revue independante cover

La Revue Independante

Nouvelle série. No. 4, Février 1887


back

CHRONIQUE D’ART

EXPOSITION DE MAÎTRES ANCIENS
AU PROFIT DES INONDÉS DU MIDI

Parmi les tableaux qui figurent ans la galerie du quai Malaquais, éclate, telle qu’un grenade de la sotise humaine, un « engagement voluntaire  »du sieur Guillon Lethière, peintre imbécile et par conséquent recherché par les gens qui se fabriquent des collections. Il faut voir cette phalange de cambrousiers brandissant des sabres, gesticulant, tendant des bras articulées par les Charrière et les Mathieu du temps, avançant des visages de pipe en porcelain allemande d’une régularité de traits atroce. Rien ne peut donner une idée de la ridicule emphase eet de la misérable toux sèche de cette peinture, si ce n’est un certain Léopold Robert : « l’Italienne agenouille devant sa fille morte  »qu’on est bien heureux de ne pas posséder, ah certes !

Avouerai-je, tout de suite, et afin de me débarrasser des ennuyeux panas qu’il est nécessaire de citer pourtant, que mon admiration pour la colection de M. Marcille se décolore à mesure qu’il expose. Sans doute, il y a quelques Chardins aimables, quelques Boucher en albumine assez vivement fouettée et saupoudrée de rose, mais, personnellement, et d’années en années, mon indifférence s’accroît pour cet art du XVIIIe siècle, si mesquin, si épinglé, si petit, pour cet art de vignettes enrubanées et de farfouilles peintes ; au fond, ce siècle érotisa le meuble d’une façon charmante, aphrodisia l’industrie des tapissiers et des ébénistes, triompha dans les alentours de l’art, mais, dans le district même de la peinture, il ne découvrit qu’une basse gentillesse, qu’un minauderie interlope, qu’un raffinement de bidet décoré des plus douteux.

Que snt en somme, ces enfantillages de singesses, ces frivolités de vieille infante en face des oeuvres tout à la fois si réelles et si extraterrestres d’un moyen âge ? Malheureusement si les collections particulières renferment de nombreux panneaux de Boucher et de Greuze, il en est peu qui puissent nous montrer de vraies oeuvres de Primitifs. Quelques-unes ou soi-disant telles sont cependant appendues dans un des coins de la longue salle où tous ces tableaux, qui doivent, paraît-il, enrichir les Inondés du bruyant Midi, s’entassent. Deux Fra Angelico dont la beauté reste équivoque, un Van der Goes, incertain dans diverses parties fort peu troublantes, mais attirant par sa Vierge pâle et frêle et son Jésus filiforme et confit couché par terre ; puis un panneau de l’Ecole primitive flamande, une Vierge un tantinet bouffie, au front haut, un peu bombé, aux longs yeux gonflés et baissés, à la bouche demeurée sensuelle, qui presse le bouton de son sein et sourit, en regardant l’étrange et fûté bambin qui gesticule, nu, devant elle, sur un coussin vert et brodé d’or.

Dispensée de l’audace d’une inauthentique signature ou d’un improbable nom, cette oeuvre vous arrête par elle-même et vous requiert. La Vierge n’a pas cet élancement de certaines Vierges des Primitifs, aux tailles joncées, aux attaches menues, aux doigts fuselés, aux visages allongés, aux peaux de fleurs. Celle-ci, dans la formule de l’être surnaturel, effilé en quelque sorte et épuré par la finesse de l’armature et l’étirement patricien des traits, a conservé une certain bonhomie de fillette flamande, une vague gaieté maternelle, toute humaine, pour l’enfant éveille qui sourit, en remuant les bras ; c’est en somme, un bon morceau qui, dans une collection particulière, intéresse.

