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La Revue Independante

Nouvelle série. No. 9, Juillet 1887


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CHRONIQUE D’ART

L’EXPOSITION DE MILLET

Toutes les fois que la clinique des Beaux-Arts expose, dans ses ambulances du quai Malaquais, les oeuvres d’un peintre mort, je suis pris de peur. Constamment l’expérience rate. Delacroix même et Manet ne sont pas sortis intacts de cette bagarre zélée de toiles. Pour Corot, ce fut un désastre ;sa légère fumée de pipe avait fui et le rien du tout de ses tableaux apparaissait derrière ce brouillard dissipé d’un ciel unique dont on ignorait et la latitude et l’heure ;crépuscule ou lever de jour, brume de chaleur ou nuées de pluie, c’était tout un ;du gris noyant une ébauche de dessin, du gris réveillé par le coup de vermillon que frappait un personnage quelconque, coiffé d’un béret rouge ;quant à Courbet, ce fut l’entière révélation des idées ouvrières servies par le pinceau d’un vieux classique ;ce fut la définitive explosion de l’abdominale cervelle de ce gros mufle.

Je me remémorais ces lamentables antécédents, alors que les possesseurs des oeuvres de Millet les exposèrent sous les hangars recherchés du quai. L’expérience a-t-elle été déplorable ou propice ? les déboires attendus ont-ils été subis ? Millet est -il ce grand peintre qu’à l’heure actuelle toute la presse, à l’envi, prône ?

Non — si l’on considère la morne imposture de ses paysans travestis suivant l’immuable formule de La Bruyère et si l’on ne tient compte que de ses huiles, monocordes et coriaces, banales et rancies, fausses et frustes. Oui — jusqu’à un certain point, si l’on examine seulement deux ou trois de ses pastels.

Mais il faut l’affirmer tout d’abord, ses paysans sont, dans leur genre, aussi conventionnels, aussi fictifs que les Fadette, que les Champi, que tous les butors d’opéra-comique inventés par cette vieille danseuse de revue, par cette vieille filatrice d’idéal bêta qu’on nommait la Sand. Tandis qu’elle muait en d’incorporels Céladons les crasseux rustres de son Berri, Millet changeait en d’innocents forçats, en de maladroits rhéteurs, les paysans des environs de Fontainebleau, les gens de la Brie.

Alors qu’il représente un paysan, éreinté, appuyé sur sa houe, regardant devant lui de ses prunelles mortes, il ment, car il cst vraiment temps de le dire, à la fin ! — le paysan, exterminé par d’incessants labeurs, le paysan crevant de besoin, hurlant de misère, sur la glèbe, n’existe pas. Soutenir qu’il est heureux, évidemment non, car il faut bien qu’il laboure et qu’il sème, qu’il vendange et qu’il gaule ;mais quoi ! mettez en face de cet homme qui possède ou loue pour quelques sols une chaumière, qui élève parfois une vache ou un porc, toujours des poules, souvent des oies, qui récolte dans un petit jardin des pommes de terre et des choux, mettez un ouvrier de Paris, et voyez la différence. Sans chercher les plus misérables et les plus épuisés des artisans des villes, sans citer les broyeurs de salsepareille aux vomissements incoercibles, les tritureurs de céruse, les amalgameurs de mercure aux entrailles corrodées et aux os mous, prenez un imprimeur dont la profession est quasi douce. Levé comme le paysan dès l’aube, il trime, enfermé, sans arrêt, sans trêve, jusqu’à la nuit, puis il rentre dans un garni rogue, aspire la pestilence enragée des plombs, boit de combustibles breuvages et, s’il demeure célibataire, satisfait sur de périlleux locatis ses besoins d’amours ;si malheureux qu’il soit, le paysan tâche du moins en plein air, il se grise d’innocentes piquettes, s’étanche sur de sains fumiers de chairs, rentre dans une chambre aérée, hume, s’il veut, dans son jardinet, les tonifiants souffles des soirs. Est-ce qu’il les a, l’ouvrier parisien, ces causettes prolongées le long des routes, ces goûters à la bonne franquette, ces flânes perpétuelles, tous ces alibis reposants des rustres ? — Il en est de même pour les femmes. Ainsi qu’une bête de somme, la paysanne rentre les foins et fend le bois et poêlonne, et bêche et vêle. Oui ;— mais une ouvrière clotrée depuis le matin dans l’air raréfié d’un Bon Marché ou d’un Louvre, une femme toujours debout et attentive aux souhaits d’une foule, est plus souffreteuse et plus débile, plus douloureusement laminée par la vie, plus vraiment à plaindre !

