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La Cathédrale (1898)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII et XIV.
blue  Chapitre XV et XVI.

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XV

CETTE idée qui l’avait assailli si tenacement, pendant quelques minutes, parut s’effacer, et le lendemain, il ne lui resta que la surprise d’une agitation que rien n’expliquait ; il haussait les épaules, mais, sourdement, au fond de lui, surgissait quand même une vague crainte. Cette idée n’était-elle pas, en raison même de son absurdité, l’un de ces pressentiments que l’on éprouve parfois, sans les comprendre ; n’était-elle point aussi, à défaut d’un ordre clairement exprimé par une voix interne, un avis intérieur, un conseil direct et secret de s’observer, de ne pas considérer comme une simple partie de plaisir ce départ dans un cloître ?

Mais c’est impossible ! finit par se crier Durtal. Quand je suis allé à la Trappe pour y subir le grand lavage, je n’ai pas été harcelé par des appréhensions de ce genre ; quand j’y suis retourné plusieurs fois depuis, pour me reviser, je n’ai jamais eu la pensée que je pourrais m’interner sérieusement dans un monastère et maintenant qu’il s’agit d’un bref séjour dans un couvent de bénédictins, voilà que je tremble, que je me cabre !

Ce désarroi est puéril ; hé, pas tant que cela, se dit-il, soudain. En me rendant à Notre-Dame de l’Atre, j’étais assuré de n’y pas permaner puisque je n’aurais pu supporter plus d’un mois le dur régime ; je n’avais donc rien à craindre, tandis que, dans une abbaye bénédictine où la règle est plus complaisante, je ne suis pas certain de ne pouvoir m’y échouer.

Dès lors... eh bien, mais, tant mieux ! car enfin il faudrait, une bonne fois, se délimiter, savoir ce qu’on a dans le ventre, s’assurer du plus ou moins de valeur de ses échéances, du plus ou moins d’énergie de ses aptitudes et de ses liens.

Il y a quelques mois, j’aspirais à l’existence conventuelle, cela est sûr, et aujourd’hui, je doute. J’ai des élans abortifs, des menées proditoires, des velléités qui ratent, des souhaits qui tournent court ; je veux et je ne veux pas. Il serait pourtant nécessaire de s’entendre ; mais à quoi cela sert-il de se faire le puisatier de son âme, car j’ai beau descendre dans la mienne, je n’y découvre que le vide obscur et que le froid ?

je commence à croire qu’à force de scruter ces ténèbres, je deviens ainsi que l’enfant qui fixe, avec des yeux ouverts dans la nuit, le noir ; je finis par me créer des fantômes, par me forger des paniques ; c’est bien le cas pour cette excursion à Solesmes, car rien, absolument rien, ne peut justifier mes transes.

Que tout cela est bête et ce qu’il serait plus simple de se laisser vivre et surtout de se laisser conduire !

J’y sais, fit-il, après réflexion ; la cause de ces brigues est claire ; c’est mon manque d’abandon, mon défaut de confiance envers Dieu et aussi mon peu d’amour qui m’ont mis dans un état pareil.

A la longue, ces malaises ont engendré la maladie dont je souffre, une anémie profonde d’âme, aggravée par la peur du malade qui, n’ignorant pas la nature de son affection, l’exagère.

Tel est mon bilan, depuis que je réside à Chartres.

Cette situation est-elle bien différente de celle que je connus à Paris ? oui, car cette phase que je traverse est absolument le contraire de celle que je vécus jadis ; à Paris, j’avais l’âme non pas aride et friable, mais molle et humide ; elle se saponifiait, on enfonçait dedans ; je me fondais, en somme, dans un état de langueur plus pénible peut-être que cet état de sécheresse où je me racornis ; mais à y regarder de près, si les symptômes ont changé, le mal n’en persiste pas moins ; qu’il y ait langueur ou siccité, le résultat est identique.

Seulement, n’est-il pas étrange que cette anémie spirituelle se traduise maintenant par des signes contradictoires ? d’une part, en effet, j’éprouve une fatigue, une défection, un ennui de la prière qui me paraît inane et creuse, tant je la récite mal, une envie d’envoyer tout promener, de me taire, d’attendre un retour de ferveur que je n’espère point ; et, de l’autre, je sens, au même moment, un travail sourd et têtu, une touche invisible, un besoin de prier, un rappel incessant de Dieu me tenant en haleine. Il y a des instants aussi où, tout en croyant me rendre compte que je ne bouge pas, il me semble que je m’ébranle, que je vais être emporté à la dérive.

Oui, c’est presque cela. Dans cette condition d’esprit à la fois casanière et nomade, que je m’avise de lire une oeuvre de haute mystique, sainte Térèse ou sainte Angèle, alors la touche si subtile se précise ; je perçois des élans qui m’ameutent ; je me figure que mon âme a recouvré la santé, qu’elle rajeunit, qu’elle respire ; et si je veux profiter de cette éclaircie pour me réunir et pour prier, tout s’arrête ; je me fuis et rien ne va. Quelle misère et quelle pitié !

L’abbé Gévresin m’a dirigé comment jusqu’ici ?

Il a surtout employé la méthode expectante, se bornant, moins à combattre les accidents qu’à lutter contre ma faiblesse générale, qu’à me réconforter. Il m’a prescrit les médications martiales de l’âme, m’ordonnant de communier lorsqu’il me voyait faiblir. Aujourd’hui, si je table juste, il change ses batteries de place. Ou il abandonne une tactique qui n’a pas réussi, ou bien, au contraire, il là perfectionne ; son traitement ayant, sans que je m’en sois douté, produit les effets qu’il désirait atteindre ; et dans l’un et l’autre cas, il veut, pour activer ou pour compléter la cure, m’envoyer dans un cloître.

Ce système parait, au reste, faire partie de sa thérapeutique, car c’est ainsi qu’il s’y est pris lorsqu’il m’aidait à me convertir ; il m’a dépêché dans une station thermale d’âme, aux eaux énergiques, terribles ; maintenant, il ne juge plus nécessaire de m’infliger un pareil traitement et il m’engage à séjourner dans un lieu plus reposant, dans un air moins vif, est-ce cela ?

Il n’est pas jusqu’à sa manière de vous saisir à l’improviste et de vous asséner brusquement sa décision qui ne soit la même. Cette fois-ci, ce n’est point lui qui s’est chargé de réduire mes incertitudes en me notifiant mon départ pour Solesmes, mais c’est tout comme ! Car, enfin, il y a dans cette histoire quelque chose qui n’est pas clair. Pourquoi l’abbé Plomb a-t-il promis aux bénédictins de m’amener avec lui ? Il a certainement agi sur la demande de l’abbé Gévresin. Il n’y avait nul motif autrement pour qu’il causât de moi avec les pères. Je lui ai bien, il est vrai, parlé de mes ennuis, de mes vagues envies de retraite, de mon affection pour les monastères, mais je ne l’ai pas incité à marcher ainsi de l’avant, à précipiter aussi brusquement les choses !

Allons, me voici encore à imaginer des stratégies, à chercher midi à quatorze heures, à découvrir des intentions là où il n’y en a peut-être point. Et puis, quand même il y en aurait ! Est-ce que ce n’est pas dans mon intérêt que ces braves amis complotent ?

Je n’ai qu’à les écouter et à leur obéir ; voyons, laissons cela et revenons à notre Bestiaire, car le temps passe et je veux avoir fini ce travail avant de décamper ; et, à l’affût devant la cathédrale, il examina le portail du Sud qui renfermait la zoologie mystique et les diableries.

Mais il n’y aperçut pas les formes extravagantes qu’il rêvait. A Chartres, les vertus et les vices n’étaient pas annoncés par des animaux plus ou moins chimériques, mais bien par des figures humaines. En explorant avec soin, il dénicha, sur des piliers de la baie du milieu, des péchés incarnés en de minuscules groupes : la luxure notée par une femme qui caresse un jeune homme ; l’ivrognerie par un manant qui s’apprête à souffleter un évêque ; la discorde par un mari qui se querelle avec sa femme, tandis que gisent auprès d’eux une quenouille brisée et une bouteille vide.

En fait de bêtes infernales, tout au plus, en se décarcassant le col, discernait-il dans la baie de droite deux dragons, l’un exorcisé par un moine, l’autre bridé, avec une étole, par un saint.

En fait de bêtes divines, il distinguait dans la série des vertus des femmes qu’accotaient des animaux symboliques : la Docilité accompagnée par un boeuf ; la Chasteté, par un phénix ; la Charité, par une brebis ; la Douceur, par un agnel ; la Force, par un lion ; la Tempérance, par un chameau. Pourquoi le phénix signifie-t-il, ici, la Chasteté, car il n’est généralement pas chargé de cet emploi par les Volucraires du moyen âge ?