Si j’en crois les étiquettes, l’exposition comprend deux Cranach, l’un intitulé : « la vieillesse amoureuse  »et qui représente un vieillard à tête de bouc qui presse une peu savoureuse commère dont le menton et le nez simulent les becs d’une tenaille. Tableau curieux, mais sans excès. Et un autre, dénué de titre, mais dont le bizarrerie attire. Sur un pannau noir, une femme toute vêtue d’or pâle, grénelée de bijoux, coiffée d’un indescriptible chapeau, tenant tout à la fois de la barrette et de la galiotte, vous regarde, immobile, bombant une face blême, près d’un enfant vieillot, aux cheveux roux et coupés raides, aux menottes grasses, et chargées de bagues, aux vêtements rouges, capitonnés d’hermine. Et de ces faces glabres et molles, filtrent des regards inquiétants et mornes.

D’ou peuvent bien sortir ces êtres falots dont les yeux ressemblent à des clous de fauteuils et dont les allures héraldiques rappellent les tenues chantournées et rigides des figures imprimées sur les vieux tarots des jeux allemands ? La peinture est comme le sujet étrange, en quelque sorte gravée au burin dans le fond noir ; c’est tout à la fois fantmatique et précis et cela tient en même temps de la bijouterie et de la gravure.

L’on peut citer maintenant au passage de belles toiles de l’École flamande et hollandaise, des Teniers et des Ostade, mais quoi ! nous les connaissons, ce sont les paysans de Teniers, fumant leurs pipes, sous leur toque rouge, assis sur les barriques renversées et jouant aux cartes, dans les paysages au fond desquels apparaît l’invariable château des Trois Tours. Les types sont identiques à ceux qui se prélassent dans les toiles des musées de Hollande et de France ; toujours un peu apprêtes, superficiellement saisis par un gentilhomme qui les frôle mais ne s’attable pas avec eux. Et les rustres d’Ostade ne sont pas plus inattendues ; ce sont les bedonnants compères que nous avon déjà vus, plus débordants que ceux de Teniers, moins posés devant le peintre, plus ronds, d’une jovialité plus grasse. Ostade devait trinquer avec eux, mais Steen, qui s’associait à leurs longues soûleries, est encore celui qui les a le plus justement observés et le plus bravement peints.

L’exposition du quai Malaquais ne nous renseigne pas davantage sur Hals, sur Maes, sur Mierevelt, sur Van Goyen, sur Melchior d’Hondecoeter, dont elle exhibe quelques spécimens. Les Musées contiennent plus et mieux ; à signaler pourtant un Antonio Moro, le portrait du duc d’Albe.

Étant donné le personnage que fut ce terrible duc, il est intéressant d’examiner, en dehors même de toute valeur d’art, la toile qui l’enferme. Il est là, cuirassé du col aux pieds, tête nue, vous regardant d’un oeil imperturbable, brun. La tête est énergique et volontaire, la bouche s’ouvre dure dans un teint de chairs bises, la barbe noir très clairsemée en haut des joues sembles décéler d’âcres haleines. Je connais ce visage-là, c’est le visage du premier mauvais coucheur venu ; j’en ai vu de semblables dans bein des estaminets où des boursicotiers frappaient la table eet discutaient rageusement sur un coup de baisse. En résumé, type commun car la férocité ne sort même pas ce cette face de tripoteur hargneux et sec.

La cuirasse est peinte avec toutes les polissures fignolées de l’ancien jeu, mais la tête est expressive, délibérément enlevée, sans reprises, ni méticulosités de petites lèches.

A citer encore des toiles impreevues de Géricault, des études de fous et de folles d’un beau réalisme et son enseigne de maréchal-ferrant dont la fougue apprêtée ne me transporte pourtant pas.

Mais, dans ce fouillis de toiles empruntées à tous les temps, il en est deux, vraiment belles, et, qui plus est, vraiment neuves pour les Parisiens qui ne se déplacent guère. L’une est une course de taureaux, de Goya, l’autre un paysage de Turner.

