L'Inquiétude religieuse, deuxième série

Henri Bremond

Paris: Perrin et Cie, 1909.



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HUYSMANS


Au moment que je prends la plume — que notre pauvre ami nous pardonne cette suprême taquinerie : en effet, un des mille moyens que nous avions, hier encore, hélas ! d'allumer sa verve était de contrefaire ou de célébrer le grand siècle, — au moment donc que je prends la plume pour dire adieu à Joris-Karl Huysmans, je ne puis m'empôcher d'évoquer le souvenir du gros registre où, semblable au frère Jacques du Petit Chose, il collait, jour par jour, les chiffons que les agences de coupures lui envoyaient. Plusieurs fois, je l'ai surpris, plongé dans cette besogne. Il collait, collait de cet air ennuyé qui ne le quittait guère et sans prendre d'ailleurs aucun intérêt — éloge ou critique, — à la prose bariolée qui défilait sous ses yeux. Les caricatures seules paraissaient lui donner quelque plaisir. Il allait pourtant avec cette méthode menue, appliquée, patiente, bourgeoise enfin, qui avait fait, jusqu'au jour de sa conversion, le meilleur peut-être de son art. Un de ces chiffons avait commencé notre amitié. J'écris ce mot sans plus de façons, car ce fier artiste aussi peu gendelettres que possible, était bien le moins dédaigneux, le plus simple et le plus accueillant des hommes. C'était au lendemain de l'Oblat, sous la menace d'attaques nouvelles qui se préparaient contre lui — il le sentait bien — et qui, par exception, devaient le peiner très fort. Grâce au libéralisme intelligent d'une importante revue religieuse dont plus d'un lecteur attendait la sentence avant d'oser savourer en paix cette littérature déconcertante, je publiai, sur le livre à peine paru, une longue étude où j'affirmais, avec une insistance qui n'était pas encore superflue, ma sympathie sans réserves pour l'homme et pour le chrétien, mon admiration plus atténuée pour les mérites divers de l'artiste. Cette démarche cordiale, simple accomplissement d'un devoir élémentaire, le toucha. Il me le montra comme il savait faire et depuis, il m'a laissé grimper tout à mon aise jusqu'à son musée de la rue de Babylone ou de la rue Saint-Placide, feuilleter ses souvenirs littéraires, l'interroger sur Villiers ou sur Verlaine, fureter parmi les diableries de sa bibliothèque, et les tonnes de romans neufs qui s'abattaient chez lui pour le prix Goncourt. Il faut, je crois, l'avoir ainsi connu dans l'intimité pour comprendre à quel point s'abusaient les bonnes gens qui souvent crurent voir frétiller la queue du diable sous la robe de l'oblat. Il parlait comme Durtal, commençant de courtes phrases qui s'achevaient, le plus souvent sur un geste découragé. Les : « Non ! ce que ces gens-là... » revenaient comme un refrain à chaque tournant du discours, mais sans la moindre âpreté, la moindre amertume. Les invectives de ses livres ne donnent pas une juste idée de son ironie placide et gourmande qui dégustait savamment toutes les formes du ridicule. Vers la fin, d'ailleurs, une expression indéfinissable de lassitude, de pitié résignée et d'indulgence attendrissait la malice de son regard et de ses propos. Frileux, un peu lointain sans être jamais distant, détaché de tout, on sentait bien qu'il n'avait pas trouvé « ici-bas de demeure permanente, » et que sa vraie vie était ailleurs. Bon cependant, affectueux, entrant aisément dans les intérêts d'autrui ; j'ai rencontré, chez lui, des romanciers débutants qu'il traitait en camarades et dont l'affection confiante désarmait la sévérité de sa critique. Pèlerin de Lourdes, il se charge au départ d'un « amas » de commissions pieuses et, devant la grotte, il a ses « malades préférés » pour lesquels il prie avec plus d'insistance.

L'épisode du « petit frère Blanche », dans l'Oblat, nous le montre bien tel qu'il était, je ne dis pas seulement avec ses amis, mais avec tous ceux qui avaient gagné son estime. L'injustice, la méchanceté lui inspiraient une sorte de dégoût navré. Aucune vanité, aucune pose. Il était plus convaincu de l'universelle bêtise que de sa propre valeur. De lui-même et de ses projets, il parlait comme il aurait fait d'une personne étrangère. Je me rappelle ses hésitations, ses difficultés et ses répugnances, au moment où il commençait les Foules de Lourdes. Ce livre lui faisait peur. Il s'amusait alors à caresser au vol d'autres sujets et, notamment, une odyssée de Durtal à la recherche d'un confesseur. Là-dessus il racontait les anecdotes les plus divertissantes du monde, dramatisant ses propres souvenirs et les confidences de ses amis, comparant les petites misères de la vie chrétienne aux déceptions de M. Folantin. C'est fini, maintenant. Il n'écrira plus de livres, il ne collera pas sur son gros registre ces pages où je voudrais le célébrer avec autant de piété que d'amicale franchise. Depuis plus de deux ans, il se préparait paisiblement à mourir. Avec une tristesse qui, peu à peu, se changeait en indifférence, il nous montrait les épreuves des Foules de Lourdes, que ses yeux malades ne lui permettaient pas de corriger. C'est fini. Le dernier chapitre de sa vie achève, venge et consacre son oeuvre que de cruelles préventions ont trop longtemps méconnue. Par une coïncidence merveilleuse, sa longue, atroce et sereine agonie a rappelé aux libres penseurs eux-mêmes, ses amis d'autrefois, qui le veillaient avec nous, la propre passion de sainte Lydwine. La légende sanglante et sublime des « corps broyés » qui laissent « rayonner » les âmes, s'est reproduite devant nous, lentement et point par point, commentaire lumineux, sanction décisive de cette oeuvre et de cette vie.


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Il y aurait donc aujourd'hui une sorte d'inconvenance à le défendre contre ceux qui jadis l'accusèrent de battre monnaie « à galvauder les choses saintes ». Néanmoins, les émotions sacrées que sa mort nous laisse ne nous permettent pas de parler de lui comme nous ferions d'un artiste ordinaire. Certes, Huysmans ne veut pas d'oraison funèbre, mais on ne peut guère remuer que des pensées religieuses auprès de cette tombe qu'en d'autres temps, nous aurions creusée à l'ombre d'un cloître ou sous les dalles de SaintSéverin.

Dans un livre récent et qui n'est pas tout à fait négligeable, un critique, M. Sageret, assez peu familier avec les choses de la foi, s'exprime en ces termes sur la conversion de Durtal :


A ce point de cette étude, on se sent inquiet. Une question surgit : la conversion de Durtal s'est-elle réalisée ? Hélas ! bien peu, il faut en convenir. Se convertir, c'est changer ; Durtal, en devenant catholique, ne change pas. L'Oblat nous dépeint un Durtal identique au curieux pécheur de jadis. Ses qualités d'artiste n'ont pas fléchi, son langage, toujours savoureux, a conservé le même mécanisme, ses méditations sont encore interrompues par la confection et l'allumage d'innombrables cigarettes, il reste préoccupé de nourriture et nous fait part de ses ennuis culinaires, dès son arrivée au Val-des-Saints (1).


