est à la mode !

Tout comme Dieu, il a ses deevots fidèles qui lui rendent un culte, et, plus que lui peut être, il possède le privilège de susciter l'intérêt ou la curiosité !

Il ne se passe guère de mois, en effet, que la presse ne nous entretienne de messes noires, et que des reporters spéciaux ne nous donnent, sous une affriolante rubrique, la description plus ou moins circonstanciée d'immondes cérémonies perpétrées en quelque mystérieux habitacle. Tout récemment, un grand quotidien de Paris publiait sous la signature de M. Jean de Caldain, disciple de Huysmans, et d'après des documents laissés par celui-ci, un article intitulé : Le Satanisme est-il pratiqué aujourd'hui ? dans lequel il était dit que les messes noires, les envoûtements, qui furent les scandales des siècles passés, sont pratiqués de nos jours encore.

Un des mieux renseignés sur ces effoyables rites, aussi bien pour le passé que de nos ours, était sans contredit J.-K. Huysmans, l'auteur de Là-bas ! Et cependant, on n'a jamais su, on ne suara peut-être jamais le fin mot de Satanisme, et je montrerai comment M. Huysmans lui-même, fut en cette matière indignement trompé.

J'ai connu la plupart des personnages de Là-Bas et je veux parler d'eux.

Quand en 1891, Huysmans publia ce livre, qui fit un bruit énorme dans les lettres et avec lequel il atteignit à la grande renommée, l'horreur de la banalité, du « déjà vu » qui l'avait conduit jusqu'à l'éxtase devant l'artificiel — dans A Rebours — en luis faisant admirer la forme d'une orchidée parce que cette fleur a l'air de fumer sa pipe, devait l'entraîner jusqu'au très rare, au très inédit, au monstrueux — dans Là-Bas —, en lui faisant décrire les sacrilèges obscénités de la Messe noire et du Satanisme contemporain.

Huysmans avait l'obsession du document. Les grimoires, les in-folios, les pièces authentiques des procès de sorcellerie conservés dans les archives des bibliothèques lui fournirent sur la magie au moyen-âge des documents précis d'où sortirent de si remarquables pages sur le sorcier Gilles de Rais. Pour le Satanisme actuel, il s'adressa à un prêtre de Lyon, l'abbé Boullan.

Une lettre de Huysmans à l'abbé Boullan ainsi que la réponse de celui-ci, dont M. Jean de Caldain a publié des fragments dans le Matin, nous font connaître la genèse de Là-Bas.

« Vous me demandez le but que je poursuis en art, en vous consultant sur le spiritisme, le satanisme et spécialement sur les « succubes », disait Huysmans. Le voici, et je vous prie, Monsieur, d'accepter ma parole d'honneur, et de croire à la très simple véracité de mes intentions.

« Or, je suis las des théories de mon ami Zola, dont le posivitisme absolu me dégoûte. Je ne suis pas moins las des systèmes de Charcot, qui a voulu me démontreer que la démonalité était une rengaine ; que lui, développait ou mâtait, en pressant sur des ovaires, le satanisme des femmes traitées dans les salles, à la Salpétrière. Je suis plus las encore, s'il est possible, des occultistes, des spirites dont les phénomènes, bien que réels, sont par trop identiques.

« Or, je veux confondre tout ces gens, faire une oeuvre d'art d'un réalisme surnaturel, d'un naturalisme spiritualiste.

« Je veux montrer à Zola, à Charcot, aux spirites et aux autres, que rien n'est expliqué des mystères qui nous entrouent, Si j'ai une preuve des succubes, je veux en attester l'existence, démontrer que toutes les théories matérialistes de Maudesley et autres gens sont fausses, que le diable existe, que le diable règne, que sa puissance du moyen-âge n'est pas éteinte, puisqu'il est aujourd'hui le maître absolu, l'Omniarque.

