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La Revue Independante

Nouvelle série. Mai 1887


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CHRONIQUE D’ART

LE SALON DE 1887, I

L’un des symptômes les plus déconcertants de cette époque, c’est la promiscuité dans l’admiration. L’art étant devenu, comme le sport, une des occupations recherchées des gens riches, les expositions se suivent avec un égal succès, quelles que soient les oeuvres qu’on exhibe, pourvu toutefois que les négociants de la presse s’en mêlent et que les étalages aient lieu dans une galerie connue, dans une salle réputée de bon ton par tous.

La vogue de ces amusettes s’explique.

D’abord, l’aridité des cerveaux dévolus aux gens du monde découvre dans la régulière parade des dessins et des toiles de frivoles ressources prêtes à alterner avec les discussions fripées de la politique et les tarissables potins sur le théâtre ; puis les lieux communs sur la peinture suppléent parfois aussi, le soir, aux cancans mondains et conjurent les somnolentes réflexions des parties de bouillotte ou les diplomatiques silences des joueurs de whist.

Enfin, — et cette raison suffirait à elle seule — visiter et soi-disant admirer les oeuvres les plus différentes et les plus hostiles, implique une largeur d’esprit, une élasticité d’aise artistique, vraiment flatteuses.

En littérature, plus particulièrement, les connaisseurs sans préjugés foisonnent. Tout le monde, en effet, — et qui en doute? — est expert à juger des phrases. Parfois, il se trouve des fossiles, des êtres arriérés, des bourgeois naïfs qui avouent ne pas être absolument sûrs de la véracité des appréciations qu’ils avancent sur la peinture ; d’aucuns conviennent, au besoin, que le sens musical leur échappe et vont même jusqu’à prétendre que les oeuvres de Wagner ne sont peut-être pas tout à fait insanes, mais aucun n’a jamais confesse sa parfaite ineptie à comprendre une page de prose ou de vers. Prenez dans la masse de Paris les plus blasonnes des princes et les plus véreux des fruitiers du coin ; choisissez, dans le tas, la plus vidangère des filles ou la baronne la plus en vue, et aussitôt une opinion, assise, voulue, raisonnée, ferme, s’échappera d’eux, à propos d’un livre. Jamais, au grand jamais, personne ne conviendra qu’il est absolument inapte à apprécier un art qui est cependant le plus compliqué, le plus verrouillé, le plus hautain de tous.

Au reste, qui de nous n’a vu parmi les papiers reliés que les bourgeois et les gens du monde appellent « leur bibliothèque » le côte à côte indécent d’un Ohnet et d’un Flaubert, d’un Goncourt et d’un Delpit ? Qui ne s’est délicieusement senti remué, alors que le connaisseur jetait d’un ton négligent : « Moi, vous savez, je suis éclectique, tout m’intéresse, j’ai, là, sans restriction d’écoles, les spécimens d’art les plus divers.  » Un jeune gentleman qui dit admirer très sincèrement L’Assommoir d’Emilc Zola n’a-t-il pas tout récemment encore exprimé devant moi l’ardent désir que M. Sarcey, le sénile matassin, le cuistre pluvieux du Temps, réunisse enfin en un livre les éjaculations théâtrales de ses lundis !

Eh bien ! ces individus sont des gens à esprit ouvert, des fouille-au-pot délicats, des dilettanti !

Ah ! l’on a peut-être tout de même abusé de ce mot de dilettante, dans ces derniers temps ! Au fond, en laissant de côté le sens si vaniteusement faux qu’on lui prête, l’on arrive, en le serrant de près, à le décomposer, à le dédoubler en les deux réelles parties qui le composent :

— Imbécillité d’une part — lâcheté de l’autre.

Imbécillité pour les gens du monde ; lâcheté pour la presse qui les dirige.

Imbécillité, c’est-à-dire, au point de vue artistique qui nous occupe, non-sens complet de l’art, versatiles louanges tirées au petit bonheur, ainsi que des boules de loto, d’un sac, parfaite ignorance traduite par d’élogieux ponts-neufs.

Le plus décisif exemple de ce que j’avance nous a été fourni au point de vue pictural, il y a quelques ans. Les expositions de Delacroix et de M. Bastien-Lepage se touchaient ; les dames qui, comme chacun sait, s’intéressent vivement à la peinture — et la comprennent autant que la littérature — ce qui n’est pas peu dire ! — passaient, sans sourciller, de l’exposition des Beaux-arts à l’exhibition de la maison Chimay, et regardaient avec une admiration égale l’Entrée des Croisés à Constantinople de Delacroix et les bouvières d’opérettes costumées par le Grévin de cabaret, par le Siraudin de banlieue, qu’était M. Lepage. Les rengaines sévissaient : « On admire le beau où qu’il se trouve. Parce que Delacroix fut un grand peintre, est-ce une raison pour que M. Bastien n’en soit pas un autre ? » Et personne, non, personne ne tressaillait devant cette ridicule familiarité d’un office et d’un salon, devant cet incroyable coudoiement d’un laquais et d’un maître !