On ne saurait mieux appauvrir, rapetisser, supprimer une question. Que M. Sageret reste insensible à la transformation évidente qui s'est opérée dans l'âme et dans le talent de Durtal, c'est son affaire, et sur ce point, si besoin est, nous lui répondrons tout à l'heure. Mais quelle idée ne se fait-il pas d'une conversion ! « Se convertir, c'est changer. » Rien de plus vrai que cet aphorisme, et rien de plus faux. La conversion, au sens catholique du mot, ne ressemble pas à un suicide. Elle n'est pas l'effort insensé d'un homme qui, mécontent de ce qu'il a fait jusque-là, travaillerait à effacer tout son passé et à se renier soi-même. Pour parler comme les mystiques, loin de se perdre, le converti se retrouve. Assurément quelque chose disparaît, comme la gaine morte d'un germe qui s'épanouit, mais ce quelque chose n'est rien, ne doit rien être de vibrant et d'original. Lorsque, revenant de Damas, le converti rencontre un de ses amis de la veille, il serait désolant que celui-ci hésitât avant de le reconnaître ; il faut, au contraire, qu'il puisse lui dire : « C'est encore, c'est toujours vous, et ce que nous aimions de vous survit à cette métamorphose qui d'abord nous avait fait peur. » Je ne parle, on m'entend bien, que d'un talent qui n'a pas encore donné tous ses fruits, que d'une âme où la sève monte encore. Si le vieux La Harpe, — oserai-je bien le nommer dans une étude sur Huysmans — si le vieux La Harpe, sincère, quoi qu'on en ait dit, revient à Dieu, le bonhomme aura beau noircir encore du papier, l'absolution in extremis de ce néophyte épuisé n'intéressera pas les lettres chrétiennes. La conversion critique dont nous parlons, — celle d'un Racine, d'un Veuillot, d'un Brunetière est un baptême. Elle renouvelle, elle exalte, elle transfigure les dons magnifiques, les forces vives qui, dès avant le retour d'un saint Paul ou d'un saint Augustin, faisaient l'admiration, l'orgueil et l'espoir de leurs amis. « Se convertir, c'est changer », oui, mais en restant soi-même, en greffant sur une originalité native le je ne sais quoi d'où dépend le complet épanouissement de ce premier don.

Ces vérités élémentaires et que démontrerait au besoin l'histoire des convertis les plus authentiques, par quel étrange scrupule plusieurs ont-ils hésité à les reconnaître dans la conversation de Durtal ? Le grand Arnauld n'aurait pas refusé son imprimatur aux dernières tragédies de Racine ; les catholiques français ont savouré dans les Odeurs de Paris l'âpreté naturelle du petit journaliste de Chignac ; et, sans un injuste retour des choses d'ici-bas, Brunetière serait mort en possession d'une sorte de dictature religieuse. Au seul Huysmans, on aurait voulu prescrire le sacrifice d'une maîtrise péniblement achetée et le mensonge d'une rénovation impossible. Ses procédés, son art, sa langue, ses admirations et ses haines, il aurait dû, semblait-il, se livrer tout entier à d'impitoyables exorcismes, passer à M. Folantin une tunique d'enfant de choeur, conduire Durtal à l'école de Henri Lasserre — ou plutôt, triste souvenir ! — aux leçons du jocrisse ordurier qui, lui, le malheureux, n'eut pas de peine à apprendre en un jour les secrets de la phraséologie pieuse. A la rigueur, on lui permettait d'écrire encore, mais sous la condition de bénir toujours. Car, sous sa plume naturaliste, la plus innocente critique prendrait un air de blasphème. « O Jésuites, étant ce que vous êtes, que n'avez-vous de meilleurs cuisiniers ! » cela était bon pour un Veuillot, mais un Huysmans ne pourrait se désoler sur les fourneaux de Ligugé sans trahir l'infirmité de sa propre foi. Bref, on ne verrait en lui un homme nouveau que lorsqu'il se mettrait docilement à glorifier le chemin de croix de Lourdes et à rédiger des prospectus pour « les infernales fantaisies de la maison X. »

Il ne l'a pas voulu, et pour cause. Au lendemain de sa conversion, le sûr instinct d'une conscience dont la délicatesse touchait au scrupule et qui acceptait, sans compromis, tous les sacrifices nécessaires, montra nettement à Joris-Karl Huysmans que Dieu n'exigeait point de lui une métamorphose aussi complète. Soumis comme un enfant aux dogmes et aux pratiques de l'Église, il crut pouvoir conserver ses habitudes littéraires et son indépendance d'artiste. Pour la besogne qu'il rêvait dès lors, et qu'il regardait comme une mission artistique in partibus infidelium, il entendit garder l'outil d'autrefois, cette plume qu'il avait pliée, par un long effort, aux sursauts de sa propre vie, et dont ses anciens amis connaissaient la probité invincible. Fruste et raffinée tout ensemble, souple et brutale, naïve et savante, cette plume volontaire qui décrivit jadis avec cruauté les plus misérables détresses, exprimerait désormais — il avait le droit d'en être sûr, — exprimerait, tant bien que mal, les angoisses du repentir, les joies de la grâce retrouvée, les splendeurs de la liturgie, les délices du cloître, les tendresses de la vie pieuse, les ardeurs des stigmatisés, toutes les nuances du mysticisme chrétien.

C'est ainsi que, des bords de la Bièvre, on voit venir, un beau matin, vers le parvis Notre-Dame, un honnête homme d'enlumineur, dont la jeunesse s'est passée à croquer, dans leur laideur misérable, les bourgeois de la troisième République. La physionomie est lasse, mais, dans le regard, s'allume parfois comme un éclair, la malice de Mathurin ou de maître François Villon. Il marche, il va sans doute à quelque restaurant de torture où l'attend M. Folantin. Mais non, il s'arrête un long moment devant cette porte merveilleuse où sourit la plus jolie Vierge de Paris. Au-dessus de la Vierge, il regarde, il reconnaît comme un vieil ami ce diacre Théophile, qui donna son âme au diable et qui raconte éternellement à trois fidèles de pierre comment son âme lui fut rendue. Il entre, il fait lentement le tour de la cathédrale, à la terreur du bedeau qui se souvient avoir entendu dire que ce visiteur inattendu était un habitué du sabbat. Il s'agenouille devant l'autre Vierge, un peu moins belle, celle-là, mais toute miséricordieuse et qui, sous l'oriflamme, semble toujours prête à se pencher vers ceux qui viennent à elle. Alors, comme ce jongleur d'autrefois qui vint, en guise d'actions de grâces, faire ses tours les plus rares devant l'image de Notre-Dame, Durtal, converti, offre au service de Dieu et des saints ce qu'il a de meilleur au monde, son talent rudement acquis après une lutte de vingt années.