Tenez encore que pendant le gel, le paysan se repose et se chauffe les tibias devant des bourrées qui ne coûtent rien et que, pendant ce temps, la femme du peuple trie des escarbilles, fait des pâtés de vieux coke mouillé dans des terrines, se ranime, elle et ses mioches, au hasard des détritus, le mieux qu’elle peut ;en fin de compte, les paysans ne sont pas à plaindre quand on compare leur sort à celui des ouvriers et même à celui de la plupart des employés des villes.

Il est donc souverainement injuste de promulguer notre pitié et de revendiquer en faveur de ces paresseuses brutes une compassion que méritent seuls les mercenaires endoloris des besognes closes.

Mais il faut bien le dire aussi, Millet devait les comprendre ainsi, ses frères de charrue, ses parents d’étable. Lisez ses biographes. L’un des Mantz qui fonctionne dans le vestibule du catalogue vendu à la maison du quai, raconte que Millet avait suivi l’école, dans son village, puis qu’il était venu étudier la peinture chez Delaroche, à Paris ;c’est toujours la même chose ;nous sommes en face d’un fils de paysan, d’un être mal équarri, à l’ignorance superficiellement rabotée par un cuistre, lâché, dans la capitale, au milieu de peintres non moins ignares mais dont l’esprit populacier s’est dégrossi dans des estaminets et des crêmeries. En fait de lectures, Millet avait sans doute connu la fameuse rengaîne de La Bruyère dont j’ai parlé ;il avait tâtonné dans les épisodes de la Bible qu’il n’était déjà plus ni assez simple, ni assez affiné pour comprendre. Pêle-mêle, il a transféré ces lectures mal ingérées sur ses toiles, et il nous a servi, au lieu des paysans finassiers et retors, cupides et pleurards de la Brie, des esclaves excédés qui crient grâce et déclament des tirades à la Valjean. Au lieu de butors qui ne prient guère, il nous a dépeint des gens qui se recueillent à l’Angelus, des pâtres idylliques et pieux, comme si le son d’une cloche dans les champs n’était pas pour les bergers le simple signal d’une heure qui désigne le moment d’un goûter, qui marque l’instant convenu d’un retour !

Non, Millet était un peintre, c’est-à-dire un homme doué d’une recommandable adresse des doigts et d’une certaine agilité de l’oeil, mais c’était un rustre sans éducation vraie, un ouvrier faussé par des tirades de cabaret d’art, un pacant gâté par des fréquentations d’autres peintres nés à Paris et exclusivement édtiqués par des chansons de café-concert et des propos de table d’hôte.

Ce concept du paysan, rhéteur d’allures et de mines, martyr impitoyable d’une société ingrate et d’un sol inclément, une fois admis, arrivons à l’exposition même de ses pastels et de ses huiles.

Ses tableaux si véhémentement célébrés depuis sa mort sont, il faut bien l’avouer, rêches et teigneux, anciens et sourds. Prenez »l’homme à la houe,« ou »l’angelus,« ou »les glaneuses.« Qu’y trouve-t-on ? dans un paysage sans clarté, sans air, des figures monotones et rousses, assaisonnées à la boue de sabot, sous un ciel dur. Ces oeuvres à l’huile sentent la tâche, la pratique en sueur de ses gros bras. Aucun parmi les vieux maîtres du paysage — car il peint suivant leur rituel — qui n’ait brossé plus franchement une toile ;aucun dont les tableaux ne soient ainsi devenus, après quelques années, cartonneux et aigres. En tant que peintre à l’huile, il est médiocre et d’une balourdise qui désespère.

Mais il n’est heureusement pas tout entier dans ces toiles. Un très réel artiste va maintenant sortir de ses oeuvres les moins prônées, de ses crayons noirs rehaussés de pastel.

Parmi cette série d’oeuvres, celles où s’accuse le plus nettement le tempérament du peintre, sont, à n’en point douter, ses aubes de campagne nue encore endormie, d’où la figure humaine est bannie ou, à l’horizon, visible à peine.