Et un peu dépité par l’indigence de la faune chartraine, il se consola, en inspectant le porche du Sud ; il servait de pendant à celui du Nord et répétait avec une variante le sujet du portail Royal : la glorification du Christ, mais alors dans ses fonctions de Juge suprême, et dans la personne de ses saints.

Commencé à l’époque de Philippe Auguste et aux frais du comte de Dreux et d’Alix de Bretagne, son épouse, ce porche qui n’avait été terminé que sous le règne de Philippe le Bel se divisait, ainsi que les deux autres, en trois parties : une baie médiane, racontant, sur son tympan en ogive, la scène du Jugement dernier — puis, une baie à gauche, consacrée aux martyrs enfin, une autre à droite, dédiée aux confesseurs.

La baie centrale imitait la forme d’une barque, dressée debout, la poupe en bas et la proue en l’air ; ses flancs évasés apostaient, sur leurs cloisons, six apôtres, de chaque côté, et le fond était occupé, au milieu, par une seule statue, celle du Christ.

Cette statue était, de même que celle d’Amiens, célèbre ; tous les guides vantaient la régularité de la physionomie, l’ordonnance calme des traits ; la vérité, c’est qu’elle était surtout fate et frigide, d’une beauté sans désennui ; ce qu’elle était inférieure à celle du Christ du douzième siècle, du Dieu si expressif, si vivant, assis entre les bêtes du Tétramorphe, dans le tympan de la façade Royale !

Les apôtres étaient mieux débrutis, moins mastoques peut-être que les patriarches et les prophètes installés auprès de sainte Anne, sous le porche Nord, mais leur saveur d’art était moindre. Ils étaient comme le Jésus qu’ils entouraient d’une venue honnête ; c’était de la sculpture probe, flegmatique, si l’on peut dire.

Ils tenaient, placides, les instruments de leur martyre, tels que des soldats, leur fusil, au port d’armes.

Sur la paroi de droite gîtaient saint Pierre arborant la croix sur laquelle il fut attaché, la tête en bas ; saint André, une croix latine et non les traverses en forme d’X sur lesquelles on le cloua ; puis saint Philippe, saint Thomas, saint Matthieu, saint Simon, armés tous d’un glaive, bien que saint Philippe ait été crucifié et lapidé, saintThomas percé d’un coup de lance et saint Simon scié.

Sur la paroi de gauche habitaient : saint Paul, substitué à saint Matthias, le successeur de Judas ; il exhibait une épée ; puis saint Jean, son évangile ; Jacques le Majeur, un glaive ; Jacques le Mineur, une massue de foulon ; saint Barthélemy, le coutelas avec lequel on l’écorcha et saint Jude, un livre.

Huchés sur des colonnes torses, ils pressaient sous leurs pieds restés nus, en signe d’apostolat, les bourreaux de leurs supplices. Ils avaient des cheveux longs et diffus, des barbes bifides, taillées en fourche, hormis le saint Jean imberbe, et saint Paul qui, selon la tradition, était chauve ; et ils étaient, tous, vêtus de même, drapés dans des manteaux à plis ménagés en d’adroites ondes. Seul, Jacques le Majeur se dénonçait par une pannetière semée de coquillages, pareille à celle des pèlerins qui le visitaient à Compostelle, dans l’un des grands sanctuaires édifiés en son honneur, au moyen âge.

Il était le saint vénéré de l’Espagne, mais a-t-il jamais évangélisé ces contrées, ainsi que l’attestent saint Jérôme, saint Isidore et le Bréviaire de Tolède ? d’aucuns en doutent. En tout cas, au treizième siècle, son histoire, narrée par Durand de Mende, se résumait en ceci : envoyé dans ce pays pour convertir les idolâtres, il échoua dans cette mission et regagna Jérusalem où Hérode le fit décapiter. Son cadavre fut ensuite transporté en Espagne et ses reliques y opérèrent ces conversions qu’il n’avait pu effectuer de son vivant.

D’ailleurs, songea Durtal, nous sommes singulièrement peu renseignés sur les apôtres. Presque tous n’apparaissent qu’à la cantonade dans les Évangiles et sauf quelques-uns, comme saint Pierre, saint Jean, saint Paul, dont les silhouettes parfois se déterminent, les autres flottent à l’état d’ombres, passent en quelque sorte voilés dans ce halo de lumière qu’épand autour de lui le Christ ; et, après sa mort, ils s’effûment davantage encore et leur existence n’est plus délinéée que par de vagues légendes.

Tel saint Thomas, le trésor de Dieu, ainsi que le qualifie sainte Brigitte. Où est-il né ? on l’ignore ; quelles furent les circonstances et les motifs de sa vocation ? nul ne le sait. Dans quel pays prêcha-t-il la religion nouvelle ? les discussions commencent. Les uns le signalent chez les Mèdes, chez les Parthes, chez les Perses, dans l’Éthiopie, les autres, dans l’Indostan. On le spécifie, généralement, par une équerre et une règle, car l’on assure qu’il construisit une église à Méliapour ; ce pourquoi il fut, au moyen âge, le patron des architectes et des maçons.

Selon le Bréviaire romain, il fut tué à Calamine d’un coup de lance ; selon la légende dorée, il fut trucidé à coups d’épées, dans une région mal définie et les Portugais prétendent que son corps leur appartient, à Goa, le chef-lieu de leurs possessions dans les Indes.

Au treizième siècle, ce saint était le type têtu de la méfiance. Non content de n’avoir reconnu le Christ que lorsqu’il l’eut vu et eut enfoncé ses doigts dans les plaies, il se montra, si l’on en croit nos pères, aussi incrédule lorsqu’on lui apprit l’Assomption de la Vierge et Marie dut venir et lui jeter sa ceinture, pour le convaincre.

Saint Barthélemy s’efface, encore plus obscur, dans l’ombre amoncelée des âges. Il était le mieux élevé des apôtres, dit la soeur Emmerich, car les autres, Pierre et André surtout, avaient conservé de leurs basses origines des mines sans apprêt et des dehors brusques.

S’appelle-t-il Barthélemy ? On le pense. Les synoptiques le comptent au nombre des apôtres et saint Jean l’omet ; par contre, il désigne à sa place un homme du nom de Nathanaël dont les trois autres Évangiles ne parlent point.

Y a-t-il dès lors identité entre ces deux apôtres ? cela paraît à peu près sûr et saint Bernard présume que ce Barthélemy ou ce Nathanaël était l’époux des noces de Cana.

Quelle fut son existence ? il aurait parcouru l'Arabie, la Perse, l’Abyssinie, aurait baptisé les Ibères, les peuplades du Caucase et ainsi que saint Thomas, les Indes, mais aucun document authentique ne le prouve. Suivant les uns, il aurait été décollé ; d’après les autres, il aurait été écorché vif, puis crucifié à Albane, près de la frontière de l’Arménie.

Cette dernière opinion qu’adopta le Bréviaire romain a prévalu ; aussi fut-il choisi pour patron par les bouchers qui écorchent les bêtes, par les mégissiers, les peaussiers, les cordonniers, les relieurs qui travaillent le cuir, voire même par les tailleurs, car les Primitifs le peignent excorié d’une moitié du corps et tenant sa peau sur son bras comme un habit.

Plus étrange et plus confus encore est saint Jude. Il s’appelait également Thaddée et Lebbée et était fils de Cléophas et de Marie, soeur de la Vierge ; il fut, dit-on, marié et il eut des enfants.

Les Évangiles le citent à peine, mais insistent pour qu’on ne le confonde pas avec Judas — ce qui eut lieu, du reste — et, à cause même de sa similitude de nom avec le traître, pendant le moyen âge, les chrétiens le renient et les sorciers l’implorent.

Il se tait dans les Livres Saints, ne sort de son mutisme que pour poser pendant la réunion de la Cène une question au Christ sur la prédestination et Jésus répond à côté ou pour mieux dire ne lui répond pas. Il est aussi l’auteur d’une Épitre canonique dans laquelle il semble s’être inspiré de la deuxième missive de saint Pierre et, selon saint Augustin, ce fut lui qui inséra le dogme de la Résurrection de la chair dans le Credo.

Il est associé à saint Simon, dans les légendes ; suivant le Bréviaire, il aurait évangélisé la Mésopotamie et subi avec son compagnon le martyre en Perse ; de leur côté, les Bollandistes narrent qu’il fut l’apôtre de l’Arabie et de l’Idumée, tandis que le Ménologe grec raconte qu’il fut, en Arménie, tué par les infidèles à coups de flèches.

En somme, tous ces renseignements vacillent et l’iconographie ajoute à ce désarroi, en assignant à Jude les attributs les plus divers ; tantôt, en effet, il tient une palme comme à Amiens ou un livre comme à Chartres ; tantôt, il porte une croix, une équerre, un bateau, un bâton, une hache, une scie, une hallebarde.