L'Église maternelle, et qui compte d'autres originaux parmi ses enfants, ne fit pas difficulté de l'accueillir. La sincérité du néophyte était évidente, ses intentions pures ; on ne jugea pas opportun de lui imposer, au préalable, un examen de rhétorique. Ceux qui reçurent ses premières confidences — quelques saints moines, façonnés par Dom Guéranger aux élégances traditionnelles du style ecclésiastique, un prêtre au grand coeur, M. l'abbé Mugnier, — permirent à Joris-Karl Huysmans de rester lui-même, d'étaler dans sa cellule les idoles et les bibelots de sa jeunesse. Qu'ils en soient bénis ! On ne songe pas, sans un frisson, aux oeuvres lamentables que nous aurait données Durtal assagi, onctueux, et devenu pareil aux fabricants de la rue Saint-Sulpice. Honni soit qui mal y pense, il ne pouvait pas, il ne devait pas changer !


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Je m'explique à ce sujet d'autant plus librement que certains aspects de son talent m'exaspèrent davantage. En effet, une qualité lui manque, sans laquelle un artiste, si grand soit-il, n'aura jamais plein droit de cité dans les lettres françaises. Joris-Karl Huysmans n'est pas Français, et bien différent, sur ce point, de tels autres étrangers qui sont presque parvenus à effacer la marque originelle, — un Hamilton, un Galiani, un prince de Ligne, — il ne veut pas être Français. L'ordre, la mesure, la peur de trop appuyer, la grâce vive qui fuit vers les saules et se dérobe pour se mieux laisser voir, les mots qui disent et ne disent pas, la griffe invisible et mortelle d'une main qui semble jouer, Virgile, Racine, Pascal, La Fontaine, Voltaire, Versailles, nos gloires, nos traditions, nos autels, tout lui fait horreur. Et comme notre langue, dans ses qualités essentielles, est la vivante incarnation, l'image rayonnante de notre génie, ce n'est pas assez de dire que Durtal ne respecte pas la prose française, il ne l'aime pas. Ce véritable crime est peut-être unique dans l'histoire de notre littérature.

Il n'existe, en effet, je crois, aucune langue qui ait été plus choyée que la nôtre. Certes d'innombrables écrivains l'ont blessée, mais comme des manants qui brutaliseraient une princesse. Les plus coupables s'en tenaient, du moins, à l'indifférence, prenant bonnement à leur service le français du Code civil. Quant aux cacographes de naissance, leurs pires élégances proclamaient encore la gloire du vrai français, comme l'hypocrisie rend hommage à la vertu. Mais ce flamand de Joris-Karl malmène la noble langue de dessein prémédité, avec une férocité froide et des raffinements de torture. Il la veut laide, crasseuse, sordide. Il lui arrache les fleurs, timides ou orgueilleuses, dont elle aime à se parer. Il souille, il déchire son corsage couleur du soleil et sa robe couleur du temps. Alors, il lui inflige une toilette sauvage, d'âcres parfums, des bracelets de plomb et de hideuses pendeloques. Il lui apprend des mots inouïs, des gestes d'esclave ; et, comme la souple créature, invinciblement belle, garde malgré lui un port de reine, il la disloque, il la plie en deux, tant qu'enfin, boiteuse, essoufflée, les mains pleines de verrues, les joues sablées de pustules, elle épouvante, elle désole les plus barbares de ses amoureux.

Encore une fois, il n'aime pas notre langue. Il voit en elle une pauvresse prétentieuse qui s'affuble, aux grands jours, d'un vieux manteau de théâtre. La nudité lumineuse, la transparence, la grâce ondoyante et nerveuse, la sûre précision du vrai et simple français ne l'enchantent point. Il ignore l'instinct profond, la beauté singulière de cette prose immatérielle qui voudrait donner aux sensations les plus épaisses la chasteté des pures idées. Sa méprise originale est là. Insensible à ce qu'on pourrait appeler l'impressionisme spirituel de nos maîtres, ce brillant métèque essaie désespérément de transposer dans sa prose les procédés des peintres flamands. A quoi bon ? Les mots restent des mots, et leur gaze impalpable résiste à ce vernissage obstiné. Encore s'il s'en éinit tenu à cette impossible gageure, mais ce n'est là qu'un premier pas dans la voie mauvaise qu'il entend suivre jusqu'au bout.

Non que je m'indigne outre mesure contre le cliquetis, l'imprévu bouffon, la variété étourdissante, ni même la bassesse de ses métaphores. Sur ce point rien de plus simple que son esthétique. Elle consiste à matérialiser toutes choses ; mais, à vrai dire, quand Mme Bavoil s'apprête à « manger de la vache enragée d'âme », elle me réjouit plus encore qu'elle ne m'étonne. Ce n'est pas là, à proprement parler, une faute de goût. Du moins, la conscience de l'écrivain n'est-elle pas surprise. Il s'amuse. Notre langue en a vu bien d'autres et ne s'en porte que mieux. Ennuyée de la monotonie solennelle de ses professeurs, elle n'est pas fâchée de s'émanciper quelquefois en douteuse compagnie. Il ne lui déplaît pas d'être un peu chiffonnée, ni même battue au cours de ses escapades. Rien de vital n'est engagé dans des aventures de ce genre ; elle gagne en souplesse et en vivacité pittoresque ce qu'elle perd en dignité. Par malheur, Joris-Karl ne s'en tient pas là. Il cherche délibérément à détruire l'organisme de notre prose. Pétrie par ses rudes mains, cette merveille de flexibilité et d'aisance devient quelque chose d'informe, un monstre sans nom qui saigne, qui hurle et qui s'abat pantelant à la fin de chaque phrase.

Pour parler plus simplement, disons qu'il manque un sens à Durtal, le sens du rythme qui est, peut-être, le sens français par excellence. Il n'écrit, pour ainsi dire, qu'avec ses yeux, et ne semble pas écouter le bruit de ses phrases. Prenez garde, il écoute bien, mais une étrange perversité lui fait rechercher les cahots les plus douloureux, les chutes les plus lamentables. Et, pour que rien ne soit épargné à notre souffrance, ces perpétuelles cassures ne sont pas abandonnées à la négligence ou au caprice. Cette arythmie a son rythme qui en décuple et en consacre l'horreur, Huysmans coupe sa prose avec une scie de l'âge de pierre, l'oreille dressée dans l'attente du craquement final, il écrit le plus tranquillement du monde :


Oui, je dois vous avertir, maintenant, que l'on mange, ainsi qu'au cloître, ici.


Et il achève sa Vie de sainte Lydwine par ces paroles :


Il semble que, si l'on écoutait bien dans les Pays-Bas, l'on entendrait les vieux ossements et la poudre de ses très antiques saints, bruire.


Il n'y a pas de doute. Cela est voulu, cherché, caressé avec une joie mauvaise. Ici, du moins, le supplice ne dure pas, l'angoisse est brève, mais si le malheureux nous embarque dans une de ces grandes périodes dont il a fixé la formule, nous défaillerons en chemin :


On abusait, d'ailleurs, plus ou moins poliment, de sa patience ; sous prétexte qu'elle était de caractère bénin et d'opinion utile, l'on venait, pour des vétilles, l'empêcher de souffrir à son aise et combien qui la dérangeaient de ses colloques avec les anges, par simple curiosité, pour savoir, par exemple, quand aurait lieu l'avènement de l'Antéchrist qu'elle disait devoir être certifié, l'année où il naîtrait, par ce signe que, dans son pays d'origine, trois gouttes de sang découleraient de chaque feuille d'arbre ; ou bien encore pour la consulter sur des cas oiseux tels que celui-ci, présenté par une femme qui s'était introduite chez elle, afin de lui demander s'il valait mieux qu'elle travaillât ou qu'elle se tournât les pouces.


