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La Cathédrale (1898)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII et XIV.
blue  Chapitre XV et XVI.

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V


IL pleuvait sans discontinuer. Durtal déjeunait sous les regards assidus de Mme Mesurat sa servante. Elle était une de ces femmes auxquelles leur forte taille et leur prestance masculine donneraient le droit de s’habiller, sans qu’on les remarquât, en homme. Elle avait une tête piriforme, des joues qui ballottaient, dégonflées, un nez fastueux et tombant bas, fleurant de près une lèvre inférieure s’avançant ainsi qu’une console et simulant la moue d’un insistant dédain qu’elle ignorait, à coup sûr. Elle évoquait, en somme, l’idée absurde d’un Marlborough, solennel et falot, déguisè en bonne.

Elle servait des viandes invariées dans des sauces sans gloire ; et, une fois le plat déposé sur la table, elle stationnait au port d’armes, demandait à connaître s’il était bon.

Elle était imposante et dévouée, insupportable. Durtal se crispait, se retenait à quatre pour ne pas la renvoyer dans sa cuisine, finissait par se plonger le nez dans un livre, pour ne pas lui répondre, pour ne pas la voir.

Ce jour-là, dépitée par ce silence, Mme Mesurat écarta le rideau de la fenêtre et, afin de dire quelque chose, elle murmura :

— C’est-il Dieu possible, un pareil temps ! Le fait est que le ciel s’affirmait sans espoir de consolations, tout en larmes. Il pleuvait à jets ininterrompus, dévidait interminablement ses écheveaux de pluie. La cathédrale sortait toute brouillée d’un lac de boue que les ondées cinglaient de gouttes rebondissantes et ses deux flèches semblaient rapprochées, presque jointes, cousues avec des fils lâches d’eau. Et c’était l’impression qui persistait, d’une atmosphère saumâtre, tout en reprises, d’un firmament et d’une terre rattachés, comme un bâti, par de grands points : et rien ne tenait ; tous ces pelotons de fils cassaient dans un coup de vent, s’envolaient dans tous les sens.

— Décidément, mon rendez-vous avec l’abbé Plomb, pour visiter la cathédrale, est bien compromis, se dit Durtal ; d’ailleurs, l’abbé ne se dérangera pas, par ce temps.

Il s’en fut dans son cabinet de travail ; c’était dans cette pièce qu’il s’isolait d’habitude. Il y avait installé son divan, ses tableaux, ses vieux bois rapportés de Paris et, sur un large panneau, des rayons, peints en noir, contenaient des milliers de livres. Il vivait là, en face des tours, n’entendant que le cri des corneilles et la sonnerie des heures qui s’égrenaient, une à une, dans le silence et l’abandon de la place. Il avait posé sa table près de la fenêtre, et il rêvassait, priait, méditait, prenait des notes.

Le bilan qu’il pouvait établir de sa personne se soldait par des dégâts intérieurs et d’intimes noises ; si l’âme était gourde et contuse, l’esprit n’était, ni moins endolori, ni moins recru. Il paraissait s’être émoussé, depuis son séjour à Chartres. Ces biographies de saints, que Durtal projetait d’écrire, elles gisaient à l’état d’esquisses, s’effumaient dès qu’il s’agissait de les fixer. Au fond, il ne s’intéressait plus qu’à la cathédrale, était obsédé par elle.

Puis, vraiment, les vies de saints, telles qu’elles sont rédigées par les petits Bollandistes, étaient à dégoûter de toute sainteté. Charrié d’éditeurs en éditeurs, des librairies de Paris dans les officines de la province, ce haquet de livres avait été traîné par un seul limonier, le père Giry, puis un cheval de renfort lui avait été adjoint, l’abbé Guérin, et attelés dans le même brancard, ils roulaient, à eux deux, ce lourd camion sur la route défoncée des âmes.

Il n’y avait qu’à décharger le tombereau de ces pesantes proses pour y découvrir, au hasard des bouquins, des phrases de ce gabarit :

« Un tel naquit de parents non moins considérables par la naissance que par la piété », ou bien dans le cas contraire : « ses parents n’étaient pas illustres par la naissance, mais on voyait briller en eux toutes les vertus dont l’éclat lui est bien préférable. » Puis venait la série des affligeants ponts-neufs :

« Son historien ne fait point difficulté de dire qu’on l’eût pris pour un ange, si les maladies, par lesquelles Dieu le visitait, n’eussent fait voir qu’il était un homme. » — « Le démon ne pouvant souffrir qu’il marchât, à grands pas, dans le chemin de la perfection, se servit de divers moyens pour l’arrêter dans l’heureux progrès de sa course. » — Et, en tournant de nouvelles pages, l’on discernait, dans l’histoire d’un élu qui pleura lorsque mourut sa mère, cette excuse formulée en une grave périphrase : « Après avoir donné aux justes sentiments de la nature ce que la grâce ne défend point en pareille occasion... »

Et c’étaient encore, çà et là, de solennelles et de cocasses définitions telles que celle-ci qui figure dans la vie de César de Bus : « Après un séjour à Paris qui n’est pas moins le trône du vice que la capitale du royaume », et cela continuait en douze, en quinze tomes, dans cette langue quêtée, et cela finissait par édifier un alignement de qualités uniformes, une caserne de piété bête. De temps à autre, vaguement, les deux roussins semblaient s’animer et trotter poussivement un peu, alors qu’ils consignaient des détails qui les ravissaient sans doute ; et ils s’étendaient avec complaisance sur la vertu d’une Catherine de Suède ou d’un Robert de la Chaise-Dieu qui, à peine nés, réclamaient des nourrices sans péchés, ne voulaient sucer que des pis pieux ; ou bien encore, ils citaient, en s’énamourant, la chasteté de Jean le Silenciaire, qui n’usa jamais de bains pour ne pas alarmer, en se voyant, « ses yeux pudiques », dit le texte ; la modestie de saint Louis de Gonzague qui craignait tant les femmes qu’il n’osait, de peur d’avoir de mauvaises pensées, regarder sa mère !

Consterné par la pénurie de ces désolantes rengaines, Durtal se jetait dans les monographies moins connues des bienheureuses ; mais là encore, quelle barigoule de lieux communs, quelle colle d’onction, quelle bouillie de style ! Il y avait vraiment une malédiction du ciel sur les ganaches de sacristie qui n’appréhendaient pas de manier une plume. Leur encre se muait aussitôt en une pâte, en un galipot, en une poix qui engluaient tout. Ah ! les pauvres saints et les tristes bienheureuses !

Il fut interrompu dans ses réflexions par un coup de sonnette. Ah ! çà, est-ce que, malgré la bourrasque, l’abbé Plomb viendrait ?

Et, en effet, Mme Mesurat introduisit le prêtre.

— Baste, fit-il à Durtal qui se plaignait de la pluie, le temps finira bien par se nettoyer ; en tout cas, le rendez-vous n’étant pas décommandé, j’ai tenu à ne point vous faire attendre.

Ils causèrent au coin du feu ; l’intérieur plut sans doute à l’abbé, car il se mit à l’aise. Il se renversa dans un fauteuil, les mains passées dans sa ceinture. Et à une question qu’il posa pour savoir si Durtal ne s’ennuyait pas trop à Chartres, comme celui-ci répondait :

— J’y vis plus lent et cependant moins importun à moi-même.

L’abbé reprit :

— Ce qui doit vous coûter, c’est le manque de relations intellectuelles ; vous, qui avez vécu dans le monde des lettres, à Paris, comment vous arrangez-vous pour supporter l’inertie de cette province ?

Durtal rit.

— Le monde des lettres ! non, monsieur l’abbé, ce n’est pas lui que je pourrais regretter, car je l’avais quitté, bien des années avant de venir résider ici ; puis, voyez-vous, fréquenter ces trabans de l’écriture et rester propre, c’est impossible. Il faut choisir : eux ou de braves gens ; médire ou se taire ; car leur spécialité, c’est de vous élaguer toute idée charitable, c’est de vous guérir surtout de l’amitié, en un clin d’oeil.

— Bah !

— Oui, imitant la pharmacopée homéopathique qui se sert encore de substances infâmes, de jus de cloporte, de venin de serpent, de suc de hanneton, de sécrétion de putois et de pus de variole, le tout enrobé dans du sucre de lait pour en céler la saveur et l’aspect, le monde des lettres triture, lui aussi, dans le but de les faire absorber sans hauts de coeur, les plus dégoûtantes des matières ; c’est une incessante manipulation de jalousie de quartier et de potins de loges, le tout, globulé dans une perfidie de bon ton, pour en masquer et l’odeur et le goût.

Ingérés à des doses voulues, ces grains d’ordures agissent, tels que des détersifs, sur l’âme qu’ils débarrassent presque aussitôt de toute confiance ; j’avais assez de ce traitement qui ne me réussissait que trop et j’ai jugé utile de m’y soustraire.

— Mais, fit l’abbé, en souriant, le monde pieux n’est pas non plus exempt de commérages...

— Sans doute, je sais bien que la dévotion n’aère pas toujours l’intelligence, mais...

La vérité, reprit-il après avoir réfléchi, c’est que la pratique assidue de la religion produit généralement sur les âmes des résultats intenses. Seulement ils sont de deux sortes. — Ou elle accélère leur pestilence et développe en elles les derniers ferments qui achèvent de les putréfier, ou elle les épure et les rend fraîches et limpides, exquises ! — Elle façonne des hypocrites ou de franches et saintes gens ; il n’y a guère de milieu, en somme.

Mais quand la culture divine modifie complètement les âmes, sont-elles assez candides alors et assez pures ! — je ne parle même pas d’élus, tels que j’en vis à la Trappe, — mais seulement de jeunes novices, de petits séminaristes que je connus. Ils avaient des yeux ainsi que de claires vitres que ne ternissait la buée d’aucune faute, et l’on eût aperçu, en se penchant, en regardant derrière elles, leur âme ouverte, brûlant en une couronne éperdue de flammes, nimbant d’une auréole de feux blancs la souriante Face !

En somme, Jésus occupe, dans leur intérieur, toute la place. Ces petits-là, ne vous semble-t-il pas, monsieur l’abbé, qu’ils habitent tout juste leur corps, assez pour souffrir et pour expier les péchés des autres ? sans qu’ils s’en doutent, ils ont été créés pour être les bonnes auberges du Seigneur, les relais où Jésus se repose après qu’il a vainement parcouru les steppes glacés des autres âmes.

— Oui mais, repartit l’abbé qui retira ses lunettes et en essuya les verres avec un foulard, pour obtenir la qualité de semblables êtres, il a fallu combien de mortifications, de pénitences, de prières, de la part des générations dont ils naquirent ? Ceux auxquels vous faites allusion sont la fleur d’une tige longuement nourrie dans un sol pieux. Évidemment, l’Esprit souffle où il veut et il peut extraire d’une famille indifférente un saint ; mais cette manière d’opérer s’atteste à l’état d’exception. Les novices que vous connaissez avaient eu sûrement des aïeules et des mères qui les incitaient souvent à s’agenouiller et à prier auprès d’elles.

— Je ne sais..., j’ignore l’origine de ces jeunes gens.... mais je sens bien que vous avez raison. Il est certain, en effet, que des enfants cultivés, lentement, dès leur bas âge, à l’abri du monde, dans l’ombre d’un sanctuaire tel que celui de Chartres, doivent aboutir à l’éclosion d’une flore unique !

Et comme Durtal lui racontait l’impression qu’il avait ressentie devant le service angélique d’une messe, l’abbé sourit.

— Si nos enfants, dit-il, ne sont point uniques, ils sont, en tout cas, rares ; la Vierge les dresse elle-même, ici ; et remarquez bien que celui que vous vîtes officier n’était ni plus diligent, ni plus scrupuleux que les autres ; tous sont ainsi : destinés, dès leur onzième année, au sacerdoce, ils apprennent tout naturellement à vivre de la vie spirituelle, dans cette intimité continue du culte.

