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La Cathédrale (1898)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII et XIV.
blue  Chapitre XV et XVI.

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XIII

POUR changer son ennui de place, Durtal, par une après-midi de soleil, s’en fut, au bout de Chartres, visiter la vieille église de Saint-Martin-au-Val. Celle-là datait du dixième siècle et avait, tour à tour, servi de chapelle à un cloître de bénédictins et à un couvent de capucins. Restaurée sans trop d’hérésies, elle était actuellement englobée dans un hospice et l’on y pénétrait par une cour où des aveugles en bonnet de coton somnolaient à l’ombre de quelques arbres, sur des bancs.

Avec son porche minuscule et trapu et ses trois petits clochers pour village de nains, elle accusait une origine toute romane ; et de même qu’à Sainte-Radegonde de Poitiers et à Notre-Dame de la Couture du Mans, l’intérieur ouvrait, sous un autel très élevé au-dessus du sol, une crypte qu’éclairaient des meurtrières prenant jour sur les bas-côtés du choeur ; les chapiteaux de ses colonnes, grossièrement taillés, rappelaient des images océaniennes d’idoles ; sous les dalles et dans des sépulcres reposaient plusieurs des évêques de Chartres et les prélats nouvellement promus était censés passer la première nuit de leur arrivée dans leur diocèse, en prières devant ces tombes, afin de pouvoir s’imprégner des vertus de leurs devanciers et leur réclamer leur aide.

Les mânes de ces épiscopes auraient bien dû insuffler à leur présent successeur, Mgr des Mofflaines, le dessein de purifier la maison de la Vierge, en jetant dehors le bas ménétrier qui mue, le dimanche, son sanctuaire en une guinguette, soupira Durtal ; mais, hélas ! rien ne meut l’inertie de ce pasteur souffrant et âgé qu’on ne voit jamais, du reste, ni dans le jardin, ni dans la cathédrale, ni dans la ville.

— Ah ! voici qui vaut mieux que toutes les chorégraphies vocales de la maîtrise, — et Durtal écouta les cloches qui sortaient de leur silence pour asperger, avec les gouttes bénites de leurs sons, la ville.

Et il se remémorait le sens que les symbolistes déléguaient aux cloches. Durand de Mende confronte la dureté de leur métal avec la force du prédicateur et croit que la percussion du battant contre les bords a pour but de prouver que l’orateur doit se frapper lui-même, se corriger de ses propres vices, avant que de reprocher leurs défauts aux autres. Le bélier de bois auquel est suspendu la cloche correspond par sa forme à la croix du Christ et la corde que tire le sonneur pour donner le branle se lie à la science des Écritures qui dérive du mystère de la croix même.

Selon Hugues de Saint-Victor, le battant est la langue sacerdotale qui heurte les deux côtés intérieurs du vase et annonce ainsi la vérité des deux Testaments ; enfin pour Fortunat Amalaire, le corps de l’instrument est la bouche du liturge et le marteau, sa langue.

En somme, la cloche est la messagère de l’église, la voix du dehors, comme le prêtre est la voix du dedans, se dit Durtal.

Tout en se ratiocinant ces réflexions, il avait atteint la cathédrale et, pour la centième fois, sans se lasser, il admirait ces puissants contreforts d’où s’élançaient, avec la marche courbe des fusées, des arcs-boutants en demi-roues ; et toujours il s’étonnait de l’ampleur de ces paraboles, de la grâce de ces trajectoires, de la tranquille énergie de ces souples étais ; seulement, pensait-il, en inspectant la balustrade plantée au-dessus d’eux tout le long du toit de la nef, seulement l’architecte qui s’est borné à frapper, ainsi qu’à l’emporte-pièce, des arcs trilobés dans ces parapets de pierre, fut bien moins inspiré que d’autres maîtres maçons ou peyriers qui ont su cerner les chemins de ronde qu’ils dressaient autour des faîtes d’églises, d’images scripturaires ou de symboles. Tel celui qui bâtit la basilique de Troyes où la galerie aérienne est un découpage alterné de fleurs de lis et de clefs de saint Pierre ; tel celui de Caudebec qui cisela le garde-fou de lettres gothiques, d’un aspect décoratif charmant, répétant les antiennes de la Vierge, ceignant d’une guirlande de prières l’église, lui plaçant sur la tête la blanche couronne des oraisons.

Durtal quitta le côté Nord de la basilique chartraine, côtoya le porche Royal et franchit le coin de l’ancien clocher ; il lui fallait, d’une main, retenir son chapeau, boutonner, de l’autre, son pardessus dont les basques affolées lui claquaient les jambes. La tempête soufflait en permanence dans cet endroit. Il pouvait n’y avoir aucune brise, par toute la ville, c’était quand même, à cette place, hiver et été, toujours, une rafale qui troussait les robes et cinglait de lanières glacées les faces.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle les statues du porche Royal voisin, qui sont si constamment flagellées par le vent, ont cette attitude frileuse, ces vêtements clos et étroits, ces bras et ces jambes collés au corps, fit Durtal, en souriant ; et n’en est-il pas de même pour cet étrange personnage vivant en compagnie d’une truie qui file — laquelle est un verrat, d’ailleurs — et d’un âne qui joue de la vielle, sur la paroi rongée par les ouragans de la vieille tour ?

Ces deux animaux, dont il paraît être l’indifférent berger, interprètent, en leur langue joyeuse, les vieux proverbes populaires, Ne sus Minervam et Asinus ad lyram qui se peuvent traduire par ces équivalents : à chacun son métier, ne forçons point notre talent, car nous deviendrions aussi bêtes qu’un porc qui veut raisonner ou qu’un baudet qui prétend jouer de la lyre ; mais lui, cet ange nimbé, les pieds nus, sous un dais, la poitrine couverte par un cadran de pierre, à quoi répond-il, que fait-il ?

Issu de la famille des reines logées sous le porche Royal, car il leur ressemble avec son corps en fuseau étiré dans une gaine rayée de fibres, il regarde au-dessus de nous et l’on se demande s’il est ou très impur ou très chaste.

Le haut du visage est candide, les cheveux sont taillés en rondelle, la figure est imberbe, la mine monastique ; mais entre le nez et les lèvres, descend une pente spacieuse et la bouche, fendue en coup de sabre, s’entr’ouvre en un sourire qui finit, quand on le scrute avec soin, par devenir un tantet gouailleur, un tantinet canaille, et l’on s’interroge pour savoir devant quelle sorte d’ange l’on se trouve.

Il y a chez cet être du mauvais séminariste et aussi du bon postulant. Si le statuaire employa comme modèle un jeune moine, il n’a certainement pas choisi un doux novice semblable à celui qui servit sans doute de sujet d’étude au sculpteur du Joseph installé sous le porche Nord ; il a dû prendre l’un de ces religieux gyrovagues qui inquiétaient tant saint Benoît. Singulier personnage que cet ange dont un frère est à Laon derrière la cathédrale et qui anticipe de plusieurs siècles sur les types séraphiques si inquiétants de la Renaissance !

Quelle bise ! murmura Durtal, se hâtant de regagner le porche Royal dont il monta les degrés et poussa la porte.

L’entrée dans la cathédrale immense et ténébreuse était toujours êtreignante et, instinctivement, l’on baissait la tête et l’on marchait avec précaution, sous la majesté formidable de ces voûtes ; et Durtal s’arrêtait dès les premiers pas, ébloui par la lumière du choeur contrastant avec cette avenue si sombre de la nef qui ne s’éclairait qu’en rejoignant le transept. Le Christ avait les jambes, les pieds dans l’ombre, le buste dans un jour amorti et la tête inondée par un torrent de lueurs, à Chartres ; et Durtal contemplait, en l’air, ces haies immobiles de patriarches et d’apôtres, d’évêques et de saints, flambant en un feu qui s’éteint dans d’obscures verrières, gardant le cadavre divin, couché à leurs pieds, sous eux ; en d’énormes lancettes surmontées de roues, ils se rangeaient, debout, le long de l’étage supérieur, montraient à Jésus, cloué sur le sol, son armée restée fidèle, ses troupes dénombrées par les Écritures, par les Légendaires, par le Martyrologe ; et Durtal reconnaissait dans la foule gladiée des vitres, saint Laurent, saint Étienne, saint Gilles, saint Nicolas de Myre, saint Martin, saint Georges, saint Symphorien, saint Philippe, sainte Foix, saint Laumer, combien d’autres, dont il ne se souvenait plus des noms ! faisait halte, émerveillé, près du transept, devant un Abraham levant en un éternel geste de menace, au-dessus d’un Isaac à jamais courbé, la lame claire d’un glaive, dans l’azur infini d’un ciel.

Et il admirait la conception et la facture de ces verriers du treizième siècle, leur langage excessif, nécessité par les hauteurs, la lecture qu’ils avaient rendue facile à distance de leurs tableaux, en n’y introduisant, autant que possible, qu’une seule figure, en la peignant à traits massifs, à couleurs tranchées, de façon à pouvoir être comprise, vue d’en bas, d’un coup d’oeil.

Mais la fête suprême de cet art n’était ni dans le choeur, ni dans les bras de l’église, ni dans la nef ; elle était à l’entrée même de la basilique, au revers du mur qui contenait sur son endroit, au dehors, les statues anonymes des reines. Durtal se passionnait pour ce spectacle, mais il le retardait quand même un peu, afin de se mieux exciter par l’attente et de savourer ce sursaut de joie qu’il éprouvait, sans que la fréquence de ces sensations fût encore parvenue à les détruire.

Ce jour là, par un temps de soleil, elles resplendissaient, les trois fenêtres du douzième siècle, avec leurs lames d’épées courtes, leurs lames de braquemarts, à champ large et plat, tirées sous la rose qui domine le portail d’honneur.

C’était un pétillement de bluettes et d'étincelles, un tricot remué de feux bleus, d’un bleu plus clair que celui dans lequel Abraham brandissait son glaive ; cet azur pâle, limpide, rappelait les flammes des punchs, les poudres en ignition des soufres et aussi ces éclairs que dardent les saphirs, mais alors des saphirs tout jeunes, encore ingénus et tremblants, si l’on peut dire ; et, — dans l’ogive de verre, à droite, l’on distinguait, délinéées par des lignes de braises, la tige de jessé, et ses personnages montant en espalier, dans l’incendie bleu des nues ; — dans celle du milieu et celle de gauche, l’on discernait les scènes de la vie de Jésus, l’Annonciation, les Rameaux, la Transfiguration, la Cène, le repas avec les disciples d’Emmaüs, tandis qu’au-dessus de ces trois croisées, le Christ fulgurait au coeur de la grande rose, que les morts sortaient, au son des trompettes, de leurs tombes, que saint Michel pesait les âmes !

Ce bleu du douzième siècle, ruminait Durtal, comment les verriers de ce temps l’ont-ils acquis et comment, depuis si longtemps, les vitriers l’ont-ils, ainsi que le rouge, perdu ? — Au douzième siècle, les peintres du verre employaient surtout trois couleurs : d’abord le bleu, ce bleu ineffable de ciel irrésolu qui magnifie les carreaux de Chartres ; puis le rouge, un rouge de pourpre sourde et puissante ; enfin le vert, inférieur, en tant que qualité, aux deux autres tons. En guise de blanc, ils se servaient de la nuance verdâtre. Au siècle suivant, la palette s’élargit, mais se fonce ; les verres sont plus épais ; pourtant, quel azur rutilant de saphir mâle et pur les artistes du feu atteignirent et de quel admirable rouge de sang frais ils usèrent ! Le jaune, moins prodigué, fut, si j’en juge par la robe d’un roi voisin d’Abraham, dans une croisée près du transept, d’une teinte effrontée de citron vif ; mais, à part ces trois couleurs qui vibrent, qui éclatent, telles que des chants de joie, dans ces tableaux transparents, les autres s’assombrissent, les violets sont ceux des prunes de Monsieur et des aubergines, les bruns tournent au caramel, les verts de ciboule noircissent.

Quels chefs-d’oeuvre de coloris, ils obtiennent avec le mariage et le heurt de ces tons, et quelle entente et quelle adresse à manier les filets des plombs, à accentuer certains détails, à ponctuer, à séparer, en quelque sorte par ces traits d’encre, leurs alinéas de flammes !