« Comment expliquer sans lui tout ce qui se passe ? Or, pour avancer de telles choses, il me faut des documents certains, il me faut l'aide d'un homme supérieur, au-dessus du temps, éloigné des enfantillages malsains et inquiétants des spirites et de l'immuable sottise des cléricaux. Cet homme ne peut être autre que vous. Ah ! tenez, j'ai entendu parler ces occultistes un soir, de votre personne, avec une telle haine et une si précise terreur, que, du coup, je vous estimai fort. Je vous jure que mon livre sera un sacré branle-bas dans ce camp-là !...

« J'espère, Monsieur, que j'ai satisfait à votre légitime demande et que le but que je poursuis vous paraître intéressant à une époque où la littérature ne s'occupe plus que de soi-disant névroses ou de racontars de salons ou de loges.

« Si vous en jugiez ainsi, je vous demanderais votre puissante aide : dans le cas contraire, je vous prierais simnplement de déchirer mes lettres et de ne pas me tenir rigueur pour le temps que je vous aurai fait perdre...

J.-K. Huysmans. »


L'aide que sollicitait Huysmans ne se fit point attendre. Par retour du courrier l'abbé Boullan répondit :

« Qui ut Deus

« Lyon, le 10 février 1890.

« Très honoré Monsieur J.-K. Huysmans,

« J'ai une pleine confiance en la très simple véracité de vos intentions...

« A l'égard des occultistes, Péladan, de Guaita et autres de la même espèce, je n'ai qu'un désir, c'est que vous les connaissez à fond.

« Restent le clergé et diverses autres écoles de mage, là je pourrais vous apprendre bien des choses.

« Quant à votre but, que le Satanisme, qu’on croit perdu, existe toujours, ah ! nul sur cette question, ne peut mieux vous mettre en mesure de parler avec conviction, appuyée sur des faits certains. Mon concours vous est assuré. Je vous citerai des faits qui, à coup sûr, rendront votre ouvrage d’un intérêt immense.

« Je puis mettre à votre disposition des documents pour établir que le Satanisme est vivant de nos jours, et comment et sous quelle forme.

« Votre oeuvre restera ainsi comme un monument de l’histoire du dix-neuvième siècle.

« Maintenant, un mot d’avertissement pour vous. Certes, je n’ai aucune espèce d’estime pour cette école desdits occultistes ; mais ils sont pleins de haine, et malgré tout, capables de « petits résultats ».

« Etes-vous armé pour la défense : car, si vous le faites, comme dit votre lettre, à coup sûr, vous allez susciter contre vous leur fureur.

« S’ils vous contaient tout ce qu’ils ont tenté contre moi, vous sauriez alors ce qu’ils sont. Il y a eu des témoins de leur impuissance dans le mal.

« N’ayant pu me nuire dans mon être, ils m’ont alors calomnié d’une fa çon indigne, simplement parce qu’ils se croyaient des rois, des mages et des maîtres, et que je leur ai montré qu’ils n’étaient que de très mauvais apprentis. De là les haines dont vous avez pu voir quelques échantillons.

« Au sein du clergé, le Satanisme est plus grand qu’il ne vous est possible de le soup çonner. Je vous mettrai à même d’en être convaincu. Car j’affirme que le Satanisme contemporain est plus savant, plus cultivé qu’au moyen âge ; il se pratique à Rome et surtout à Paris, Lyon, Châlons pour la France, et à Bruges pour la Belgique.

« J'espère que nos relations nous mettrons à même de m'accorder votre estime. J'appartiens, avec une fidélité qui a subi les plus rudes épreuves, à l'école des vrais maîtres de la sagesse, dans tous les siècles, à la tradition de la vraie science des choses divines, dans ses monuments les plus sûrs, les plus anciens et les pplus certains de nos jours. Voilà ce que je suis...

Dr J.-A. Boullan. »


La correspondance entre Huysmans et l'abbé Boullan est volumineuse ; elle date du 6 février 1890 au 4 janvier 1893, date de la mort mystérieuse de celui-ci. Mais n'anticipons pas.