Je le répète, nous sommes en présence d'un véritable système. C'est malgré lui que Huysmans n'écrit pas toujours de la sorte. Quand il est en verve, quand sa palette le grise, les vives émotions qu'il nous procure nous empêchent d'entendre la cruelle musique de ses phrases qui n'obéissent presque jamais aux lois du rythme français. Pour se faire une juste idée de là haine qu'il a vouée à notre langue, il faut arrêter cet écrivain aux passages, hélas ! trop nombreux, où, ramené de force à la difficulté capitale de son métier, il se débat dans les abstractions. Peindre, chanter, cela n'est qu'un jeu pour un artiste ou pour un poète. La vraie maîtrise d'un prosateur ne se révèle que lorsque celui-ci se trouve aux prises avec la raison, avec la pure lumière, ou bien avec ces mille riens que le discours ne peut omettre et qui, pourtant, ne souffrent pas de parure.

« Oui, je dois vous prévenir, maintenant, que l'on mange, ainsi qu'au cloître, ici. » Tous les Téniers, tous les Breughel du monde n'arriveraient pas à rendre pittoresque la banalité de cette phrase, et cependant de Rabelais à Charles Nodier tous nos maîtres auraient, sans même y songer, trouvé le moyen de dire cela, non pas avec élégance, mais de façon à nous charmer. En face d'une telle matière qu'il ne peut cependant esquiver toujours, Huysmans perd tous ses moyens. Mais dès qu'il se met à parler raison, il paraît encore plus misérable. Ses pages d'apologétique, à propos des miracles de Lourdes, infiniment touchantes par la vive foi qui les anime, sont par moments à faire crier : «... Or cet être est invisible, ce n'est donc pas un homme ni une femme ; c'est qui alors ? »

Voilà bien, si je ne me trompe, le crime irrémissible dont je parlais tantôt. De telles phrases expliquent l'antipathie profonde et violemment injuste que plusieurs ont éprouvée à l'endroit de ce grand artiste. Paul de Saint Victor, — qui, pourtant, n'était pas athénian, — s'il arrivait qu'on prononçât devant lui le nom de Huysmans, se levait et faisait mine de sortir, et, en lisant le premier manuscrit de ce terrible homme, l'éditeur Hetzel pensa revoir les incendies de la Commune. Pourquoi tant de colères ? Disons simplement que Joris-Karl n'est pas Français, et, après avoir délivré notre âme, laissons-nous prendre au prestige de ce Flamand, louons Durtal d'avoir gardé sa manière savoureuse et l'originalité de son talent.


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Tel quel, il venait à nous avec l'ambition de servir l'Église et tel quel, l'Église agréa ses services. Il avait besoin d'elle, et elle, à son tour, si je n'ose dire qu'elle avait besoin de lui, saurait du moins utiliser jusqu'aux outrances de ce converti. Habitué à décrire toutes les formes de la vulgarité et de la laideur, Huysmans devait trouver dans le monde religieux, matière ou du moins prétexte à l'exercice de cette faculté d'exaspération qu'il avait laborieusement cultivée en lui depuis tant d'années. Mais les lecteurs avertis n'eurent garde de prendre trop au sérieux ces amusantes colères, à peine moins artificielles que l'ivresse pindarique de Boileau. Ceux qui parlent tragiquement de ses blasphèmes auraient pu tout aussi bien le traîner en cour d'assises pour avoir un jour demandé qu'on étranglât les petits enfants qui l'empêchaient de dormir. A la vérité, dévots et dévotes, marchands de la rue Saint-Sulpice, « églisiers et sacerdotes », prédicateurs et bâtisseurs d'église, ce libre prêcheur n'oublie et n'épargne personne. Est-ce un grand mal ? Oui, s'il ne fait aucune distinction entre les défaillances humaines et l'indéfectible sainteté de l'Église, entre les dévotes et la dévotion, les fautes contre le goût et les péchés véritables ; oui, s'il ne bat pas sa coulpe en même temps que la nôtre ; oui encore, s'il ne nous prévient pas lui-même, et de vingt façons, qu'il force la note à plaisir ; oui enfin, si ses plus violentes colères ne sont pas, comme écrivait Joseph de Maistre, « les colères de l'amour ».

D'ailleurs, il ne dit rien qui n'ait été dit avant lui et souvent avec la même rudesse, par des laïcs aussi bien que par des prêtres. Sur le vieux thème toujours de saison, il verse à pleines mains le poivre endiablé dont il a trouvé la recette, courte brûlure qui ne pénètre jamais dans les chairs. Ce qu'il écrit tout haut, des centaines de prêtres et de religieux le pensent, le disent même. L'Oblat, — cette sorte d'examen de conscience à l'usage du catholique moderne, — n'est, en vingt endroits, que l'écho, assourdissant, mais fidèle, des colloques authentiques du Val-des-Saints.

Pour ma part, je ne comprends pas que l'idée ait jamais pu venir à personne de voir en de telles pages une révolte contre l'Église. « Si les papes du treizième siècle, écrit à ce propos M. Sageret, peuvent être contents de lui, Léon XIII et Pie X auraient eu le droit de se plaindre, car il maltraite sa mère l'Église comme ne le ferait pas un libre penseur, je veux même dire un libre penseur sectaire. » La pauvre équivoque et la plaisante sollicitude ! Que M. Sageret quitte ce souci. Huysmans maltraite un certain art pseudo-religieux, et cet art n'est pas l'Eglise. Aucun paratonnerre sacré ne couvre ces officines sur lesquelles Durtal appelle le feu du ciel. En de telles matières, l'autorité religieuse que retiennent des besoins plus pressants, abandonne volontiers la défense de ses vrais intérêts à des tirailleurs indépendants, à Huysmans aujourd'hui, comme autrefois au jeune pair de France qui prêcha la même croisade. Au siècle des humanistes, lorsque un cardinal cicéronien déclara que le latin du bréviaire lui déchirait les oreilles, les gardiens de la foi ne s'alarmèrent pas, et quand, plus tard, le latin ecclésiastique eut regagné la faveur des âmes pieuses, on laissa dom Guéranger maudire, à son aise, les complices de Santeul. A plus forte raison, Huysmans aura-t-il le droit de protester contre la niaiserie de certains cantiques et la laideur du chemin de croix de Lourdes. Tableaux, statues, basiliques, habitudes extérieures de la piété catholique, à qui fera-t-on croire que, dans tout cela, il n'y a rien chez nous que le bon sens et le bon goût ne condamnent, et qui prétendra jamais que de telles excroissances fassent partie de la tradition ? Au lieu de paraître confondre ce qu'il y a de plus beau et de plus saint au monde avec des vulgarités et des bassesses parasitaires, ne devons-nous pas plutôt remercier le rude polémiste qui nous force bon gré, mal gré, à affirmer ces distinctions nécessaires, à revenir aux pures sources de la vie chrétienne et de l'art chrétien ?