Ce qui est extraordinaire encore, c’est l’alliance consentie de ces industries différentes, travaillant côte à côte, traitant les mêmes sujets ou se complétant, les unes les autres, chacune suivant son mode d’expression, arrivant à réaliser, sous une direction unique, cet ensemble ; avec quelle logique, quelle habileté, les places étaient réparties, les espaces distribués à chacun, selon les moyens de son métier, les exigences de son art !

Dès qu’elle arrive au bas de l’édifice, l’architecture s’efface, cède le pas à la statuaire, lui baille la belle place de ses porches ; la sculpture demeurée jusqu’à ce moment invisible, à des hauteurs perdues, restée à l’état d’accessoire, devient soudain suzeraine. Par un juste retour, là où elle peut être contemplée, elle s’avance et sa soeur se retire et la laisse parler aux foules ; et quel cadre splendide elle lui prête, avec ses portails creusés en voûte, simulant la perspective d’un recul par la série de leurs ares concentriques qui vont, en diminuant, en s’enfonçant jusqu’aux chambranles des portes !

D’autres fois, l’architecture ne donne pas tout au même et partage les largesses de ses façades entre les sculpteurs et les peintres ; elle réserve aux premiers les marges et les retraits où percheront les statues et elle attribue aux verriers le tympan de l’entrée Royale, là où, ainsi qu’à Chartres, le tailleur d’images promulgue le triomphe du Christ. Telles les grandes baies d’honneur de Tours et de Reims.

Seulement, ce système de verreries substituées aux bas-reliefs n’est pas sans inconvénient ; aperçues du dehors, à leur envers, ces mitres diaphanes ressemblent à des toiles d’araignées pleines de poussière. Dans le contre-jour, les fenêtres sont, en effet, grises ou noires et il faut pénétrer dans l’église et se retourner pour voir sémiller le feu des vitres ; c’est l’extérieur sacrifié au dedans, pourquoi ?

Peut-être, se répondit Durtal, est-ce un symbole de l’âme éclairée dans ses parties intimes, une allégorie de la vie intérieure...

Il enfilait d’un coup d’oeil toutes les croisées de la nef et il pensait qu’elles tenaient, comme aspect, de la prison et de la charmille, avec leurs charbons flambant derrière des grilles de fer, dont les unes se croisent ainsi que des barreaux de geôle et dont les autres se contournent en forme de ramilles noires, de branches. La Verrerie ! n’est-elle pas l’art où Dieu intervient le plus, l’art que l’être humain ne peut jamais parachever, car seul, le Ciel peut animer par un rayon de soleil les couleurs et insuffler la vie aux lignes ; en somme, l’homme façonne l’enveloppe, prépare le corps et doit attendre que Dieu y mette l’âme !

C’est une féerie de clarté aujourd’hui et le Soleil de Justice vient visiter sa Mère, reprit-il, en allant voir à l’orée du choeur ouvrant sur le transept du Sud le vitrail de Notre-Dame de la belle Verrière, se détachant, en bleu, sur un fond de grenat, de feuille morte, de cachou, de violet d’iris, de vert de reine-Claude ; Elle regardait avec sa moue triste et pensive, une moue refaite adroitement par un vitrier moderne ; et Durtal songeait qu’autrefois le peuple venait la prier, de même qu’il allait prier la Vierge du Pilier et Notre-Dame de Sous Terre. Cette dévotion avait disparu ; il semblait que les gens de notre siècle voulussent une Adjutrice plus saisissable, plus matérielle que cette mince et fragile image, à peine visible par les temps sombres ; néanmoins quelques paysans avaient conservé l’habitude de s’agenouiller et de brûler un cierge devant Elle ; et Durtal, qui aimait les vieilles Madones abandonnées, se joignait à eux et l’invoquait à son tour.

Deux vitraux le sommaient encore par la bizarrerie de leurs habitants, installés tout en haut, dans le fond de l’abside, servant à distance de pages à la Mère portant son Fils, dans la lame du milieu dominant l’aire de la cathédrale ; ces carreaux contenaient, chacun, en une claire lancette, un séraphin, falot et barbare, ayant une face aigre et décidée, des ailes blanches, écaillées et semées d’yeux, des jupes déchiquetées, tels que des lanières, teintes avec du vert parmesan, flottant sur des jambes nues. Ces deux anges étaient coiffés d’auréoles couleur de jujube, renversées ainsi que des chapeaux de marin, sur la nuque ; et ce costume en lambeaux, ces plumes repliées sur la poitrine, cette coiffure, cette mine de lurons mécontents, suggéraient l’idée que ces êtres étaient à la fois des mendiants, des bohémiens, des mohicans, des matelots.

Quant aux autres verrières, celles surtout qui renfermaient plusieurs personnages et étaient divisées en des séries de scènes, il eût fallu se munir d’un télescope et passer des journées entières à les étudier, pour parvenir à en déchiffrer les détails ; et des mois n’auraient pas suffi à cette tâche, car ces vitres avaient été maintes fois réparées et replacées souvent sens dessus dessous, de telle sorte qu’il devenait malaisé de les lire.

L’on avait établi un compte des figures insérées dans les fenêtres de la basilique ; il s’élevait au chiffre de 3.889 ; tous, au moyen âge, avaient voulu offrir à la Vierge une image de verre et, en sus des cardinaux et des rois, des évêques et des princes, des chanoines et des seigneurs, les corporations de la ville avaient commandé, elles aussi, leurs panneaux de feu ; les plus riches, telles que les compagnies des drapiers et pelletiers, des orfèvres et changeurs, en remettant cinq à Notre-Dame, tandis que les confréries plus pauvres des maîtres-éviers et porteurs d’eau, des portefaix et crocheteurs, en avaient chacune présenté un.

En ruminant ces réflexions, Durtal déambulait dans le pourtour, stationnait devant une petite Vierge de pierre, nichée au bas de l’escalier qui conduit à la chapelle de saint Piat, bâtie, en hors d’oeuvre, derrière l’abside, au quatorzième siècle. Cette Vierge, qui datait, elle aussi, de cette époque, se reculait, s’effaçait dans l’ombre, loin des regards, cédait, déférente, les places d’apparat aux Madones âgées.

Elle tenait un bambin jouant avec un oiseau, en souvenir, sans doute, de cette scène des évangiles apocryphes de l’Enfance et de Thomas l’Israélite, qui nous montre l’enfant Jésus s’amusant à modeler des oiseaux avec de la terre et à les animer, en soufflant dessus.

Et Durtal reprenait sa promenade le long des chapelles, s’arrêtant seulement devant celle qui détenait des reliques contradictoires, des reliques à double fin, les châsses de saint Piat et de saint Taurin ; l’on exposait les os du premier, pour obtenir de la sécheresse par les temps de pluie, les restes de l’autre pour amener de la pluie dans les temps secs ; mais ce qui était moins anodin et plus crispant que ce défilé de chapelles aux ornements misérables et dont les vocables avaient été changés depuis leur dédicace, si bien que l’appui tutélaire acquis par tant de siècles n’était plus ; c’était le choeur, éreinté, sali, souillé comme à plaisir.

En 1763, l’ancien chapitre avait jugé bon de déformer les colonnes gothiques et de les faire badigeonner par un chaufournier milanais, d’un rose jaunâtre, truité de gris ; puis il avait relégué, dans le musée de la ville, de magnifiques tapisseries flamandes, cernant les contours internes du choeur, et mis à leur place des bas-reliefs de marbre, rabotés par le redoutable margougniat qui avait écrasé sous le groupe géant de la Vierge, l’autel ; la malechance s’en était mêlée. En 1789, les sans-culottes avaient eu l’idée d’enlever ce bloc de l’Assomption, et un malencontreux imbécile avait sauvé l’oeuvre de Bridan, en lui couvrant le chef d’une carmagnole.

Quand l’on songe que l’on avait détruit d’admirables vitraux, pour mieux éclairer cette masse de saindoux ! si seulement, l’on pouvait se susciter l’espoir d’en être, un jour, débarrassé, mais, hélas ! tous ces souhaits sont vains. Il y a quelques années, sous l’épiscopat de Mgr Regnault, il fut question non de jeter dans un fondoir ce bloc pétrifié de pieux oing, mais de supprimer au moins les bas-reliefs.

Alors ce prélat qui chargeait ses oreilles de coton, de peur d’attraper un rhume, s’y opposa ; et, pour des motifs de cette importance sans doute, il faudra subir à jamais la sacrilège laideur de cette Assomption et de ces paravents de marbre !

Mais si l’intérieur de ce sanctuaire était une honte, les groupes qui entouraient les bas-côtés de l’abside et formaient la clôture externe du choeur valaient qu’on s’y attardât.

Ces groupes, logés sous des dais à aiguilles et à clochetons ciselés par Jehan de Beauce, commençaient, à droite, à l’entrée du transept Sud, dessinaient le fer à cheval autour de l’autel, finissaient à l’entrée du transept Nord, là où s’érige sur son pilier la Vierge noire.

Le sujet était le même que celui traité par les petits chapiteaux du porche Royal, en dehors de l’église, au-dessus du panégyrique des rois, des saints et des reines ; il était emprunté aux légendes des apocryphes, à l’évangile de la Nativité de Marie et au protévangile de Jacques le Mineur.

Les premiers de ces groupes avaient été façonnés par un artiste du nom de Jehan Soulas. Le marché passé, le 2 janvier 1518, entre ce statuaire et les délégués des administrateurs de l’oeuvre ecclésiale, existait encore. Il y était dit que Jehan Soulas, maître imagier, demeurant à Paris, au cimetière Saint-Jehan, paroisse de Saint-Jehan en Grève, s’engageait à exécuter en bonne pierre de la carrière de Tonnerre et mieux que les images qui sont autour du choeur de Notre-Dame de Paris, les quatre premiers groupes dont les sujets lui étaient et imposés et décrits ; le marché fait, moyennant le prix et somme de 280 livres tournois que les sieurs du chapitre de Chartres seront tenus de lui payer, au fur qu’il besognera.

Soulas, qui avait certainement appris son métier chez un artiste des Flandres, avait sculpté de petits tableaux de genre dont la franchise et l’entrain déridaient l’âme assombrie par la gravité des vitres ; elles semblaient, en effet, dans cet endroit, tamiser le jour au travers de cachemires de l’Inde, n’éclairaient que de scintillements obscurs et de lueurs fumeuses ce bas-côté.

Le deuxième groupe représentant sainte Anne qui reçoit d’un ange qu’on ne voit point l’ordre d’aller rejoindre Joachim à la porte Dorée, était une merveille d’observation exacte et de grâce ; la sainte écoutait, attentive, debout, devant son prie-Dieu auprès duquel était étendu un petit chien ; et une servante levant la tête, de profil, et portant un pichet vide, souriait d’un air un peu entendu, en clignant de l’oeil. Et tandis que, dans le tableau suivant, les époux s’embrassent, avec une trépidation de bons vieux balbutiant d’allégresse et s’étreignant avec des mains qui tremblent, la même servante, vue de face, cette fois, était si contente de leur joie qu’elle ne tenait plus en place, se dandinait, en pinçant les bords de sa jupe, commençait presque à danser.

Un peu plus loin, le tailleur d’images avait conçu la Nativité de Marie, en vrai peintre flamand, installant au fond de son cadre un lit à courtines sur lequel sainte Anne était couchée et veillée par une chambrière, pendant que la sage-femme et son aide lavaient l’enfant.

Mais un autre de ces groupes, situé près d’une horloge de la Renaissance qui interrompt l’histoire narrée par cette clôture, était encore plus étonnant ; dans celui-là, Marie cousait une layette, en lisant un livre, et saint Joseph endormi, sur un siège, la tête étayée par sa main, apprenait en un rêve la conception immaculée de la Vierge ; et il n’avait pas seulement les yeux fermés, il dormait si profondément, si réellement, qu’on voyait la poitrine anhéler, qu’on sentait le corps s’allonger, se fondre dans tout l’abandon de son être ; et ce que les doigts de la future accouchée cousaient bien, tandis qu’elle était absorbée par la prière, le nez sur son eucologe ! Jamais, à coup sûr, l’on n’avait serré de plus près la vie, exprimé avec autant d’assurance et de justesse la nature saisie à l’improviste, piquée au vol, sur le vif.