Enfin, malgré le déplorable renom que lui vaut son homonyme Judas, les lapidaires du moyen âge le qualifient d’homme de charité et d’ardeur et le symbolisent dans les feux d’or et de pourpre de la chrysoprase, emblème des bonnes oeuvres.

Tout cela est très peu cohérent, se dit Durtal ; ce qui me paraît bizarre aussi, c’est que ce saint, si chichement invoqué par nos pères qui ne lui dédièrent pendant longtemps aucun autel, possède deux de ses effigies à Chartres, en admettant que le Verlaine du portail Royal le représente, ce qui devient dès lors bien improbable.

Ce que je voudrais savoir maintenant, reprit-il, c’est pourquoi les historiens de la cathédrale proclament en choeur que la scène du Jugement dernier sculptée sur le tympan de la porte est la plus extraordinaire de ce genre qui soit en France ; rien n’est plus faux, car elle est très vulgaire, très inférieure, en tout cas, à beaucoup d’autres.

La partie démoniaque y est, en effet, moins tumultuaire, plus indolente, moins dense que dans les basiliques de la même époque. Sans doute, à Chartres, ces démons à mâchoires de loups et à oreilles d’ânes refoulant des évêques et des rois, des laïques et des moines vers une gueule de dragon qui crache des flammes ; ces diables à barbiches de chèvres et à bouches échancrées en croissants qui s’emparent de pécheurs épars sur les cordons des voussures sont expertement agencés, disposés autour du sujet principal, en d’habiles grappes ; mais ce vignoble satanique manque d’ampleur et ses fruits sont fades ; ces prédateurs sont trop peu féroces ; ils ont presque l’air d’être en goguette et déguisés, et les damnés sont calmes.

Il est autrement exaspéré le festival diabolique de Dijon ! Et Durtal se rappelait la Notre-Dame de cette ville, ce spécimen si étrange du gothique du treizième siècle, du style bourguignon, en France. Cette église était d’une simplicité presque enfantine ; elle haussait au-dessus de ses trois porches un mur droit creusé de deux étages d’arcatures formant galeries et surmontés de figures grotesques. A droite de la façade, se dressait une tourelle coiffée d’un bonnet pointu ; puis, à côté, sur le toit, se découpait la ferraille en claire-voie d’un jacquemart muni de trois poupées frappant les heures ; en arrière, au-dessus du transept, sortait une petite tour flanquée à sa base de quatre clochetons vitrés et c’était tout.

Ce monument minuscule, si on le compare à de grandes cathédrales, était marqué de l’étampe flamande ; il en avait le côté paysan et bonhomme, et la foi gaie ; c’était un sanctuaire sans façon, bien peuple ; l’on avait dû s’y entretenir avec la Vierge noire, encore debout sur un autel, de ses petites affaires, l’on avait dû y vivre, y prier à la bonne flanquette, ainsi que chez soi, sans gêne.

Mais il ne fallait pas se fier à l’aspect bénin et réjoui de cet édifice, car les rangées de grotesques courant au-dessus du porche et au-dessus des arcatures démentaient la sécurité joviale des alentours.

Ils étaient là, réparés, il est vrai, ou refaits, grimaçant en des lignes serrées, jaillissant de la pierre en un pêle-mêle de religieuses démentes et de moines fous, de terriens ahuris et de villageoises cocasses, de coquebins tordus par un rire nerveux et de diables hilares ; et, au milieu de cette horde de réprouvés hurlant hors des murs, surgissait, entre deux démons qui la tourmentaient, une figure réelle de femme, s’élançant de la frise, tentant de se ruer sur vous. Les yeux dilatés, hagards, les mains jointes, elle vous supplie, terrifiée, désigne le lieu saint et vous crie d’entrer ; et l’on s’arrête, interdit, devant ce visage décomposé par la peur, crispé par l’angoisse, qui se débat dans cette meute de monstres, dans ces visions irritées de larves. Farouche et charitable, à la fois, elle menace et elle implore ; et cette image d’une éternelle excommuniée, chassée du temple et reléguée à jamais sur son seuil, vous hante comme un souvenir de douleur, comme un cauchemar d’effroi.

Non, à coup sûr, il n’existe, dans la ménagerie satanique de la Beauce, aucune statue dont l’art soit aussi incisif et aussi formel. A un autre point de vue, au point de vue de l’ensemble du tableau et de l’envergure du sujet, le pèsement des âmes de Notre-Dame de Chartres est aussi très au-dessous de la psychostasie de la cathédrale de Bourges.

Je crois bien d’ailleurs que celle-là est la plus extraordinaire de toutes, se dit Durtal. Ni les scènes similaires de Reims et de Paris avec leurs troupes de pécheurs enveloppés dans une chaîne que tirent des démons, ni les épisodes analogues d’Amiens n’ont cet empan.

A Bourges, de même que dans toutes les oeuvres semblables du moyen âge, les trépassés s’échappent de leurs tombes et, au bandeau supérieur, sous un Christ que conjurent la Vierge et saint jean, saint Michel les pèse ; à sa gauche, les démons entraînent les uns et, à sa droite, les anges emmènent les autres.

La Résurrection des morts, telle que l’imagier du Berry la sculpta, est à faire hennir la bruyante pudeur des catholiques, car les figures sont nues et certaines réticences, consenties d’habitude cependant pour le corps féminin, sont omises. Hommes, femmes, soulèvent la pierre du sépulcre, enjambent le rebord des bières, bondissent, culbutent, les uns par-dessus les autres ; ceux-ci, joignant, extasiés, les mains et priant, les yeux au ciel ; ceux-là, inquiets, regardant de tous les côtés ; d’autres, braillant d’épouvante et tendant les bras ; d’autres encore, prenant des poses éplorées, se frappant la poitrine, geignant pour leur défense ; d’autres enfin, éblouis par ce passage de l’ombre à la lumière, secouant leurs membres gourds, cherchent à se mouvoir.

Le tohu-bohu de ces êtres subitement réveillés, jetés, tels que des hiboux en plein jour, tremblant de peur et de joie, dès qu’ils se reconnaissent et comprennent que l’heure du jugement est venue, est exprimé avec une autorité, une verve, une acuité d’observation qui laissent loin derrière elles les minimes remarques et le modique entrain du sculpteur de la Beauce.

Et, dans le compartiment au-dessus, le pèsement des âmes se déroule, magnifique, avec le saint Michel, aux ailes déployées, tenant une lourde balance et caressant, en souriant, un enfant qui croise les mains, tandis qu’un diable à tête de boue et à rictus de faune, armé d’une fourche, le guette, prêt à s’en emparer si l’archange le quitte ; et, derrière ce démon qui s’attarde, commence le lamentable défilé des ouailles. Ici, ce n’est plus la courtoisie infernale gardée à Chartres, les vagues égards d’un esprit du Mal poussant doucement devant lui une moniale, mais bien la brutalité dans toute son horreur, l’ignoble violence ; le côté parfois comique de ce genre de rixes n’est plus. A Bourges, les servants du Très-Bas travaillent pour de bon et cognent ; ici, un diable, au mufle de fauve, dont le ventre bedonnant est une trogne, frappe le crâne d’un malheureux qui se débat, en grinçant des dents, et lui mord les jambes avec sa queue dont l’extrémité s’ouvre en mâchoire de serpent ; là, un autre bourreau, hirsute et cornu, arrache à un damné une oreille avec un croc ; là encore, un autre monstre à la face camuse, aux tétines en pendeloques, au bas ventre occupé par un masque d’homme, aux ailes soudées à la chute des reins, empoigne à pleins bras un religieux et le précipite, la tête la première, dans un chaudron qui bout sur une gueule renversée de dragon dont deux valets de Satan attisent, avec des soufflets, les flammes.

Et, dans ce coquemar, deux figures, symboles, l’une, de la médisance, l’autre, de la luxure, une figure de moine et une figure de femme se tordent et pleurent, car d’énormes crapauds dévorent, au premier, la langue, sucent, à la seconde, le sein.

De l’autre côté du saint Michel, la scène change ; un ange souriant et joufflu charge sur les épaules d’un de ses compagnons et lutine un bambin qui brandit, joyeux, une branche ; puis, derrière lui, lentement s’avance une théorie de saints, une femme, un roi, un cénobite, conduits par saint Pierre vers un porche précédant un édicule où le vieil Abraham, assis, tend sur ses genoux un tablier plein de petites têtes qui jubilent, d’âmes sauves.

Et Durtal constatait, en se remémorant la physionomie du saint Michel et de ces anges, qu’ils étaient les frères de la sainte Anne, du saint Joseph, de l’ange du portail Royal de Reims. C’était, en effet, le même modèle étrange, le même visage jeune et vieillot, au nez en cornet et au menton pointu, plus grassouillet cependant, moins anguleux peut-être qu’à Reims.