— Enfin, quelle est l’organisation de cette oeuvre ?

— L’oeuvre des Clercs de Notre-Dame a été fondée en 1853, ou plutôt elle a été reprise à cette époque, car elle existait au moyen âge, par l’abbé Ychard. Son but est d’augmenter le nombre des prêtres, en permettant aux gamins pauvres de commencer leurs études. Elle accepte, à quelques pays qu’ils appartiennent, tous les sujets intelligents et pieux, chez lesquels on peut soupçonner une vocation pour les ordres. Ils mûrissent alors à la maîtrise jusqu’à la classe de troisième et on les récolte ensuite au séminaire.

Ses ressources ? Elles sont humainement nulles, basées sur les fonds de la Providence, — car elle n’a, en somme, pour subvenir aux besoins de plus de quatre-vingts élèves, que les honoraires des différentes fonctions que ces enfants remplissent à la cathédrale, plus le produit d’un petit journal mensuel, intitulé la Voix de Notre-Dame, enfin et surtout la charité des fidèles ; tout cela ne constitue pas un solide avoir et cependant, jusqu’à ce jour, jamais l’argent n’a manqué !

L’abbé se leva et s’approcha de la fenêtre.

— Oh ! la pluie ne cessera point, dit Durtal ; j’ai bien peur, monsieur l’abbé, que nous ne puissions visiter les portails de la cathédrale aujourd’hui.

— Rien ne presse ; avant de voir Notre-Dame en ses parties, ne faut-il pas l’embrasser en son ensemble, se pénétrer de son sens général, avant que d’en feuilleter les détails ?

Tout est dans cet édifice, reprit-il en enveloppant d’un geste l’église, les Écritures, la théologie, l’histoire du genre humain résumée en ses grandes lignes ; grâce à la science du symbolisme, on a pu faire d’un monceau de pierres un macrocosme.

Oui, je le répète, tout tient dans ce vaisseau, même notre vie matérielle et morale, nos vertus et nos vices. L’architecte nous prend dès la naissance d’Adam pour nous mener jusqu’à la fin des siècles. Notre-Dame de Chartres est le répertoire le plus colossal qui soit du ciel et de la terre, de Dieu et de l’homme.

Toutes ses figures sont des mots ; tous ses groupes sont des phrases ; la difficulté est de les lire.

— Et cela se peut ?

— Certes. Qu’il y ait dans nos versions quelques contresens, je le veux bien, mais enfin le palimpseste est déchiffrable ; la clef, c’est la connaissance des symboles.

Et voyant que Durtal l’écoutait, attentif, l’abbé vint se rasseoir et dit :

— Qu’est-ce qu’un symbole ? D’après Littré, c’est « une figure ou une image employée comme signe d’une autre chose » ; nous autres, catholiques, nous précisons encore cette définition en spécifiant, avec Hugues de Saint-Victor, que « le symbole est la représentation allégorique d’un principe chrétien, sous une forme sensible ».

Or, le symbole existe depuis le commencement du monde. Toutes les religions l’adoptèrent, et, dans la nôtre, il pousse avec l’arbre du Bien et du Mal dans le premier chapitre de la Genèse et il s’épanouit encore dans le dernier chapitre de l’Apocalypse.

L’Ancien Testament est une traduction anticipée des événements que raconte le Nouveau Livre ; la religion mosaïque contient, en allégorie, ce que la religion chrétienne nous montre en réalité ; l’histoire du peuple de Dieu, ses personnages, ses propos, ses actes, les accessoires même dont il s’entoure, sont un ensemble d’images ; tout arrivait aux Hébreux en figures, a dit saint Paul. Notre-Seigneur a pris la peine de le rappeler, à diverses reprises, à ses disciples et, Luimême, a presque constamment, lorsqu’Il s’est adressé aux foules, usé de paraboles, c’est-à-dire d’un moyen d’indiquer une chose pour en désigner une autre.

Le symbole provient donc d’une source divine ; ajoutons maintenant, au point de vue humain, que cette forme répond à l’un des besoins les moins contestés de l’esprit de l’homme qui éprouve un certain plaisir à faire preuve d’intelligence, à deviner l’énigme qu’on lui soumet et aussi à en garder la solution résumée en une visible formule, en un durable contour. Saint Augustin le déclare expressément : « Une chose notifiée par allégorie est certainement plus expressive, plus agréable, plus imposante que lorsqu’on l’énonce en des termes techniques. »

— C’est aussi l’idée de Mallarmé — et cette rencontre du saint et du poète, sur un terrain tout à la fois analogue et différent, est pour le moins bizarre, pensa Durtal.

— Aussi, continua l’abbé, s’est-on, dans tous les temps, servi d’objets inanimés, d’animaux et de plantes pour reproduire l’âme et ses attributs, ses joies et ses douleurs, ses vertus et ses vices ; on a matérialisé la pensée pour la mieux fixer, pour la rendre moins fugace, plus près de nous, ostensible, presque palpable.

De là, ces emblèmes de cruauté et de ruse, de mansuétude et de charité, incarnés dans une certaine faune, personnifiés dans une certaine flore ; de là, ces sens spirituels attribués aux pierreries et aux couleurs. Attestons encore qu’au temps des persécutions, au début du christianisme, ce langage secret permettait de correspondre entre initiés, de se confier un signe de reconnaissance, un mot de ralliement que l’ennemi ne pouvait comprendre ; de là, ces peintures déterrées dans les catacombes, l’agneau, le pélican, le lion, le pasteur signifiant le Fils ; le poisson, l’Ichtys, dont les six lettres sont l’abrégé des mots de la phrase grecque : « Jésus, fils de Dieu, Sauveur », et s’assimilent aussi, par contre-coup, au fidèle, à l’âme conquise, pêchée dans la mer du paganisme, le Rédempteur ayant averti deux de ses apôtres qu’ils seraient pêcheurs d’hommes.

Forcément, l’époque où nous vécûmes le plus près de Dieu, le moyen âge, devait suivre la tradition révélée du Christ et s’exprimer dans un idiome symbolique lorsqu’il s’agissait surtout de parler de cet Esprit, de cette Essence, de cet Être incompréhensible et sans nom qu’est notre Dieu. Il usait en même temps, par ce procédé, d’un moyen pratique pour se faire entendre. Il écrivait un livre accessible aux incapables, remplaçait le texte par l’image, instruisait de la sorte les ignorants. C’est, d’ailleurs, la pensée qu’émet le synode tenu à Arras en 1025 : « Ce que les illettrés ne peuvent saisir par l’écriture doit leur être enseigné par la peinture. »

En somme, le moyen âge traduisit, en des lignes sculptées ou peintes, la Bible, la théologie, les vies de saints, les évangiles apocryphes, les légendaires, les mit à la portée de tous, les récapitula en des signes qui restaient comme la moelle permanente, comme l’extrait concentré de ses leçons.

— Il enseigna aux grands enfants le catéchisme, avec les phrases lapidaires de ses porches ! s’écria Durtal.

— Oui, c’est aussi cela. Maintenant, reprit l’abbé après un silence, avant d’aborder le symbolisme architectural, il nous faut poser en principe que ce fut Notre-Seigneur lui-même qui le créa, lorsque, dans le deuxième chapitre de l’Èvangile de saint Jean, il cita le temple de Jérusalem, affirmant que si les juifs le détruisaient, il le rebâtirait en trois jours, et désigna expressément, par cette parabole, son propre corps.

C’était montrer aux générations à venir la forme que devaient, après le supplice de la croix, adopter les nouveaux temples.

Ainsi s’expliquent les dispositions cruciales de nos nefs ; mais nous étudierons plus tard l’intérieur des églises ; examinons, pour l’instant, le sens qu’avèrent les parties externes des cathédrales.

Les tours, les clochers s’envisagent, d’après la théorie de Durand, évêque de Mende au treizième siècle, ainsi que les prédicateurs et les prélats, et leurs sommets sont l’anagogie de cette perfection que cherchent à atteindre, en s’élevant, ces âmes. Suivant d’autres symbolistes, tel que le pseudo-saint Méliton, évêque de Sardes, et le cardinal Pierre de Capoue, les tours représentent la Vierge Marie ou l’Église veillant sur le salut des ouailles.

Un fait certain, poursuivit l’abbé, c’est que la place des clochers n’a jamais été établie, une fois pour toutes, au moyen age ; l’on pourrait donc imaginer de nouvelles interprétations, selon l’endroit qu’ils occupent ; mais l’idée la plus ingénieusement délicate, la plus exquise, n’est-elle pas celle de ces architectes qui, à Saint-Maclou de Rouen, à Notre-Dame de Dijon, à la cathédrale de Laon, à la cathédrale d’Anvers, par exemple, dressèrent au-dessus du transept de la basilique, c’est-à-dire au lieu même où gît dans la nef la poitrine du Christ, un lanternon exhaussant encore la voûte et se terminant souvent, au dehors, en une longue et fine arète sortant, en quelque sorte, du coeur même de Jésus, pour jaillir, en un élan, jusqu’au Père, pour filer, comme dardée par l’arc du toit, en une flèche aiguë jusqu’au ciel ?

Ainsi que les édifices qu’elles surmontent, ces tours sont presque constamment situées sur une hauteur qui domine la ville et elles répandent autour d’elles, de même qu’une semence dans la terre des âmes, les notes essaimées de leurs cloches, rappellent aux chrétiens, par cette prédication aérienne, par ce rosaire égrené de sons, les prières qu’ils ont ordre de réciter, les obligations qu’il leur faut remplir ; — et au besoin, elles suppléent auprès de Dieu à l’indifférence des hommes, en lui témoignant au moins qu’elles ne l’oublient pas, le supplient, avec leurs bras tendus et leurs oraisons de bronze, compensent de leur mieux tant de suppliques humaines plus vocales peut-être que les leurs !

— Avec son galbe de vaisseau, fit Durtal qui s’était approché, pensif, de la fenêtre, cette cathédrale m’apparaît surtout semblable à un immobile esquif dont les mâts sont les flèches et dont les voiles sont les nuées que le vent cargue ou déploie, selon les jours ; elle demeure l’éternelle image de cette barque de Pierre que Jésus guidait dans les tempêtes !

— Et aussi de l’arche de Noé, de l’arche sans laquelle il n’est point de sauvegarde, ajouta l’abbé.

Considérez maintenant l’église, dans ses détails ; son toit est le symbole dé la charité qui couvre une multitude de péchés ; ses ardoises, ses tuiles, sont les soldats et les chevaliers qui défendent le sanctuaire contre les païens parodiés par les orages ; ses pierres, qui se joignent, diagnostiquent, d’après saint Nil, l’union des âmes, et selon le Rational de Durand de Mende, la foule des fidèles, les pierres les plus fortes manifestant les âmes les plus avancées dans la voie de la perfection qui empêchent leurs soeurs plus faibles, interprétées par les plus petites pierres, de glisser hors des murs et de tomber ; mais pour Hugues de Saint-Victor, moine de l’abbaye de ce nom, au douzième siècle, cet assemblage signifie plus simplement le mélange des laïques et des clercs.

D’autre part, ces moellons, de diverses tailles, sont liés par un ciment dont Durand de Mende va vous préciser le sens. Le ciment, dit-il, est composé de chaux, de sable et d’eau ; la chaux, c’est la charité ardente et elle se marie par l’eau, qui est esprit, aux choses de la terre, au sable.

Et ces pierres ainsi agrégées, formant les quatre grandes murailles de la basilique, sont les quatre évangélistes, affirme Prudence de Troyes ; d’après d’autres liturgistes, elles lapidifient les quatre vertus principales de la religion : la Justice, la Force, la Prudence et la Tempérance, déjà configurées par les quatre parois de la Cité de Dieu dans l’Apocalypse.

Vous le voyez, chaque objet peut être pris dans une acception différente, mais rentrant dans une idée générale commune.