Après cette scène d’intérieur et une Adoration des bergers et des anges, venaient la Circoncision de Jésus, revêtu d’un tablier de papier blanc collé sur le ventre par un jocrisse, puis une Adoration des mages et Jehan Soulas et les élèves de sa maîtrise avaient terminé, de ce côté, leur tâche ; de médiocres ouvriers leur succédaient, François Marchant d’Orléans et Nicolas Guybert de Chartres et derrière eux, l’art allait encore en descendant, baissait avec un sieur Boudin qui avait eu l’aplomb de signer ses misérables poupées, aboutissait à la niaiserie, à la rengaine des Jean de Dieu, des Legros, des Tuby, des Mazières, à la froide et paîenne sculpture du dix-septième et du dix-huitième siècle, se relevait dans les huit derniers groupes, en face de la Vierge du Pilier, en des silhouettes découpées par des élèves de Soulas ; mais celles-là étaient en quelque sorte perdues, car elles étaient placées dans l’ombre et il était presque impossible, en cette agonie de lumière, de les juger.

Devant ce pourtour si plaisant par places, si malséant par d’autres, Durtal ne pouvait s’empêcher d’évoquer le souvenir d’une oeuvre similaire, mais plus complète — car celle-là n’avait pas été modelée par plusieurs siècles et déformée par des dissidences de talent et d’âge ; — cette oeuvre résidait à Amiens et, elle aussi, servait de clôture extérieure au choeur de la cathédrale.

L’histoire de la vie de saint Firmin, premier évêque et patron de la ville, et le récit de l’invention et de l’illation de ses reliques par saint Salve, se déroulaient en des séries de groupes et redorés et repeints ; puis suivait, pour achever le contour du sanctuaire, la biographie du second protecteur d’Amiens, saint Jean-Baptiste, et, dans la scène du Précurseur baptisant le Christ, apparaissait, déployant un linge, un ange blond, ingénu et flûté, l’une des plus adorables figures séraphiques que l’art flamand de France ait jamais ou sculptées ou peintes.

Cette légende de saint Firmin était racontée, de même que celle de la naissance de la Vierge à Chartres, en des chapitres scindés de pierre, surmontés, eux aussi, de pyramides gothiques et de clochetons ; et, dans celui de ces compartiments où saint Salve, entouré de tout un peuple, aperçoit des rayons qui jaillissent d’un nuage et indiquent la place où le corps perdu du martyr fut inhumé, un homme à genoux, les mains jointes, pantelait, exalté par la prière, ardait, lancé en avant par un bond de l’âme lui sublimant le visage, faisant de ce rustre un saint en extase, vivant déjà loin de la terre, en Dieu.

Cet orant, il était le chef-d’oeuvre du pourtour d’Amiens, comme le saint Joseph endormi était le chef-d’oeuvre du pourtour de Chartres.

Tout bien considéré, se disait Durtal, cette statuaire de la cathédrale de la Picardie est plus explicite, plus complète, plus variée, plus éloquente même que celle de la basilique de la Beauce. Outre que l’imagier inconnu qui la créa était doué autant que le fut Soulas, d’une finesse d’observation, d’une bonhomie, d’une verve, persuasives et décidées, il possédait, en sus, un je ne sais quoi de plus singulier et de plus noble ; puis ses tableaux ne se confinaient pas dans la reproduction de deux ou trois personnages, mais souvent ils mettaient en scène de grouillantes foules où chaque homme, chaque enfant, chaque femme différait par son individualité, par ses traits personnels, tranchait par son air à part, tant la réalité de ces figurines était nette et intense !

Enfin, pensait Durtal, en jetant, avant de s’éloigner, un dernier coup d’oeil sur la clôture de Chartres, si Soulas est inférieur à l’imagier d’Amiens, il n’en est pas moins un délicat artiste et un vrai maître, et ses groupes nous consolent au moins de l’ignominie de Bridan et du décor satané du choeur !

Il allait ensuite s’agenouiller devant la Vierge noire, puis revenu dans le transept du Nord qu’Elle avoisine, il s’ébahissait, une fois de plus, devant la flore incandescente de ses vitres ; et toujours il était et remué et repris par les cinq fenêtres en ogive, sous la rose, ces fenêtres dans lesquelles surgissaient autour de sainte Anne la More, David et Salomon se dressant, rébarbatifs, dans une fournaise de pourpre, Melchissédech et Aaron, au teint calabrais, aux faces velues, aux yeux énormes et blancs, se détachant, patibulaires, dans des flots de jour.

La rosace rayonnant au-dessus d’eux n’avait ni l’extraordinaire diamètre de celles de Notre-Dame de Paris, ni l’incomparable élégance de la rose en étoile d’Amiens ; elle était plus massive, plus petite, allumée de fleurs étincelantes poussées telles que des saxifrages de feu dans les trous du mur.

Et, en se retournant, Durtal regardait alors, sous la roue du transept Sud, les cinq grandes croisées qui faisaient vis-à-vis aux cinq du Nord ; et il retrouvait, brûlant comme des torchères de chaque côté de la Vierge sise juste en face de la sainte Anne, les quatre évangélistes portés sur les épaules des grands prophètes : saint Matthieu sur Isaïe ; saint Lue sur Jérémie ; saint Jean sur Ézéchiel ; saint Marc sur Daniel ; tous plus étranges les uns que les autres avec leurs prunelles semblables à des verres de jumelle, leurs cheveux en ruisselets, leurs barbes en racines arrachées d’arbre, sauf le saint Jean que le moyen âge latin portraiture toujours imberbe pour notifier sa virginité par ce signe ; mais le plus bizarre de ces géants était peut-être encore le saint Lue qui, à cheval sur le dos de Jérémie, lui gratte doucement, ainsi qu’à un perroquet, le crâne, en levant des yeux dolents et pensifs au ciel.

Durtal redescendait dans la nef plus sombre coulant en pente, avec l’inclinaison de ses pavés qu’on lavait après le départ des foules qui s’y annuitaient, au moyen âge ; et il considérait au milieu, tracé sur le sol avec des lignes de pierre blanche et des bandes de pierre bleue se contournant en spirale, ainsi qu’un ressort de montre, le labyrinthe, la lieue que nos pères parcouraient dévotement, récitant, pendant l’heure que durait ce voyage, des prières spéciales, accomplissant ainsi un illusoire pèlerinage en Terre Sainte, pour gagner des indulgences ; et revenu au parvis, se retournant, il embrassait, avant de partir, le radieux ensemble.

Et il se sentait heureux et terrifié, jeté hors de lui par l’aspect formidable et charmant de Notre-Dame.

Était-elle assez grandiose et assez légère cette cathédrale, jaillie de l’effort d’une âme qui l’avait faite à son image, racontant son ascension dans les voies mystiques, montant peu à peu dans la lumière, franchissant la vie contemplative du transept, planant, arrivée au choeur, dans la pleine clarté de la vie unitive, loin de la vie purgative, de la route obscure de la nef ! et cette assomption de l’âme était accompagnée, secondée par la troupe des anges, des apôtres, des prophètes, des justes, tous debout dans leurs corps glorieux de flammes, servant d’escorte d’honneur à la croix couchée sur les dalles, à l’image de la Mère installée à toutes les hauteurs de cette immense châsse dont ils entr’ouvraient les parois pour lui présenter, en un éternel jour de fête, les bouquets de pierreries éclos dans les serres en feu des vitres.

Nulle part, la Vierge n’était ainsi adulée, ainsi choyée, ainsi déclarée maîtresse absolue d’un domaine offert ; et un détail le prouvait. Dans toutes les cathédrales, les rois, les évêques, les saints, les bienfaiteurs, gisaient, inhumés dans les caveaux du sol ; et à Notre-Dame de Chartres, pas ; jamais on n’y avait enterré un cadavre, jamais cette église n’avait été un ossuaire, parce que, dit l’un de ses historiens, le vieux Rouillard, « elle a cette prééminence que d’être la couche ou le lit de la Vierge ».

Elle y était donc à demeure, trônant au milieu de sa cour d’élus, gardant dans le tabernacle de la chapelle réservée devant laquelle brûlent des lampes le corps sacramentel de son Fils, le veillant ainsi que pendant son enfance, le tenant en son giron, dans toutes les sculptures, dans toutes les verrières, se promenant d’étages en étages, passant entre la haie des saints, finissant par s’asseoir sur une colonne, par se montrer aux petits et aux pauvres sous l’humble apparence d’une femme basanée au teint cuit par les canicules, hâlé par le vent et par les pluies ; et Elle descendait plus bas encore, allait jusque dans les souterrains de son palais, se reposant dans la crypte pour donner audience aux irrésolus, aux timorés que le luxe ensoleillé de sa cour intimide.

Comme ce sanctuaire, où l’on perçoit la présence douce et terrible de l’Enfant qui ne quitte point sa Mère, vous soulève hors de toute réalité, dans l’allégresse intime des beautés pures ! Et faut-il que tous deux soient bénévoles pour ne pas partir de ce désert, pour ne pas se lasser d’attendre les visiteurs ! reprit Durtal, regardant autour de lui, constatant qu’il était seul ; s’il n’y avait pas ces braves gens de la campagne qui viennent, eux, à toute heure, baiser le pilier, quel abandon ce serait, même le dimanche, car jamais cette cathédrale n’est pleine ! Soyons juste pourtant ; à la messe de neuf heures, ce jour-là, le bas de la nef s’emplit ; et il souriait, se rappelant cette partie de la cathédrale bondée de petites filles des pensionnats de soeurs et de paysannes qui, ne voyant pas assez clair pour suivre la messe, allumaient tranquillement des bouts de bougie et se serraient, les unes contre les autres, lisant parfois à plusieurs dans le même livre.

Cette familiarité, ce bon enfant de piété que les affreux sacristains de Paris n’eussent pas toléré dans une église, étaient si naturels à Chartres, si bien en accord avec l’accueil sans façon, si peu cérémonial de Notre-Dame !

Reste à savoir, fit Durtal, sautant à un autre ordre d’idées, si cette basilique a conservé son épiderme intact, ou si elle a été badigeonnée, au treizième siècle, de peintures. D’aucuns prétendent que tous les intérieurs de cathédrales furent revêtus de couleurs, au moyen âge ; est-ce véridique ? Et, en admettant que ce renseignement soit exact pour les églises romanes, l’est-il également pour-les églises gothiques ? J’aime à me figurer, en tout cas, que jamais le sanctuaire de Chartres ne fut travesti par des bariolages, comme ceux que nous devons subir à Saint-Germain-des-Prés ; à Notre-Dame-la-Grande, à Poitiers ; à l’église Saint-Sauveur, à Bruges. D’ailleurs, la peinture ne se conçoit — si l’on y tient — que pour de très petites chapelles, mais teinturer de bigarrures variées les murs d’une cathédrale, pourquoi ? car ce système de tatouage rétrécit l’espace, abaisse les voûtes, appesantit les colonnes ; il supprime, pour tout dire, l’âme mystérieuse des nefs, tue la sombre majesté des allées, avec ces vulgaires dessins de frettes, de grecques, de losanges, de croix, semés sur les piliers et sur les murailles englués de jaune de cassonade, de vert de chicorée, de lie de vin, de gris de lave, de rouge brique, de toute une série de nuances fades et sales ; sans compter l’horreur des voûtes constellées d’étoiles qui paraissent découpées dans du papier d’or et collées sur un fond de bleu perruquier, de bleu à laver le linge !

Cela se supporte — si l’on veut — à la Sainte-Chapelle parce qu’elle est minuscule, qu’elle est un oratoire, un reliquaire ; cela se comprendrait encore peut-être pour cette surprenante église de Brou, car celle-là est un boudoir ; ses voûtes et leurs clefs sont polychromées et dorées et le sol était pavé de briques émaillées dont il subsiste près de ses tombeaux de visibles traces. Ce grimage du haut et du bas s’accordait avec les filigranes des murs, les vitres héraldiques et les carreaux lucides, avec la profusion des guipures de pierres armoriées, fleuries de bouquets de marguerites mêlés à des briquets, à des devises, à des chiffres, à des cordelières de saint François, à des entrelacs ; ce maquillage s’assortissait aux albâtres des retables ; aux marbres noirs des tombes, aux clochetons à denticules, aux fleurons en chicorée frisée et en feuilles de choux ; très aisément, l’on s’imagine les colonnes et les parois peintes, les nervures et les reliefs gouachés d’or, formant un tout, une harmonie, un ensemble, dans cette bonbonnière qui dépend plus d’ailleurs de la joaillerie que de l’architecture.