Là-Bas parut en 1891. C'étiat une défense en règle du surnaturel basée sur deux ordres de faits :

1. Une série de faits purement historiques, se rapportant à l'histoire de Gilles de Rais ;

2. Une série de faits relatifs au Satanisme contemporain.

La messe de Satan, la Messe noire, se celèbre de nos jours, affirmait Huysmans, et il en faisait une truculente description. Un chanooine, Docre, le célébrait. Il entretenait dans des cages, des souris blanches, nourries d'hosties consacrées et de poison dosés avec science, dont le sang servait aux pratiques de l'envoûtement. L'incubat et le succubat étaient fréquents dans les cloîtres. Le chanoine Docre était un prêtre de Bruges. Quant à l'abbé Boullan, il n'est autre que le Docteur Johannès de Là-Bas !

A la question : — Quel est ce docteur ? Huysmans fait répondre par un des personnages de son livre : « C'est un très intelligent et très savant prêtre. Il a été supérieur de communauté et a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine ; puis il eut de navrants débats avec la Curie du Pape, à Rome, et avec le cardinal archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes contre les incubes qu'il allait combatre dans des couvents de femmes, le perdirent ».

Quel était donc, en vérité, cet abbé Boullan, à qui Huysmans s'était adressé pour la documentation de son livre, et qu'il affirmait « missionné par le Ciel pour briser les manigances infectieuses du satanisme et pour prêcher la venue du Christ glorieux et du divin Paraclet ? »

Un procès en escroquerie, jugé en 1865, devant la chambre des appels correctionnels de Paris, va nous faire connaître de curieux détails sur notre abbé.

Prêtre du diocèse de Versailles, docteur en théologie, ancien supérieur d’une communauté de Strasbourg, auteur de plusieurs ouvrages canoniques, fondateur du Rosier de Marie — dont un jour fut accusé M. Naquet d’avoir été l’assidu collaborateur — l’abbé Boullan eut, en 1856, à s’occuper d’une religieuse de Saint-Thomas de Villeneuve, à Soissons, la soeur Adèle Chevalier qui racontait qu'en janvier 1854, abandonnée par tous les médecins, elle avait été guérie miraculeusement d’une cécité et d’une congestion cérébrale par l’intercession de Notre Dame de la Salette. La nouvelle s’en était répandue par tout le diocèse et l’évêque de Soissons fit procéder, par son vicaire général, à une enquête. Les conclusions du rapport étaient nettes et précises : « Je n’hésite pas à croire à une intervention surnaturelle de la mère de Dieu. »

A partir de cette époque, la soeur Chevalier affirma qu’elle ne cessait d’être insiprée de la grâce divine, qu’elle était en communication avec la Vierge, et qu'elle recevait fréquemment par une voix mystérieuse, des révélations de la mère de Dieu. En 1856, la supérieure de la communauté l’envoya à Notre-Dame de la Salette, où l’appelaient, disait-elle, des voix surnaturelles.

Les Pères de la Saiette examinèrent son état et en furent si frappés qu’ils demandèrent à l’évêque de Grenoble l’autorisation de la confier à la direction de l’abbé Boullan dont la science théologique était, disaient-ils bien connue d'eux.

L’abbé Boullan conclut au miracle, et il fut décidé, qu’il se rendrait à Rome pour présenter le dit miracle à l’examen du Pape et du Sacré Collège.

De retour de Rome, après deux années, l’abbé Boullan retrouva Adèle Chevalier et reprit sa direction. Prétendant avoir re çu de la Vierge une révélation qui lui ordonnait de fonder une oeuvre religieuse dite Oeuvre de la réparation des âmes, et en avoir écrit les règles sous une dictée divine, la soeur Chevalier s’occupait d’organiser cette oeuvre. De concert avec son directeur, elle l’installa à Bellevue, en Seine-et-Oise, avec l’approbation de plusieurs prélats haut placés.