— Et les fenêtres ? demanda Durtal.

— J’y arrive ; elles sont l’emblème de nos sens qui doivent être fermés aux vanités du monde et ouverts aux dons du ciel ; elles sont, en outre, pourvues de vitres, livrant passage aux rayons du vrai soleil qui est Dieu ; mais c’est encore dom Villette qui a le plus nettement énoncé leur symbole :

Elles sont, suivant lui, les Écritures qui reçoivent la clarté du soleil et repoussent le vent, la neige, la grêle, similitudes des fausses doctrines et des hérésies.

Quant aux contreforts, ils feignent la force morale qui nous soutient contre la tentation et ils sont l’espérance qui ranime l’âme et qui la réconforte ; d’autres y contemplent l’image des puissances temporelles appelées à défendre le pouvoir de l’Église ; d’autres encore, s’occupant plus spécialement de ces arcsboutants qui combattent l’écartement des voûtes, prétendent que ces trajectoires sont des bras éplorés, se raccrochant dans le péril au salut de l’arche.

Enfin, l’entrée principale, le portique d’honneur de certaines églises, telles que celles de Vézelay, de Paray-le-Monial, de Saint-Germain l’Auxerrois, à Paris, est précédé d’un vestibule couvert, souvent profond et volontairement sombre, appelé narthex. Le baptistère était autrefois sous ce porche. C’était un lieu d’attente et de pardon, une figure du purgatoire ; c’était l’antichambre du ciel dans laquelle stationnaient, avant d’être admis à pénétrer dans le sanctuaire, les pénitents et les néophytes.

Telle est, en peu de mots, l’allégorie des détails ; si nous revenons maintenant à son ensemble, nous observons que la cathédrale, bâtie sur une crypte qui simule la vie contemplative et aussi le tombeau dans lequel fut enseveli le Christ, était tenue d’avoir son chevet pointé vers le lieu où le soleil se lève, pendant les équinoxes, afin de témoigner, dit l’évêque de Mende, que l’Église a pour mission de se conduire avec modération dans ses triomphes comme dans ses revers ; elle devait, selon tous les liturgistes, tourner son abside vers l’Orient pour que les fidèles pussent, en priant, fixer leurs regards vers le berceau de la Foi ; et cette règle était absolue et elle plaisait tant à Dieu qu’il la voulut ratifier par un miracle. Les Bollandistes relatent, en effet, que saint Dunstan, archevêque de Cantorbéry, voyant une église édifiée dans un autre sens, la fit virer, d’un coup d’épaule, vers le levant et la remit de la sorte en sa vraie place.

Généralement encore, l’église a trois portails, en l’honneur de la Trinité sainte ; et celui de la grande façade, de la façade du milieu, qualifié de porche Royal, est divisé par un trumeau, par un pilier, sur lequel repose une statue de Notre-Seigneur qui a dit de lui-même dans les Évangiles : « Je suis la porte », ou de la Vierge si l’église lui est dédiée, ou même du patron sous le vocable duquel elle est fêtée. Tranchée, de cette façon, la porte indique les deux voies que l’homme est libre de suivre.

Aussi, dans la plupart des cathédrales, ce symbole est-il complété par l’image du « Jugement dernier » qui se déroule au-dessus des chambranles.

Il en est ainsi, à Paris, à Amiens, à Bourges. A Chartres, au contraire, le pèsement des âmes est relégué, comme à Reims, sur le tympan du porche Nord ; toutefois il s’étend, ici, dans la rose du portail Royal, contrairement au système adopté au moyen âge, de faire répéter par les verrières les sujets des portiques qu’elles surmontent, ce qui permettait d’avoir, sur le même mur, les mêmes allégories, l’une, à l’intérieur, en vitre, l’autre, au dehors, en pierre.

— Bien, mais alors comment expliquer, avec cette idée du principe ternaire choisi presque partout, cette étonnante cathédrale de Bourges qui, au lieu de trois portails et de trois nefs, en a cinq !

— C’est bien simple, on ne l’explique pas. Tout au plus pourrait-on insinuer que l’architecte inconnu de Bourges a voulu remémorer par ce nombre les cinq plaies du Christ ; il resterait alors à savoir pourquoi il a rangé toutes les blessures de Jésus sur une seule et même ligne, car cette église n’a pas de transept, n’a pas de bras au bout desquels on puisse, ainsi que d’habitude, marquer par une ouverture les trous des mains.

— Et la cathédrale d’Anvers qui possède encore deux nefs de plus ?

— Elles signifient sans doute, ces sept allées, les sept dons du Paraclet. Mais cette question de compte me mène à vous parler de la théologie numérale, de cet élément particulier qui entre aussi dans le thème si varié du symbolisme, poursuivit l’abbé. La science allégorique des nombres existait jadis. Saint Isidore de Séville et saint Augustin la démêlèrent. Michelet, qui divagua dès qu’il entrevit une cathédrale, a reproché aux architectes du moyen âge leur foi dans la signification des chiffres. Il les accuse d’avoir, dans la distribution de certaines parties des édifices, obéi à des règles mystiques, d’avoir, par exemple, restreint la quantité des fenêtres ou d’avoir disposé, suivant une combinaison d’arithmétique, des piliers et des baies. Ne comprenant pas que chaque détail d’une basilique avait un sens, était un symbole, il ne pouvait admettre que le calcul de ces symboles importait, puisqu’il pouvait en modifier la signification ou même complètement la changer. Ainsi un pilier isolé peut ne pas nécessairement indiquer un apôtre, mais si ces piliers sont, au nombre de douze, ils précisent l’acception que le constructeur leur prêta, en rappelant le chiffre exact des apôtres du Christ.

Quelquefois, il est vrai, pour éviter toute erreur, on joignit au problème sa solution. Telle une vieille église d’Étampes où j’ai lu, inscrits sur les douze fûts romans, le nom des apôtres, en saillie, dans le cadre consacré de la croix grecque.

A Chartres, on avait fait mieux encore ; on avait adossé aux piliers de la nef les statues des douze apôtres, mais la Révolution, que ces figures offusquaient, les a brisées.

En somme, l’on est obligé, si l’on scrute le système des emblèmes, d’étudier les apparences des nombres ; l’on ne peut déchiffrer les secrets des églises qu’en acceptant la mystérieuse notion de l’Unité du « 1 » qui est l’image de Dieu même ; l’indice du 2 qui stipule les deux natures du Fils, les deux Testaments, qui spécifie aussi, selon saint Augustin, la charité et, suivant saint Grégoire le Grand, le double enseignement de l’amour de Dieu et du prochain ; du 3 qui est la somme des hypostases et des vertus théologales ; du 4, qui personnifie les vertus cardinales, les quatre grands prophètes, les Évangiles ; du 5, qui est le nombre des plaies du Christ et celui de nos sens dont Il expia par autant de blessures les fautes ; du 6, qui commémore le temps employé par Dieu à la création, fixe le chiffre des Commandements de l’Église, décèle la perfection de la vie active, suivant saint Méliton ; du 7, signe sacré de la loi mosaïque, qui constitue le montant des dons du Saint-Esprit, des Sacrements, des paroles du Christ en croix, des heures canoniales, des ordres successifs qui font le prêtre ; du 8, symbole de la régénération d’après saint Ambroise, de la Résurrection suivant saint Augustin, du 8, qui suscite le souvenir des huit Béatitudes ; du 9, qui marque le total des choeurs augéliques, l’effectif des grâces spéciales de l’Esprit, telles que les énumère saint Paul, et qui est aussi le chiffre de l’heure à laquelle expira le Christ ; du 10, qui produit le nombre des prescriptions de Jéhovah, de la Loi de crainte, mais que saint Augustin élucide autrement, en disant qu’il avère la connaissance de Dieu, car on peut le décomposer de cette manière : — 3, symbole d’un Dieu en trois personnes et 7, jour du repos après la création ; du 11, image de la transgression de la loi, armoirie du péché, ainsi que l’explique le même saint ; du 12, le nombre mystique par excellence, le nombre des patriarches et des apôtres, des tribus, des petits prophètes, des vertus, des fruits du Saint-Esprit, des articles de foi insérés dans le Credo. Et l’on pourrait continuer de la sorte, à l’infini. Il est donc bien évident qu’au moyen âge, les artistes ajoutèrent au sens qu’ils attribuaient à certains êtres, à certaines choses, celui de la quantité, appuyant l’un par l’autre, accentuant ou atténuant une indication par ce nouveau moyen, revenant parfois sur leur idée, exprimant cette réduplication dans une langue différente ou la résumant dans l’énergique concision d’un signe. Ils obtinrent ainsi un tout parlant aux yeux et synthétisant en même temps, en une brève allégorie, tout le texte d’un dogme.

— Oui, mais quel laconisme hermétique ! s’écria Durtal.

— Sans doute ; au premier abord, ces vicissitudes de personnes et d’objets dues à des différences numérales interloquent.

— Croyez-vous, en somme, que la hauteur, que la largeur, que la longueur d’une cathédrale révèlent, de la part de son architecte, une intention particulière, un but spécial !

— Oui, mais je conviens tout de suite que la clef de cette arithmétique religieuse est perdue. Les archéologues qui s’évertuèrent à la retrouver ont eu beau additionner des mètres de travées et de nefs, ils ne sont pas parvenus à nous traduire bien clairement la pensée qu’ils s’attendaient à voir énoncée par des totaux.

Avouons-le, nous sommes, en cette matière, ignares. Est-ce que d’ailleurs les mesures n’ont pas varié avec les époques ? il en est d’elles comme de la valeur des monnaies au moyen âge, nous n’y distinguons rien. Aussi, malgré d’intéressants travaux entrepris, à ce point de vue, par l’abbé Crosnier, à propos du prieuré de Saint-Gilles, et par l’abbé Devoucoux sur la cathédrale d’Autun, restai-je sceptique devant leurs conclusions qui sont pour moi très ingénieuses, mais aussi très peu sûres.

La méthode numérique se décèle excellente seulement pour des détails, — tels que celui des piliers dont je vous parlais tout à l’heure, — elle est également authentique quand il est question d’un seul chiffre, répété partout dans un même édifice, exemple : celui de Paray-le-Monial où tout marche par trois. Là, le constructeur ne s’est pas borné à reproduire le nombre sacré dans le plan général de l’église ; il l’a employé dans chacune des parties. Cette basilique a, en effet, trois nefs ; chaque nef a trois travées ; chaque travée est formée d’une arcature dessinée par trois arcs et surmontée de trois fenêtres. Bref, c’est le rappel de la Trinité, le principe ternaire, mis en pratique jusqu’au bout.

— Soit, mais n’estimez-vous pas, monsieur l’abbé, qu’en dehors de ces cas d’indiscutable clarté, il y ait, dans la symbolique, des explications bien tirées par les cheveux, bien obscures ?...

L’abbé sourit.

— Vous connaissez, dit-il, les idées d’Honorius d’Autun sur l’encensoir ?

— Non.

— Eh bien, les voici : Après avoir établi le sens naturel, très juste, que l’on peut prêter à ce récipient qui figure le corps de Notre-Seigneur, tandis que l’encens signifie sa divinité, le feu, l’Esprit Saint qui était en Lui, — et, après avoir défini les diverses acceptions du métal dont il est formé, enseigné que si le vase est d’or il marque l’excellence de sa Divinité ; d’argent, la sainteté non pareille de son humilité ; de cuivre, la fragilité de sa chair ainsi créée pour notre salut ; de fer, la résurrection de cette chair qui vainquit la mort ; l’écolâtre d’Autun arrive aux chaînettes.

C’est alors que vraiment sa symbolique devient un peu filiforme et ténue... S’il y en a quatre, dit-il, elles indiquent les quatre vertus cardinales du Seigneur et celle de ces chaînettes qui aide à lever le couvercle du vase désigne l’âme du Christ abandonnant son corps.