Cet édifice de Brou, il était le dernier monument du moyen âge, la dernière fusée lancée par le style gothique flamboyant, par le gothique déchu mais exaspéré de mourir, luttant contre le retour du paganisme, contre l’invasion de la Renaissance. L’ère des grandes cathédrales avait abouti à ce délicieux avorton qui était un chef-d’oeuvre dans son genre, le chef-d’oeuvre du joli, du tortillé, du tarabiscoté, du coquet. Il symbolisait l’âme déjà sans recueillement du seizième siècle ; le sanctuaire trop éclairé s’extériorisait, se déployait avec elle, ne se repliait, ne se repérait plus. L’on voit bien cet intérieur de châtelaine, peint et doré, sur toutes les coutures, ces petites chapelles où saillent des corps de cheminées pour que Marguerite d’Autriche puisse se chauffer en écoutant la messe, garnies de coussins odorants, de sucreries, de bijoux et de chiens. Brou est un salon de grande dame et non la maison de tous. Dès lors, avec ses affutiaux, les ciselures de son jubé tendu, tel qu’un porche de dentelle, au-devant du choeur, il attend, attire presque un émaillage savant des traits, des rehauts colorés qui le féminisent, qui le mettent en complète union avec l’élégance de sa fondatrice, la princesse Marguerite dont le souvenir s’impose plus, dans cette petite église, que celui de la Vierge.

Et encore siérait-il de savoir si jamais les murs et les piles de Brou furent peints ; et le contraire semble prouvé ; en tout cas, si une couche de fard ne déparerait pas cet étrange sanctuaire, il ne saurait en être de même à Chartres, car la seule teinte qui lui convienne, est la patine grasse et glacée, d’un gris qui s’argente, d’un blond qui tourne au fauve, le culottage que donne le temps, l’âge, aidé par les vapeurs accumulées des prières, par la fumée des encens et des cierges !

En se ratiocinant ces réflexions, Durtal finissait par se référer comme toujours à sa propre personne, par se dire : qui sait si je ne regretterai pas amèrement, un jour, cette basilique et les douces rêveries qu’elle suggère, car enfin je ne connaîtrai plus la joie de ces lentes flânes, de ces détentes, puisque je serai soumis au caporalisme des cloches sonnant les gestes monastiques, si je me laisse bloquer dans un cloître !

Qui sait même si, dans le silence de la cellule, les cris éperdus de ces choucas qui croassent sans arrêt ne me manqueront point, reprit-il, considérant, avec un sourire, les nuées de ces oiseaux qui s’abattaient sur les tours ; et il se remémorait une légende narrant que, depuis l’incendie de 1836, chaque soir, à l’heure exacte où le feu prit, ces bêtes fuyaient la cathédrale et n’y revenaient que le lendemain, dès l’aube, après avoir pernocté dans une forèt, à trois lieues de Chartres.

Cette légende est aussi folle que cette autre chère aux bonnes femmes de la ville ; celle-là prétend qu’il sort du sang, lorsqu’on crache, le vendredi saint, sur un carré de pierre scellé avec du ciment noir, dans une dalle située à l’arrière du choeur !

— Tiens, madame Bavoil.

— Oui, notre ami, c’est moi ; je viens de faire une course pour le père et je retourne au logis où je vais apprêter la soupe ; eh bien, et vous, vous préparez vos malles ?

— Mes malles !

— Dame, est-ce que vous ne partez pas dans un monastère ? fit-elle en riant.

— Fichez-vous de moi ! s’exclama Durtal qui se mit à son tour à rire ; je voudrais bien vous y voir ; quand il s’agit de se résoudre à devenir un soldat assujetti à des exercices de peloton pieux, un pauvre troubade dont tous les mouvements sont comptés, qui, s’il ne doit pas porter les mains sur la couture du pantalon, doit les tenir cachées sous son scapulaire...

— Ta, ta, ta, interrompit la gouvernante, je vous le répète une fois de plus, vous lésinez avec Dieu, vous marchandez...

— Mais il est pourtant nécessaire qu’avant de prendre une semblable décision, je me plaide et le pour et le contre ; en pareil cas, un peu de procédure intérieure est bien permis.

Elle haussait les épaules ; et il y avait un tel calme sur ce visage et un tel feu couvait sous l’eau noire de ses yeux, que Durtal demeurait devant elle saisi, admirant la franchise, la pureté de cette âme qui s’avançait jusqu’au bord des paupières, qui sortait par ce regard.

— Êtes-vous heureuse ! s’écria-t-il.

Un nuage couvrit les prunelles qui se baissèrent.

— N’enviez personne, notre ami, dit-elle, car chacun a ses débats et ses peines.

Et, après l’avoir quittée, Durtal pensa, en rentrant chez lui, aux disgrâces qu’elle avait avouées, aux entretiens avec le ciel cessés, aux visions disparues, à la chute sur le sol de l’âme volant auparavant dans les nues. Ce qu’elle devait souffrir !

C’est égal, fit-il, dans le service du Seigneur tout n’est pas rose ! si l’on consulte des biographies de saints, on voit ces élus torturés par les plus effroyables des maladies ; par les plus douloureuses des épreintes ; décidément, c’est pas drôle la sainteté sur la terre, c’est pas drôle, la vie ! Il est vrai que pour les saints l’excessif des souffrances est, ici-bas déjà, compensé par l’extrême des joies ; mais pour le reste des chrétiens, pour le misérable fretin que nous sommes, quelle détresse et quelle pitié ! l’on interroge l’éternel silence et rien ne répond ; l’on attend et rien ne vient ; l’on a beau s’attester qu’Il est l’Incirconscrit, l’Incompréhensible, l’Incogitable, que toutes les démarches de notre raison sont vaines, l’on ne parvient point à ne pas se troubler et surtout à ne point pâtir ! et pourtant... pourtant, si l’on songe, ces ténèbres qui nous environnent ne sont pas absolument imperméables, car elles s’éclairent par endroits et l’on discerne quelques vérités, entre autres celles-ci :

Dieu agit avec nous comme avec les plantes ; Il est, en quelque sorte, l’année de l’âme, mais une année où l’ordre naturel des saisons est interverti, car les saisons spirituelles commencent par le printemps auquel succède l’hiver et l’automne arrive suivi à son tour par l’été ; au moment de la conversion, c’est le printemps ; l’âme est en liesse et le Christ sème en elle ses graines ; puis viennent le froid et l’obscurité ; l’âme terrifiée se croit abandonnée et se plaint, mais sans qu’elle le sente, pendant ces épreuves de la vie purgative, les graines germent sous la neige ; elles lèvent dans la douceur contemplative des automnes, fleurissent enfin dans la vie unitive des étés.

Oui, mais chacun doit être l’aide-jardinier de sa propre âme, chacun doit écouter les instructions du Maître qui trace la besogne et dirige l’oeuvre. Hélas ! nous ne sommes plus ces humbles ouvriers du moyen âge qui travaillaient en louant Dieu, qui se soumettaient, sans discuter, aux ordres du patron ; nous nous avons par notre peu de foi épuisé le dictame des prières, le polypharmacon des oraisons ; dès lors, tout nous paraît injuste et pénible et nous regimbons, nous exigeons des engagements, nous hésitons à entreprendre notre tâche ; nous voudrions être payés d’avance tant notre défiance nous rend vils ! Ah ! Seigneur, donnez-nous la grâce de prier et de ne pas même avoir l’idée de vous réclamer des arrhes, donnez-nous la grâce d’obéir et de nous taire !

Et j’ajoute, murmura Durtal, souriant à Mme Mesurat qui vint, à son coup de sonnette, ouvrir la porte, concédez-moi, mon Dieu, la faveur de n’être pas toujours impatienté par le bourdonnement de cette grosse mouche, agacé par les inépuisables paroles de cette brave femme !




XIV

QUELLE bouillie pour les chats, quelle bouteille à l’encre que cette ménagerie du bien et du mal, s’écria Durtal, en posant sa plume.

Il s’était attelé depuis le matin à un travail sur la faune symbolique du moyen âge ; au premier abord, cette étude lui avait semblé plus neuve et moins ardue, moins longue à traiter, en tout cas, que cet article qu’il avait projeté d’écrire sur les Primitifs allemands ; et il demeurait maintenant, ahuri, devant ses livres et ses calepins, en quête d’un fil conducteur, perdu dans cet amas de textes contradictoires accumulés devant lui.

Procédons par ordre, se dit-îl ; si tant est que dans ce capharnaüm une méthode de sélection soit possible.

Le bestiaire du moyen âge connut les monstres du paganisme, les satyres, les faunes, les sphynx, les harpies, les onocentaures, les hydres, les pygmées, les sirènes ; tous furent pour lui des variantes de l’Esprit du mal ; il n’y a donc pas de recherches à effectuer au sujet de leurs acceptions ; ils ne sont que d’anciens résidus ; aussi la véritable source de la zoologie mystique n’est-elle pas dans la mythologie, mais bien dans la Bible qui partage les animaux en mondes et immondes, les emploie à clicher des vertus et des vices, insinue en certaines espèces des personnages célestes, en d’autres le démon.

Ce point de départ acquis, notons que les liturgistes du bétail distinguèrent la bête de l’animal, englobèrent, sous le premier de ces titres, les créatures indociles et les fauves ; sous le second, les animaux au caractère doux et craintif, les races domestiques.

Observons encore que les ornithologues de l’Église convinrent que les oiseaux étaient les justes ; que, d’autre part, Boèce, souvent copié par les auteurs du moyen âge, leur impartit, au contraire, le renom de l’inconstance et que saint Méliton en fait, tour à tour, les sosies du Christ, du diable, du peuple juif ; ajoutons enfin que, sans tenir compte de ces opinions, Richard de Saint-Victor voit dans le volucre, le symbole de la vie intérieure, comme il voit dans le quadrupède l’image de la vie extérieure... et nous ne sommes pas plus avancés, murmura Durtal.

Ce n’est pas cela. Il s’agit de découvrir une autre répartition, plus serrée et plus claire.

Les divisions de l’histoire naturelle seraient inutiles ici, car un bipède et un reptile ont souvent dans le répertoire du symbolisme le même sens ; le plus simple est de sérier la ménagerie religieuse en deux grandes classes ; les bêtes réelles et les monstres ; il n’est aucun animal qui ne puisse rentrer dans l’une ou dans l’autre de ces catégories.

Durtal réfléchit, puis :

Néanmoins, pour donner un ensemble plus net, pour mieux apprécier l’importance que s’attribuent, dans la mythographie catholique, certaines familles, il sera bon de sortir des rangs les bêtes qui translatent Dieu, la Vierge, le Diable, de les mettre à part, quitte à les reprendre lorsqu’elles justifieront d’autres commentaires, de trier également celles qui coïncident avec les Évangiles et servent à la confection du Tétramorphe.

Le dessus de cette fourrière ôté, nous pourrons alors examiner le fretin, décrire le langage imagé des animaux extraordinaires et des extravagants.

La faune emblématique de Dieu est nombreuse ; les Écritures regorgent d’êtres destinés à nuancer le Sauveur. David le compare en sa personne au pélican de la solitude, au hibou dans son nid, au passereau solitaire sur un toit, à la colombe, au cerf altéré ; les psaumes sont un recueil analogique de ses qualités et de ses noms.

D’autre part, saint Isidore de Séville, Mgr sainct Ysidore, ainsi que l’appellent les naturalistes d’antan, incorpore Jésus dans l’agneau, à cause de son innocence ; dans le bélier parce qu’il est le chef du troupeau, voire même dans le bouc, en raison de la ressemblance que le Rédempteur consentit de la chair du péché.

D’autres le portraitrisent dans le boeuf, la brebis, le veau, bêtes du sacrifice ; d’autres dans les animaux, symboles des éléments, dans le lion, l’aigle, le dauphin, la salamandre, rois de la terre, de l’air, de l’océan et du feu ; d’autres, tels que saint Méliton, l’évoquent dans le chevreau et le daim, le poursuivent jusque dans le chameau qui personnifie pourtant, d’après une version différente du même auteur, le désir du fla-fla, le goût de la vaine louange ; d’autres encore le transfèrent dans le scarabée, comme saint Eucher ; dans l’abeille, considérée cependant ainsi qu’un infâme pécheur, par Raban Maur ; d’autres enfin spécifient, avec le phénix et le coq, sa résurrection, avec le rhinocéros et le buffle, sa colère et sa force.

L’iconographie de la Vierge est moins dense. Sainte Marie peut être célébrée par toute créature chaste et bénigne. Dans ses Distinctions monastiques, l’anonyme anglais la nomme avec cette même abeille que nous venons de voir si maltraitée par l’archevêque de Mayence ; mais Elle fut surtout décrétée par la colombe qui est peut-être l’oiseau dont le belluaire ecclésial se soit le plus occupé.