Cet air de famille, cette ressemblance permettaient de croire que les mêmes imagiers ou que leurs élèves avaient travaillé aux sculptures des deux cathédrales et pas à Chartres où aucun type analogue n’apparaissait, alors que pourtant certaines similitudes d’autres statues du porche Nord avec quelques-uns des personnages, d’un autre genre, de la façade de Reims étaient frappantes.

Toutes les suppositions sont possibles et aucune n’a la chance d’être certifiée juste, car nous ne découvrons aucun renseignement sur les maîtrises des imagiers de ce temps, se dit Durtal qui se dirigea vers la baie latérale de gauche du porche chartrain, vouée aux martyrs.

Là, dans l’ébrasement de la porte, vivaient, côte à côte, saint Vincent d’Espagne, diacre ; saint Denys, évêque ; saint Piat, prêtre ; et saint Georges, guerrier ; victimes, tous les quatre, de la studieuse cruauté des mécréants.

Saint Vincent, dans sa longue robe, penchait sur l’épaule une tête contrite. Celui-là, pensa Durtal, il a été supplicié d’une façon toute culinaire, car si j’écoute la légende de Voragine, on lui ratissa si furieusement le corps avec des peignes acérés d’airain que ses boyaux sortirent ; puis, après ce hors-d’oeuvre de souffrances, les cuisiniers le rôtirent sur un gril, le lardèrent de clous, l’arrosèrent avec la sauce de son sang. Lui, demeurait immobile, pendant qu’il se dorait et priait. Quand il eut expiré, Dacien, son persécuteur, ordonna de transférer son cadavre dans un champ pour qu’il fût dépecé par les bêtes, mais un corbeau vint veiller auprès de lui et chassa, à coups de bec, un loup ; alors, on lui attacha une meule de moulin autour du col et on le précipita dans la mer, mais il aborda près de pieuses femmes qui l’ensevelirent.

Saint Denys, premier évêque de Paris, offert en pâture à des lions qui s’éloignèrent, puis décollé à Montmartre, avec saint Eleuthère et saint Rustique.

L’imagier ne l’avait pas représenté, tenant, ainsi que d’habitude, sa tête, mais il l’avait dressé, entier, debout, crossé et mitré ; et il n’était pas humble et dolent, tel que son voisin, le diacre d’Espagne, mais droit, impérieux, levant la main, plus peut-être pour faire une recommandation aux fidèles que pour les bénir et Durtal rêvait devant cet écrivain dont le livre, si court, occupait une place si importante dans la série des oeuvres mystiques ; celui-là, en admettant que le volume fût de lui, avait plus que tout autre et, le premier, parmi les auteurs contemplatifs, franchi les limites du ciel et rapporté quelques détails sur ce qui s’y passe, aux hommes. La question des préséances angéliques datait de lui, car il avait révélé l’organisation des milices, observé un ordre, une hiérarchie qu’imite l’humanité et que parodie l’enfer. Il avait été une sorte de courrier entre le firmament et la terre ; il avait été l’explorateur du patrimoine divin comme plus tard sainte Catherine de Gênes fut l’exploratrice des domaines du purgatoire.

Moins intéressant était Piat, prêtre de Tournai, qu’un proconsul romain décapita. Dans cette assemblée de saints célèbres, il était un peu le parent de province pauvre, le saint d’un diocèse. Il figurait là parce que la cathédrale possédait ses reliques, car ses historiens racontent que l’illation de ses restes à Chartres eut lieu au neuvième siècle. Saint Georges l’accotait, vêtu en chevalier du temps de saint Louis, tête nue, bardé de fer, armé d’une lance et d’un bouclier, en sentinelle sur un socle où était décrite la torture de la roue qu’il endura.

Cette statue avait pour pendant de l’autre côté de la porte Théodore d’Héraclée, habillé d’une cotte de maille et d’un surcot et muni, lui aussi, d’un écu et d’une lance.

Près de ce saint que l’on fit cuire jadis, dans la ville d’Amasée, à petit feu, siégeaient saint Étienne, saint Clément et saint Laurent.

Et le tympan développait, au-dessus de la double haie de ces martyrs, l’histoire de saint Étienne disputant contre les docteurs et lapidé par les juifs ; et, partout, sur des piliers carrés, sous la voùte du porche, des pierres s’excisaient en des figurines tourmentées de justes : saint Léger, saint Laurent, saint Thomas de Cantorbéry, saint Bacche, saint Quentin, d’autres encore ; et c’était un défilé de bienheureux qu’on éborgnait, qu’on calcinait, qu’on tailladait, qu’on fouettait à tour de bras, qu’on étêtait ; mais le tout était dans un pitoyable état. En les ébranchant encore de plusieurs membres, le vent et la rage des sans-culottes avaient complété le supplice de ces saints.

La baie de droite, consacrée aux confesseurs, s’ouvrait en une cosse immense debout, alignant sur sa paroi écartée de gauche, saint Nicolas, archevêque de Myre, haussant une main gantée, foulant aux pieds le cruel hôtelier qui occit les enfants dont la mort devint le sujet de tant de complaintes ; puis saint Ambroise, docteur de l’Église, archevêque de Milan, coiffé d’une mitre singulière, en forme d’éteignoir ; saint Léon, pape, le vainqueur d’Attila, enfin saint Laumer, l’une des gloires du pays de Chartres.

Celui-là était un peu, ainsi que le saint Piat de la baie de gauche, un inconnu fourvoyé dans les rangs illustres de ces saints. Très vénéré autrefois dans la Beauce, il avait mené, de son vivant, une existence qui pouvait se condenser en trois lignes : après avoir gardé, pendant son enfance, les troupeaux, il avait été cellérier de la cathédrale, anachorète et enfin moine et abbé du monastère de Corbion, dans les forêts de l’Orne.

La paroi évasée de droite logeait saint Martin, évêque de Tours, saint Jérôme, docteur de l’Église, saint Grégoire, pape et docteur, et saint Avit.

Ce qui est curieux, pensa Durtal, c’est le parallélisme de cette porte. D’un côté, à droite, saint Nicolas, le grand thaumaturge de l’Orient ; de l’autre, à gauche, saint Martin, le grand thaumaturge de l’Occident.

Puis, en pendant, deux docteurs de l’Église, saint Ambroise et saint Jérôme ; le premier, souvent redondant et enflé dans une prose médiocre, mais ingénieux et charmant dans ses hymnes ; le second, ayant vraiment, dans la Vulgate, créé la langue de l’Église, aéré, désinfecté ce latin du paganisme qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux boue et de rose ; en vis-à-vis encore, deux papes, saint Léon et saint Grégoire, puis deux abbés de cloîtres, saint Laumer et saint Avit qui avait été, lui aussi, supérieur d’une abbaye fondée dans les bois du Perche.

Ces deux statues avaient été ajoutées, après coup, car elles décelaient, par leur tournure et par leur costume, une époque plus tardive que le treizième siècle ; mais alors, avaient-elles été substituées à d’autres qui portraituraient les mêmes moines ou différents saints ?

Et le tympan exprimait, à son tour, l’idée de parallélisme voulu par le maître de l’oeuvre. Lui aussi était dédié aux deux thaumaturges, à la réplique miraculeuse du Nord au Midi ; il relatait les épisodes de la vie de saint Nicolas et de saint Martin ; saint Nicolas dotant les filles d’un gentilhomme qui s’apprêtait, mourant de faim, à les trafiquer, puis le sépulcre de cet archevêque sécrétant une huile souveraine pour guérir les maladies ; saint Martin offrant la moitié de son manteau à un indigent et voyant ensuite le Christ revêtu de ce manteau.

Le reste du porche était aisément négligeable ; l’on retrouvait, dans les voussures et sur les piliers des baies, la troupe des confesseurs, les neuf choeurs des anges, la parabole des vierges sages et des vierges folles, le double des vingt-quatre vieillards du portail Royal, les prophètes de l’Ancien Testament, les vertus et les vices, les vierges chrétiennes, de petites statuettes d’apôtres, le tout plus ou moins endommagé, plus ou moins visible.

Avec ses sept cent quatre-vingt trois statues et figurines, ce portail du Midi, cité par les guides comme le plus attrayant de tous, était, au contraire, le moins attirant des trois, pour les artistes, car si l’on exceptait les glorieuses effigies de saint Théodore et de saint Georges, les panégyriques de ses autres habitants étaient ternes, très inférieurs, au point de vue de l’art, aux sculptures de la façade du douzième siècle et même du portique du Nord, ce mémorial des deux livres, dont la statuaire était plus barbare mais moins docile et moins froide.

Et Durtal reprenait : l’ensemble extérieur de la cathédrale de Chartres peut se résumer en trois mots : Latrie, hyperdulie, dulie. Latrie, culte de Notre-Seigneur, au porche Royal ; hyperdulie, culte de la Sainte Vierge au porche du Septentrion ; dulie, culte des saints, au porche du Sud.