Mais ces gens-là sont des inconscients. Froidement, ils se promenaient, jaugeant l’ouvre des deux peintres à laquelle ils adjoindront certainement, dans leurs besoins d’éloges, celles de Lobrichonne et d’Adrienne Marie, alors que la mort arrêtera enfin-le flux des sentimentales vignettes dont ces industrieuses personnes nous inondent !

Lâcheté, ce mot s’applique à la critique d’art. De même que le critique littéraire qui en fait métier, le critique d’art est généralement un homme de Lettres qui n’a pu produire de son propre crû une véritable oeuvre. Parmi eux, quelques-uns ont la vacuité de cervelle des gens du monde qu’ils envient et singent ; leurs opinions sont dès lors connues. Mais, il en est d’autres, plus ouverts, plus rusés, qui professent, sous le nom de dilettantisme, la nécessité de ne pas se fier, le besoin de ne rien affirmer, la lâcheté, pour tout dire, de la pensée et l’hypocrisie de la forme.

Pour les critiques, c’est un terrain de rapport que ce fluctueux terrain sur lequel ils se meuvent. Vanter ou dénigrer les artistes morts ; éviter de se compromettre, en parlant de ceux qui vivent ; encenser en de sportulaires phrases les vaches à lait académiques des vieux prix ; baladiner avec des thèses soumises et des idées en carte ; débiter, sous prétexte d’analyse, les lieux communs les plus fétides, dans une langue limoneuse, simulant sous l’obscurité des incidentes la profondeur ; tel est le truc. Le critique hésitant et satisfait, amorti et veule, qui manie cette pratique, est aussitôt réputé homme de goût, homme bien élevé, compréhensif et charmant, délicat et fin — ah! surtout, délicat et fin! C’est pour lui tout honneur et profit et j’imagine du reste que c’est là tout ce qu’il cherche.

Non, la vérité c’est qu’on ne peut comprendre l’art et l’aimer vraiment si l’on est un éclectique, un dilettante. L’on ne peut sincèrement s’extasier devant Delacroix si l’on admire M. Bastien-Lepage ; l’on n’aime pas M. Gustave Moreau si l’on admet M. Bonnat, et M. Degas si l’on tolère M. Gervex.

Heureusement que ce profitable état de dilettante a un revers ; fatalement, dans ces excès de pusillanimité, dans ces débauches de prudence, la langue se débilite, coule, revient au style morne et plombe des Instituts, se liquéfie dans le verbe humide de M. Renan ; car l’on n’a pas de talent si l’on n’aime avec passion ou si l’on ne hait de même ; l’enthousiasme et le mépris sont indispensables pour créer une oeuvre ; le talent est aux sincères et aux rageurs, non aux indifférents et aux lâches.

Et il y en a peu d’artistes qui ragent sur leurs toiles, il y en a peu de peintres sincères, dans ce Salon qui s’ouvre, une fois de plus, dans la bâtisse vitrée de l’Industrie.

Entrons-y — puisque je ne puis faire autrement — et voyons tout d’abord la haute regratterie du grand art qui s’étale sans discrétion dans le Marennes de ces huiles.