D’après tous les mystiques, la colombe est l’image de la Vierge et du Paraclet. Suivant sainte Mechtilde, elle est la simplicité du coeur de Jésus ; selon Amalat Fortunaire et Yves de Chartres, elle manifeste les prédicateurs, la vie religieuse active, — en opposition avec la tourterelle qui décèle la vie contemplative, — parce qu’elle vole et gémit, en bande, tandis que la tourterelle se réjouit, seule, à l’écart.

Pour Brunon d’Asti, la colombe est encore un modèle de la patience, une effigie des prophètes.

Quant au bestiaire infernal, il s’étend à perte de vue ; tout le monde des animaux fantastiques s’y engouffre ; puis dans la série des bêtes réelles défilent : le serpent, l’aspic des Écritures, le scorpion, le loup désigné par Jésus même, le léopard dénoncé par saint Méliton comme se référant à l’Antéchrist ; le tigre dont la femelle assume le péché d’arrogance ; l’hyène, le chacal, l’ours, le sanglier qui, dans les psaumes, ravage la vigne du Seigneur ; le renard qualifié de persécuteur hypocrite par Pierre de Capoue, de suppôt de l’hérésie par Raban Maur ; les autres fauves ; puis le pourceau, le crapaud, engin des maléfices, le bouc, portrait de Satan même, le chien, le chat, l’âne sous la forme desquels le Diable s’ébruite dans les procès de sorcellerie du moyen âge ; la sangsue honnie par l’anonyme de Clairvaux ; le corbeau qui sortit de l’arche et ne revint pas ; il exprime la malice et la colombe qui revint, la vertu, dit saint Ambroise ; la perdrix qui, d’après le même auteur, dérobe et couve des oeufs qu’elle n’a pas pondus.

Si l’on en croit Théobald, le Démon est encore relayé par l’araignée, car elle craint le soleil autant que le Malin craint l’Église et elle tisse plus volontiers sa toile, la nuit que le jour, imitant en cela Satan qui attaque l’homme lorsqu’il le sait endormi, sans force pour se défendre.

Enfin le Prince des Ténèbres est également parodié par le lion, par l’aigle, pris alors dans un déplorable sens.

Le même fait se reproduit dans la faune expressive et dans la symbolique des couleurs et des fleurs, songeait Durtal ; toujours la double face ; les deux significations opposées existent presque constamment dans la science des hiéroglyphes, sauf cependant dans la branche des gemmes.

C’est ainsi que le lion défini par sainte Hildegarde de « figure du zèle de Dieu », que le lion, image du Fils, devient, chez Hugues de Saint-Victor, l’emblème de la cruauté. Se basant sur le texte des psaumes, les physiologues l’identifient à Lucifer. Il est, en effet, le lion qui cherche à ravir les âmes, le lion qui se jette sur sa victime ; David l’accouple au dragon qu’on foule aux pieds ; et, dans sa première Épître, saint Pierre le montre rugissant, en quête d’un chrétien à dévorer.

De même pour l’aigle que Hugues de Saint-Victor institue l’étalon de l’orgueil. Choisi par Brunon d’Asti, par saint Isidore, par saint Anselme, pour commémorer le Sauveur pêcheur d’hommes, car il fond du haut du ciel sur les poissons nageant à fleur d’eau et les enlève, l’aigle, déjà classé, par le Lévitique et le Deutéronome, parmi les bêtes impures, se mue, en sa qualité même d’oiseau de proie, en un simulacre du Diable, emportant, pour les déchiqueter, les âmes.

En résumé, tout fauve, tout volucre féroce et tout reptile est un avatar du Très-Bas, conclut Durtal.

Passons au Tétramorphe. Les animaux évangéliques sont connus.

Saint Matthieu, qui développe le thème de l’Incarnation, précise la généalogie humaine du Messie, a pour signe caractéristique l’homme.

Saint Marc qui s’occupe plus spécialement de la thaumaturgie du Fils, qui s’étend moins sur sa doctrine que sur ses miracles et sur la Résurrection, a pour attribut le lion.

Saint Lue qui traite plus particulièrement des vertus de Jésus, de sa douceur, de sa patience, de sa miséricorde, qui s’arrête plus longuement sur son immolation, est armorié par le boeuf ou par le veau.

Saint Jean qui promulgue avant tout la divinité du Verbe est blasonné par l’aigle.

Et l’acception donnée au boeuf, au lion, à l’aigle, est en parfait accord avec la forme et le but personnels de chacun de ces Évangiles.

Le lion, qui symbolise la toute-puissance, allégorise également, en effet, la Résurrection.

Tous les physiologues d’antan, sainte Épiphane, saint Anselme, saint Yves de Chartres, saint Brunon d’Asti, saint Isidore, Adamantius admettent cette légende qu’après sa naissance, le lionceau reste pendant trois jours inanimé, puis il s’éveille, le quatrième jour, lorsqu’il entend le rugissement de son père et bondit, plein de vie, hors de son antre. Tel le Christ, ressuscitant après trois jours, et sortant de sa tombe, à l’appel du Père.

La croyance existait encore que le lion dormait, les yeux ouverts ; aussi devint-il le modèle de la vigilance ; et saint Hilaire et saint Augustin virent, dans cette façon de se reposer, une allusion à la nature divine qui ne s’éteignit pas dans le sépulere, alors que l’humanité du Rédempteur y subissait une réelle mort.

Enfin comme il paraissait acquis que cet animal effaçait la trace de ses pas sur le sable du désert avec sa queue, Raban Maur, saint Épiphane, saint Isidore, acceptèrent qu’il signifiât le Sauveur voilant sa divinité sous des traits charnels.

Pas ordinaire, le lion ! s’exclama Durtal. Heu, fit-il, consultant ses notes, le boeuf est plus modeste. Il est le parangon de la puissance et de l’humilité ; il synthétise, selon saint Paul, le sacerdoce ; le prédicateur suivant Raban Maur ; l’évêque d’après Petrus Cantor, parce que, dit cet auteur, le prélat est coiffé d’une mitre dont les deux cornes ressemblent à celles du boeuf et qu’il se sert de ces cornes qui sont la science des deux Testaments pour découdre les hérétiques ; mais, en dépit de ces interprétations plus ou moins ingénieuses, le boeuf est, en somme, la bête de l’immolation, du sacrifice.

Quant à l’aigle, il est, nous l’avons dit, le Messie se précipitant sur les âmes pour les capter, mais d’autres versions lui sont encore attribuées par saint Isidore et par Vincent de Beauvais. A les entendre, l’aigle qui veut éprouver ses aiglons les suspend à ses serres, plane devant le soleil et les force à fixer, avec leurs prunelles qui commencent à s’ouvrir, l’orbe incandescent de l’astre.« L’aiglon que cette fournaise éblouit est lâché, rejeté par l’oiseau. Ainsi Dieu repousse l’âme qui ne peut fixer sur lui l’oeil contemplatif de l’amour.

Il est encore le symbole de la Résurrection, et saint Épiphane et saint Isidore l’expliquent de la sorte :

L’aigle, quand il vieillit, s’en va frôler de si près le soleil que ses plumes s’embrasent ; ranimé par ces flammes, il se plonge dans une fontaine, s’y baigne trois fois et s’en évade régénéré ; n’est-ce pas d’ailleurs la paraphrase du verset du Psalmiste : « Ta jeunesse sera renouvelée ainsi que celle de l’aigle. » Enfin sainte Madeleine de Pazzi l’envisage autrement et le tient pour l’image de la foi appuyée sur la charité.

Il va falloir mettre ces documents en place dans mon article, soupira Durtal, rangeant, sous une chemise à part, ces notes.

Voyons maintenant la faune chimérique originaire de l’Orient, expédiée en Europe par les Croisades et déformée par l’imagination des enlumineurs de missels et des imagiers.

En tête le dragon qui rampe et s’essore déjà dans la mythologie et dans la Bible.

Durtal se leva et s’en fut chercher dans sa bibliothèque les Traditions tératologiques de Berger de Xivrey ; ce livre contenait de longs extraits de ce roman d’Alexandre qui fit la joie des grande enfants, au moyen age.

« Les dragons, raconte cet écrit, sont plus grands que tout autre serpent et plus longs... Ils volent en l’air qui se trouble par le dégorgement de leur punaisie de venin... Ce venin est si mortel que si une personne en est polluée ou atteinte, il lui semblerait être en un feu ardent et lui enlèverait la peau, à grosses vessies, comme si la personne était échaudée. » Et l’auteur ajoute : « La mer par leur venin s’en enfle. »

Ils ont une crête, des griffes aiguës, une gueule qui siffle et ils sont presque invincibles. Albert le Grand avance néanmoins que les enchanteurs qui les veulent dompter tapent à tour de bras sur des tambours et les dragons qui s’imaginent ouïr le roulement du tonnerre qu’ils appréhendent, se laissent alors manier aisément et prendre.

L’ennemi de ce reptile ailé est l’éléphant qui parvient parfois à l’écraser, en tombant de tout son poids dessus ; mais la plupart du temps, il est occis par le dragon qui se repaît de son sang dont la froideur apaise l’insupportable cuisson que lui vaut son propre venin.

Après ce monstre, le griffon qui participe du quadrupède et de l’oiseau, car il a le corps du lion, la tête et les serres de l’aigle ; puis le basilic, considéré tel que le roi des serpents ; il a quatre pieds d’étendue, une queue de la grosseur d’un arbre et tachée de blanc. Sa tête porte une huppe en forme de couronne ; sa voix est stridente et son regard foudroie, un regard, dit le roman d’Alexandre, « si pénétrafif que, sur toutes bêtes venimeuses et autres, il est pestilentiel et mortel ». Il est vrai que son souffle n’est ni moins périlleux, ni moins fétide, car « de son haleine sont toutes choses infectées et, en mourant, lorsqu’il la veut dégorger, il est si puant que toutes autres bêtes le fuient... ».

Son adversaire le plus redoutable est la belette qui l’égorge, bien qu’elle soit « petite bête comme un rat » ; ainsi Dieu n’a rien fait sans cause et sans remède, conclut le pieux auteur du moyen age.

Pourquoi la belette ? Rien ne nous l’apprend ; est-elle au moins cette bestiole qui rendait un pareil service, honorée par nos pères d’un favorable sens ? Pas du tout.

Elle est un spécimen de la dissimulation, de la dépravation et elle s’apparie à la vie dégoûtante des baladins. A mentionner aussi que ce carnassier qui était présumé concevoir par la bouche et enfanter par l’oreille’est classé parmi les animaux impurs de la Bible.

Cette homéopathie zoologique est un peu incohérente, pensa Durtal, à moins que l’acception similaire prêtée à ces deux animaux se combattant ne veuille dire ceci que le Démon se dévore lui-même.

Vient ensuite le phénix, « un oisel, très bel en ses plumes, qui ressemble au paon, est moult solitaire et vit de graines de frène » ; il a, de plus, une livrée de poudre surdorée et parce qu’il est censé renaître de ses cendres, il particularise invariablement la Résurrection du Christ.

Puis la licorne qui fut une des plus étonnantes créations du naturalisme mystique.

« Elle est une bête très cruelle qui a le corps grand et gros, de façon d’un cheval ; sa défense est une corne grande et longue de demi-toise, si pointue et si dure qu’il n’est rien qui, par elle, n’en soit percé... Quand on la veut prendre, on fait venir une pucelle au lieu où l’on sait que la bête repaît et fait son repaire. Si la licorne la voit et qu’elle soit pucelle, elle va se coucher en son giron, sans aucun mal lui faire et, là, s’endort ; alors viennent les veneurs qui la tuent... Aussi, si elle n’est pas pucelle, la licorne n’a garde d’y coucher, mais tue la fille corrompue et non pucelle. »

D’où il ressort que la licorne est une des références de la chasteté ; au même titre qu’un animal bien surprenant aussi, et dont nous entretient saint Isidore, le porphyrion.

Celui-là possède un pied en patte de perdrix et un autre palmé comme celui d’une oie ; son originalité consiste à pleurer l’adultère et à aimer son maître d’un tel amour qu’il meurt de compassion sur son sein, lorsqu’il sait que sa femme le trompe. Aussi, ce que cette espèce n’a point tardé à s’éteindre !

Voyons, il nous reste encore des êtres fabuleux à répartir, murmura Durtal, en fouillant, de nouveau, dans ses papiers.