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C'est là, en effet, un des plus précieux services que Durtal nous ait rendus. En une série d'ouvrages qui forment comme un génie du catholicisme, il a rafraîchi l'imagination religieuse d'une foule de lecteurs. Maître excellent, très exclusif sans doute, mais que peuvent suivre avec profit ceux-là même qui comptent bien rester fidèles à d'autres maîtres, à saint François de Sales, à saint Ignace, à Pascal, à Fénelon, à Lacordaire, en un mot, au catholicisme moderne dont l'oblat n'a pas soupçonné les incomparables richesses.

Il n'est, en effet, il ne pouvait être qu'un primitif. Or, on sait bien, et ce n'est pas ici le lieu de l'établir, on sait que le retour aux primitifs est une des plus vives fontaines de jouvence pour les littératures épuisées. Fatigué de l'impeccable froideur des oeuvres de convention, on se tourne avec ravissement vers un bas-relief gothique ou vers une miniature de missel. Il n'est pas jusqu'aux maladresses de l'ouvrier qui n'ajoutent un charme printanier à ces vieilles choses et ne prêtent même à de véritables clichés un air de naïveté et de fraîcheur. Ces sublimes apprentis, on ne les voudrait pas plus parfaits : on les aime d'avoir quelquefois trop appuyé sur la couleur, exagéré les gestes, tout sacrifié au triomphe de l'expression. Uniquement soucieux de peindre ce qu'ils ont vu, et comme ils l'ont vu, et, en même temps, de faire transparaître dans leur oeuvre les idées simples et vives qui les occupent eux-mêmes, ils deviennent, pour des imaginations paresseuses et pour des intelligences irréelles, d'admirables modèles de vérité et de verdeur.

Il nous faut ranger Huysmans parmi ces modèles. Primitif un peu mûr si l'on veut, son vocabulaire est plus riche, sa palette plus variée, sa technique plus sûre et ses défauts plus irritants ; mais, par le fond de son art, il ne diffère pas des maîtres anciens. Chez lui et chez eux, c'est la même crudité dans les impressions, la même simplicité anguleuse des idées, le même dédain des mièvres élégances, la même recherche des effets grotesques. Les passages qui nous déconcertent le plus dans son oeuvre auraient semblé tout naturels à ses devanciers. Sans doute, leur vrai mérite, à eux comme à lui, n'est pas précisément dans cette liberté de propos et ces images vulgaires, mais bien dans l'ingénuité du regard et la robuste franchise qu'attestent ces exagérations innocentes. Au contact de ces libres artistes, on prend une haine plus décisive contre les élégances banales que certains de nos ancêtres nous ont léguées. Voir d'un regard tout neuf les vieilles choses, comprendre, aimer d'une sympathie très jeune et presque enfantine les vérités traditionnelles, les mystères de la foi et les textes liturgiques, c'est, en un mot, toute l'esthétique religieuse de notre moderne primitif. Comme tout le monde, Huysmans ne se connaissait qu'à moitié. Il s'était pris, de bonne foi, pour un érudit, et cette naïve illusion aurait gâté un écrivain moins éloquent et un artiste moins pittoresque. En vérité, il n'a que faire de la documentation tumultueuse qui encombre certains de ses ouvrages. Le missel, le bréviaire, le plain-chant et les vieilles images lui suffisent. Il rajeunit tout ce qu'il touche, et, guidé par lui, on croit lire pour la première fois les prières de tous les jours.

Apprécié de ce point de vue, l'Oblat, ce commentaire illustré de l'année chrétienne, me paraît le plus intéressant et le plus révélateur de tous ses livres. En route est encore haletant, confus, tapageur comme les derniers instants d'une traversée orageuse. La Cathédrale a été bâtie avec trop de hâte dans l'éblouissement d'une fraîche découverte. Ses autres livres laissent peut-être moins de place aux confidences personnelles. A Ligugé, au contraire, le fracas des premières émotions et des premières surprises s'est calmé. Un simple chrétien, semblable à chacun de nous, consigne au jour le jour ses propres expériences. Durtal s'installe. Il rentre dans la vie commune. La bonne petite maison à l'ombre de l'abbaye, le jardin potager côtoyant le jardin mystique, c'est là que notre imagination aime à le prendre. On le voit au naturel, bon enfant qui se permet parfois quelques bouderies inoffensives pour mieux se rappeler que le vieil homme n'est jamais tout à fait mort, d'ailleurs pleinement docile aux mains affectueuses et à la grâce invisible qui le conduisent. Plus d'inquiétudes, plus de secousses et encore moins d'amertume. Ces pages, plus vraies encore, s'il est possible, que les autres, ou qui, du moins, sont vraies d'une vérité plus humaine, laissent une impression délicieuse de simplicité, de paix, j'allais dire de confort. Mieux que Rome et Lorette ou que la Bonne souffrance, les détails minutieux du livre montrent avec quelle facilité une âme de bonne volonté se prête aux simples exigences, à la saine monotonie de la vie chrétienne. Ceux-là seuls qui ignorent tout de cette vie ont pu voir dans l'Oblat l'aveu de je ne sais quelle déception tragique. Il n'y a pas trace de déception dans ce livre où le converti étale avec sa probité ordinaire les petites misères des saints, l'image réelle de la sainteté. Croyez-en plutôt l'immense détresse de l'oblat à la vue du cloître vide et de l'église dévastée : « Ah ! bonne mère la Vierge, et vous, pauvre saint Benoît, c'est fini, la lampe s'éteint ! »

C'est que, en réalité, ce primitif se trouve chez lui dans cette maison du passé où les contemporains de sainte Lydvvine l'auraient rencontré sans surprise. Loin de ce cadre vénérable, il ressemble à un exilé. Aux heures ténébreuses de sa jeunesse, il a bien pu se prendre lui-même pour un décadent, et répéter, avec un semblant de conviction, la prière de Baudelaire à la mort, au « vieux capitaine », qui seul peut guérir notre ennui en nous montrant du « nouveau » :


Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !

Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,

Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu'importe ?

Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau ! (2)


De même, dans les contorsions auxquelles nous font assister les premiers ouvrages de Huysmans, on a cru voir un effort d'adaptation aux subtiles maladies de nos races finissantes. Efforts à contre-sens, illusion totale, aucun artifice n'étouffera jamais chez Durtal l'instinct de sa vraie nature qui le ramène vers le passé. Décadent, lui ! il n'est même pas moderne. C'est un malade qui cherche à se ressaisir au lendemain d'un long cauchemar. Pour se retrouver enfin, il n'a qu'à regarder en arrière, qu'à revenir à ces croyants d'autrefois qui déjà l'appellent et auxquels il ressemble de toute façon. Chez eux et chez lui, même simplicité et tranquillité de foi, mêmes formes de prière. Il continue leurs naïves enluminures, il s'enchante avec eux, des mêmes légendes. Il a visité sainte Hildegarde, il a brossé des décors pour le théâtre de Hroswita, il s'est agenouillé près de la mère de Villon :


Au moûtier vois dont suis paroissienne

Paradis peint où sont harpes et luz

Et un enfer où damnés sont boullus.