Le Goya : un écrasis de rouge, de bleu et de jaune, des virgules de couleur blanche, des pàtés de tons vifs, plaqués, pêle-mêle, mastiqués au couteau, bouchonnés, torchés à coups de pouces, le tout s’étageant en taches plus ou moins rugueuses, du haut en bas de la toile. On cherche. Vaguement on distingue dans le tohu-bohu de ces facules, un jouet en bois de la forme d’une vache, des ronds de pains à cacheter, barrés de noir, surmontés de trémas de brun ; puis, en montant, des guillemets et des points, toute une ponctuation de couleur aérant un page de couleur fauve. On se recule, et cela devient extraordinaire ; comme par magie, tout se dessine et se pose, tout s’anime. Les pâtés grouillent, les virgules hennissent ; des toréadors apparaissent, brandissant des voiles rouges, s’efforçant, se bousculant, criant sous le soleil qui les mord. La petite vache se mue en un formidable taureau qui se précipite, furieux, les cornes en avant, sur un groupe en désarroi. Au fond du cirque, des chevaux se piétent, et ces écrasis de palette, ces frottis de torchon, ces traînées de pouces deviennent une pullulente foule qui s’enthousiasme, invective, menace, pousse d’assourdissants hourras. C’est tout simplement superbe ! — Et, dans ce margouillis, de nettes figures apparaissent, ces trémas ce sont des yeux qui pétillent, ces barres des bouches qui béent, ces guillemets des mains qui se crispent ; c’est le vacarme le plus effréné qui ait jamais été jeté sur une toile, la bousculade la plus intense qu’une palette ait jamais créée.

Les eaux-fortes de Goya ne donnent pas une idée complète de cette peinture turbulente et féroce, de ce mors au dent du dessin, de ce délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie, de ce cri furieux, de ce cabrement exaspéré de l’art ! Elles sont d’une alerte incroyable, d’un sabrage fou, mais elles n’éclatent pas ainsi dans un tel brouhaha de masses qu’à côté de ces toiles, toutes les autres semblent gourmées et froides.

Quant au Turner, lui aussi vous stupéfie, au premier abord. On se trouve en face d’un brouillis absolu de rose et de terre de sienne brûlée, de bleu et de blanc, frottés avec un chiffon, tantôt en tournant en rond, tantôt en filant en ligne droite ou en bifurquant en de longs zigzags. On dirait d’une estampe frottée avec de la mie de pain ou d’un amas de couleurs tendres étendues à l’eau dans une feuille de papier qu’on referme puis qu’on rabote, à tour de bras, avec une brosse ; cela donne des jeux de nuances étonnantes, surtout si l’on sème, avant de refermer la feuille, quelques points de blanc de gouache.

C’est cela, vu de très près, et, à distance, de même que pour le Goya, tout s’équilibre. Devant les yeux dissuadés, surgit un merveilleux paysage, un site féerique, un fleuve irradié coulant sous un soleil dont les rayons s’irisent. Un pàle firmament fuit, à perte de vue, se noie dans un horizon de nacre, se réverbère et marche dans une eau qui chatoie, comme savonneuse, avec la couleur du spectre coloré des bulles. Où, dans quel pays, dans quel Eldorado, dans quel Eden, flambent ces folies de clarté, ces torrents de jour réfractés par des nuages laiteux, tachés de rouge feu et sillés de violet, tels que des fonds précieux d’opale ? Et ces sites sont réels pourtant, ce sont des paysages d’automne, des bois rouillés, des eaux courantes, des futaies qui se déchevèlent, mais ce sont aussi des paysages volatilisés, des aubes de plein ciel ; ce sont les fêtes célestes et fluviales d’une nature sublimée, décortiquée, rendue complètement fluide, par un grand poète.

Après l’oeuvre de cet admirable peintre, il ne reste plus, dans cette courte exposition, de toile qui mérite qu’on la cite.



J.-K. HUYSMANS.