Si, au contraire, l’encensoir n’est monté qu’avec trois chaînes, c’est parce que la Personne du Sauveur contient trois éléments : un organisme humain, une âme et la déité du Verbe ; et Honorius conclut : l’anneau dans lequel glissent les chaînes est l’Infini où sont renfermées toutes ces choses.

— Ce que c’est alambiqué !

— Moins que la théorie de Durand de Mende sur les mouchettes, répliqua l’abbé ; après celle-là, nous ôterons, si vous le voulez, l’échelle.

Les pincettes pour moucher les lampes sont, assure-t-il, « les paroles divines auxquelles nous coupons les lettres de la Loi et, ce faisant, nous révélons l’esprit qui luit » — et il ajoute : « Les pots dans lesquels on éteint les mouchures des lampes sont les coeurs des fidèles qui observent la Loi à la lettre. »

— Cest la démence du symbolisme ! s’écria Durtal.

— C’en est, en tout cas, l’excès méticuleux ; mais si les pincettes ainsi envisagées sont pour le moins bizarres, si même la théorie de l’encensoir peut paraître bien fluette en son ensemble, avouez cependant qu’elle est spontanée et charmante et précise lorsqu’il s’agit de la chaîne qui entraîne, en l’enlevant dans un nuage de fumée, la portion supérieure du vase et imite ainsi l’ascension de Notre-Seigneur dans les nues.

Que dans la voie des paraboles, certaines exagérations se soient produites, cela était difficile à éviter, mais... mais... en revanche quelles merveilles d’analogie et quels concepts purement mystiques dénotent les sens décernés par la liturgie à certains objets du culte !

Tenez, au cierge, lorsque Pierre d’Esquilin nous explique la signification des trois parties qui le composent, de la cire qui est la chair très chaste du Sauveur né d’une Vierge, de la mèche qui, celée dans cette cire, est son âme très sainte cachée sous les voiles de son corps, de la lumière qui est l’emblème de sa déité.

Prenez encore ces substances qu’emploie, dans certaines cérémonies, l’Église : l’eau, le vin, la cendre, le sel, l’huile, le baume, l’encens.

En sus de la Divinité du Fils qu’il s’approprie, l’encens est aussi le symbole de nos prières, thus devotio orationis, ainsi que le qualifie, au neuvième siècle, l’archevêque de Mayence, Raban Maur. Il me revient également, à propos de cette résine et de la cassolette dans laquelle on la brûle, un vers que j’ai lu jadis dans les Distinctions monastiques de l’anonyme anglais du treizième siècle et qui analyse leurs attributions mieux que je n’ai pu vous le dire... attendez :

vas notatur,

Mens pia ; thure preces, igne supernus amor.

Le vase est l’esprit de piété ; l’encens, les prières ; le feu, le divin amour.

Quant à l’eau, au vin, à la cendre, au sel, ils servent à préparer un précieux magistère dont l’évêque use lorsqu’il veut consacrer une église. Leur amalgame est utilisé pour signer l’autel et asperger les nefs ; l’eau et le vin notent les deux natures réunies en Notre-Seigneur ; le sel, la sagesse céleste ; la cendre, la mémoire de sa Passion.

Pour le baume qui est vertu et bonne renommée, on le marie à l’huile qui est paix et prudence, afin d’apprêter le saint Chrême.

Songez enfin, poursuivit l’abbé, aux pyxides dans lesquelles on conserve les espèces panifuges, les oblates saintes, et considérez qu’au moyen âge, ces cassettes furent façonnées en figure de colombes et détinrent l’hostie dans l’image même du Paraclet et de la Vierge ; c’était déjà bien, mais voici qui est mieux. Les orfèvres de cette époque ciselèrent l’ivoire et donnèrent aux custodes l’apparence d’une tour ; n’est-ce pas exquis, le corps de Notre-Seigneur reposant dans le sein de la Vierge, dans la Tour d’ivoire des Litanies ? N’est-ce pas, en effet, la matière qui sied le mieux pour servir de reposoir à la très pure, à la très blanche chair du Sacrement ?

— Certes, c’est autrement mystique que les vases quelconques, que les ciboires en vermeil, en argent, en aluminium de notre temps !

— Faut-il vous rappeler maintenant que la liturgie assigne à tous les vêtements, à tous les ornements de l’Église, un sens différent, selon leur usage et selon leur forme ?

C’est ainsi, par exemple, que le surplis et l’aube signalent l’innocence ; le cordon qui nous ceint les reins : la chasteté et la modestie ; l’amict : la pureté du corps et du coeur, le casque de salut dont parle saint Paul ; le manipule : les bonnes oeuvres, la vigilance, les larmes et les sueurs que versera le prêtre pour conquérir et sauver les âmes ; l’étole : l’obéissance, le vêtement d’immortalité que nous rendit le baptême ; la dalmatique : la justice dont nous devons faire preuve dans notre ministère ; la chasuble ou planète : l’unité de la foi et son intégrité et aussi le joug du Christ...

Mais avec cela, la pluie continue et il est pourtant nécessaire que je m’en aille, car j’ai une pénitente qui m’attend. Voulez-vous venir me prendre après-demain, vers deux heures ; espérons qu’il fera alors assez beau pour visiter les dehors de l’église.

— Et s’il pleut encore ?

— Venez tout de même, répondit l’abbé qui serra la main de Durtal et s’enfuit.




VI

Oui, je sais bien, quand j’ai avoué devant elle que je ne savais pas encore quelle histoire de saint j’écrirais, Mme Bavoil, la chère Mme Bavoil, ainsi que l’appelle l’abbé Gévresin, s’est écriée : Et la vie de Jeanne de Matel ! Mais ce n’est pas une biographie dont la matière soit ductile et qu’on puisse aisément manier, s’exclama Durtal qui rangeait les notes entassées peu à peu sur cette Vénérable.

Et il réfléchissait. Ce qui est inintelligible, se dit-il, c’est la disproportion qui existe entre les promesses que Jésus lui fit et les résultats qu’elles obtinrent. Jamais, je le crois bien, on ne vit, dans la fondation d’un nouvel ordre, tant de tribulations et d’entraves, tant de malechance. Jeanne passe ses jours sur les routes, court d’un monastère à l’autre et elle a beau se tuer à vouloir remuer le sol conventuel, rien ne pousse. Elle ne peut même revêtir l’habit de son institut, sinon quelques moments avant sa mort, car pour ambuler plus facilement, par toute la France, il lui faut garder la livrée d’un monde qu’elle abomine et qu’elle supplie vainement, au nom du Seigneur, de s’intéresser à la naissance de ses cloîtres. Et, la malheureuse, elle va, ainsi que le raconte son confesseur le P. de Gibalin qui atteste n’avoir jamais connu d’âme plus humble, elle va à la cour comme d’autres vont au martyre.

Et cependant le Christ lui a certainement prescrit de créer cet ordre du Verbe Incarné ; Il lui en a tracé le plan, stipulé les règles, décrit le costume, expliqué les symboles, avérant que la robe blanche de ses filles honorera celle qui lui fut imposée, par dérision, chez Hérode, que leur manteau rouge rappellera celui dont on l’affubla chez Pilate, que leur scapulaire et leur ceinture couleur de pourpre raviveront la mémoire du bois et des cordes teints de son sang. — Et Dieu semble s’être moqué d’elle !

Il lui a formellement assuré qu’après de pénibles épreuves ses semailles donneraient une abondante moisson de nonnes ; Il lui a expressément affirmé qu’elle serait une soeur de sainte Térèse et de sainte Claire ; elles-mêmes sont venues, par leur présence, entériner ces engagements, et lorsque rien ne fonctionne, lorsque rien ne marche, lorsqu’à bout de forces, elle éclate en sanglots, le Sauveur lui répond tranquillement qu’elle se taise, qu’elle patiente.

Et elle vit, en attendant, dans un tohu-bohu de récriminations et de menaces. Le clergé la persécute, l’archevêque de Lyon, le cardinal de Richelieu, n’a qu’un but, empêcher l’éclosion de ses abbayes sur ses terres ; ses moniales mêmes, qu’elle ne peut diriger, puisqu’elle erre à la recherche d’un protecteur ou d’une aide, se divisent et leur inobédience devient telle qu’il lui faut revenir au plus vite et chasser, en pleurant, les soeurs discoles de ses cloîtres. Dès qu’elle édifie un mur de clôture, il se fend, et sa base vacille. En somme, la congrégation du Verbe Incarné naquit rachitique et mourut naine. Elle s’est traînée dans l’indifférence générale, a langui jusqu’en 1790, année pendant laquelle on l’inhuma. En 1811, un abbé Denis la ranime dans la Creuse, à Azérables et, depuis cette époque, elle vivote tant bien que mal, éparse en une quinzaine de maisons dont une partie émigrée dans le nouveau monde, au Texas.

Il n’y a pas à barguigner, nous sommes loin des puissantes sèves qu’infusérent aux troncs séculaires de leurs arbres sainte Térèse et sainte Claire !

Sans compter, poursuivit Durtal, que Jeanne de Matel, qui n’est pas canonisée, comme ses deux soeurs, et dont le nom reste inconnu à la majeure partie des catholiques, devait également fonder un ordre d’hommes ; et jamais elle n’y parvint, et les tentatives essayées, à notre époque, par l’abbé Combalot, pour réaliser ce dessein, ont, à leur tour, échoué !

A quoi cela tient-il ? A ce qu’il y a trop de communautés différentes dans l’Église ? Mais, tous les jours, on en invente et elles grandissent ! Est-ce à la pauvreté de ses monastères ? Mais l’indigence est la meilleure garantie de succès, car l’expérience démontre que Dieu ne bénit que les cloîtres dans le dénuement et qu’il délaisse les autres ! Est-ce donc à l’austérité de la règle ? Mais elle était très douce ; c’était celle de saint Augustin qui acquiert tous les accommodements, qui revêt, au besoin, toutes les nuances. Les religieuses se levaient à cinq heures du matin ; le régime ne se confinait point dans les plats maigres et, en dehors du temps pascal, il n’y avait qu’un jeûne par semaine, et encore ce jeûne n’était-il obligatoire que pour les soeurs qui le pouvaient supporter. Rien n’explique donc la persistance de cet échec.

Et Jeanne de Matel était une sainte douee d’une rare énergie et vraiment maniée par le Sauveur ! Elle est, dans ses oeuvres, une théologienne éloquente et subtile, une mystique ardente et emportée, procédant par métaphores, par hyperboles, par comparaisons matérielles, par interrogations passionnées, par apostrophes ; elle dérive à la fois de saint Denys l’Aréopagite et de sainte Madeleine de Pazzi ; de saint Denys pour le fond, de sainte Madeleine pour la forme. Sans doute, en tant qu’écrivain, elle n’est pas inégalable et parfois la mendicité de son style secouru afflige, mais enfin, étant donné qu’elle vit au dix-septième siècle, elle n’est pas au moins une bredouilleuse de pâles oraisons, ainsi que la plupart des prosateurs pieux de ce temps.

Puis il en est de ses ouvrages comme de ses fondations. Ils demeurent inédits, pour la plupart. Hello, qui les connut, ne sut en extraire que le plus médiocre des centons ; d’autres, tels que le prince Galitzin, que l’abbé Penaud, ont mieux exploré ses manuscrits et imprimé de plus altières et de plus véhémentes pages.

Et elle en a écrit de vraiment inspirées, cette abbesse ! Oui, mais cela n’empêche que je ne vois pas bien le livre que je pourrais oeuvrer sur elle, murmura Durtal. Non, malgré mon désir d’être agréable à la chère Mme Bavoil, je n’ai nulle envie d’entreprendre cette tâche.

Tout bien considéré, si je n’étais pas si réfractaire aux déplacements, si j’avais le courage de retourner en Hollande, je tâcherais d’exalter en une affectueuse et en une déférente prose l’adorable Lydwine qui est bien, de toutes les saintes, celle dont j’aimerais le mieux à propager l’histoire ; mais pour tenter au moins de reconstituer le milieu où elle vécut, il faudrait s’installer dans la ville même qu’elle habita, à Schiedam.