Bientôt, on signala dans la communauté des pratiques bizarres. L’abbé Boullan y guérissait, par des procédés étranges, des maladies diaboliques, dont auraient été atteintes les religieuses. De plus, des ecclésiastiques écrivaient à l’abbé Boullan et à la soeur Chevalier pour demander — moyennant finance — comment ils pourraient se concilier la faveur de la Sainte Vierge. Des femmes du monde les consultaient sur des cas de conscience incroyables.

Il y eut bientôt auprès de l’évêque de Versailles des plaintes nombreuses. Une instruction fut ouverte contre l’abbé Boullan et la soeur Chevalier pour outrage à la pudeur. Il y eut sur ce chef, ordonnance de non-lieu; le tribunal correctionnel de Versailles ne les condamna que pour escroquerie à trois ans de prison.

Rendu à la liberté, l’abbé Boullan continua ses pratiques d’exorcisme. Mandé à l’archevêché de Paris, où on le sommait de s’expliquer sur le cas d’une épileptique qu’il disait avoir guérie, à l’aide d’une relique de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil, le cardinal Guibert, après avoir entendu ses explications sur les cures des sortilèges le frappa d’interdit.

A la suite de ces aventures, notre abbé quitta l’Eglise et Paris.

Il s’en vint à Lyon, auprès du mystique et hérésiarque célèbre Vintras, dont il avait fait la connaissance à Bruxelles. Il épousa ses idées, et, à sa mort, survenue en 1875, il se prétendit son successeur. Mais, il ne fut pas reconnu par la majorité des Vintrasistes de Paris et de Lyon, et fut considéré comme schismatique.

Comme Vintras, Bouillan avait le don de fascination. Ceux qui ont connu ce petit homme aux mâchoires puissantes, aux yeux illuminés, entendent encore cette parole sybilline et voient encore ce regard de feu qui semblait fouiller dans les cerveaux. Il portait au visage d'étranges signes mystiques, dessinés par des rides ; le pentagramme kabbalistique surtout, était très visible, au coin de l'oeil gauche, aux derners jours de sa vie.

Il vivait très retiré à Lyon, rue de la Martinière, chez un architecte, M. Misme. Il avait avec lui une voyante, Mme Thibaut, paysanne au regard d’aigle, qui depuis des années ne mangeait que du pain dans du lait, et dont Huysmans a tracé un exact portrait dans La Cathédrale, sous le nom de Mme Bavoil.

C’est là que Huysmans vint le voir : Il visita le modeste sanctuaire où Boullan combattait, à l’aide des sacrifices établis par Vintras, ses ennemis de Paris, de Bruges et de Rome.

Revêtu de la grande robe rouge Vintrasienne, que liait à la taille, une cordelière bleue et au dos de laquelle s'allongeait la croix renversée, tête nue et pieds nus, il pronon çait le Sacrifice de gloire de Melchissédec, verbérant de la parole et du geste, ses ennemis que la distance ne dérobait point à sa fureur.

Huysmans qui assista à plusieurs de ces combats, a dit en avoir gardé les souvenirs les plus étourdissants. Les envoûteurs se vengeaient d'ailleurs, en ne le laissant jamais tranquille. Parmi ceux-ci, il désignait, entre autres, les occultistes parisiens : le marquis Stanislas de Guaita, Oswald Wirth, le Sar Péladan et Papus. Ils avaient été très liés d’abord. Comment se brouillèrent-ils ? Je l’ignore. Toujours est-il qu'il accusait ces derniers de le vouloir le tuer par des moyens occultes, tels que l’envoûtement. Il eut une fois la jambe traversée jusqu’à l’os pas des effluves sataniques et les balles des pistolets fluidiques allèrent jusqu'à creuser son ascétique poitrine. L'autel, une autre fois, manqua être renversé ; il était devenu le point de contact, le lieu d’explosion des deux fluides antagonistes, celui de Boullan et celui des envoûteurs.