Il trouvait la wivre, sorte de Mélusine, moitié femme et moitié serpent, une bête très cruelle, pleine de malice et sans pitié, assure saint Ambroise ; le manicore qui a la face d’un homme, les yeux pers, la crinière cramoisie d’un lion, une queue de scorpion et un vol d’aigle ; celui-là est insatiable de chair humaine ; le léoncrotte, issu de l’hyène mâle et de la lionne, nanti d’un corps d’âne, de jambes de cerf, d’un poitrail de fauve, d’une tête de chameau armée de dents terribles ; le tharande qui, d’après Hugues de Saint-Victor, a la taille du boeuf, le profil du cerf, le pelage de l’ours et change de couleur, ainsi qu’un caméléon ; enfin le moine de mer, le plus déconcertant de tous, car Vincent de Beauvais l’enseigne, son buste couvert d’écailles et muni, en guise de bras, de nageoires hérissées de crocs, meut un chef tonsuré de moine dont le bas s’effile en museau de carpe.

Le bestiaire en a encore inventé d’autres, ne fût-ce, par exemple, que ces gargouilles, ces créatures hybrides matérialisant les vices vomis, rejetés du sanctuaire, rappelant au passant qui les voit expumer à pleine gueule les lies des gouttières, qu’hors de l’Église, ce ne sont que gémonies de l’esprit et cloaques d’âme ! Mais, se dit Durtal en allumant une cigarette, ce dessus du panier me paraît suffire ; d’ailleurs, au point de vue symbolique, cette ménagerie est peu intéressante, car tous ces monstres, wivre, manicore, léoncrotte, tharande, moine de mer, ne diffèrent point ; tous incarnent l’Esprit du Mal.

Il tira sa montre. Allons, reprit-il, j’ai encore le temps, avant de dîner, de parcourir la série des animaux authentiques ; et il feuilleta la liste des volatiles.

Le coq, fit-il, est la prière, la vigilance, le prédicateur, la Résurrection, car, le premier, il se réveille dès l’aube ; le paon qui est doté, suivant un vieil auteur, « de voix de diable et de queue d’ange », est un réceptacle d’idées contradictoires. Il implique l’orgueil, l’immortalité, selon saint Antoine de Padoue, et aussi la vigilance, à cause des yeux qui parent ses plumes ; le pélican est la figure de la contemplation et de la charité ; de l’amour, suivant sainte Madeleine de Pazzi ; le passereau, de la solitude pénitente ; l’hirondelle, du péché ; le cygne, de l’orgueil, selon Raban Maur, de la diligence et de la sollicitude, d’après Thomas de Catimpré ; le rossignol est indiqué par sainte Mechtilde, ainsi que l’âme affectueuse ; et la même sainte rapproche l’alouette des gens qui accomplissent, avec gaieté, les bonnes oeuvres ; à remarquer aussi que, dans les vitraux de Bourges, l’alouette ou calandre est le témoignage de la charité envers les malades.

En voici d’autres que définit Hugues de Saint-Victor. Pour lui, le vautour caractérise la paresse ; le milan, la rapacité ; le corbeau, les détractions ; la chouette, l’hypocondrie ; le hibou, l’ignorance ; la pie, le bavardage ; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom.

Tout ça, tout ça, c’est bien emmêlé, soupira Durtal, et j’ai peur qu’il n’en soit de même des mammifères et des autres bêtes.

Il colligea quelques pièces. Le boeuf, l’agneau, la brebis, nous les avons parqués ; le mouton prototype la douceur et la timidité et saint Pacôme incorpore en lui le moine qui vit, ponctuel et docile, et aime ses frères. De son côté, saint Méliton délègue le sens d’hypocrisie à l’autruche, de puissance du siècle au rhinocéros, de fragilité humaine à l’araignée ; signalons encore au passage, dans la classe des crustacés, l’écrevisse qui interprète l’hérésie, la synagogue, parce qu’elle marche à reculons et rétrograde dans la voie du bien ; dans la série des poissons, la baleine, symbole du sépulcre, de même que Jonas qui en sortit après trois jours est le symbole de Jésus ressuscité ; parmi les rongeurs, le castor, image de la circonspection chrétienne, car, dit la légende, lorsqu’il est poursuivi par des chasseurs, il s’arrache avec les dents la poche qui contient le castoreum et le jette à l’ennemi. Ce pourquoi, il est également la traduction animale de la phrase des Évangiles déclarant qu’il faut retrancher le membre qui scandalise et est une occasion de chute. Arrivons et arrêtons-nous devant la cage des fauves.

D’après Hugues de Saint-Victor, le loup est l’avarice et le renard la fourberie ; de son côté, Adamantius voit dans le sanglier la fureur et dans le léopard, la colère, les embûches et l’audace ; quant à la hyène qui change de sexe à volonté et imite à s’y méprendre la voix de l’homme, elle est la vivante formule de l’hypocrisie, alors que sainte Hildegarde le démontre, la panthère est, à cause de la beauté de ses taches, le signe de la vaine gloire.

Inutile maintenant de nous appesantir sur le taureau, sur le bison, sur le buffle ; les initiés groupent en eux la force brutale et l’orgueil ; pour le bouc et le porc, ils sont des vases de luxure et de fange.

Ils partagent ce privilège avec le crapaud, bête immonde, vestiaire du Diable qui emprunte ses contours afin d’apparaître à des saintes, à sainte Térèse, pour en citer une. Quant à la pauvre grenouille, elle est aussi malfamée que ce batracien, parce qu’elle lui ressemble.

Meilleur est le renom du cerf, exemple, d’après saint Jérôme et Cassiodore, du chrétien qui détruit le péché par le sacrement de pénitence ou par le martyre. Portrait de Dieu dans les psaumes, il est encore le païen qui désire le baptême ; enfin, la légende lui assigne une haine du serpent, autrement dit du Démon, si véhémente qu’il l’attaque, dès qu’il le peut, et le dévore, mais il meurt, s’il reste ensuite trois heures sans boire ; aussi après ce repas court-il dans les forêts en quête d’une source et s’il la rencontre et se désaltère, il rajeunit de plusieurs années ; la chèvre, elle, est parfois considérée d’un mauvais oeil et confondue avec le boue, mais plus souvent elle désigne le Bien-Aimé auquel la compare l’Épouse du Cantique ; le hérisson, qui se cache dans les trous, contrefait, selon saint Méliton, le pécheur ; selon Pierre de Capoue, le Pénitent. Quant au cheval, il est marqué par Petrus Cantor et Adamantius, ainsi qu’un être de vanité et de présomption, opposé au boeuf qui est toute gravité, toute simplesse. Il convient de ne pas oublier néanmoins que, pour embrouiller la question, en la présentant sous un autre jour, saint Eucher assimile le cheval au saint et que l’anonyme de Clairvaux identifie le Diable avec le boeuf. Pour le pauvre âne, il n’est guère plus ménagé par Hugues de Saint-Victor qui le targue de stupidité, par saint Grégoire le Grand qui le taxe de paresse, par Pierre de Capoue qui l’inculpe de luxure ; il faut observer cependant que saint Méliton l’associe, à cause de son humilité, au Christ et que les exégètes font de l’ânon que Jésus chevaucha, le jour des Palmes, une figure des gentils, de même qu’ils font de l’ânesse, qui le mit bas, la figure des juifs.

Enfin, deux bêtes domestiques, chères à l’homme, le chien et le chat, sont généralement honnies par les mystiques. Le chien, modèle du péché, dit Petrus Cantor, bête des querelles, ajoute Hugues de Saint-Victor, est l’animal qui retourne à son vomissement ; il manifeste aussi ces réprouvés dont parle l’Apocalypse et qu’on doit chasser de la Jérusalem céleste ; baptisé du nom d’apostat par saint Méliton, il est traité de moine rapace par saint Pacôme, mais Raban Maur le relève un peu de ces interdits, en lui conférant le titre de symbole des confesseurs.

Le chat qui ne s’introduit qu’une fois dans la Bible, au livre de Baruch, est invariablement condamné par les naturalistes d’antan ; ils lui reprochent d’être le simulacre de la traîtrise et de l’hypocrisie et l’accusent de vendre sa peau au Diable pour lui permettre de se montrer sous son apparence aux sorciers.

Durtal tourna encore quelques pages, avisa que le lièvre décelait la timidité et la peur, de même que le colimaçon, la paresse : inscrivit l’opinion d’Adamantius qui incrimine de légèreté et de moquerie le singe ; celle de Pierre de Capoue et de l’anonyme de Clairvaux garantissant que le lézard qui rampe et se cache dans les murs est, au même titre que le serpent, l’emblème du mal ; consigna le sens spécial d’ingratitude révélé par le Christ pour la vipère, car il qualifie de la sorte la race des juifs ; et il s’habilla en hâte, craignant de faire attendre l’abbé Gévresin chez lequel il dînait, avec l’abbé Plomb ; puis, poursuivi par Mme Mesurat qui voulait lui asséner un dernier coup de brosse, il dégringola l’escalier et arriva chez son ami.

Mme Bavoil, qui ouvrit la porte, exhibait sous un bonnet de travers des cheveux à la vanvole, des manches retroussées sur des bras cuits, des joues enflammées par le brasier de sa cuisine. Elle avoua la confection d’un boeuf à la mode assoupli par la glu d’un pied de veau, et réconforté par une dose méditée de cognac ; et elle se sauva, effrayée par les appels impatients d’une bouillotte dont l’eau s’épandait, avec des jurons de matou, sur les plaques rouges du fourneau.

Durtal trouva l’abbé Gévresin, ravagé par ses rhumatismes, mais toujours patient et gai. Ils causèrent un peu ; puis s’apercevant que Durtal regardait de petits morceaux de gomme épars sur son bureau, l’abbé dit :

— C’est de l’encens qui vient du Carmel de Chartres.

— Ah !

— Voici, les carmélites ont l’habitude de ne brûler que du véritable, que du réel encens. Aussi, leur ai-je emprunté cet échantillon, afin de pouvoir faire acheter la même qualité de résine pour notre cathédrale.

— Il est partout falsifié, n’est-ce pas ?

— Oui, il se débite dans le commerce sous trois formes : l’encens mâle, le meilleur, s’il n’est pas adultéré ; l’encens femelle qui est déjà plein de fragments rougeâtres, de grumeaux secs appelés marrons ; enfin, l’encens en poudre qui n’est, la plupart du temps, qu’un mélange de mauvaise gomme et de benjoin.

— Et celui que vous avez là ?

— C’est de l’encens mâle ; voyez ces larmes oblongues, ces gouttes presque transparentes d’ambre qui se décolore ; quelle différence avec celui-ci que l’on consume à Notre-Dame ! Il est terreux, brisé, rempli d’égrugeures et il y a gros à parier que ces marrons sont des cristaux de carbonate de chaux et non des perles de résine pure.

— Tiens, fit Durtal, cette matière me suscite l’idée d’une symbolique des odeurs, a-t-elle jamais existé ?

— J’en doute, mais elle serait, en tout cas, très simple. Les substances aromatiques dont use la liturgie se réduisent à quatre : l’encens, la myrrhe, le baume, le thymiaura, mais l’usage de ce dernier parfum, composé d’ingrédients divers, est périmé.

Leur thème, vous le connaissez. L’encens est la divinité du Fils et nos prières qui montent, telles que ses vapeurs, dans la présence du Très-Haut, dit le Psalmiste. — La myrrhe est la pénitence, la vie souffrante de Jésus, sa mort, les martyrs, et aussi, selon M. Olier, la Vierge qui guérit les âmes des pêcheurs comme la myrrhe cautérise la pourriture des plaies ; — le baume est une variante du mot vertu. Mais, si les émanations liturgiques sont peu nombreuses, il n’en est pas de même des effluences mystiques qui changent à l’infini ; seulement nous n’avons que très peu de renseignements sur elles.

Nous savons simplement que l’odeur de sainteté sert d’antithèse à l’odeur du diable, que beaucoup d’élus répandirent de leur vivant et après leur mort des parfums exquis dont l’analyse est impossible, tels : Madeleine de Pazzi, saint Étienne de Muret, saint Philippe de Néri, saint Paternien, saint Omer, le vénérable François Olympe, Jeanne de Matel et tant d’autres !

