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Le Musée des Deux Mondes, 1 mai 1876.

Croquis et Eaux-fortes.

CHINOISERIE

Ce paysage s’étendait à l’infini, avec ses eaux d’un bleu pâle, nuancées d’indigo vif à l’approche des rives, son volcan sacré qui s’effilait en pointe de gorge dans un ciel de turquoise, bouillonné de nuées roses, ses collines bleuâtres, ses plantes à parasols luisants et comme vernissés, ses fleurs gigantesques découvrant, dans leurs pétales éclatés, des coeurs tachés de pourpre et d’or, ses tours à dix étages, ses pagodes à retroussis, ses forêts serrées de cèdres, ses éplorements de vieux saules, ses rizières illimitées.

Le jour commençait à descendre; bientôt la rade fuma dans les vapeurs du crépuscule, puis une énorme lune jaune s’alluma dans le ciel noir, et sur sa rondeur éclatante se profilèrent les arêtes fines, les dentelures grêles des arbres.

Au loin, près du cap qui allongeait sa langue verte dans l’eau trouble, des bateaux de fleurs, amarrés aux rives et reliés entre eux par des passerelles, embrasèrent leurs vitres couleur d’azur et de rose et leurs lanternes multiformes, dont les crépines et les glands de soie bruissaient aux vents, remuèrent en éclairs diaprés l’onde du fleuve qui les reflétait.

On distinguait, dans les lueurs éparses, des bouquets d’hydrangées, des grappes de lilas blanc, des touffes de pivoines rouges, des treillis de laque, des vasques où nageaient, dans des eaux du bleu sombre des saphirs, les étoiles jaunes des nymphéas, les fleurs roses des nélumbos, des vases de bronze, chevelés de feuillages glauques, des ombres de femmes sautillant sur de hauts patins, se courbant sous l’envolée des moires, rasant des socles où reposaient d’étranges bêtes, aux ventres verts, aux gueules et aux yeux saignants, des lions léopardés, des chimères à tournures héraldiques, des monstres extravagants et risibles, des divinités terrifiantes et grotesques.

Une échappée de lune colora d’un bleuissement d’agate le rivage qui s’éployait dans l’ombre, et un gros poussah, qui somnolait, mâchonnant des graines torréfiées de pastèques, remua ses oreilles qui tombaient en lourds pendentifs le long de son crâne en boule. Son menton tombait sur sa gorge, sa gorge sur son ventre, son ventre sur ses genoux, et l’on eût dit, de son énorme bedaine, une peau tendue et renflée de grosse caisse qu’étoilerait, au centre, un nombril profond. Il se souleva péniblement, vacilla, pendant quelques secondes, sur ses courtes jambes, rattrapa tant bien que mal son équilibre, et s’achemina vers un pavillon qui encadrait, dans un treillis de bambous, d’or, une grande femme étrange.

Elle avait le teint pâle, légèrement nuancé de rose du haut des sourcils au bas des yeux, et son casque de cheveux, troué de flèches en jade, tranchait avec son noir intense sur le fard étendu du front; le nez descendait droit, un peu busqué; les yeux luisaient obliques et tirés sur les tempes, et la bouche s’ouvrait comme une rose fripée dans l’ovale enfariné des chairs.

Par instants, quand elle regardait si son seigneur et maître, le magot poussif, ne rondissait point à l’horizon et qu’elle l’apercevait, anhélant et las, qui se traînait vers elle, un sourire indéfinissable, quelque chose comme le sourire d’un Pierrot qui fait des niches, bridait sa bouche hautaine, pendant qu’accroupi à ses pieds le jeune Yung-Tchang pressait ses genoux et, baisant sa robe de satin grenat, égarait ses mains autour de sa taille tremblante.

Et tandis que, tressaillant, sous le feu des lèvres, irritée et narquoise, avec son sourire inquiétant et vague, Tehan-in-Ngo, chantée par les poètes du Céleste-Empire, qui célèbrent à l’envi ses traîtrises sans nombre et comparent ses joues à la fleur du pêcher, ses bras au jade laiteux, ses sourcils ténus à la fleur du saule, et ses limpides prunelles aux eaux claires d’automne, faisant claqueter ses longs doigts fuselés sur l’ivoire d’un éventail, le poussah roulait dans la poussière des routes, regardant, éploré, la fleur jaune des chrysanthèmes, symboles des douleurs et des détresses.

Puis, majestueux et bête, il rit de toutes ses dents, ne songeant plus qu’au renouveau joyeux des fricassées de poulets et de nids d’hirondelles, à l’incomparable enchantement de se gorger de vin de riz et de thé choulan, près d’une femme fidèle qui fait tomber goutte à goutte de l’épingle rougie, dans le godet en cuivre de la pipe, l’opium qui grésille et fume.


J.-K. HUYSMANS.