Huysmans lui-même, après la publication de Là-Bas, n’avait pas échappé aux attaques des occultistes. Plusieurs fois, il serait mort sans l’intervention de l’abbé Boullan. Un jour (il était alors chef de division au Ministère de l’intérieur), il reçut de Lyon une lettre l’informant de n’aller au ministère sous aucun prétexte. Il suivit ce conseil et bien lui en prit. Le jour même, une lourde glace surmontant le bureau qu’il aurait du occuper au ministère, s’abattit sans qu’on sût ni pourquoi, ni comment, fracassant tout et criblant le cabinet d’éclats de verre.

Il eût évidemment été tué.

De cela, Huysmans accusait nettement le marquis de Guaita.

Huysmans disait encore, parlant de Guaita et de Péladan, qu’il appelait « ce bilboquet du Midi », qu'ils avaient tout tenté contre lui, avant et surtout après son roman Là-Bas.

Je suis certain, disait-il, qu’ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour me nuire. Et il racontait que chaque soir, à la minute précise où il allait s’endormir, il recevait sur le crâne et sur la face, des coups de poings fluidiques. « Je voudrais croire, ajoutait-il, que je suis tout bonnement en proie à de fausses sensations purement subjectives, dues à l’extrême sensibilité de mon système nerveux ; mais j’incline à penser que c’est bel et bien affaire de magie. La preuve, c’est que mon chat, qui ne risque pas lui, d’être halluciné, a des secousses, à la même heure et de la même sorte que moi ! » Ces fluides, Huysmans les comparait au souffle d’une machine d’électricité statique. Ils l’importunaient et l’empêchaient de dormir.

Il se rendit à Lyon, auprès de l’abbé Boullan, lequel, aidé de Mme Thibault avait accomplit le sacrifice de gloire et l'avait libéra du maléfice.

Après la mort de Boullan, Huysmans affirmait que la sensation bizarre de chaque soir avait redoublé et que les attaques fluidiques avaient repris de plus belle. Il dut avoir recours à Mme Thibault qui restait, « son unique bouclier par sa sainteté hors d’atteinte », disait-il, et qui le délivra définitivement.

La lutte entre Boullan et ses ennemis dura jusqu’en 1893, date de sa mort.

Il se proposait de partir pour Paris, où il devait faire des conférences, à la salle des Capucines, lorsqu’une mort mystérieuse le terrassa dans la nuit du 4 janvier 1893.

Ses amis affirmèrent qu'il avait été frappé par des moyens magiques : « J'étais à Lyon, nous écrivait Huysmans, lorsque parvint chez Boullan une des lettres de la Rose-Croix, signée de Guaita, Wirth et Peladan, condamnant à mort par les fluides, celui qui vient de mourir. Madame Thibault assistait par la voyance aux coups repoussés de Lyon à Paris. Boullan, l'hostie à la main, invoquait les grands archanges pour qu’ils pulvérisent ces ouvriers d'iniquité ». Il semble d'ailleurs qu'il ait eu de funestes pressentiments, à en juger par les craintes dont il fit part dans une lettre adressée à Huysmans et dont nous sommes à même citer quelques fragments :


« Lyon, 2 janvier 1893,

« Bien cher ami J.-K. Huysmans,

« Nous avons re çu avec joie votre lettre qui nous apportait vos voeux de cette nouvelle année. Elle s'ouvre sous de tristes pressentiments, cette année falidique, dont les chiffres 8-9-3 forment un ensemble d'annonces terribles...

« 3 janvier. — Ma lettre en était là hier au soir, pour attendre celle de la chère Madame Thibault, mais cette nuit un accident terrible à eu lieu. A trois heures du matin, je me suis éveillé suffoqué ; j’ai crié : « Madame Thibault, j’étouffe », deux fois. Elle a entendu, et en arrivant près de moi, j’étais sans connaissance. De 3 h. à 3 h. 1/2, j’ai été entre la vie et la mort. A St-Maximin, Mme Thibault avait rêvé de Guaita, et le matin, un oiseau de mort avait crié ; il annon çait cette attaque. Monsieur Misme avait rêvé à cela. A 4 heures, j’ai pu reprendre mon sommeil, le danger avait disparu...