Cette impossible métempsycose, rêvée jadis par quelques romanciers, et poursuivie avec une si belle ardeur par les catholiques romantiques, s'opère chez Durtal d'une manière toute naturelle. A ce propos, il serait curieux d'esquisser un parallèle entre Sainte Lydwine et la Sainte Elisabeth de Montalembert. De ces deux écrivains, celui-ci déploie assurément plus de couleur locale. Loin de se servir du français d'aujourd'hui ou d'après-demain, Montalembert tâche de retrouver les formes ingénues des vieux hagiographes. Mais cet effort, auquel nous devons un si beau livre, trahit, chez le journaliste de l'Avenir, una sorte d'heureuse impuissance. Aussi croyant qu'on l'était au moyen âge, plus peut-être, à mon humble avis, Montalembert reste moderne, au sens le plus généreux de ce mot. Semblable à ces hommes du Nord que l'Italie a séduits et qui cherchent vainement à se faire une âme latine, il aime d'autant plus sainte Elisabeth qu'il se sent, en réalité, plus loin d'elle. Huysmans, au contraire, se promène dans la légende avec l'aisance d'un reporter et le sans-façon d'un contemporain. Pour lui, le temps n'a pas marché depuis le jour où le poète de Saint-Victor ciselait ses proses divines, et où ses propres amis, maçons, peintres et sculpteurs, achevaient la parure de Notre-Dame de Chartres. La pensée chrétienne, la mystique, l'art, tout ce qui compte pour lui en ce monde s'est arrêté là.

Primitif, et de toute son âme, il faut toujours revenir à ce caractère, si l'on veut connaître, non pas l'indicible secret de cette conversion, mais la candeur et la simplicité absolues de ce converti. Rien de plus confiant que sa foi. A ceux qui lui demandent ses raisons de croire, il répond, avec une conviction plus éloquente que tous les arguments :


Ma foi ne repose ni sur ma raison, ni sur les perceptions plus ou moins certaines de mes sens ; elle relève d'un sentiment intérieur, d'une assurance acquise par des preuves internes... la Mystique est une science résolument exacte, j'ai pu vérifier un certain nombre de ses effets et je n'en demande pas davantage.


Certes, plus d'un contemporain en dirait autant, mais non sans glorifier ces « preuves internes » en montrant comment elles ont vaincu nos modernes « raisons de douter ». Pour Huysmans, ces difficultés n'existent pas. La crise de la foi n'est qu'une crise morale ; on ne croit pas, parce que l'on ne veut pas croire, et l'on ne veut pas croire, uniquement, parce que la foi chrétienne nous impose de changer de vie. « Le miracle est, en somme, le coup de glas des passions terrestres ; l'on comprend pourquoi l'on n'en veut pas. »

Comme on le voit, s'il n'est pas un décadent, il est encore moins un dilettante. Dans sa pensée, l'art et la vie, l'imagination et la dévotion, les joies liturgiques et les aspérités du Décalogue sont inséparables. Des Esseintes est bien mort ; on a vendu ses bibelots à l'encan, et si Durtal a retenu quelques chasubles, ne craignez pas que cette conscience très sincère et clairvoyante confonde jamais de simples recherches d'art avec la vraie religion. Le musée s'est bel et bien changé en chapelle. Les reliques du passé qui jadis absorbaient l'artiste, aident maintenant le chrétien à exprimer sa propre prière, à vivre les réalités de la foi en parfaite communion avec ses vieux maîtres. Qui en douterait de ceux qui l'ont lu ? Comme le dit un bon juge : « Il est des choses que l'artiste ne peut rendre s'il ne les a longtemps vécues (3). »


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Voici, en effet, la rare merveille. Une singulière providence a voulu que l'auteur de A rebours contribuât plus qu'aucun laïc ne l'avait fait depuis bien longtemps à ressusciter la littérature pieuse. Jusqu'à Huysmans, les artistes chrétiens de la plume s'arrêtaient, le plus souvent, au seuil du temple. Apologistes, historiens, hagiographes, ils faisaient le tour du cercle mystique sans oser pénétrer dans le saint des saints. Les uns donnaient la chasse aux impies, les autres spéculaient sur les harmonies de la foi avec la raison, ou décrivaient la grâce divine telle qu'elle se reflète dans l'âme des saints. Leur étude s'attachait de préférence à ce qu'on pourrait appeler les dogmes extérieurs de l'Église et aux assises de la religion. Seules, quelques rares confidences et une certaine ardeur cordiale laissaient entrevoir le mystère de leur propre vie intérieure, et parfois leurs notes posthumes révélaient aux amis mêmes de ces écrivains que ces existences généreuses ne s'étaient pas uniquement passées près des portes de l'Église et sur le rempart. Le coeur se serre à la pensée que Pascal, s'il eût vécu, aurait sans doute jeté au feu la plus belle prière que le grand siècle nous ait léguée, le Mystère de Jésus. D'un accord tacite, on abandonnait aux prêtres le monopole des livres de dévotion, si bien que, le diable aidant, les oeuvres mystiques, rédigées loin du monde et par des hommes qui ne parlaient pas la langue commune, étaient comme une bibliothèque fermée, nourriture d'un petit troupeau d'exception, et pratiquement inaccessible à la foule des « honnêtes gens ». Pium est, non legitur, et, quand par aventure, un laïc de bonne volonté se risquait à oublier cette consigne, c'était miracle s'il ne mettait pas la main sur quelqu'une de ces contrefaçons innombrables qui ont fait oublier aux fidèles d'aujourd'hui les chefs-d'oeuvre de notre littérature pieuse.

Aussi quelles ne furent pas la surprise, l'émotion, la joie de ceux qui trouvèrent, dans En Route, un manuel du pénitent ; dans la Cathédrale et l'Oblat un livre d'heures, une Année liturgique, une série d'élévations sur les mystères ; dans Sainte Lydwine, un chemin de la croix ; dans les Foules de Lourdes, le plus vivant des mois de Marie. Ce fut une révélation, comme aux temps lointains où la Vie dévote gerbe de fleurs présentée par la bouquetière Glycera, étonna, ravit et conquit les « gens du monde ». Par des procédés tout différents, ces deux écrivains opéraient le même insigne miracle : ils humanisaient la dévotion, ils la mettaient à la portée du commun des hommes sans la ravaler et sans l'affadir. Je n'entends rien dire autre chose par ce rapprochement qui étonnera peut-être. Il ne s'agit pas ici de délicatesses littéraires, et, sur ce point, j'ai déjà trop dit que je préférais le lis des Alpes aux tulipes du pays flamand. Qu'importe ! La prose bizarre et tourmentée de Huysmans traduisait d'une façon très opportune les expériences d'une âme sincère et donnait une saveur contemporaine à la mystique de tous les temps. Allégés de quelques pages un peu trop vertes, ses livres, délices des raffinés, offrent un aliment délectable à la méditation des âmes pieuses. S'il est trois fois certain qu'un simple amateur ne saura jamais écrire une vraie prière, — je veux dire une prière que le lecteur puisse faire sienne et réciter devant Dieu, — il n'est pas moins vrai que cette faculté bienfaisante a été refusée à de véritables saints. Traduire mot pour mot, fixer toute chaude sa propre prière, ce n'est pas assez ; il faut encore le je ne sais quoi, le don incommunicable, l'étincelle, enfin, qui, par une vive soudure, soumette la ferveur personnelle du chrétien à la maîtrise de l'artiste. Huysmans a reçu ce don. A telles pages de ses livres, on croise involontairement les mains, on voudrait, on devrait même continuer à genoux :


Vous êtes évidemment Celle qui se promena sous des figures, sous des noms divers, dans l'Ancien Testament. Vous êtes, — sans crèche et sans croix, — la Vierge antérieure aux Évangiles.