Car, en somme, bien que le Rédempteur soit magnifié sur ce portail du Sud, en sa qualité de Juge suprême, il semble céder quand même un peu sa place aux saints ; et, cela se comprend, puisqu’il est là, quasiment en double emploi, et que son véritable palais, son véritable trône est dans le tympan triomphal du portique d’honneur, du portail Royal.

Et avant de s’éloigner de cette façade, jetant un dernier coup d’oeil sur ces haies d’élus, Durtal s’arrétait devant saint Clément et saint Grégoire.

Saint Clément dont la mort extraordinaire fait presque oublier une vie tout entière adonnée à herser les âmes ; et Durtal se rappelait le récit de Voragine. Après avoir été exilé, sous le règne de Trajan, en Chersonèse, Clément est jeté, avec une ancre au cou, dans la mer, tandis que l’assemblée des chrétiens agenouillés sur le rivage demande au ciel de conserver son corps ; et la mer recule de trois milles, et les fidèles gagnent à pied sec une chapelle que les anges viennent d’édifier sous les vagues et dans laquelle le cadavre du saint repose, sur un tombeau ; et, durant plusieurs siècles, la mer se retire ainsi, pendant une semaine, chaque année, afin de permettre aux pèlerins de visiter ses reliques.

Saint Grégoire, le premier moine bénédictin nommé pape, le maître de la liturgie, le créateur du plain-chant. Il fut, à la fois, éperdu de justice, fou de charité, passionné d’art, cet admirable pape, à l’esprit si compréhensif, si large, qu’il considérait ainsi qu’une tentation démoniaque le désir que les cagots, que les pharisiens de son temps, manifestaient de ne point lire la littérature profane, parce que, disait-il, celle-là nous aide à comprendre l’autre.

Sacré, contre son gré, pontife, il traîne une vie torturée par l’angoisse, pleure le repos quitté du cloître et n’en lutte pas moins avec une incroyable énergie contre les assauts des Barbares, les hérésies de l’Afrique, les intrigues de Byzance, la simonie des siens.

Il surgit au fond des âges, dans un sabbat de schismes qui vocifèrent et on l’aperçoit aussi, au milieu de ces tourmentes, abritant contre la rapacité des riches les pauvres qu’il nourrit de sa main et dont il baise les pieds chaque jour ; et, dans cette existence surmenée, sans un moment de détente, sans une minute de trêve, il parvient à restaurer la discipline monastique, à semer partout où il le peut le germe bénédictin, à sauver le monde qui s’égare par la vigie des cloîtres.

S’il ne fut pas martyrisé comme saint Clément, il mourut cependant pour le Christ d’épuisement et de fatigue, ayant vécu dans la continuelle souffrance d’un corps miné par les maladies, débilité par les macérations volontaires et par les jeûnes.

C’est sans doute pour cela que la face de sa statue est si pensive et si triste, se dit Durtal ; et pourtant, elle écoute la colombe, symbole de l’inspiration, qui lui chuchote à l’oreille, lui dicte, d’après une ancienne légende, les mélodies de l’antiphone, et lui souffle certainement aussi ses dialogues, ses homélies, ses commentaires sur le livre de Job, son pastoral, toutes ses oeuvres dont le retentissement fut immense au moyen âge.

Et, en retournant vers son logis, Durtal, songeant encore au défilé de ces justes, se fit tout à coup cette réflexion : il manque à Chartres le portrait d’un saint dont l’assistance fut jadis plus que celle de tout autre enviée, saint Christophe qui se tenait d’habitude à l’entrée des cathédrales, juché seul, en un lieu à part.

Tel il saillait naguère à l’entrée de Notre-Dame de Paris et tel il s’exhibe encore, en un coin de la façade principale d’Amiens ; mais presque partout, les iconoclastes l’ont détruit et l’on peut compter les églises où maintenant la statue du Porte-Christ se montre. Elle séjourna sûrement à Chartres, oui, mais dans quel endroit ? les monographes de la basilique n’en parlent point.

Et, en cheminant, il se plaisait à penser à ce saint dont la popularité s’explique, car nos pères croyaient qu’il suffisait de regarder son image sculptée ou peinte pour être protégé, pendant toute la journée, de catastrophes, surtout de la malemort.

Aussi, émergeait-il, en dehors, bien en évidence, en bonne place, énorme, de façon à pouvoir être aperçu, même de loin, par les passants. D’autres fois, son portrait s’étendait, gigantesque, dans l’intérieur de l’église. Ainsi le voit-on au Dom d’Erfurt, dans une fresque du quinzième siècle, trop réparée. Cette figure monstrueuse, haute de cinq étages, va des dalles du sanctuaire aux voûtes. Christophe a une barbe qui coule à torrents et des jambes aussi grosses que des piliers de nef. Il porte, adorant et courbé, sur ses épaules, un enfant à tête ronde qui bénit, en souriant, avec une mine enfarinée de pierrot, les visiteurs. Et lui, patauge, pieds nus, dans un étang plein de petits roseaux, de diablotins, de poissons cornus, de fleurettes étranges, le tout minuscule pour mieux exagérer encore la statue colossale du saint.

Ce pauvre ami, ruminait Durtal, il fut vénéré par le peuple, mais un peu tenu à l’écart par l’Église, car il est, avec saint Georges et quelques autres martyrs, de ceux dont la biographie suggère bien des doutes...

Saint Christophe fut invoqué, pendant le moyen âge, pour la guérison des enfants langoureux et aussi contre la cécité et la peste.

Au reste, les saints ne furent-ils pas les vrais thérapeutes de ces temps ? Toutes les maladies que les médecins, que les mires, ne pouvaient soulager, leur étaient confiées ; d’aucuns même étaient réputés tels que des spécialistes et les maux qu’ils traitaient étaient désignés par leurs noms. La goutte s’appelait mal de saint Maur ; la lèpre mal de saint Job ; le cancer mal de saint Gilles ; la chorée mal de saint Guy ; le rhume mal de saint Aventin ; le flux de sang mal de saint Fiacre ; et j’en oublie.

D’autres sont encore demeurés célèbres pour la délivrance de certaines affections dont la cure leur était dévolue. Sainte Geneviève pour le mal des Ardents et les ophthalmies ; sainte Catherine d’Alexandrie pour les migraines ; sainte Reine pour les maladies secrètes ; saint Barthélemy pour les convulsions ; saint Firmin pour les crampes ; saint Benoît pour les érésypèles et pour la pierre ; saint Loup pour les douleurs d’entrailles ; saint Hubert pour la rage ; sainte Apolline dont une statue existe dans la chapelle de l’hôpital Saint-Jean, à Bruges, ornée, en guise d’ex-voto, de chapelets de molaires et de chicots de cire, pour les névralgies faciales et les maux de dents ; et combien d’autres !

Étant donné, conclut Durtal, qu’à l’heure actuelle la médecine est devenue plus que jamais un leurre, je ne vois pas pourquoi l’on n’en reviendrait point aux spécifiques des oraisons, aux panacées mystiques d’antan.

Si les saints intercesseurs se refusent, en certains cas, à nous guérir, ils n’aggraveront pas au moins notre état, en se trompant de diagnostic et en nous faisant ingérer de périlleux remèdes ; et, d’ailleurs, quand bien même les praticiens de notre temps ne seraient pas ignares, à quoi cela servirait-il, puisque les médicaments qu’ils pourraient utilement prescrire sont frelatés ?




XVI

LE jour était venu de boucler sa valise et de prendre, en compagnie de l’abbé Plomb, le train.

Durtal s’énerva dans l’attente des heures ; ne tenant plus en place, il sortit pour tuer le temps, mais la pluie qui commençait à tomber le rabattit dans la cathédrale.

Il s’installa, après avoir visité la Madone du Pilier, au fond de la nef, dans un camp de chaises vides et il songea :

Avant de rompre par un voyage le monotone traintrain de ma vie à Chartres, ne serait-il pas utile de m’asseoir, ne fût-ce que pendant une minute, en moi-même, et de recenser les acquisitions que j’ai faites avant et depuis mon arrivée dans cette ville ?

Celles de mon âme ? hélas ! elles sont moins des acquisitions que des échanges ; j’ai simplement troqué mes indolences contre des sécheresses et les résultats de cette brocante, je ne les connais que trop ; à quoi bon les énumérer encore ? Celles de mon esprit ? elles me semblent moins affligeantes et plus sûres et je puis en établir un rapide inventaire disposé en trois colonnes : passé, présent et avenir.

Passé. — Alors que je n’y pensais guère, à Paris, Dieu m’a subitement saisi et il m’a ramené vers l’Église, en utilisant pour me capter mon amour de l’art, de la mystique, de la liturgie, du plain-chant.