Si Dieu me prête vie, j’exécuterai sans doute ce projet, mais il n’est pas, à l’heure actuelle, mûr ; laissons donc cela — et puisque, d’autre part, Jeanne de Matel ne m’obsède point, mieux vaudrait peut-être alors m’occuper d’une autre moniale plus inconnue encore et dont l’existence est plus placidement souffrante, moins vagabonde et mieux condensée, en tout cas, plus captivante.

Puis, l’on ne peut étudier maintenant la biographie de celle-là que dans l’in-octavo d’un anonyme dont les chapitres incohérents, délayés dans une langue qui poisse comme un mucilage d’huile de lin et de cendre, interdiront à jamais de la connaître. Il y aurait donc intérêt à la reprendre pour la faire lire.

Et, feuilletant ses papiers, il songeait à une mère van Valckenissen, en religion Marie-Marguerite des Anges, fondatrice du prieuré des carmélites d’Oirschot, dans le Brabant hollandais.

Cette religieuse naît, le 26 mai 1605, à Anvers, pendant les guerres qui désolent la Flandre, au moment même où le prince Maurice de Nassau investit la ville. Dès qu’elle sait épeler, ses parents la mettent en pension dans un couvent de dominicaines, situé près de Bruxelles. Son père meurt ; sa mère la retire de couvent, la confie aux ursulines blanches de Louvain et décède à son tour ; elle reste orpheline à l’âge de quinze ans.

Son tuteur la déplace encore et la transfère chez les carmélites de Malines ; mais la lutte entre les Espagnols et les Flamands se rapproche des territoires que traverse la Dyle, et l’on enlève, une fois de plus, Marie-Marguerite de son monastère pour l’envoyer chez les chanoinesses de Nivelles.

Toute son enfance est, en somme, un chassé-croisé de cloîtres.

Elle se plaisait dans ces maisons, au Carmel surtout où elle endossait la haire et s’astreignait à la plus rigoureuse des disciplines ; et la voilà qui, au sortir de la stricte clôture, échoue en un plein milieu mondain. Ce chapitre de chanoinesses, qui devait la former à la vie mystique, était une de ces institutions quarteronnes, ni tout à fait blanches, ni tout à fait noires, une métisse issue d’une religion profane et d’un laïquat pieux. Ce chapitre, exclusivement recruté parmi des femmes riches et nobles et dont l’abbesse, nommée par le souverain, prenait le titre de princesse de Nivelles, menait une existence frivole et dévote, étrange. Outre que ces demi-nonnes pouvaient se promener quand bon leur semblait, elles avaient le droit de vivre pendant un certain temps dans leur famille et même de se marier, après avoir obtenu le consentement de l’abbesse.

Le matin, celles qui voulaient bien résider dans l’abbaye se couvraient d’un costume monastique pendant les offices, puis, ces exercices terminés, elles quittaient la livrée conventuelle, revêtaient les robes de gala, les ballons et les coques, les vertugadins et les fraises à la mode dans ce temps-là, et elles se rendaient au salon où affluaient les visites.

La pauvre Marie abomina la dissipation de cette vie qui ne lui permettait plus d’être seule avec son Dieu. Assourdie par ces caquetages, honteuse de s’accoutrer de toilettes qui l’offensent, réduite à s’échapper, avant le jour, déguisée en femme de chambre, pour aller prier dans une solitaire église, loin du bruit, elle finit par languir de chagrin, se meurt de tristesse à Nivelles.

Sur ces entrefaites, Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval, de l’ordre de Cîteaux, vient dans cette ville. Elle court à lui, le supplie de la sauver et, éclairé par une lumière toute divine, ce moine comprend qu’elle a été créée pour être une victime d’expiation, une réparatrice des injures infligées au Saint-Sacrement dans les églises ; il la console et lui décèle sa vocation de carmélite.

Elle part pour Anvers, voit la mère Anne de Saint-Barthélemy, une sainte, qui, prévenue de son arrivée par une vision de sainte Térèse, l’admet dans le Carmel dont elle est la vicaire-prieure.

Alors les obstacles diaboliques surgissent. Revenue chez son tuteur, en attendant son internement dans le cloître, elle tombe subitement paralysée, perd en même temps l’ouïe, la parole et la vue. Elle parvient néanmoins à se faire assez comprendre pour exiger qu’on l’emporte telle qu’elle est au couvent où on la dépose à moitié morte. Là, elle s’affaisse aux pieds de la mère Anne qui la bénit et la relève guérie. Le noviciat commence.

Malgré sa complexion délicate, elle pratique les jeûnes les plus farouches, les flagellations les plus tumultueuses, se ceint la poitrine de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatons recrachés sur les assiettes, boit, pour se désaltérer, l’eau des vaisselles, a si froid, un hiver, que ses jambes gèlent.

Son corps est une plaie, mais son âme rayonne ; elle vit en Dieu qui la comble de grâces, qui s’entretient doucement avec elle ; sa probation se termine et de même qu’au moment où elle fut postulante, elle gît gravement malade. On hésite à l’accepter à la profession et sainte Térèse intervient encore, ordonne à la prieuré de la recevoir.

Elle prend l’habit, et la tentation de désespoir qui fut le tourment de quelques saints l’assiège ; puis vient une aridité désolante qui dure trois ans et elle tient bon, éprouve les douleurs de la substitution mystique, subit les plus pénibles, les plus répugnantes des maladies pour sauver les âmes. Dieu consent enfin à interrompre la tâche pénitente de ses maux ; Il lui accorde de souffler et le Démon profite de cette accalmie pour entrer en scène.

Il lui apparaît sous des formes belliqueuses de monstres, casse tout, fuit, en s’effumant dans des buées puantes ; pendant ce temps, un brave homme, Sylvestre Lindermans, veut fonder un Carmel dans une propriété qu’il possède à Oirschot, en Hollande. Comme toujours, lorsqu’il s’agit de planter un monastère, les tribulations abondent ; le moment était mal choisi, d’ailleurs, pour expédier des religieuses dans une ville hostile aux catholiques, au travers d’un pays encombré par les bandes en armes des protestants. Aussi, lorsque sa supérieure la désigne pour aller établir ce nouveau prieuré, Marie-Marguerite la supplie-t-elle de la laisser prier dans son petit coin, en paix ; mais Jésus s’en mêle et lui prescrit de partir. Elle obéit, se traîne, malade, à bout de forces, sur les routes, arrive enfin avec les soeurs qu’elle emmène à Oirschot où elle organise tant bien que mal la clôture dans une maison qui n’a jamais été agencée pour servir de cloître.

On la nomme vicaire-prieure et, aussitôt, elle se révèle manieuse extraordinaire d'âmes. Dans la dure vie du Carmel qu’elle aggrave pour elle-même par d’atroces mortifications, elle reste tolérante pour les autres et bien qu’elle puisse déjà murmurer, tant son pauvre corps la supplicie : « Personne ne saura avant le jugement dernier ce que je souffre », elle demeure gaie, et prêche, en ces termes, l’allégresse à ses filles : « C’est bon pour les gens qui pèchent de s’attrister, mais nous, nous devons partager doublement la joie des anges puisque nous accomplissons comme eux la volonté de Notre-Seigneur et que de plus nous pâtissons pour sa gloire, ce qu’ils ne peuvent faire. »

Elle est la directrice la plus indulgente et la plus délicate. De peur d’offenser, par une expression d’autorité, ses sujettes, jamais elle ne commande sous la forme impérative, ne dit jamais : « Faites telles choses », mais bien : « faisons telle chose », et, chaque fois qu’au réfectoire, elle se voit obligée de punir une nonne, elle va aussitôt baiser les pieds des autres et les supplie de la souffleter pour l’humilier.

Mais c’eût été trop beau si, avec la troupe angélique qu’elle préside, elle pouvait vivre en repos, de la vie intérieure et s’ensevelir, tranquille, en Dieu. Le curé d’Oirschot l’exècre et, sans qu’on songe pourquoi, il la diffame par toute la ville. De son côté, le Démon revient à la charge ; dans un vacarme qui ébranle les murs et secoue les toits, il jaillit sous la figure d’un Ethiopien de haute taille, souffle les lumières, essaie d’étrangler les moniales. La plupart sont à moitié mortes de peur et cependant le ciel leur concède, en compensation de leurs peines, le réconfort d’incessants miracles.

Elles peuvent vérifier par elles-mêmes l’authenticité des incroyables histoires qu’elles lurent, pendant les repas, dans les vies des saints. Leur mère a le don de la bilocation, se montre en plusieurs endroits, en même temps, trace partout où elle passe un sillon délicieux d’odeurs, guérit les malades d’un signe de croix, sent, fait lever, comme un chien de chasse, le gibier dissimulé des fautes, lit dans les âmes.

Et ses filles l’adorent, pleurent de lui voir mener une vie qui n’est plus qu’un long tourment ; elle est atteinte, à la suite des grands froids, de rhumatismes aigus, car si la règle de sainte Térèse, qui ne permet d’allumer du feu que dans les cuisines, est tolérable en Espagne, elle est vraiment meurtrière dans le climat glacé des Flandres.

En somme, récapitulait Durtal, cette existence n’est pas jusqu’ici bien différente de celle que d’autres cloistrières connurent ; mais voici qu’aux approches de la mort, la singulière beauté de cette âme va s’affirmer, d’une façon si particulière, en des souhaits si spéciaux, qu’elle s’atteste unique dans les ménologes.

Son état de santé s’est aggravé ; aux rhumatismes qui la paralysent, s’adjoignent des douleurs d’estomac et des tranchées que rien n’apaise. La sciatique se greffe à son tour sur ces ramifications de maux et la maladie si fréquente dans les reclusages de l’austère observance, l’hydropisie, s’annonce.

Les jambes enflent, refusent de la porter, et elle se tuméfie, immobile, sur un grabat. Les infirmières qui la soignent découvrent alors un secret qu’elle a toujours, par esprit d’humilité, caché ; elles s’aperçoivent que ses mains sont percées de trous roses, entourés d’un halo bleuâtre et que ses pieds, également forés, se placent d’eux-mêmes, si on ne les retient pas, l’un sur l’autre, dans la position qu’occupèrent ceux de Jésus sur la croix. Elle finit par avouer que, depuis bien des années, le Christ l’a marquée des stigmates de la Passion et elle confesse que ces plaies la brûlent, jours et nuits, ainsi que des fers rouges.

Et ses douleurs empirent encore. Se sentant cette fois mourir, elle s’inquiète des impitoyables mortifications qu’elle s’infligea et, avec une naïveté vraiment touchante, elle demande pardon à son pauvre corps d’avoir exténué ses forces, de l’avoir peut-être empêché de la sorte de vivre plus longtemps pour souffrir.

Et elle répète la plus étrangement adorante, la plus follement éperdue des prières que jamais une sainte ait adressée à Dieu.

Elle a tant aimé le saint Sacrement, elle a tant voulu réparer à ses pieds les outrages que lui font subir les péchés de l’homme, qu’elle défaille, en pensant qu’après sa mort, elle ne pourra plus, avec ce qui subsistera d’elle, le prier encore.

L’idée que son cadavre pourrira inutile, que les dernières pelletées de sa triste chair disparaîtront sans avoir servi à honorer le Sauveur, la désole et c’est alors qu’elle le supplie de lui permettre de se dissoudre, de se liquéfier en une huile qui pourra se consumer, devant le tabernacle, dans la lampe du sanctuaire.

Et Jésus lui accorde ce privilège exorbitant, tel qu’il n’en est point dans les annales des vies de saints ; aussi, au moment d’expirer, exige-t-elle de ses filles que sa dépouille, qui doit être exposée, selon l’usage, dans la chapelle, ne sera pas enterrée avant plusieurs semaines.