Vous êtes la fille de l'impérissable Dessein, la Sagesse qui est née avant tous les siècles...

Vous êtes donc, sous un nouvel aspect, la plus ancienne des Vierges...

L'Immaculée Conception nous ramène, à travers la Bible, jusqu'au chaos de la Genèse... et, forcément, je pense à Eve, devenue sainte maintenant, et qui, désolée par les douleurs de ses descendants, par ces maladies affreuses qu'ils n'auraient pas connues, sans sa faute, se tient là, près de Vous, et vous supplie de payer à ces malheureux sa dette, de les guérir.

Et Vous, qui ne fîtes point ici-bas de miracles, de votre vivant, Vous en faites maintenant, et pour elle et pour nous, Lumière de bonté qui ne connaît pas les soirs, havre des pleure-misère, Marie des compatissances. Mère des pitiés I


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Je voudrais pourtant, avant de finir, rappeler en quelques mots le divin travail qui a transformé, tout ensemble, et son âme et son génie.

La conversion de son génie est, pour ainsi dire, palpable. Huysmans qui, jusqu'à ce jour, se tenait « à l'affût des sites disloqués et dartreux », découvre enfin la beauté parfaite. Affranchi de l'étroite et basse formule qui le garrottait, il se révèle poète et, sans renoncer aux anciennes prouesses de son pinceau naturaliste, il laisse un libre essor aux puissances de lyrisme qui dormaient en lui. Désormais, au moment même où il paraîtra se délecter autant que jamais dans sa première manière, et où quelquesuns seraient presque tentés de lui fausser compagnie, une soudaine explosion de poésie refoulera les basses images et les descriptions irritantes. Réalisme et poésie, photographie brutale des vulgarités quotidiennes et libres effusions d'une sensibilité éloquente, ces deux manières vont, je ne dis pas se fondre, mais se juxtaposer dans cette oeuvre étrange. Juxtaposition rugueuse, criarde souvent, mais féconde en surprises pittoresques et très curieuse à suivre pour ceux qui veulent connaître la vie intérieure de Huysmans. Sans transition, sans préparation d'aucune sorte, brusquement, il nous transporte de Montmartre à Fiesole, et du parvis céleste aux plates-bandes potagères. Un même chapitre de lui touche plusieurs fois aux pôles extrêmes de l'art, et ce va-et-vient est si fougueux, la griffe de l'artiste si prenante, qu'on n'a ni le temps ni le courage de demander grâce, et d'admirer à loisir les passages qui seuls nous enchantent. Nous l'avons vu, par exemple, dévaliser les plus vulgaires boutiques pour égaler, dans sa prose enragée, la laideur même de certain art religieux contemporain. A la fin, les mots, les couleurs lui manquent. Il s'arrête défaillant :


Ce n'est même pas cocasse, ce n'est même pas fou, c'est puéril et c'est ganache ; ça vacarme et ça radote.


Enfin, cet inutile fracas s'apaise, l'injure brutale se transforme en un sublime anathème, la colère décuple tout à la fois et purifie ses violences contre les aberrations du goût dans l'architecture, la statuaire et la musique religieuse.


C'est sa vengeance (du démon) contre Celle qu'il abhorre et on l'entend très bien lui dire :

Je vous suis à la piste et partout où vous vous arrêterez moi, je m'établirai ; vous ne serez jamais débarrassée de ma présence... L'Art, qui est la seule chose propre sur la terre après la sainteté, non seulement vous ne l'aurez pas, mais encore je m'y prendrai de telle sorte que je vous ferai insulter sans répit par le blasphème continu de la Laideur... Tout ce qui vous représentera, Vous et votre Fils, sera grotesque ; tout ce qui figurera vos anges et vos saints sera bas...


Une autre page nous fait saisir, d'une façon encore plus nette, le contraste que j'indique entre les tâtonnements malheureux d'un écrivain qui persiste à ignorer la première loi de son art, et les magnifiques inspirations qui rachètent ces défaillances. Cette page, mieux qu'aucune autre peut-être, nous livre la formule de cette conversion littéraire ; à ce titre, elle restera.

Huysmans, les deux Huysmans, le vieil homme et le nouveau, sont, à Lourdes, devant la grotte embrasée. Le premier, qui n'a pas besoin d'invoquer les muses et d'attendre leurs réponses, parle d'abord.


Et tous ces cierges grésillent, se calcinent, différents selon leurs rangs de taille et suivant leur prix ; les minuscules s'effondrent autour d'un pied de mèche qui champignonne, en passant du rouge cerise au noir ; de plus gros, plus lentement, s'épuisent en des ruisseaux d'eau de riz qui se congèlent, peu à peu, en des plaques d'un blanc gras ; d'autres se trient de cannelures et ressemblent, avec leurs sillons vermiculés et leurs exostoses aux branches verruqueuses des ormes...


J'abrège, car le reste — trois pages encore — ne vaut pas mieux. Enfin, cependant, le poète, le converti, se réveillent. Le néant de cette description semble l'accabler. Il prend un manuel de symbolique et cherche péniblement à interpréter ce tableau. Mais tout ce que lui fournissent les livres est bien vide, et l'écrivain en détresse prend le seul parti qui lui reste, il oublie la page à faire et, simplement, se met à genoux. Or voici que la scène trois fois banale se transfigure. Une immense vague de pitié, de tendresse et de foi submerge les ridicules détails et nous jette en présence des réalités invisibles.


Le spectacle de ces milliers de cierges en ignition est admirable !

Quels navrements désordonnés et quels espoirs troublants ils recèlent ! De combien d'infirmités, de maladies, de chagrins de ménage, d'appels désespérés, de conversions, de combien de terreurs et d'affolements ils sont l'emblème ! Cette grotte, elle est le hangar... oii tous les écrasés de la vie viennent s'abriter..., le refuge des existences condamnées, des tortures que rien n'allège ; toute la souffrance de l'univers tient condensée en cet étroit espace.

Ah ! les cierges, ils pleurent des larmes désolées de mères... et tous sont fidèles à la mission dont ils furent chargés ; tous, avant d'expirer, se tordent plus violemment, jettent un dernier cri de leurs flammes devant la Vierge.