Seulement, durant le travail de cette conversion, je n’ai pu étudier la mystique que dans des livres. Je ne la possédais donc qu’en théorie et nullement en pratique ; d’autre part, je n’ai écouté à Paris qu’une musique plane, affadie, délayée dans des gosiers de femmes ou complètement défigurée par des maîtrises : je n’ai assisté dans la majeure partie des églises qu’à des déteintes de cérémonies, qu’à des décomptes d’offices.

Telle était la situation lorsque je suis parti pour la Trappe ; en cet ascétère, je vis alors non plus simplement la mystique, racontée, écrite, formulée en un corps de doctrine, mais bien encore la mystique expérimentale, mise en action, vécue naïvement par des moines. Je pus me certifier que la science de la perfection de l’âme n’était pas un leurre, que les assertions de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix étaient exactes et il me fut également permis dans ce cloître de me familiariser avec les délices d’un rite authentique et d’un réel plain-chant.

Présent. — A Chartres, je suis passé à de nouveaux exercices, j’ai suivi d’autres pistes. Hanté par l’inégalable splendeur de cette cathédrale, j’ai, sous l’impulsion d’un vicaire très intelligent et très instruit, abordé la symbolique religieuse, commenté cette grande science du moyen âge qui constitue un dialecte spécial de l’Église, qui divulgue par des images, par des signes, ce que la liturgie exprime par des mots.

Pour être plus juste, il conviendrait plutôt de dire, de cette partie de la liturgie qui s’occupe plus spécialement des prières, car l’autre, qui a trait aux formes et aux ordonnances du culte, appartient au symbolisme surtout, car c’est lui qui en est l’âme ; la vérité est que la démarcation des deux sciences n’est pas toujours facile à tracer tant parfois elles se greffent l’une sur l’autre, s’inspirent mutuellement, s’entremêlent, finissent presque par se confondre.

Avenir. — En me rendant à Solesmes, j’achèverai mon éducation, je verrai et j’entendrai l’expression la plus parfaite de cette liturgie et de ce chant grégorien dont le petit monastère de Notre-Dame de l’Atre n’a pu, à cause même du nombre restreint de ses officiants et de ses voix, que me donner une réduction, très fidèle, il est vrai, mais enfin une réduction.

En y joignant mes études personnelles sur la peinture religieuse, enlevée des sanctuaires et maintenant réunie dans des musées ; en y ajoutant mes remarques sur les diverses cathédrales que j’explorai, j’aurai ainsi parcouru tout le cycle du domaine mystique, extrait l’essence du moyen âge, réuni en une sorte de gerbe ces tiges séparées, éparses depuis tant de siècles, observé plus à fond l’une d’elles, la symbolique, dont certaines parties sont, à force de les avoir négligées, presque perdues.

La Symbolique ! elle a été l’attrait décidé de ma vie à Chartres ; elle m’a allégé et consolé lorsque je souffrais de me sentir l’âme si importune et si basse. Et il tenta de se la remémorer, de l’embrasser en son ensemble.

Elle jaillissait comme un arbre touffu, dont la racine plongeait dans le sol même de la Bible ; elle y puisait en effet sa substance et en tirait son suc ; le tronc était la symbolique des Écritures, la préfiguration des Évangiles par l’Ancien Testament ; les branches : les allégories de l’architecture, des couleurs, des gemmes, de la flore, de la faune, les hiéroglyphes des nombres, les emblèmes des objets et des vêtements de l’Église ; un petit rameau déterminait les odeurs liturgiques et une brindille, desséchée dès sa naissance et quasi morte, la danse.

Car la danse religieuse a existé, reprit Durtal ; elle a été, dans l’antiquité, l’offrande de l’adoration, la dîme des liesses ; David sautant devant l’arche en est une preuve.

Dans les premiers temps du christianisme, les fidèles et les prêtres se trémoussent pour honorer le Seigneur, croient, en clunagitant, imiter l’allégresse des bienheureux, la joie de ces anges que saint Basile nous montre exécutant des pas dans les redoutes parées du ciel.

L’on en arrive bientôt, ainsi qu’à Tolède, à tolérer des messes dites Mussarabes pendant lesquelles les ouailles gambadent en pleine cathédrale ; mais ces cabrioles ne tardent pas à exclure le caractère pieux qu’on veut bien leur prêter ; elles deviennent un piment pour le ragoût des sens et plusieurs conciles les interdisent.

Au dix-septième siècle, les ballets dévots survivent cependant dans certaines provinces ; on les découvre à Limoges où le curé de Saint-Léonard et ses paroissiens pirouettent dans le choeur de l’église. Au dix-huitième siècle, l’on discerne leurs traces dans le Roussillon. A l’heure actuelle, la danse liturgique persiste encore, mais c’est en Espagne surtout que la tradition de ces fariboles s’est conservée.

Il n’y a pas très longtemps, lors de la fête du Corpus Christi, à Compostelle, la procession était précédée dans les rues par un individu de haute taille qui se démenait en portant un autre homme sur ses épaules. Actuellement encore, à Séville, le jour de la fête du Saint-Sacrement, des enfants de choeur se dandinent en une sorte de valse lente et chantent des cantiques devant le maître autel de le cathédrale. Dans d’autres villes, aux fêtes de la Vierge, l’on déroule une sarabande autour de sa statue, l’on entre-choque des bâtons, l’on joue des castagnettes et pour clore la cérémonie, les assistants font, en guise d’amen, crépiter des pétards.

Mais tout cela est médiocrement intéressant et je me demande, en tout cas, quels sens peuvent bien être attribués à des entrechats et à des ronds de jambes ? je m’imagine difficilement que des farandoles et des boléros puissent feindre des prières ; je me persuade mal que l’on récite des actions de grâces en pilant du poivre avec ses pieds et en virant une illusoire manivelle de moulin à café avec ses bras.

La vérité est que le symbolisme de la danse est ignoré, qu’aucune règle ne nous est parvenue des acceptions que les anciens lui assignèrent. Au fond, la danse liturgique est une joie grossière des gens du Midi. Bornons-nous donc à la citer pour mémoire, et voilà tout.

Quelle a été maintenant, au point de vue pratique, l’influence du symbolisme sur les âmes ?

Et Durtal se répondit : le moyen âge qui savait que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut que par ce qu’il recouvre d’invisible, le moyen âge qui n’était pas, par conséquent, dupe, comme nous le sommes, des apparences, étudia de très près cette science et fit d’elle la pourvoyeuse et la servante de la mystique.

Convaincu que le seul but qu’il importait à l’homme de poursuivre, que la seule fin qu’il lui était nécessaire, ici-bas, d’atteindre, c’était d’entrer en relations directes avec le ciel et de devancer la mort, en se versant, en se fondant autant que possible en Dieu, il entraîna les âmes, les soumit à un régime tempéré de cloîtres, les émonda de leurs préoccupations terrestres, de leurs visées charnelles, les orienta toujours vers les mêmes pensées de renoncement et de pénitence, vers les mêmes idées de justice et d’amour, et, pour les contenir, pour les préserver d’elles-mêmes, il les cerna d’une barrière, mit autour d’elles Dieu en permanence, sous tous les aspects, sous toutes les formes.

Jésus surgit de partout, s’attesta dans la faune, dans la flore, dans les contours des monuments, dans les parures, dans les teintes ; de quelque côté qu’il se tourna, l’homme le vit.

Et il vit aussi, de même qu’en un miroir qui la reflétait, sa propre âme ; il put reconnaître, dans certaines plantes, les qualités qu’il devait acquérir, les vices contre lesquels il lui fallait se défendre.

Puis il eut encore devant les yeux d’autres exemples, car les symbolistes ne se bornèrent point à convertir en des cours de catéchisme des traités de botanique, de minéralogie, d’histoire naturelle, d’autres sciences ; quelques-uns, au nombre desquels saint Méliton, finirent par appliquer leur procédé d’interprétation à tout ce qu’ils rencontrèrent ; une cithare se mua pour eux en la poitrine des hommes dévots ; les membres du corps humain se métamorphosèrent en des emblèmes ; ainsi, la tête signifia le Christ ; les cheveux, les saints ; le nez, la discrétion ; les narines, l’esprit de foi ; l’oeil, la contemplation ; la bouche, la tentation ; la salive, la suavité de la vie intérieure ; les oreilles, l’obéissance ; les bras, l’amour de Jésus ; les mains, les oeuvres ; les ongles, la perfection des vertus ; les genoux, le sacrement de pénitence ; les jambes, les apôtres ; les épaules, le joug du Fils ; les mamelles, la doctrine évangélique ; le ventre, l’avarice ; les entrailles, les préceptes mystérieux de Notre-Seigneur ; le buste et les reins, les pensées de luxure ; les os, l’endurcissement ; la moelle, la componction ; les cartilages, les membres infirmes de l’Antéchrist ... ; et ces écrivains étendirent leur mode d’exégèse aux objets les plus usuels, aux outils, aux instruments même qui se trouvaient à la portée de tous.