Nous savons aussi que nos fautes puent et d’une façon différente selon leur genre ; et la preuve est les saints qui discernaient l’état des consciences, rien qu’en flairant les corps. Rappelez-vous saint Joseph de Cupertino criant à un pécheur qu’il rencontre : « Mon ami, tu sens bien mauvais, va te laver ! »

Pour en revenir à l’odeur de sainteté, elle prend cependant chez certaines personnes un caractère presque naturel, se confond presque avec les aromes connus.

Ainsi saint Trévère exhalait un bouquet composé de rose, de lis, de baume et d’encens ; sainte Rose de Viterbe fleurait la rose ; saint Cajetan la fleur d’oranger ; sainte Catherine de Ricci la violette ; sainte Térèse, tour à tour, le lis, le jasmin et l’iris ; saint Thomas d’Aquin l’encens ; saint François de Paul le musc ; je vous les cite au hasard du souvenir.

— Oui, et sainte Lydwine épandait pendant ses maladies un parfum qui se communiquait également au goût. Ses ulcères volatilisaient des fumets enjoués d’épices, et distillaient l’essence même de la vie familière des Flandres, une essence sublimée de cannelle.

— Par contre, reprit l’abbé, l’infection des sorcières fut célèbre au moyen age. Tous les exorcistes et les démonologues sont d’accord sur ce point ; et presque constamment aussi, l’on a relaté qu’après une apparition du Malin, une puanteur de soufre ignoble s’attardait dans les cellules, alors même que les saints étaient parvenus à le chasser.

Mais la senteur médullaire du Diable, elle s’affirme dans la vie de Christine de Stumbèle. Vous n’ignorez pas les exploits scatologiques auxquels Satan se livra contre cette sainte ?

— Mais si, monsieur l’abbé.

— Alors je vous apprendrai que le récit de ces attaques nous a été conservé tout au long par les Bollandistes qui ont inséré dans leurs annales la biographie de cette célicole, écrite par le dominicain Pierre de Dacie, son confesseur.

Christine naquit dans la première moitié du treizième siècle, en 1242, je crois, à Stumbèle ou Stommeln, près de Cologne.

Elle fut, dès son enfance, traquée par le Démon. Il épuise contre elle l’arsenal de ses ruses, lui apparaît sous la forme d’un coq, d’un taureau, sous la figure d’un apôtre ; il la remplit de poux, infeste son lit de vermine, la frappe jusqu’au sang et, comme il n’obtient pas qu’elle renie son Dieu, il invente de nouveaux supplices.

Il convertit les aliments qu’elle porte à sa bouche en crapaud, en serpent, en araignée ; il la dégoûte tellement de toute nourriture, qu’elle dépérit.

Elle passe alors sa vie à vomir et Dieu qu’elle supplie de l’assister se tait.

Il lui reste cependant, pour la soutenir dans ses éprenves, la communion. Le Maudit qui le sait s’ingénie à la priver de cette aide ; il se montre sous l’apparence de ces mêmes animaux sur l’hostie qu’elle consomme ; enfin, pour la réduire, il imagine de se métamorphoser en un énorme crapaud et de s’installer entre ses seins. Du coup, Christine s’évanouit de peur ; mais alors Dieu intervient ; sur son ordre, elle s’enveloppe la main avec sa manche, la glisse entre sa poitrine et le ventre du crapaud, arrache violemment la bête et la jette sur le pavé.

Elle s’y écrasa, en résonnant, dit la sainte, ainsi qu’un vieux soulier.

Les persécutions de ce genre continuent jusqu’à l’Avent de 1268 ; c’est, à partir de cette époque, que les farces stercoraires commencent.

Pierre de Dacie nous raconte qu’un soir, le père de Christine vient le chercher dans son couvent de Cologne et le supplie de le suivre parce que le Diable moleste sa fille. Il part, accompagné d’un autre dominicain, le frère Wipert, et, arrivés à Stumbèle, ils trouvent dans la chaumine hantée le curé du pays, le R. P. Godfried, prieur des bénédictins de Brunwilre, et le cellerier de ce cloître. Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursions nauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes se renouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente, et Christine, selon l’expression du religieux, en demeure tout empâtée — et, chose étrange, ajoute Pierre de Dacie, cette substance, qui était tiède, brûlait Christine et lui faisait venir sur la peau des cloques.

Ce manège dura trois jours. A la fin, un soir, frère Wipert, exaspéré, se met en devoir de réciter les prières de l’exorcisme, mais un vacarme effroyable ébranle la chambre, les chandelles s’éteignent et il reçoit sur l’oeil un paquet de matière si dure qu’il s’écrie : « Malheur, me voici borgne ! »

On l’emmène à tâtons dans une pièce voisine où séchaient des vêtements de rechange, où de l’eau chauffait toujours devant le feu pour les ablutions ; on le nettoie, on lui lave l’oeil qui n’a subi aucun dommage sérieux, en somme, et il rentre dans la chambre pour réciter, avec les deux bénédictins et Pierre de Dacie, matines ; mais avant de psalmodier l’office, il s’approche du lit de la patiente et joint les mains étonné.

Elle est embrenée d’ordures, mais tout a changé. L’odeur, qui était d’une fétidité plus qu’humaine, s’est muée en une fleur angélique ; la résignation, la sainteté de Christine ont vaincu le Traitant des âmes et tous s’empressent de remercier le ciel. — Que pensez-vous de cette histoire ?

— Elle est stupéfiante, à coup sûr, mais ce cas de cloaque infernal est-il unique ?

— Non, un siècle après, des faits analogues se découvrent chez Élisabeth de Reute et aussi chez la bienheureuse Bétha. Là encore, Satan se livre à d’immondes facéties ; il s’allège près de la couche de la bienheureuse, tapisse le plancher et goudronne avec ses produits les murs. A noter aussi, dans le moderne, que des actes de ce genre eurent lieu chez le curé d’Ars...

— Je ne vois pas, dans tout cela, le développement de la symbolique des odeurs, fit Durtal. En tout cas, le champ est restreint ou mal défini et le nombre des parfums que l’on peut mentionner est court.

Nous avons les essences extraites de l’Ancien Testament et qui présagent la Vierge ; quelques-unes d’entre elles sont encore admises dans un autre sens, tels le nard, la casse et le cinname ; le premier interprète la force de l’âme, la seconde, la saine doctrine et le troisième la bénéolence des vertus ; nous avons aussi le bouquet du cèdre qui spécifiait, au treizième siècle, les docteurs de l’Église ; puis trois aromes liturgiques précis : l’encens, la myrrhe, le baume ; enfin l’odeur de sainteté qui peut presque s’analyser chez quelques saints et la puanteur démoniaque qui va de l’infection animale à l’horreur des oeufs couvis et des sulfures.

Il faudrait maintenant vérifier si la senteur personnelle d’un élu est bien en harmonie avec celles des qualités ou des oeuvres dont il fut, ici-bas, le modèle ou l’auteur ; ce qui semble exact si l’on observe que saint Thomas d’Aquin qui créa l’admirable prose du Saint-Sacrement, exhalait une fragrance d’encens, que sainte Catherine de Ricci, qui fut un exemple d’humilité, fleurait la violette, emblème de cette vertu, mais...

L’abbé Plomb entra et, mis au courant par Durtal de cette discussion sur l’osmologie mystique, il dit :

— Vous oubliez, pour l’odeur diabolique, le principal.

— Comment cela ? monsieur l’abbé.

— Mais oui, vous ne tenez pas compte des faux parfums délectables que le Maudit efflue ; et, en effet, ses baumes infâmes sont de deux sortes : les uns caractérisés par le relent des barèges et des selles ; les autres, par une singerie de la senteur de sainteté, par de délicieuses bouffées d’attrait et de tentation. Le Malin s’y est pris ainsi pour séduire Dominique de Gusman ; il l’imprégna d’émanations exquises, espérant lui inspirer, par ce moyen, des idées de vaine gloire ; de même pour Jourdain de Saxe qui expirait un fumet agréable quand il célébrait la messe. Dieu lui montra que ce phénomène était d’origine infernale et, dès lors, il cessa.

Enfin il me revient à la mémoire une singulière anecdote de Quercetanus à propos d’une maîtresse de Charlemagne qui trépassa. Le roi qui l’adorait ne pouvait se décider à laisser enterrer son corps qui se décomposait, en vaporisant un mélange de violettes et de roses. L’on examina l’état du cadavre et l’on aperçut, inséré dans sa bouche, un anneau qu’on ôta. Aussitôt l’enchantement démonial s’évanouit ; le corps fétida et Charlemagne permit de l’inhumer.

L’on peut encore adjoindre à cette bonne odeur d’attirance du Diable, une autre qui est, au contraire, maléolente et a pour but de vexer le fidèle, de l’empêcher de prier, d’éloigner de lui son prochain, de le faire tomber, s’il se peut, dans le désespoir ; mais, en somme, cette puanteur dont le Très-Bas imprègne un organisme dépend de la catégorie des odeurs de tentation, suggérant au patient, non plus l’orgueil, mais la faiblesse et la crainte.

Voyons, en attendant, j’ai autre chose pour vous, fit l’abbé, s’adressant à Durtal, voici quelques titres que j’ai relevés pour votre étude sur les bêtes expressives du moyen âge. Vous avez lu le De Bestiis et aliis rebus d’Hugues de Saint-Victor ?

— Oui.

— Bon, vous pourrez encore consulter Albert le Grand, Barthélemy de Glanville, Pierre de Bressuire ; enfin j’ai inscrit sur ce papier la série des Bestiaires : celui d’Hildebert, de Philippe de Thann, de Guillaume de Normandie, de Gautier de Metz, de Richard de Fournival ; seulement, il vous faudra aller à Paris pour vous les procurer dans les bibliothèques.

— Et cela ne me servirait pas à grand’chose, répliqua Durtal. J’ai compulsé jadis plusieurs de ces recueils et ils ne contiennent aucun renseignement qui puisse m’être utile’au point de vue du symbolisme. Ce ne sont que des descriptions fabuleuses d’animaux, des légendes sur leurs origines et sur leurs moeurs ; le Spicilegium Solesmense et les Analecta de dom Pitra, sont autrement instructifs. Avec eux, avec saint Isidore, saint Épiphane, Hugues de Saint-Victor, l’on a le chiffre du langage imagé des monstres.

C’est toujours la même chose ; depuis le moyen âge il n’existe en français aucun travail complet sur le symbolisme, car l’ouvrage de l’abbé Auber sur ce sujet est un leurre. Pour la flore, vous chercheriez vainement un manuel sérieux qui fasse même allusion aux propriétés catholiques des plantes. Je néglige, bien entendu, ces livres stupides à l’usage des amoureux, intitulés « le langage des fleurs » et qui côtoient « la parfaite cuisinière » et « la clef des songes » sur les parapets des quais. Il en est de même des couleurs ; rien de vraiment documenté n’a été écrit sur les teintes infernales ou pieuses, et, en effet, le traité que leur consacra Frédéric Portal est, au point de vue du chromatisme chrétien, nul. Il m’a fallu, pour l’explication de l’oeuvre de l’Angelico, picorer dans les mystiques, afin de découvrir, çà et là, les sens qu’ils décernaient aux tons ; et je vois bien qu’il me faudra user d’une pareille méthode pour mon étude sur la faune religieuse. Il n’y a rien à attendre, en somme, des volumes techniques et c’est dans la Bible et dans la liturgie, sources premières de la science des symboles, qu’il convient de pêcher. A propos, monsieur l’abbé, n’aviez-vous pas des remarques à me communiquer sur le Belluaire des Écritures ?

— Oui, nous allons...

— A table, s’il vous plaît, s’écria Mme Bavoil.

L’abbé Gévresin récita le Benedicite, puis l’on mangea la soupe et la gouvernante apporta le boeuf aux carottes.

Il était roboratif, moelleux, pénétré jusque dans ses plus secrètes fibres, par l’onctueuse et par l’énergique sauce qui le baignait.

— Hein, vous n’en mangiez pas de semblable à la Trappe, notre ami, dit Mme Bavoil.

— Et il n’en dégustera point non plus de cette qualité dans n’importe quel autre ordre religieux, appuya l’abbé Plomb.

— Ne me découragez pas d’avance, s’exclama, en riant, Durtal ; permettez-moi de me régaler sans arrière-pensée... il y a temps pour tout...

— Alors, reprit l’abbé Gévresin, vous êtes décidé à envoyer à la Revue un travail allégorique sur les animaux.

— Oui, monsieur l’abbé.

— J’ai trié à votre intention, d’après les études spéciales de Fillion et de Lesêtre, les erreurs commises par les traducteurs de la Bible lorsqu’ils affublèrent de noms chimériques des bêtes réelles, dit l’abbé Plomb. Voici, en quelques mots, le résultat de mes perquisitions.