Ici les pièces authentiques abondent ; les enquêtes les plus minutieuses ont eu lieu ; les rapports des médecins sont si précis que nous constatons, jour par jour, l’état du corps,jusqu’à ce qu’il tourne en huile et puisse remplir les flacons dont on versait, suivant son désir, une cuillerée, chaque matin, dans la veilleuse pendue près de l’autel.

Quand elle mourut — elle avait alors plus de 52 ans dont 33 passés dans la vie religieuse et 14 dans le prieuré d’Oirschot — son visage se transfigura et malgré le froid d’un hiver si rude que l’on put franchir l’Escaut en voiture, le corps se conserva souple et flexible, mais il gonfla. Les chirurgiens l’examinèrent et l’ouvrirent devant témoins. Ils s’attendaient à trouver le ventre bondé d’eau, mais il s’en échappa à peine la valeur d’une demi-pinte et le cadavre ne désenfla point.

Cette autopsie révéla l’incompréhensible découverte, dans la vésicule du fiel, de trois clous, à têtes noires, anguleuses, polies, d’une matière inconnue ; deux pesaient le poids d’un demi-écu d’or de France moins sept grains et le troisième, qui avait la grosseur d’une noix muscade, pesait cinq grains de plus.

Puis les praticiens bourrèrent d’étoupes trempées dans de l’absinthe les intestins et recousirent le tout avec une aiguille et du fil. Et avant et pendant et après ces opérations, non seulement la morte ne dégagea aucune odeur de putréfaction, mais encore elle continua à embaumer, comme de son vivant, une senteur inanalysable, exquise.

Près de trois semaines s’écoulent ; et des cloches se forment et crèvent, en rendant du sang et de l’eau ; puis l’épiderme se tigre de taches jaunes, le suintement cesse et alors l’huile sort, blanche, limpide, parfumée, puis se fonce et devient peu à peu couleur d’ambre. On put la répartir en plus de cent fioles, d’une contenance de deux onces chaque, dont plusieurs sont encore gardées dans les Carmels de la Belgique, avant que d’inhumer ses restes qui ne se décomposèrent point, mais prirent la teinte mordorée d’une datte.

Il y aurait vraiment un livre à tisser avec la vie de cette admirable femme, ruminait Durtal. Puis quelle gerbe de merveilleuses moniales l’entourent ! ces couvents d’Anvers, de Malines, d’Oirschot, foisonnent de célicoles. Sous Charles-Quint, l’ordre des carmélites, dans les Flandres, renouvelle les prodiges mystiques que les dominicaines accomplirent quatre siècles auparavant, au moyen âge, dans le monastère d’Unterlinden, à Colmar.

Ces femmes-là, elles vous transportent et elles vous désarçonnent ! Quelle robustesse d’âme avait-elle donc, cette Marie-Marguerite, de quelle grâce fut-elle donc soutenue pour avoir ainsi pu éliminer les démences naturelles de ses sens, pour avoir si vaillamment, si gaiement enduré les plus accablants des maux !

Enfin, voyons, dois-je m’atteler à l’histoire de cette Vénérable ? — Oui, mais alors, il siérait de se procurer le volume de Joseph de Loignac, son premier biographe, la notice du Solitaire de Marlaigne, la brochure de Mgr de Ram, la relation de Papebroch ; il importerait surtout d’avoir sous les yeux la traduction, due au Carmel de Louvain, de ce manuscrit flamand qui fut rédigé, du vivant même de la mère, par ses filles. Où déterrer cela ? En tout cas, les recherches seront longues. Remisons donc ce dessein qui n’est pas viable.

Au fond, ce que je devrais faire, je le sais bien : je devrais mettre au point cet article sur le tableau de l’Angelico du Louvre que je m’étais engagé à livrer, il y a au moins quatre mois, à la Revue qui me le réclame, chaque matin, par lettre. C’est honteux, depuis que j’ai quitté Paris, je ne travaille plus et pourtant je suis sans excuses, car cette besogne m’intéresse puisqu’elle me fournit l’occasion d’étudier le système raisonné de la symbolique des tons, au moyen âge.

Les Primitifs et les oraisons colorées de leurs oeuvres ! Quel rêve ! seulement, il ne s’agit pas pour l’instant de méditer sur ce sujet, mais bien d’aller chercher l’abbé Plomb et voilà encore le temps qui se gâte ; décidément, je n’ai pas de chance.

Et, en traversant la place, il repartait dans ses songeries, repris par la hantise des cathédrales, se disant devant les flèches de Chartres : dans l’immense famille du gothique, quelles variétés, aucune église qui se ressemble !

Et les tours et les clochers de celles qu’il connaissait s’étendaient devant lui, ainsi que sur ces plans où, sans s’inquiéter des distances, les monuments s’accumulent, se pressent, tous sur le même point, pour se mieux montrer.

C’est vrai, pensait-il, les tours changent avec les basiliques. Examinons celles de Notre-Dame de Paris ; elles sont mastoques et sombres, presque éléphantes ; fendues dans presque toute leur longueur, de pénibles baies, elles se hissent avec lenteur et pesamment s’arrêtent ; elles paraissent accablées par le poids des péchés, retenues par le vice de la ville au sol ; l’effort de leur ascension se sent et la tristesse vient à contempler ces masses captives que navre encore la couleur désolée des abat-son. A Reims, au contraire, elles s’ouvrent du haut en bas, en des chas effilés d’aiguilles, en de longues et minces ogives dont le vide se branche d’une énorme arête de poisson ou d’un gigantesque peigne à doubles dents. Elles s’élancent aériennes, se filigranent ; et le ciel entre dans ces rainures, court dans ces meneaux, se glisse dans ces entailles, se joue dans les interminables lancettes, en lanières bleues, se concentre, s’irradie dans les petits trèfles creux qui les surmontent. Ces tours sont puissantes et elles sont expansives, énormes, et elles sont légères. Autant celles de Paris sont immobiles et muettes, autant celles de Reims parlent et s’animent.

A Laon, elles sont surtout bizarres. Avec leurs colonnettes, tantôt en avance et tantôt en recul, elles ont l’air d’étagères superposées à la hâte et dont la dernière se termine par une simple plate-forme au-dessous de laquelle meuglent, en se penchant, des boeufs.

Les deux tours d’Amiens, bâties, chacune, à des époques différentes comme celles des cathédrales de Rouen et de Bourges, ne concordent pas entre elles. De hauteur inégale, elles boitent dans le ciel ; une autre vraiment splendide dans son isolement que fait encore valoir la médiocrité des deux clochers récemment construits de chaque côté de la façade de l’église, c’est la tour normande de Saint-Ouen dont le sommet est armorié d’une couronne. Elle est la patricienne des tours dont beaucoup conservent des allures de paysannes, avec leurs têtes nues ou leurs coiffes amincies, affûtées presque en biseau de sifflet, ainsi que celle de la tour Saint-Romain, à Rouen, ou leurs bonnets pointus de rustres, tels qu’en porte l’église Saint-Bénigne à Dijon, ou leur vague parasol, semblable à celui sous lequel s’abrite la cathédrale lyonnaise de Saint-Jean.

Mais, quand même, la tour, sans le clocher qui l’effile, ne se projette pas dans le firmament. Elle s’élève toujours lourdement, halète en chemin et, exténuée, s’endort. Elle est un bras sans main, un poignet sans paume et sans doigts, un moignon ; elle est aussi un crayon non taillé, rond du bout, qui ne peut inscrire dans l’au delà les oraisons de la terre ; elle reste en somme à jamais inactive.

Il faut arriver aux clochers, aux flèches de pierre pour trouver le véritable symbole des prières jaculatoires perçant les nues, atteignant, comme une cible, le coeur même du Père.

Et dans la famille de ces sagittaires, quelle diversité ! pas une flèche qui soit pareille !

Les unes ont leur base prise dans un collier de tourelles, dans le cercle d’un diadème à lames droites de roi mage, par des clochetons ; tel le clocher de Senlis. D’autres gardent des enfants nés à leur image, de tout petits clochers qui les entourent ; et les uns sont couverts de verrues, de cabochons, d’ampoules ; les autres se creusent en écumoires, en tamis, se trouent de trèfles et de quatre feuilles, paraissent frappés à l’emporte-pièce ; ceux-ci sont munis d’aspérités, ont des mordants de râpe, se cavent de coches ou se hérissent de pointes ; ceux-là sont imbriqués d’écailles, de même que des poissons, — le vieux clocher de Chartres, par exemple, — d’autres enfin, tel que celui de Caudebec, arborent la forme du trirègne romain, de la couronne à trois étages du Pape.

Avec ce contour presque imposé et dont ils s’éloignent à peine, avec ce modèle de la pyramide ou de la poivrière, de la chausse à filtrer ou de l’éteignoir, les architectes gothiques inventent les combinaisons les plus ingénieuses, muent à l’infini leurs oeuvres.

Et de quel mystère d’origine elles s’enveloppent, les basiliques ! La plupart des artistes qui les bâtirent sont inconnus ; l’âge même de ces pierres est à peine sûr, car elles sont, en majeure partie, façonnées par l’alluvion des temps.

Presque toutes chevauchent sur deux, sur trois, sur quatre espaces de cent ans chaque. Elles s’étendent, du commencement du treizième siècle jusqu’aux premières années du seizième.

Et cela se comprend, si l’on y réfléchit.

On l’a justement remarqué, le treizième siècle a été la grande ère des cathédrales. C’est lui qui les a presque toutes enfantées ; puis, une fois créées, il y eut pour elles un arrêt de croissance de près de deux cents ans.

Le quatorzième siècle fut, en effet, agité par d’affreux troubles. Il débute par les ignobles démêlés de Philippe le Bel et du Pape ; il allume le bûcher des Templiers, rissole, dans le Languedoc, les Bégards et les Fraticelles, les lépreux et les juifs, s’affaisse dans le sang avec les désastres de Crécy et de Poitiers, les excès furieux des Jacques et des Maillotins, les brigandages des Tardvenus, finit par se relever en divaguant et il se reflète alors dans la folie sans guérison d’un roi.

Et il s’achève, ainsi qu’il a préludé, se tord dans des convulsions religieuses atroces. Les tiares de Rome et d’Avignon s’entre-choquent et l’Église, qui subsiste seule debout sur ces décombres, vacille à son tour, car le grand schisme de l’Occident l’ébranle.

Le quinzième siècle apparaît affolé dès sa naissance. Il semble que la démence de Charles VI se propage ; c’est l’invasion anglaise, le pillage de la France, les luttes enragées des Bourguignons et des Armagnacs, les épidémies et les famines, la débâcle d’Azincourt, Charles VII, Jeanne d’Arc, la délivrance, le pays réconforté par l’énergique médication du roi Louis XI.

Tous ces événements entravèrent les travaux en chantier des cathédrales.

Le quatorzième siècle, en somme, se borne à continuer les édifices commencés pendant le siècle précédent. Il faut attendre la fin du quinzième, ce moment où la France respira, pour voir l’architecture s’essorer encore.

Ajoutons que de fréquents incendies consumèrent, à diverses reprises, des parties entières de basiliques et qu’il fallut les reconstruire ; d’autres, comme Beauvais, s’écroulèrent et l’on dut les réédifier à nouveau ou, faute d’argent, se borner à les consolider et à boucher leurs trous.

A part quelques-unes, telles que Saint-Ouen de Rouen, qui est un des rares exemples d’une église presque entièrement bâtie pendant le quatorzième siècle, sauf ses tours de l’ouest et sa façade qui sont toutes modernes, et Notre-Dame de Reims dont la structure paraît avoir été établie sans trop d’interruption sur le plan initial d’Hugues Libergier ou de Robert de Coucy, aucune de nos cathédrales n’a été érigée en son entier suivant le tracé de l’architecte qui les conçut et aucune n’est depuis lors demeurée intacte.