Alors, il révèle une émotion toute particulière devant »ce petit jour« qui agit si singulièrement sur l’homme. Pour les sensitifs, c’est une sorte de malaise et de trouble ;Il y a attente d’on ne sait quoi, d’un jour neuf, d’un seuil de matinée, d’un inconnu qu’on rêve ;il y a une inquiète surprise à voir ce silencieux accouchement de la lumière sortant peu à peu de la matrice élargie d’un ciel ;il y a frisson d’esprit, froid d’àme, désir que ce provisoire de nature cesse, que ces ténèbres passent. Le lever du soleil n’agit pas ainsi sur Millet, dont les nerfs, ne vibrent guère, mais une impression étrange lui vient et il la rend avec une énergie qui poigne. L’aurore est, en quelque sorte, pour lui, un armistice conclu entre la terre et l’homme. Voyez sa »Plaine au petit jour,« une plaine abandonnée, avec une herse couchée dans les guérets et une charrue droite se dressant, seule, au-dessus des sillons, alors que tourbillonnent les corbeaux dont les essaims ponctuent de virgules sombres le ciel qui pâlit et lentement s’allume. On dirait de ces terres soulevées, déchirées, la veille, par la marche des socs, d’une région bouleversée par d’exterminatrices luttes. La nuit a mis forcément fin au combat ;— la trêve existe, — mais il semble qu’on va maintenant enlever les morts, et que, dès le lever complet de l’astre, la bataille va reprendre, muette, entre le paysan tenace et la terre dure.

Un autre pastel »la Plaine« donne cette même impression douloureuse et hautaine ;c’est une plaine immense, couchée sous un ciel que tailladent à l’horizon des lames de feux blêmes ;et déjà tout au loin, l’homme entre en scène, car l’on aperçoit un vague troupeau suivi d’un berger dont la haute silliouette a je ne sais quelle tournure hostile. Au fond, c’est toujours la même idée du Jacques Bonhomme famélique qui guerroie pour manger son pain ;mais, ainsi exprimée, sans déclamation de face humaine ;ainsi laissée sans désignation directe, ainsi suggérée seulement, elle impressionne.

Puis le pastelliste est autre que le peintre. Les toiles aux horizons rétrécis ne sont plus ;le ciel maintenant fuit à perte de vue, l’air baigne les champs et une qualité que Millet possède peut-être plus que tout autre, paraît. La matière brute, la terre, sourd de son cadre, vivante et grasse. On la sent épaisse et lourde ;on sent que, sous ses mottes et ses herbes, elle s’enfonce toujours pleine. On hume son odeur, on la pourrait égrener entre ses doigts et entrer à pieds joints en elle. Chez la plupart des paysagistes, le sol est superficiel ;chez Millet, il est profond.

Enfin, cet homme, dont les procédés sont si subalternes et dont l’exécution est si vulgaire dans ses tableaux, se révèle soudain dans ses pastels comme possédant un métier personnel, un faire original. Le travail de son crayon noir, ses tracés filiformes, ses traînées d’épingles, ses bordures avec leur adroit ragoût de crayons de couleurs dominent vraiment et pressent.

Là où il était hésitant et lourd, il s’affirme délibéré, quasi leste ;ses figures mêmes se décrassent dans la poudre de ses crayons, devienrient moins emphatiques et plus vives et la comparaison est facile à établir, car les mêmes sujets sont souvent traités des deux manières. La »Gardeuse de moutons« tricotant devant un troupeau qu’un chien garde est, peinte au jus de lin, une image de première communion, une illustration nigaude et veule. Crayonnée au pastel, elle s’épure de son gnian-gnian coquet et fade et avoisine le réel ;puis les alentours se modifient. Ce marc de café qui la soutenait dans le tableau s’est changé en de la véritable terre, le firmament s’est élargi, l’air circule, les bêtes pantèlent, car un souffle de vie anime les groupes et frémit presque sous le bonnet rouge et la capuche de la fille.

Si l’on récupère les dissemblances dont j’ai parlé, l’on arrive à coordonner en un tout étrange cette oeuvre jadis tant dénigrée et maintenant si démesurément vantée. On découvre en l’homme un rustre qui ne l’est plus assez ou qui l’est trop encore ;dans le peintre, un pesant toilier, imbu des anciens scrupules de la palette et des vieux rites ;dans le pastelliste, peignant la solitude, on trouve un suggestif et douloureux artiste, un maître terrien qui a senti la nature à certaines heures, et l’a, dans un style à lui, gravement, éloquemment rendue.


J.-K. HUYSMANS.