Ce fut une succession ininterrompue de leçons pieuses. Yves de Chartres nous l’affirme, les prêtres enseignaient la symbolique au peuple et il résulte également des recherches de dom Pitra, qu’au moyen âge, l’oeuvre de saint Méliton était populaire et connue de tous. Le paysan savait donc que sa charrue était l’image de la croix, que les sillons qu’elle traçait étaient les coeurs labourés des saints ; il n’ignorait pas que les gerbes étaient les fruits de la contrition ; la farine, la multitude des fidèles ; la grange, le royaume des cieux ; et il en était de même pour bien des métiers ; bref, cette méthode des analogies fut pour chacun une constante invite à se mieux observer et à mieux prier.

Ainsi maniée, la symbolique servit de garde-frein pour enrayer la marche en avant du péché et de levier pour soulever les âmes et les aider à franchir les étapes de la vie mystique.

Sans doute, cette science, traduite dans tant de langues, ne fut accessible que dans ses principales lignes aux masses et parfois quand elle se tréfila dans des esprits chantournés tels que celui du bon Durand de Mende, elle eut l’air d’être décousue, pleine de volte-faces d’acceptions et d’aléas de sens. Il semble alors que le symboliste se complaise à découper avec de petits ciseaux à broder un cil ; mais, en dépit de ces exagérations qu’elle tolérait, en souriant, l’Église n’en réussit pas moins, par cette tactique de l’insistance, à sauver les âmes, à pratiquer en grand la culture des saints.

Puis vint la Renaissance et la symbolique sombra en même temps que l’architecture religieuse.

Plus heureuse que ses vassales, la mystique, proprement dite, a survécu à cette époque de joyeux opprobres, car l’on peut assurer que si elle a franchi cette période sans rien produire, elle a ensuite épanoui dans l’Espagne ses plus magnifiques touffes avec saint Jean de la Croix et sainte Térèse.

Depuis lors, la mystique doctrinale paraît tarie ; mais il n’en est pas de même de la mystique expérimentale qui continue à s’acclimater, à se développer dans les cloîtres.

Quant à la liturgie et au plain-chant, ils ont passé par les phases les plus diverses. Après s’être éparpillée et décomposée dans les bréviaires les plus variés des provinces, la liturgie a été ramenée à l’unité romaine, par les efforts de dom Guéranger, et l’on peut espérer que les bénédictins finiront aussi par rappeler toutes les églises à la pleine observance du vrai plain-chant.

Celle-ci surtout, soupira Durtal. Il la regardait sa cathédrale, l’aimait davantage encore, maintenant qu’il devait pour quelques jours s’éloigner d’elle ; il essayait, pour mieux garder son souvenir en lui, de la récapituler, de la condenser, et il se disait :

Elle est un résumé du ciel et de la terre ; du ciel dont elle nous montre la phalange serrée des habitants, prophètes, patriarches, anges et saints éclairant avec leurs corps diaphanes l’intérieur de l’église, chantant la gloire de la Mère et du Fils ; de la terre, car elle prêche la montée de l’âme, l’ascension de l’homme ; elle indique nettement, en effet, aux chrétiens, l’itinéraire de la vie parfaite. Ils doivent, pour comprendre le symbole, entrer dans le portail Royal, franchir la nef, le transept, le choeur, les trois degrés successifs de l’ascèse, gagner le haut de la croix, là où repose, ceinte d’une couronne par les chapelles et l’abside, la tête et le col penchés du Christ que simulent l’autel et l’axe infléchi du choeur.

Et ils sont alors arrivés à la voie unitive, tout près de la Vierge qui ne gémit plus, ainsi que dans la scène douloureuse du Calvaire, au pied de l’arbre, mais qui se tient, voilée sous l’apparence de la sacristie, à côté du visage de son Fils, se rapprochant de lui pour le mieux consoler, pour le mieux voir.

Et cette allégorie de la vie mystique, décelée par l’intérieur de la cathédrale, se complète au dehors par l’aspect suppliant de l’édifice. Affolée par la joie de l’union, l’âme, désespérée de vivre, n’aspire plus qu’à s’évader pour toujours de la géhenne de sa chair ; aussi adjure-t-elle l’Époux, avec les bras levés de ses tours, d’avoir pitié d’elle, de venir la chercher, de la prendre par les mains jointes de ses clochers pour l’arracher de terre et l’emmener avec lui, au ciel.

Elle est enfin, cette basilique, la plus magnifique expression de l’art que le moyen âge nous ait léguée. Sa façade n’a ni l’effrayante majesté de la façade ajourée de Reims, ni la lenteur, ni la tristesse de Notre-Dame de Paris, ni la grâce géante d’Amiens, ni la massive solennité de Bourges ; mais elle révèle une imposante simplicité, une sveltesse, un élan, qu’aucune autre cathédrale ne peut atteindre.

Seule, la nef d’Amiens se lamine, s’écharne, s’effile, se filise, fuse aussi ardemment que la sienne, du sol ; mais le vaisseau d’Amiens est clair et morne et celui de Chartres est mystérieux et intime et il est, de tous, celui qui évoque le mieux l’idée d’un corps délicat de sainte, émaciée par les prières, rendue par les jeûnes presque lucide. Puis ses verrières sont sans pareilles, supérieures même à celles de Bourges dont le sanctuaire est cependant fleuri de somptueux bouquets de Déicoles ! Enfin, sa sculpture du porche Royal est la plus belle, la plus extraterrestre qui ait jamais été façonnée par la main de l’homme.

Elle est encore presque unique, car elle n’a rien de l’aspect douloureux et menaçant de ses grandes soeurs. C’est à peine si quelques démons grimaçent aux aguets sur ses portails, pour tourmenter les âmes ; la liste de ses châtiments est courte ; elle se borne à énumérer en quelques statuettes la variété des peines ; au dedans, la Vierge reste surtout la Vierge de Bethléem, la jeune mère, et Jésus est toujours un peu Enfant avec Elle et Il lui obéit lorsqu’Elle l’implore.

Elle avère, du reste, l’ampleur de sa patience, de sa charité, par le symbole de la longueur de sa crypte et de la largeur de sa nef qui surpassent celles des autres basiliques.

Elle est, en somme, la cathédrale mystique, par excellence, celle où la Madone accueille avec le plus de mansuétude les pécheurs.

Voyons, fit Durtal, en consultant sa montre, l’abbé Gévresin doit avoir terminé son déjeuner ; c’est le moment de lui faire mes adieux, avant que de rejoindre l’abbé Plomb à la gare.

Il traversa la cour de l’évêché et sonna chez le prêtre.

— Vous voici sur votre départ, dit Mme Bavoil qui ouvrit la porte et le conduisit près de son maître.

— Mais oui...

— Je vous envie, soupira l’abbé, car vous allez assister à de merveilleux offices et entendre d’admirables chants.

— Je l’espère ; si seulement, cela pouvait me coordonner et me permettre de me retrouver chez moi, dans mon âme et non plus dans je ne sais quel logis ouvert à tous les vents.

— Elle manque de serrures et de loquets, votre âme, fit Mme Bavoil, en riant.

— Elle est un lieu public où toutes les distractions s’accostent et jasent ; je suis constamment sorti et quand je veux rentrer chez moi, la place est prise.

— Dame, ça se conçoit ; vous n’ignorez pas le proverbe : qui va à la chasse, perd sa place.

— C’est très joli à dire, mais...

— Mais, notre ami, le Seigneur a prévu le cas, lorsque à propos de ces diversions qui voltigent dans l’esprit comme des mouches, il a répondu aux plaintes de Jeanne de Matel désolée par ces noises d’imiter le chasseur dont le carnier n’est jamais vide parce qu’à défaut d’une grosse proie, il s’empare, en chemin, de la petite qu’il rencontre.

— Encore faudrait-il en rencontrer une !

— Vivez en paix, là-bas, dit l’abbé ; ne vous occupez pas d’examiner si, oui ou non, votre domaine est clos et écoutez ce conseil. Vous avez coutume, n’est-ce pas, de débiter des oraisons que vous savez par coeur ; et c’est surtout pendant ce temps que les évagations se produisent ; eh bien, laissez de côté ces oraisons et suivez très régulièrement, dans la chapelle du cloître, les prières des offices. Vous les connaissez moins, vous serez obligé, ne fût-ce que pour les bien comprendre, de les lire avec soin ; vous aurez donc moins de chance de vous désunir.

— Sans doute, répliqua Durtal, mais quand l’on n’a pas dévidé les prières que l’on a pris l’habitude de réciter, il semble que l’on n’a pas prié. Je conviens que ce que j’avance est absurde, mais il n’est point de fidèle qui ne la perçoive, cette impression, lorsqu’on lui change le texte de ses patenôtres.