La plupart assument donc les efforts combinés de générations pieuses ; mais on peut attester cette invraisemblable vérité : jusqu’à la venue de la Renaissance, le génie des constructeurs qui se succédèrent reste égal ; s’ils firent des modifications au plan de leur devancier, ils surent y introduire des trouvailles personnelles, exquises, sans en offenser l’ensemble. Ils entèrent leur génie sur celui de leurs premiers maîtres ; il y eut une relique perpétuée d’un concept admirable, un souffle continu de l’Esprit-Saint. Il fallut l’époque interlope, l’art fourbe et badin du paganisme, pour éteindre cette pure flamme, pour anéantir la lumineuse candeur de ce moyen âge où Dieu vécut familièrement, chez lui, dans les âmes, pour substituer à un art tout divin un art purement terrestre.

Dès que la luxure de la Renaissance s’annonça, le Paraclet s’enfuit, le péché mortel de la pierre put s’étaler à l’aise. Il contamina les édifices qu’il acheva, souilla les églises dont il viola la pureté des formes ; ce fat, avec le libertinage de la statuaire et de la peinture, le grand stupre des basiliques.

Cette fois l’Orante fut bien morte ; tout croula. Cette Renaissance, tant vantée à la suite de Michelet par les historiens, elle est la fin de l’âme mystique, la fin de la théologie monumentale, la mort de l’art religieux, de tout le grand art en France !

Ah çà ! où suis-je ? se dit tout à coup Durtal, avisant les ruelles mal pavées qui conduisent de la place de la cathédrale dans le bas de la ville.

Il s’aperçut qu’il avait, en rêvant, dépassé la maison où habitait l’abbé.

Il remonta sur ses pas, s’arrêta devant une vieille bâtisse et sonna. Un guichet de cuivre s’ouvrit puis se referma et, dans un glissement écrasé de savates, une bonne entre-bâilla le battant de la porte et Durtal, rejoint par l’abbé Plomb aux aguets, entra dans une pièce encombrée de statues ; il y en avait partout, sur une cheminée, sur une commode, sur un guéridon, sur une table.

— Ne faites pas attention à elles, dit l’abbé ; ne les regardez pas ; je ne suis pour rien dans le choix de ce honteux marché ; je subis, malgré moi, l’affront de ce bazar ; ce sont des cadeaux de pénitentes !

Durtal rit, effaré quand même, par les extraordinaires échantillons de l’idéal catholique qui remplissaient cette pièce.

Tout y était : les cadres noirs guillochés de cuivre enfermant des gravures de Vierges de Bouguereau et de Signol, l’Ecce Homo du Guide, des Pieta, des saintes Philomène, puis la collection de la statuaire polychrome, des Marie peintes avec le vert glacé des angéliques et les roses acidulés des bonbons anglais ; des Madones considérant d’un oeil béat leurs pieds et écartant des mains d’où partaient en lames d’éventail des rayons jaunes ; une Jeanne d’Arc accroupie telle qu’une poule sur son oeuf, levant au ciel les billes blanches de ses yeux, pressant contre sa gorge cuirassée de plâtre un étendard, et des saints Antoine de Padoue, frais et léchés, tirés à quatre épingles ; des saints Joseph pas assez charpentiers et trop peu saints ; des saintes Madeleine pleurant des pilules d’argent ; toute une cohue de déicoles, de qualité fine, appartenant à cette catégorie dite « article de Munich » dans les magasins de la rue Madame.

— Ah ! monsieur l’abbé, elles sont singulièrement redoutables vos donatrices ; mais ne pourriez-vous pas, par mégarde, innocemment, laisser, chaque jour, tomber par terre quelques-uns de ces cadres...

Le prêtre eut un geste désespéré.

Elles m’en apporteraient d’autres ! cria-t-il, mais, voyons, si vous le voulez bien, nous allons filer tout de suite, car j’ai peur d’être relancé ici, si je m’attarde.

Et tout en marchant, comme ils parlaient de la cathédrale, Durtal s’exclama :

— N’est-il pas monstrueux que, dans la plénitude de cette basilique de Chartres, l’on ne puisse écouter un peu de véritable plain-chant ; j’en suis réduit à ne fréquenter le sanctuaire que pendant les heures sans offices, les heures vides, et je suis obligé surtout de ne pas assister à la grand’messe du dimanche, tant l’indécente musique qu’on y tolère m’indigne ! Il n’y a donc pas moyen d’obtenir qu’on expulse l’organiste, qu’on balaie le maître de chapelle et les professeurs de chant de la maîtrise, qu’on refoule chez les liquoristes les voix de rogomme des gros chantres ? Ah ! ces flonflons gazeux qui pétillent dans les flûtes en cristal des gosses et ces refrains de foire qui s’éructent dans les hoquets de lampes qu’on remonte, dans les renvois bruyants des basses ! quelle ignominie, quelle honte ! Comment l’évêque, comment le curé, comment les chanoines n’interdisent-ils pas des attentats pareils ?

Je sais bien que monseigneur est vieux et malade, mais ces chanoines ! — ils ont l’air si fatigué, il est vrai... quand je les regarde psalmodier l’office dans leurs stalles, je me demande s’ils savent où ils sont et ce qu’ils font ; ils me paraissent toujours avoir un peu perdu connaissance...

— Le grand vent de la Beauce souffle des léthargies, dit l’abbé en riant — mais, permettez-moi de vous affirmer que si la cathédrale méprise le chant grégorien, ici même, à Chartres, au petit séminaire, à l’église Notre-Dame de la Brèche, dans le couvent des soeurs de Saint-Paul, on le chante d’après la méthode de Solesmes, de sorte que vous pourriez alterner entre cette église et ces chapelles et la cathédrale.

— Sans doute, mais n’est-ce pas effrayant de penser que le goût de caraïbe de quelques braillards et de quelques vétérans puisse ainsi poursuivre d’injures musicales la Vierge ? — Ah ! voici la pluie qui recommence, reprit, après un silence, Durtal, avec dépit.

— Eh bien, nous sommes arrivés, nous allons nous abriter dans Notre-Dame et nous inspecterons, à l’aise, son intérieur.

Ils furent s’agenouiller devant la Vierge noire du Pilier, puis ils s’assirent dans la solitude du vaisseau et, à mi-voix, l’abbé dit :

— Je vous expliquai, l’autre jour, la symbolique de l’extérieur des basiliques ; voulez-vous que je vous mette maintenant, en deux mots, au courant des allégories que contiennent les nefs ?

Et voyant que Durtal acceptait d’un signe, le prêtre reprit :

— Vous ne l’ignorez pas, presque toutes nos cathédrales sont cruciformes ; dans la primitive Église, il est vrai, vous trouverez un certain nombre de sanctuaires bâtis en rotonde et coiffés d’un dôme ; mais la plupart n’ont pas été construits par nos pères ; ce sont d’anciens temples du paganisme que les catholiques adaptèrent tant bien que mal à leur usage, ou imitèrent, en attendant que le style roman fût consacré !

Nous pourrions donc nous dispenser d’y chercher un sens spécial liturgique, puisque cette forme n’a pas été créée par des chrétiens ; et cependant, dans son Rational, Durand de Mende prétend que cette rondeur d’édifice signifie l’extension de l’Église par tout le cercle de l’univers ; d’autres ajoutent que le dôme est le diadème du Roi crucifié et que les petites coupoles, qui souvent l’entourent, sont les têtes énormes des clous. Mais laissons ces explications que je crois fournies après coup et occupons-nous de la croix que dessinent ici, comme dans les autres cathédrales, le transept et la nef.

Notons, en passant, que, dans quelques églises, telle que l’abbatiale de Cluny, l’intérieur, au lieu d’esquisser une croix latine, copia, dans son plan, la croix de Lorraine, en adjoignant deux petits croisillons au-dessus des bras. Et voyez cet ensemble, murmura l’abbé, en embrassant d’un geste tout le dedans de la basilique chartraine.

Jésus est mort : son crâne est l’autel, ses bras étendus sont les deux allées du transept ; ses mains percées sont les portes ; ses jambes sont cette nef où nous sommes et ses pieds troués sont le porche par lequel nous venons d’entrer. Regardez maintenant la déviation systématique de l’axe de cette église ; elle imite l’attitude du corps affaissé sur le bois du supplice, et, dans certaines cathédrales, telles que celle de Reims, l’exiguïté, l’étranglement du sanctuaire et du choeur par rapport à la nef, simule d’autant mieux le chef et le cou de l’homme tombés sur l’épaule, après qu’il a rendu l’âme.

Cette inflexion des églises, elle est presque partout, ici, à Saint-Ouen et à la cathédrale de Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, à Tours, à Reims ; parfois même, mais cette observation serait à prouver, l’architecte substitue à la dépouille du Sauveur celle du martyr sous le vocable duquel l’église est dédiée et alors on croit discerner dans l’axe tordu de Saint-Savin, par exemple, le tournant de la roue qui broya ce saint.

Mais tout cela vous est évidemment connu, voici qui l’est moins.

Nous n’avons examiné jusqu’ici que l’image du Christ, immobile, mort, dans nos nefs ; je vais vous entretenir actuellement d’un cas peu commun, d’une église reproduisant non plus le contour du cadavre divin, mais bien la figure de son corps encore vivant, d’une église douée d’une apparence de motilité, qui essaie de bouger avec Jésus sur la croix.

Il paraît, en effet, acquis que certains architectes voulurent feindre, dans la structure des temples qu’ils édifièrent, les conditions d’un organisme humain, singer le mouvement de l’être qui se penche, animer, en un mot, la pierre.

Cette tentative eut lieu à l’église abbatiale de Preuilly-sur-Claise, en Touraine. Le plan couché et les photogravures de cette basilique illustrent un intéressant volume que je vous prêterai et dont l’auteur, l’abbé Picardat, est le curé même de cette église. Vous pourrez alors aisément reconnaître que l’attitude de ce sanctuaire est celle d’un corps qui se tend de biais, qui s’éploie tout d’un côté et s’incline.

Et ce corps remue avec le déplacement voulu de l’axe dont la courbe commence dès la première travée, va, en se développant, au travers des nefs, du choeur, de l’abside, jusqu’au chevet dans lequel elle se fond, s’appropriant ainsi l’aspect ballant d’une tête.

Mieux qu’à Chartres, qu’à Reims, qu’à Rouen, l’humble bâtisse qu’érigèrent des bénédictins dont les noms sont ignorés, portraiture, avec le serpentement de ses lignes, la fuite de ses colonnes, l’obliquité de ses voûtes, l’allégorique figure de Notre-Seigneur sur sa croix. Mais dans toutes les autres églises, les architectes ont mimé, en quelque sorte, la rigidité cadavérique, le chef infléchi par le trépas, tandis qu’à Preuilly, les moines ont fixé cet inoubliable moment qui s’écoule dans l’Èvangile de saint Jean entre le Sitio et le Consummatum est.

La vieille église tourangelle est donc l’effigie de Jésus crucifié, mais vivant encore.

Pour en revenir maintenant à nos moutons, considérons les organes internes de nos temples, marquons au passage, que la longueur d’une cathédrale promulgue la longanimité de l’Église dans ses revers ; sa largeur, la charité qui dilate les âmes ; sa hauteur, l’espoir de la récompense future, et arrêtons-nous aux détails.

Le choeur et le sanctuaire symbolisent le ciel, tandis que la nef est l’emblème de la terre et, comme l’on ne peut franchir le pas qui sépare ces deux mondes que par la croix, l’on avait jadis l’habitude, hélas ! perdue, de placer en haut de l’arcade grandiose qui réunit la nef au choeur un immense crucifix ; de là, le nom d’arcade triomphale attribué à la gigantesque baie qui s’ouvre devant l’autel ; notons aussi qu’il existe une grille ou une balustrade limitant chacune des deux zones ; saint Grégoire de Nazianze y voit la ligne tracée entre ces deux parties, celle de Dieu et celle de l’homme.