Il n’y a jamais eu de faune mythologique dans les Livres Saints. Le texte hébreu a été défiguré par ceux qui le transférèrent en grec et en latin ; et ce bestiaire si étrange, qui nous déconcerte dans certains chapitres d’Isaïe et de Job, se réduit simplement à une nomenclature d’êtres connus.

Ainsi les onocentaures et les sirènes dont le prophète nous entretient sont tout bonnement des chacals, si l’on examine les mots hébraïques qui les désignent. La lamie, ce vampire mi-serpent, mi-femme, comme la wivre, est un oiseau de nuit, le chat-huant ou la chouette ; les satyres, les faunes, les créatures velues dont il est question dans la Vulgate ne sont, au demeurant, que des boucs sauvages, des « schirim », ainsi que la langue mosaïque les nomme.

La bête qui s’annonce tant de fois dans la Bible, sous le titre de dragon, est indiquée, dans le texte original, par des termes différents ; et tantôt ces vocables déterminent le serpent et le crocodile et tantôt le chacal ou la baleine ; enfin, la fameuse licorne, l’unicorne des Écritures, n’est autre que le boeuf primitif, l’auroch sculpté sur les bas-reliefs assyriens et dont la race se meurt, reléguée maintenant dans le fond de la Lithuanie et du Caucase.

— Et le behemot et le léviathan que mentionne Job ?

— Le mot behemot est le pluriel d’excellence de l’hébreu. Il marque une bête prodigieuse, énorme, telle que le rhinocéros ou l’hippopotame. Quant au léviathan, il est une sorte de reptile démesuré, de boa gigantesque.

— Tant pis, s’écria Durtal, la zoologie imaginative était plus drôle ! Tiens, quel est ce légume ? fit-il en goûtant d’une purée bizarre d’herbes ?

— Ce sont des pissenlits hachés et cuits, liés par un jus de lardons, répondit Mme Bavoil ; aimez-vous ce mets, notre ami ?

— Certes. Ils sont aux épinards et aux chicorées cultivées, vos pissenlits, ce que le canard sauvage est au canard domestique et le lièvre au lapin ; et c’est vrai cela, les plantes potagères sont d’habitude plates et fades, tandis que celles qui poussent en pleine liberté ont une saveur astringente, une cordiale amertume ; c’est de la venaison d’herbages que vous nous offrez là, madame Bavoil !

— Je pense, dit l’abbé Plomb, qui réfléchissait, je pense que l’on pourrait, ainsi que nous l’avons tenté, un jour, pour la flore mystique, dresser une liste des péchés capitaux, composés par des bêtes.

— Évidemment — et sans peine encore. — L’orgueil est particularisé par le taureau, par le paon, par le lion, par l’aigle, par le cheval, par le cygne, par l’onagre, selon Vincent de Beauvais.

L’avarice, par le loup et, suivant Théobald, par l’araignée ; pour la luxure, nous avons le bouc, le porc, le crapaud, l’âne ; la mouche qui, selon saint Grégoire le Grand, retrace les désirs insolents des sens ; pour l’envie, l’épervier, le hibou, la chouette ; pour la gourmandise, le pourceau et le chien ; pour la colère, le lion et le sanglier, le léopard, d’après Adamantius ; pour la paresse, le vautour, le colimaçon, la bourrique ; le mulet, au dire de Raban Maur.

Quant aux vertus opposées à ces vices, l’on peut traduire l’humilité par le boeuf et l’âne ; le détachement des biens d’ici-bas, par le pélican, symbole de la vie contemplative ; la chasteté, par la colombe, par l’éléphant ; il est vrai que cette version de Pierre de Capoue est démentie par d’autres mystiques qui accusent l’éléphant de superbe et le qualifient de « pêcheur énorme » ; la charité, par la calandre et le pélican ; la tempérance, par le chameau qui, envisagé sous un autre jour, stipule avec son nom de « gamal » d’extraordinaires furies ; la vigilance, par le lion, le paon, par la fourmi que citent l’abbesse Herrade et l’anonyme de Clairvaux, surtout par le coq auquel saint Eucher et tous les symbolistes confient ce sens.

Ajoutons que la colombe résume, en elle, toutes ces qualités, est la synthèse même de ces vertus.

— Oui, et elle est la seule, avec l’agneau, que Satan délaisse et dont il n’ose usurper l’aspect ; aussi n’est-elle jamais attifée d’un fâcheux renom, fit l’abbé Gévresin.

— Elle partage cette privauté avec le blanc et le bleu, les deux couleurs qui ne sont pas régies par la loi des contrastes, qui ne répondent au signalement d’aucun vice, répliqua Durtal.

— La colombe, s’écria Mme Bavoil, en changeant les assiettes, elle joue un admirable rôle dans l’histoire de l’arche de Noé. Ah ! notre ami, c’est la mère de Matel qu’il faut entendre !

— Qu’en dit-elle, madame Bavoil ?

— La bonne Jeanne établit d’abord que le péché originel a produit dans la nature humaine le déluge des péchés dont la Vierge fut, seule, exemptée par le Père qui la choisit pour son unique colombe.

Ensuite, elle raconte que Lucifer, représenté par le corbeau, s’enfuit de l’arche par la croisée du libre arbitre ; alors Dieu, qui possédait Marie de toute éternité, ouvrit la fenêtre de la volonté de sa Providence, et, de son propre sein, de l’arche du ciel, Il envoya la colombe virginale sur la terre où elle cueillit un rameau de l’olivier de la miséricorde, reprit son vol jusque dans l’arche du ciel et offrit ce rameau pour tout le genre humain ; puis elle pria la céleste Bonté de retirer le déluge du péché et invita le divin Noé à sortir de l’arche empyrée ; et alors, sans quitter le sein de son Père dont il est inséparable, Il sortit...

— Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis, conclut l’abbé Gévresin.

— Le fait est que cette préfiguration du Verbe par Noé est curieuse, dit Durtal.

— Les animaux sont encore utilisés dans l’iconographie des saints, reprit l’abbé Plomb. Autant que je puis me souvenir, l’âne sert d’enseigne à saint Marcel, à saint Jean Chrysostome, à saint Germain, à saint Aubert, à sainte Françoise Romaine, à d’autres encore ; le cerf à saint Hubert et à saint Rieul ; le coq à saint Landry et à saint Vit ; le corbeau à saint Benoît, à saint Apollinaire, à saint Vincent, à sainte Ida, à saint Expédit ; le daim à saint Henri ; le loup à saint Waast, à saint Norbert, à saint Remacle, à saint Arnoud ; l’araignée est la caractéristique de saint Conrad et de saint Félix de Nole ; le chien, de saint Godefroy, de saint Bernard, de saint Roch, de sainte Marguerite de Cortone, de saint Dominique, lorsqu’il porte une torche enflammée dans sa gueule ; la biche, de saint Gilles, de saint Leu, de sainte Geneviève de Brabant, de saint Maxime ; le pourceau, de saint Antoine ; le dauphin, de saint Adrien, de saint Lucien, de saint Basile ; le cygne de saint Cuthbert et de saint Hugues ; le rat, de saint Gontran et de sainte Gertrude ; le boeuf, de saint Corneille, de saint Eustache, de saint Honoré, de saint Thomas d’Aquin, de sainte Lucie, de sainte Blandine, de sainte Brigitte, de saint Sylvestre, de saint Sébald, de saint Saturnin ; la colombe est l’apanage de saint Grégoire le Grand, de saint Rémy, de saint Ambroise, de saint Hilaire, de sainte Ursule, de sainte Aldegonde, de sainte Scolastique dont l’âme s’envola, sous cette forme, au ciel.

Et cette liste pourrait s’accroître indéfiniment ; parlerez-vous dans votre étude, de ces compagnons des saints ?

— Au fond, la plupart de ces attributions relèvent non de la symbolique, mais bien de l’histoire et de la légende ; aussi n’ai-je pas l’intention de m’en occuper spécialement.

Il y eut un silence.

Puis, brusquement, l’abbé Plomb, qui regardait son confrère, se tourna vers Durtal.

— Je partirai dans huit jours pour Solesmes et j’ai assuré au Révérendissime Père Abbé que je vous amènerais avec moi.

Et voyant Durtal interdit, l’abbé sourit.

— Oh ! mais, fit-il, je ne vous y laisserai point, à moins que vous ne vouliez plus revenir à Chartres ; c’est une simple visite que je vous propose, le temps de humer l’atmosphère du cloître, de vous aboucher avec les bénédictins, de tâter un peu de leur vie...

Durtal se taisait, effaré, car cette offre bien simple pourtant, d’aller vivre quelques jours dans un cloître venait de faire jaillir subitement en lui cette idée baroque, étrange, que s’il acceptait, il jouait son va-tout, risquait un pas décisif en avant, prenait envers Dieu une sorte d’engagement de se fixer, de finir ses jours auprès de Lui.

Et ce qui était curieux, c’est que cette pensée, si impérieuse et si envahissante qu’elle excluait toute réflexion, le privait de ses moyens habituels de défense, le mettait, désarmé, à la merci d’il ne savait quoi, cette pensée que rien ne justifiait, ne s’arrêtait pas, ne se précisait point sur Solesmes ; le lieu où il se retirerait lui importait peu pour l’instant ; la question n’était pas là ; le point de savoir si oui ou non, il allait céder à d’obscures impulsions, obéir à des ordres informulés et pourtant certains, donner des arrhes à Dieu qui paraissait le harceler, sans vouloir s’expliquer davantage, demeurait seul.

Et il se sentait inexorablement étreint, tacitement commandé d’avoir à se prononcer sur-le-champ.

Il tenta de lutter, de raisonner, de se ressaisir, mais cet effort l’accabla et il eut la sensation d’une syncope intérieure, d’une âme qui, dans un corps resté debout, s’évanouissait, peu à peu, de fatigue et de peur.

— Mais c’est fou, cria-t-il, c’est fou !

— Ah çà, qu’est-ce qui vous arrive ? s’exclamèrent les deux prêtres.

— Pardon, rien.

— Vous souffrez ?

— Non, rien.

Il y eut un moment de silence gênant qu’il voulut rompre.

— Avez-vous, dit-il, absorbé du protoxyde d’azote, de ce gaz qui endort et qui sert, en chirurgie, pour les opérations de courte durée ? Non ; eh bien, on a la tête qui bourdonne et au moment où un fracas de grandes eaux commence, l’on perd connaissance ; c’est cela que j’éprouve ; seulement ces phénomènes se passent non dans mon crâne, mais dans mon âme qui est débile et étourdie, prête à se trouver mal...

— J’aime à croire, reprit l’abbé Plomb, que ce n’est pas la perspective de visiter Solesmes qui vous bouleverse de la sorte ?

Durtal n’eut pas le courage de confesser la vérité ; il eut peur d’être ridicule en avouant de telles transes et, pour ne pas répondre nettement, il esquissa un semblant de geste.

— Je me demande, d’ailleurs, pourquoi vous hésiteriez, car vous êtes sûr d’être reçu à bras ouverts. Le père abbé est un homme d’une réelle valeur et qui, plus est, nullement hostile à l’art. Enfin, et cela achèvera, je l’espère, de vous rassurer, il est aussi un moine et très simple et très bon.

— Mais, j’ai mon article à rédiger !

Les deux prêtres rirent.

— Vous avez huit jours pour l’écrire, votre article !

— Encore faudrait-il, pour aller utilement dans un monastère, ne pas être dans cet état de siccité et de dispersion où je végète, dit péniblement Durtal.

— Les saints eux-mêmes ne sont pas exempts de distractions, répliqua l’abbé Gévresin ; témoin ce religieux dont parle Tauler qui, sortant de sa cellule, au mois de mai, se couvrait la tête de son capuchon pour ne pas voir la campagne et n’être pas ainsi empêché de regarder son âme.

— Ah ! notre ami, le doux Jésus, il sera donc toujours, comme l’a dit la vénérable Jeanne, le pauvre languissant à la porte de nos coeurs ; allons, voyons, un bon mouvement, ouvrez-lui ! s’écria Mme Bavoil.

Et Durtal, poussé dans ses derniers retranchements, finit par acquiescer au désir de tous, mais il le fit, d’un air navré, car il ne pouvait parvenir à chasser l’idée folle que cette adhésion impliquait, de sa part, une vague promesse envers Dieu.