L’abbé sourit.

— Les vraies exorations, reprit-il, sont celles de la liturgie, celles que Dieu nous a enseignées, lui-même, les seules qui se servent d’une langue digne de lui, de sa propre langue. Elles sont complètes et elles sont souveraines, car tous nos désirs, tous nos regrets, toutes nos plaintes sont fixés dans les psaumes. Le prophète a tout prévu et tout dit ; laissez-le donc parler pour vous et vous prêter ainsi, par son intermédiaire auprès de Dieu, son assistance.

Quant aux suppliques que vous pouvez éprouver le besoin d’adresser à Dieu, en dehors des heures réservées à leur usage, faites-les courtes. Imitez les solitaires de l’Égypte, les Pères du désert, qui étaient des maîtres en l’art d’orer. Voici ce que déclare à Cassien le vieil Isaac : priez peu à la fois et souvent, de peur que si vos oraisons ne sont longues, l’Ennemi ne vienne à les troubler. Conformez-vous à ces deux règles, elles vous sauveront des émeutes intimes. Allez donc en paix et n’hésitez pas d’ailleurs, si quelque embarras vous survient, à consulter l’abbé Plomb.

— Hé, notre ami, s’exclama en riant Mme Bavoil, vous pourriez encore enrayer vos dissipations, en usant du moyen qu’employait l’abbesse sainte Aure, pour psalmodier le psautier ; elle s’asseyait dans une chaire dont le dos était percé de cent longs clous et quand elle se sentait s’évaporer, elle s’appuyait fortement les épaules sur leurs pointes ; rien de tel, je vous en réponds, pour rallier les gens et ranimer l’attention qui s’endort...

— Merci bien...

— Autre chose, reprit-elle, cessant de rire, vous devriez différer votre départ de quelques jours, car après-demain se célèbre une fête en l’honneur de la Vierge ; l’on attend des pèlerinages de Paris et l’on portera en procession dans les rues la châsse qui contient le voile de notre Mère.

— Ah ! s’écria Durtal, je n’aime guère les dévotions en commun ; quand Notre-Dame tient ses assises solennelles, je m’absente et j’attends pour la visiter qu’Elle soit seule. Les multitudes bramant des cantiques, avec des yeux qui rampent ou cherchent des épingles à terre sous prétexte d’onction, m’excèdent. Je suis pour les reines délaissées, pour les églises désertes, pour les chapelles noires. Je suis de l’avis de saint Jean de la Croix qui avoue ne pas aimer les pèlerinages de foules, parce que l’on en revient encore plus distrait qu’on n’y est allé.

Non, ce qu’il me coûte un peu de quitter, en m’éloignant de Chartres, c’est justement ce silence, cette solitude de la cathédrale, ces entretiens dans la nuit de la crypte et le crépuscule de la nef avec la Vierge. Ah ! c’est ici seulement qu’on est auprès d’Elle et qu’on la voit !

Au fait, reprit-il après un moment de réflexion, on la voit, dans le sens exact du mot, ou, du moins, l’on peut s’imaginer la voir. S’il est un endroit où je me représente son visage, son attitude, son portrait, en un mot, c’est à Chartres.

— Comment cela ?

— Mais, monsieur l’abbé, nous ne possédons, en somme, aucun renseignement sérieux sur la physionomie, sur l’allure de notre Mère. Ses traits demeurent donc incertains, exprès j’en suis sûr, afin que chacun puisse la contempler sous l’aspect qui lui plaît le mieux, l’incarner dans l’idéal qu’il rêve.

Tenez, saint Épiphane ; il nous la décrit grande, les yeux olivâtres, les sourcils arqués, très noirs, le nez aquilin, la bouche rose et la peau dorée, c’est une vision d’homme de l’Orient.

Prenez, d’autre part, Marie d’Agréda. Pour elle, la Vierge est élancée, a les cheveux et les sourcils noirs, les yeux tirant sur le vert obscur, le nez droit, les lèvres vermeilles, et le teint brun. Vous reconnaissez là l’idéal de grâce espagnole que concevait cette abbesse.

Consultez enfin la soeur Emmerich. Suivant elle, Marie est blonde, a de grands yeux, le nez assez long, le menton un peu pointu, le teint clair et sa taille n’est pas très élevée. Ici, nous avons affaire à une Allemande que ne contente point la beauté brune.

Et l’une et l’autre de ces deux femmes sont des voyantes auxquelles la Madone est apparue, empruntant justement la seule forme qui pouvait les séduire, de même qu’Elle se montra, sous un modèle de joliesse fade, le seul qu’elles pouvaient comprendre, à Mélanie de la Salette et à Bernadette de Lourdes.

Eh bien, moi, qui ne suis point un visionnaire et qui dois avoir recours à mon imagination pour me la figurer, il me semble que je l’aperçois dans les contours, dans l’expression même de la cathédrale ; les traits sont un peu brouillés dans le pâle éblouissement de la grande rose qui flamboie derrière sa tète, telle qu’un nimbe. Elle sourit et ses yeux, tout en lumière, ont l’incomparable éclat de ces clairs saphirs qui éclairent l’entrée de la nef. Son corps fluide s’effuse en une robe candide de flammes, rayée de cannelures, côtelée, ainsi que la jupe de la fausse Berthe. Son visage a une blancheur qui se nacre et la chevelure, comme tissée par un rouet de soleil, vole en des fils d’or ; Elle est l’épouse du Cantique : Pulchra ut luna, electa ut sol. La basilique où Elle réside et qui se confond avec Elle s’illumine de ses grâces ; les gemmes des verrières chantent ses vertus ; les colonnes minces et frêles qui s’élancent d’un jet, des dalles jusques aux combles, décèlent ses aspirations et ses désirs ; le pavé raconte son humilité ; les voûtes qui se réunissent, de même qu’un dais, au-dessus d’Elle, narrent sa charité, les pierres et les vitres répètent ses antiennes ; et il n’est pas jusqu’à l’aspect belliqueux de quelques détails du sanctuaire, jusqu’à cette tournure chevaleresque rappelant les Croisades, avec les lames d’épées et les boucliers des fenêtres et des roses, le casque des ogives, les cottes de maille du clocher vieux, les treillis de fer de certains carreaux, qui n’évoquent le souvenir du capitule de prime et de l’antienne de laudes de son petit office, qui ne traduise le terribilis ut castrorum acies ordinata, qui ne relate cette privauté qu’Elle possède, quand Elle le veut, d’être « ainsi qu’une armée rangée en bataille, terrible ».

Mais Elle ne le veut pas souvent ici, je crois ; aussi cette cathédrale est-elle surtout le reflet de son inépuisable mansuétude, l’écho de son impartible gloire !

— Ah ! vous, il vous sera beaucoup pardonné, parce que vous L’aurez beaucoup aimée, s’écria Mme Bavoil.

Et, Durtal se levant pour prendre congé, elle l’embrassa affectueusement, maternellement, et dit :

— Nous prierons de toutes nos forces, notre ami, afin que Dieu vous instruise, vous indique votre vocation, vous guide, lui-même, dans la voie que vous devez suivre.

— J’espère, monsieur l’abbé, que, pendant mon absence, vos rhumatismes vous laisseront un peu de répit, fit Durtal, en serrant la main du vieux prêtre.

— Oh ! il ne faut pas souhaiter de ne plus du tout souffrir, répliqua l’abbé, car il n’est si lourde croix que de n’en point avoir. Aussi, faites comme moi ou plutôt mieux que moi qui geins encore ; prenez gaiement votre parti de vos sécheresses, de vos épreuves. Adieu, que le Seigneur vous bénisse !

— Et que l’aïeule des Madones de France, que la Dame de Chartres vous protège ! ajouta Mme Bavoil qui, lorsque la porte fut fermée, soupira :

— Certainement, j’aurai le coeur bien gros s’il quitte pour jamais notre ville, car il est un peu notre enfant, cet ami-là ; mais ce que je serais tout de même heureuse, s’il devenait un vrai moine !

Et elle se mit soudain à rire.

— Père, fit-elle, est-ce qu’on lui coupera la moustache, s’il entre dans un cloître ?

— N’en doutez pas.

Elle tenta un effort pour se préciser Durtal glabre et elle conclut, en riant :

— J’ai idée que cette rasure ne l’avantagera guère.

— Ces femmes, dit l’abbé, en haussant doucement les épaules.

— Enfin, reprit-elle, que devons-nous augurer de ce voyage ?

— Ce n’est pas à moi qu’il convient de le demander, madame Bavoil.

— C’est juste ; et elle joignit les mains, murmurant :

Cela dépend de Vous, assistez-le dans sa pénurie, pensez qu’il ne peut rien sans votre aide, bonne Tentatrice, Notre-Dame du Pilier, Vierge de Sous Terre !