Dr. J.-A. Boullan


Il devait trouver la mort même, le lendemain ! Cette mort fut l'occasion d'une vive polémique entre Huysmans et Jules Bois, d'une part, et de Guaita de l'autre.

Aux accusations de Huysmans et de Bois, de Guaita répondit dans le Gil Blas : « Voici plusieurs jours que la presse colporte sur mon compte certains ragots d'un ridicule plus infamant, en vérité, pour les malveillants qui l'ont lancé, que pour moi-même aux trousses duqel ils s'acharnent. Nul n'ignore plus que je me livre aux pratiques de la plus odieuse sorcelleerie Que je suis à la tête d'un collège de Rose-Croix fervents du satanisme et qui dévouent leurs loisirs à l'évocation du Noir esprit. Que ceux qui nous gênent tombent l'un après l'autre, victimes de nos maléfices. Que moi, personellement, j'ai féru à distance, nombre de mes ennemis qui sont morts envoûtés, en me désignant pour leur assassin... Ce n'est pas tout. Je manipule et dose les plus subtils poisons avec un art infernal, c'est convenu ; je les volatise avec un bonheur particulier, en sorte d'en faire affluer, à des centaines de lieues d'éloignement la vapeur toxique vers les narines de ceux-là dont le visage me déplut. J'entretien des relations d'amitié et autres, avec le redoutable Docre, le chanoine chéri de M. Huysmans ; enfin, je tiens prisonnier en un placard un Esprit familier, qui en sort invisible sur mon ordre ! Est-ce assez ? Point. Tous ces beaux renseignements ne sont qu'une préface. L'affaire où l'onen veut venir, c'est que l'ex-abbé Boullan, ce thaumaturge lyonnais dont la mort récente a fait quelque bruit, n'a succombé qu'à mes infâmes pratiques, à mes efforts combinés avec ceux de mes noirs complices, les Frères Rose-Croix, et M. J. K. Huysmans me dénonce positivement comme le magicien provocateur de la crise cardiaque qui a ravi au monde des démoniaques, Son Rois des « Exorcistes ». Car, il faut bien dire que M. Boullan, dont j'ai démasqué, dans mon dernier livre, les oeuvres et les doctrines, souffrait, des longtemps, d'une double atteinte au coeur et au foie. Cette affection suivait son cours normal avec des hauts et des bas. Mais à chaque nouvelle atteinte, il criait à l'envoûtment nouveau...

« On me demande des explications... Les meilleures, en pareil cas, se donnent sur le pré. C'est du moins mon avis...»


Il envoya des témoins à Huysmans et Jules Bois.

Ce dernier riposta, toujours dans le Gil Blas :

« M. de Guaita, le chef des Rose-Croix, répond enfin. Il se défend même, et mal ; je dirai plus, il s'accusse encore. »

« Il s'empêtre dans les pièges qu'il tend, et le magicien noir décrit, en connaissance de cause, ses propres maléfices, il se mire dans ses envoûtements. Laissons-lui ce triste orgueil...Mais, quand il s'agit de se défendre du soup çon de satanisme, M. de Guaita recule et tente une diversion. Il change de terrain ; il sort de la discussion. Il quitte la plume et prend l'épée, dont il se crois plus sûr.

« Eh bien, je puis lui répondre hautement que si je l'ai attaqué de face, si je soutiens qu'il a poursuivi d'une haine implacable, ce vieillard qui maintenant n'est plus, je serai devant lui, Stanislas de Guaita, sur le pré, avec la même tranquille audance...»


Ils descendirent sur le pré, en effet, à la Tour de Villebon, où ils échangèront deux balles, sans résultat. Trois jours après, c'était avec Papus, toujours pour les mêmes causes, qu'il eut une rencontre à l'épée, au pré Catelan. Fort heureusement, les épées ne firent que des blessures peu graves.