Mais la transformation de son âme nous paraît encore et plus complète et plus intéressante que le plein épanouissement de son talent. D'année en année, de livre en livre, on voit cette âme monter jusqu'à l'étape suprême qui couronnera son ascension généreuse. Certes, il partait de loin ; de moins loin, sans doute, qu'on ne l'a souvent répété ; mais enfin, il avait beaucoup à apprendre : son catéchisme d'abord, les dogmes et les mystères de la religion. Il se mit docilement à l'école des artistes chrétiens, des mystiques et des maîtres inconnus qui, mieux que les docteurs, nous ont enseigné ce qu'il faut croire en nous montrant comme il faut prier. Ici encore, il reste un primitif, et, sur quelques points, sa philosophie religieuse, indifférente aux difficultés et aux besoins d'aujourd'hui, ne me paraît pas suffisante. Lui-même, d'ailleurs, il lui arrivait d'être de son temps comme tout le monde, et il se rapprochait parfois de cette religion plus humaine, plus simple, plus vraie, qui, pour se montrer moins friande de légendes merveilleuses, ne s'incline pas avec moins de soumission devant le mystère. Quant aux principes essentiels et immuables du christianisme, Huysmans se les était assimilés avec une intelligence, une souplesse et une ferveur admirables. Ce revenant des cénacles les plus fermés, ce raffiné qui a passé sa vie à se calfeutrer contre les foules, a pourtant célébré, avec une émotion profonde, le dogme de la communion des saints ; ce délicat, ce douillet, a écrit sur la rédemption par la douleur et sur la souffrance chrétienne un livre entier et vingt autres chapitres qu'on ne peut lire sans trembler, et qui, nous l'avons bien vu depuis, trahissaient l'intime secret de son âme.


Elle fut la première née de l'oeuvre de l'homme et elle le poursuivit depuis lors sur la terre, par delà le tombeau, jusqu'au seuil même du paradis...

Odieuse à tous et détestée, elle martyrisa les générations qui se succédèrent ; de père en fils, l'antiquité se repassa la haine et la peur de cette Préposée aux oeuvres divines, de cette Tortionnaire, incompréhensible pour le paganisme qui en fit une déesse mauvaise, que les prières et les présents n'apaisaient pas.

Elle marcha sous le poids de la malédiction de l'humanité pendant des siècles ; lasse de ne suggérer dans sa besogne réparatrice que des colères et des huées, elle attendit, elle aussi, avec impatience la venue du Messie qui devait la rédimer de son abominable renom et détruire ce stigmate exécré qu'elle portait sur elle...

Elle ne fut vraiment l'amante magnifique qu'avec l'Homme-Dieu ; sa capacité de souflrance dépassait ce qu'elle avait connu. Elle rampa vers Lui en cette nuit effrayante, où, seul, abandonné dans une grotte, il assumait les péchés du monde, et elle s'exhaussa dès qu'elle l'eut enlacé et devint grandiose. Elle était si terrible qu'il défaillit à son contact.

Son agonie, ce furent ses fiançailles à elle...

Et quand le moment suprême des noces fut venu... elle, comme la pauvreté dont parle saint François, monta délibérément sur le lit du gibet, et, de l'union de ces deux réprouvés de la terre, l'Église naquit ; elle sortit en des flots de sang et d'eau du coeur victimal et ce fut fini ; le Christ, devenu impassible, échappait pour jamais à son étreinte ; elle était veuve au moment même où elle avait été enfin aimée, mais elle descendait du Calvaire, réhabilitée par cet amour, rachetée par cette mort.


On a parlé de son « manque naturel de tendresse », de son « mépris de la femme, de toutes les femmes ». C'est toujours qu'on ne l'a pas lu, car vraiment il a exprimé sa dévotion à la Vierge, en des termes dont saint Bernard lui-même ne dépasse ni la vérité ni la tendresse. Les scrupules, l'intimité frileuse, la naïveté enfantine de cette dévotion sont ce qu'on peut imaginer de plus exquis. Comme sainte Lydwine, et avec une même familiarité suave, il s'approche du crucifix.


Elle eût voulu être, parmi eux, derrière eux, se rendre utile à quelque chose, en passant aux Saintes Femmes l'eau, les herbes, le bassin, l'éponge pour laver les plaies ; elle eût voulu être leur petite servante, leur prêter ses plus humbles services, sans même être vue ; il lui paraissait maintenant qu'elle appuyait ses pieds sur les pas du Fils, qu'en souffrant, elle s'emparait d'une partie de ses douleurs, et les diminuait d'autant ; et elle convoitait de tout lui ravir...


Non, il ne manquait pas de tendresse, pas plus qu'il ne manquait de charité. Il écrivait comme on parle, entre amis qui se comprennent et qui répondent à une exagération par une exagération contraire. Il traitait les autres comme il se traitait lui-même avec une sorte de bonhomie violente. L'idée qu'on le prendrait à la lettre, et que son franc-parler pourrait faire des victimes ne lui venait même pas. Ce fut pour lui une stupeur — je m'en souviens — quand un jour des plaintes trop bruyantes lui révélèrent des susceptibilités qu'il ne prêtait pas aux autres, parce que lui-même il en était incapable. Une stupeur, et une peine très vive. Ses derniers ouvrages témoignent du scrupule qui le tint dès lors. Il évita de citer des noms : il essaya même d'esquisser, non pas tout à fait des compliments, mais des paroles aimables à l'adresse de certaines gens qui ne lui inspiraient aucune sympathie. Pour apprécier des hommes comme lui, il faut pourtant leur tenir compte de ce qu'ils pourraient écrire et de ce qu'ils se sont défendu d'écrire. De ses plus belles colères, la littérature fit d'ailleurs presque tous les frais...

Et me voilà, parlant de lui comme d'un saint personnage que je défendrais en cour de Rome contre l'avocat du diable, glorifiant ses vertus et discutant ses miracles, car aussi bien j'aurais pu rappeler que plusieurs lui doivent leur conversion. Et haec est mutatio dexterae Excelsi. Je ne sais pas si, dans quelque cinquante ans, l'Académie française proposera aux jeunes écrivains l'éloge de Joris-Karl Huysmans ; mais je suis bien assuré que la légende pittoresque et touchante de ce converti servira, longtemps encore, à l'édification d'un grand nombre. Pourquoi ne réunirait-on pas, en un petit volume de piété, les plus belles prières de Huysmans ? Le nom de l'auteur, inscrit dans le ménologe bénédictin, s'effacerait peu à peu de la mémoire des simples fidèles, et plus tard, les moniales qui épelleraient les bizarres syllabes de ce nom se croiraient peut-être en communion avec quelque vieux moine, contemporain et confident de sainte Lydwine. Mais nous qui l'avons connu, nous retrouverions, dans ce petit livre, l'histoire intime de sa vie et en récitant ses prières, nous penserions qu'il les a récitées avant nous, du plus profond de son coeur.



NOTES

1. Jules Sageret, les Grands Convertis, pp. 111, 112.

2. J'emprunte ce souvenir à une étude ingénieuse de M. A. Praviel.

3. Dom J.-N. Besse : Huysmans, artiste de la douleur chrétienne (Gazette de France, 19 mai 1907.)