Paganisme et chrétienté, salauderie de la chair et élans de l’âme, tout y passe. Cléopâtre, d’Alexandre Cabanel. C’est ainsi conçu : une femme vue de profil, vêtue d’étoffes en fer blanc, parée de bijoux en celluloïd, regarde, éventée par une esclave dont le type a, je vous jure, beaucoup traîné, quelques gens en caleçons qui se tordent, encoliqués par les malheureux essais de ses toxiques ; à signaler à ses pieds un tigre de gouttière bien mal empaillé et piqué de bien beaux yeux bleus. — Puis c’est, dans le salon carré, M. Cormon qui exhibe une gigantesque bâche, où des femmes sautent, gorges à l’air, cuisses nues, brandissant des palmes au devant d’un vague et gras César dont la bouche s’ouvre en l’ignoble hiatus d’un cabot qui vomit un refrain. Cela peint avec des margarines de couleur, des tons tendres, des nuances d’éventail, qui ne dissimulent pas, hélas ! la misérable toux sèche de ce dessin prêté ! — C’est M. Rochegrosse qui écule une fois de plus la mort de César, en une immense toile, peinte à la craie, habitée par des gens coulés comme des grands hommes de l’ère actuelle, chez les marchands de vin, dans des flacons de verre. — Puis quoi ? M. Clairin qui tient tout un mur avec le catafalque de Victor Hugo. A gauche, à droite, des cuirassiers munis de torches, au centre le cercueil. Devant, une gloire bleuâtre, en flamme de punch. Comme c’est neuf ! Le tout peint ainsi qu’une affiche, à la six-quatre-deux ; un vague Gustave Doré rassis, une machine théâtrale, sans grandeur vraie. Tout dans les pattes, rien dans la tête, un feu d’artifice mouillé lâché dans le mélo d’un cinquième acte. Et les soi-disant coloristes s’évertuent, eux aussi dans les autres salles: ici, M. Benjamin-Constant, avec Théodora, un prétexte d’étoffes sentant la pastille du sérail des juifs algériens qui les vendirent. Elle est ainsi posée, Théodora : assise, sur un siège au dossier en demie lune, appuyée sur les bras du trône, pavée de la tête aux pieds de pierres. Cela sent le décor ; aucune de ces pierreries n’est vraie ; c’est une femme quelconque enveloppée d’oripeaux et diadémée de bijoux en toc ; immédiatement, dès qu’on la voit, cette impression vous vient : Théodora vaut cent sous l’heure, et le théâtre qui prêta le costume n’a pas dû exiger de lourdes prébendes. A remarquer encore dans le même genre un Dupain, emphatique et creux ; — puis des plafonniers, usés jusqu’à la corde, des Diogène Maillart, des Weerts, des je ne sais qui ; — enfin un troupeau de femelles nues réunies dans le parc des Champs-Élysées à coups de corne!

Chaplin, en tête, une femme couchée, souriant rose, dans un tôt-fait clevé. Du Boucher pour Baltimore ; du Fragonard pour Boston. Puis Carolus-Duran, une femme totalement nue, aux bras au-dessus de la tête, sur un fond inintelligible avec une vague apparence de mer au fond. Académie poncive sans les glouglous et les clapotants doigtés, habituels à ce bruyant pianiste — Jules Lefebvre, un printemps plâtreux, allégorisé par une jeune fille qui tient des fleurs. La nouveauté de ce sujet me requiert, car, vous me pouvez croire, on ne l’avait jusqu’à ce jour, jamais traité. — Pascal Blanchard, Junon sur un nuage et flanquée d’un paon — toujours du neuf. — Falguière, une Madeleine, aussi, nue, dans la pose usitée depuis des siècles, mais différenciée de ses aînées par la marque canaille dont ce peintre étampe ses toiles. Enfin.. un Henner, n’est-ce pas ? une femme blanchâtre, à toison rousse, étendue dans un gribouillis de paysage vert et brun, avec les deux coups bleus du ciel et de l’eau ? ... eh bien non ! cette fois, c’est le rouge que M. Henner adopte. Plus de tambour Bara, plus de nymphes, mais Une créole et une Hérodiade ; — ah mais, c’est qu’il se renouvelle ! — La créole, une femme coupée au buste, vue de profil, habillée de cramoisi, une femme quelconque née dans la rue Guénégaud ou à la Guadeloupe ; Hérodiade, un trottin vêtu de rouge, tenant le chef de Jean-Baptiste dans un plat. Nous sommes loin de l’Hérodiade de Gustave Moreau, je vous prie de le croire. Celle de M. Henner a certainement mangé beaucoup de fromage d’Italie et de pommes crues ; c’est le souillon de la rue aux yeux vernis, dont les convoitises ne dépassent guères les boucles d’oreille en corail rose, le vin « de la bouteille » et le beau jeune homme dont les mains giflent. C’est la Salomé de la Boule-noire, l’Hérodiade du bal Bourdon ou de l’Ardoise ; un homme qui aime tant le grand art, si c’est Dieu possible !

Enfin, pour varier les sujets, toute une série de traités médicaux. Le docteur Charcot, faisant son cours devant M. Naquet et M. Claretie, auteur, M. Brouillet — un Pasteur inoculant ses virus à un jeune enfant — un Péan, travaillant à Saint-Louis, de M. Gervex — trois toiles que les trois peintres pourraient signer à tour de rôle, tant elles sont d’un faire impersonnel. Au demeurant, peinture orthodoxe, bien élevée, quelconque.

Mais en somme, l’intérêt de ces pauvretés est mince ; mieux vaut tourner bride et déboucher dans des salles où sont pendues quelques toiles moins élimées, quelques charpies plus fraîches car il y en quelques-unes, et elles font du Salon de cette année, selon moi, un Salon supérieur à ceux qui précèdent.


J.-K. HUYSMANS.