L'abbé Boullan méritait-il cette réputation de saint qui lui avait été faite ? Nous ne le croyons pas. Lui aussi se livrait, à sa manière, aux pratiques sataniques, et Huysmans put s'en convaincre dans la suite, lorsqu'il prit connaissance des papiers de Boullan. De notre côté, les documents que nous avons eu entre les mains ne nous ont laissé aucun doute à cet égard. Il était cependant timide, dans la pratique magique, pour peu qu'elle lui parût comporter un certain degré de sacrilège. Son esprit était flottant, et, bien que sorcier à maléfices, il craignait l'enfer des damnés, il s'effor çait de ne rien commettre qui dut irrémissiblement le vouer au diable pour l'éternité, et ce n'est réellement pas lui qui se fut jamais, à l'instar du chanoine Docre, fait graver un Christ sous la corne du pied !

Aussi ne put-il documenter qu'incomplètement Huysmans et parfois à faux, sur les rites secrets du Satanisme.

Il est vrai que Huysmans n'a pas tout dit dans son livre. Il possédait sur la religion à rebours des documents qu'il n'a jamais publiés. Ceux qu'il a donnés dans Là-Bas n'étaient, disait-il, — comparés à ceux qui étaient restés en manuscrit dans sa bibliothèque — « que des pistaches, des dragées, des flancs à la crème, des béatilles, comme on dit, en terms ecclésiastiques. ».

Il avait des liasses de correspondances, authentiques et signées, qui étaient si atroces qu'il recula toujours à en donner les détails. Il y avait aussi la confession d’un mauvais prêtre, au Saint-Office, écrite par lui-même. C’était un assemblage d’immondices et de sacrilèges. Il se servait, par example, d'hosties consacrées de la fa çon la plus imprévue et la plus détournée, les enfouissant à rebours dans le corps des hommes ou des femmes. Le crime ne devait tarder à suivre ces sordides démences. En effet, si l'on en croit, ce prêtre lui-même, il sacrifia un enfant, qui, de plus, était de lui.

« A sept heures du matin — la citation est textuelle — je vais dire la sainte messse, et pendant la consécration, mademoiselle A. Ch..... mit au monde un monstre qui n'avait rien d'humain. J'ai cru devoir détruire ce monstre en le brûlant. »

Et il ajoute, non sans étonnement, que les contacts qu'il s'était permis ne lui avaient pas laissé supposer qu'il pût y avoir génération.

Un autre prêtre satanisant se plaisait à multiplier dans les cloîtres de emmes les phénomènes de l'incubat. Devant certains troubles inexplicables des soeurs, plusieurs mères abbesses s'adressèrent, confiantes en son caractère de prêtre, à ce docteur en théologie, qui n'était qu'un praticien du satanisme. Il répondait aussitôt qu'il se chargeait de l'affaire et reconnandait qu'on n'en dit rien au confesseur. Il se faisait payer le voyage, et une fois arrivé, se servait de fumigations spéciales et de pratiques sacrilèges aqui perfectionnaient le mal des nonnes. Il leur indiquait des poses spéciales pour que son corps astral à lui ou à des entités de l'au-delà réussissent mieux à les visiter... La correspondance entre ces pauvres filles et lui est déroutante par la naïveté des aveux et l'abomination des conseils. « L'étrange, disait Huysmans, est que ce prêtre n'était pas un vulgaire érotomaine, eet qu'il agissait très sincèrement sur des êtres invisibles, qu'il pouvait à volonté déchainer ou restreindre. »

Bien que Huysmans ait toujours soigneusement caché le nom de ce prêtre, nous croyons savoir qu'il n'était autre que l'abbé Boullan lui-même eet que cette correspondance était la sienne, que Huysmans avait trouvé dans ses papiers après sa mort.

Nous ne savons au juste ce que sont devenus tous ces extraordinaires documents sur le Satanisme, que possédait Huysmans. Si quelque jour, ceux à qui il les a légués se décident à les publier, nous sommes persuadés qu'il seront du plus haut intérêt pour l'étude de la psychologie morbide de certains de nos contemporains.

JOANNY BRICAUD