Voici, d’autre part, une interprétation différente de Richard de Saint-Victor, sur le sanctuaire, le choeur et la nef. Ils stipulent, selon lui, le premier, les Vierges ; le second, les âmes chastes, et la troisième, les Époux. Quant à l’autel ou cancel, ainsi que l’intitulent les vieux liturgistes, il est le Christ même, le lieu où repose sa tête, la table de la Cène, le gibet sur lequel il versa son sang, le sépulcre qui renferma son corps ; et il est aussi l’Église spirituelle et ses quatre coins sont les quatre coins de l’univers qu’elle doit régir.

Or, derrière cet autel s’étend l’abside dont la forme est celle d’un hémicycle, dans la plupart des cathédrales, hormis, pour en citer trois, à Poitiers, à Laon, et à Notre-Dame du Fort à Étampes où, de même que dans les anciennes basiliques civiles, le mur se dresse rectiligne, descend droit, sans dessiner cette sorte de demi-lune, dont le sens est une des plus belles trouvailles du symbolisme.

Ce fond semi-circulaire, cette conque absidiale, avec ses chapelles nimbant le choeur, est, en effet, le calque de la couronne d’épines cernant le chef du Christ. Sauf dans les sanctuaires entièrement dédiés à notre Mère, ici, à Notre-Dame de Paris, dans quelques autres cathédrales encore, l’une de ces chapelles, celle du milieu et la plus grande, est vouée à la Vierge pour témoigner, par cette place même qu’elle occupe tout au bout de l’église, que Marie est le dernier refuge des pécheurs.

Et Elle est encore personnellement manifestée par la sacristie d’où le prêtre, qui est le suppléant du Chrit, sort après s’être habillé des ornements sacerdotaux, ainsi que Jésus sortit du sein de sa Mère, après s’être couvert du vêtement de chair.

Il faut constamment le répéter, toute partie d’église, tout objet matériel servant au culte est la traduction d’une vérité théologique. Dans l’architecture scripturale, tout est souvenir, tout est écho et reflet et tout se tient.

Aussi, cet autel, image de Notre-Seigneur, est-il paré de linges blancs pour rappeler le linceul dans lequel Joseph d’Arimathie enveloppa son corps, et ces linges doivent être tissés avec les fils purs du chanvre ou du lin. Le calice pris, d’après des textes cités par le Spicilège de Solesmes, tantôt comme une expression de splendeur, tantôt comme un signe d’ignominie, peut être, suivant la théorie la plus admise, accepté ainsi qu’un pseudonyme du tombeau divin ; et alors la patène devient la pierre qui le ferma, tandis que le corporal est le suaire même.

Quand je vous aurai encore dit, ajouta l’abbé, que, selon saint Nil, les colonnes signifient les dogmes divins, et suivant Durand de Mende les évêques et les docteurs ; que les chapiteaux sont les paroles de l’Écriture ; que le pavé de l’église est le fondement de la foi et l’humilité ; que l’ambon et que le jubé, presque partout détruit, sont la chaire évangélique, la montagne sur laquelle prêche le Christ ; que les sept lampes allumées devant le Saint-Sacrement sont les sept dons de l'Esprit ; que les degrés de l’autel sont ceux de la perfection ; quand je vous aurai montré que les deux choeurs alternés des chantres personnifient, les uns, les Anges, les autres, les justes, réunis pour encenser avec leurs voix la gloire du Très-Haut, je vous aurai à peu près soumis le sens général et détaillé des intérieurs des cathédrales et, spécialement, de celui de Chartres.

Maintenant, observez ici une particularité qui se reproduit dans la basilique du Mans, les bas-côtés de cette nef où nous sommes sont uniques, alors qu’ils se doublent autour du choeur...

Mais Durtal ne l’écoutait plus ; loin de toute cette exégèse monumentale, il admirait, sans même chercher à l’analyser, l’étonnante église.

Dans le mystère de son ombre brouillée par la fumée des pluies, elle montait de plus en plus claire, à mesure qu’elle s’élevait dans le ciel blanc de ses nefs, s’exhaussant comme l’âme qui s’épure dans une ascension de clarté, lorsqu’elle gravit les voies de la vie mystique.

Les colonnes accotées filaient en de minces faisceaux, en de fines gerbes, si frêles qu’on s’attendait à les voir plier au moindre souffle ; et ce n’était qu’à des hauteurs vertigineuses que ces tiges se courbaient, se rejoignaient lancées d’un bout de la cathédrale à l’autre, au-dessus du vide, se greffaient, confondant leur sève, finissant par s’épanouir ainsi qu’en une corbeille dans les fleurs dédorées des clefs de voùte.

Cette basilique, elle était le suprême effort de la matière cherchant à s’alléger, rejetant, tel qu’un lest, le poids aminci de ses murs, les remplaçant par une substance moins pesante et plus lucide, substituant à l’opacité de ses pierres l’épiderme diaphane des vitres.

Elle se spiritualisait, se faisait tout âme, toute prière, lorsqu’elle s’élançait vers le Seigneur pour le rejoindre ; légère et gracile, presque impondérable, elle était l’expression la plus magnifique de la beauté qui s’évade de sa gangue terrestre, de la beauté qui se séraphise. Elle était grêle et pâle comme ces Vierges de Roger van der Weyden qui sont si filiformes, si fluettes, qu’elles s’envoleraient si elles n’étaient en quelque sorte retenues îci-bas par le poids de leurs brocarts et de leurs traines. C’était la même conception mystique d’un corps fuselé, tout en longueur, et d’une âme ardente qui, ne pouvant se débarrasser complètement de ce corps, tentait de l’épurer, en le réduisant, en l’amenuisant, en le rendant presque fluide.

Elle stupéfiait avec l’essor éperdu de ses voùtes et la folle splendeur de ses vitres. Le temps était couvert et cependant toute une fournaise de pierreries brùlait dans les lames des ogives, dans les sphères embrasées des roses.

Là-haut, dans l’espace, tels que des salamandres, des êtres humains, avec des visages en ignition et des robes en braises, vivaient dans un firmament de feu ; mais ces incendies étaient circonscrits, limités par un cadre incombustible de verres plus foncés qui refoulait la joie jeune et claire des flammes, par cette espèce de mélancolie, par cette apparence de côté plus sérieux et plus âgé que dégagent les couleurs sombres. L’hallali des rouges, la sécurité limpide des blancs, l’alléluia répété des jaunes, la gloire virginale des bleus, tout le foyer trépidant des verrières s’éteignait quand il s’approchait de cette bordure teinte avec des rouilles de fer, des roux de sauces, des violets rudes de grès, des verts de bouteille, des bruns d’amadou, des noirs de fuligine, des gris de cendre.

Et, ainsi qu’à Bourges dont la vitrerie est de la même époque, l’influence de l’Orient était visible dans les panneaux de Chartres. Outre que les personnages avaient l’aspect hiératique, la tournure somptueuse et barbare des figures de l’Asie, les cadres, par leur dessin, par l’agencement de leurs tons, évoquaient le souvenir des tapis persans qui avaient certainement fourni des modèles aux peintres, car l’on sait par le Livre des métiers qu’au treizième siècle, l’on fabriquait en France, à Paris même, des tapis imités de ceux qui furent amenés du Levant par les Croisés.

Mais, en dehors même des sujets et des cadres, les couleurs de ces tableaux n’étaient, pour ainsi dire, que des foules accessoires, que des servantes destinées à faire valoir une autre couleur, le bleu, un bleu splendide, inouï, de saphir rutilant, extra lucide, un bleu clair et aigu qui, étincelait partout, scintillant comme en des verres remués de kaléidoscope, dans les verrières, dans les rosaces des transepts, dans les fenêtres du porche royal où s’allumait, sous des grilles de fer noir, la flamme azurée des soufres.

En somme, avec la teinte de ses pierres et de ses vitres, Notre-Dame de Chartres était une blonde aux yeux bleus. Elle se personnifiait en une sorte de fée pâle, en une Vierge mince et longue, aux grands yeux d’azur ouverts dans les paupières en clarté de ses roses ; Elle était la Mère d’un Christ du Nord, d’un Christ de Primitif des Flandres, trônant dans l’outremer d’un ciel et entourée, ainsi que d’un rappel touchant des Croisades, de ces tapis orientaux de verre.

Et ils étaient, ces tapis diaphanes, des bouquets fleurant le santal et le poivre, embaumant les subtiles épices des rois mages ; ils étaient une floraison parfumée de nuances cueillie, au prix de tant de sang ! dans les prés de la Palestine, et que l’Occident, qui les rapporta, offrait à la Madone, sous le froid climat de Chartres, en souvenir de ces pays du soleil où Elle vécut et où son Fils voulut naître.

— Où trouver pour notre Mère un plus grandiose écrin, une plus sublime châsse ? dit l’abbé, en désignant, d’un geste, la nef.

Cette exclamation tira Durtal de ses réflexions et il écouta le prêtre qui poursuivit :

— Si, par la largeur de son vaisseau, cette cathédrale est unique, elle n’atteint pas cependant, malgré son altitude prodigieuse, les hauteurs démesurées de Bourges, d’Amiens, de Beauvais surtout, dont la voûte plane à quarante-huit mètres au-dessus du sol. Il est vrai que celle-là voulut tout tenter pour dépasser ses soeurs.

Projetée d’un bond, en l’air, dans les abîmes, elle vacilla et s’abattit. Vous connaissez les parties qui survivent à l’écroulement de cette folle église ?

— Oui, monsieur l’abbé ; ce sanctuaire et cette abside, étroits, resserrés, avec leurs colonnes qui se touchent et l’éclairage qui s’irise, en bulles de savon, dans des murs tout en verres, vous désemparent et vous étourdissent dès qu’on y entre. On y ressent je ne sais quelle inquiétude, une espèce de mauvaise attente et de trouble ; la vérité, c’est qu’elle n’est ni bien portante, ni saine ; elle ne vit qu’à force d’expédients et d’étais ; elle tâche d’être déliée et ne l’est point ; elle s’étire sans parvenir à se filiser ; elle a, comment dirai-je ? de gros os. Rappelez-vous ses piliers qui sont pareils aux troncs lisses et charnus des hêtres et qui ont aussi l’arête et le coupant des joncs. Quelle différence avec ces cordes de harpe qui sont l’ossature aérienne de Chartres ! — Non, malgré tout, Beauvais est, ainsi que Reims, ainsi que Paris, une cathédrale grasse. Elle n’a pas la maigreur distinguée, l’éternelle adolescence de formes, tout ce côté patricien d’Amiens et surtout de Chartres !

Puis, n’êtes-vous pas frappé, monsieur l’abbé, de ce permanent emprunt que le génie de l’homme fit à la nature lorsqu’il construisit des basiliques. Il est presque certain que l’allée des forêts servit de point de départ aux rues mystiques de nos nefs. Voyez aussi les piliers. Je vous citais tout à l’heure ceux de Beauvais qui tiennent du hêtre et du jonc ; souvenez-vous maintenant des colonnes de Laon ; celles-là ont des noeuds tout le long de leurs tiges et elles imitent, à s’y méprendre, les renflements espacés des bambous ; voyez encore la flore murale des chapiteaux et enfin ces clefs de voûte auxquelles aboutissent les longues nervures des arcs. Ici, c’est le règne animal qui paraît avoir inspiré les architectes. Ne dirait-on pas, en effet, d’une fabuleuse araignée dont la clef est le corps et dont les côtes qui rampent sous les voûtes sont les pattes ? l’image est si ressemblante qu’elle s’impose. Mais alors, quelle merveille que cette arachnide géante dont le corps, ciselé tel qu’un bijou et glacé d’or, a sans doute tissé la toile en feu des trois roses !

— Tiens, j’ai omis de vous faire remarquer, dit l’abbé, lorsqu’ils furent sortis de l’église et qu’ils cheminèrent par les rues, le chiffre qui est écrit partout à Chartres. Il est identique à celui de Paray-le-Monial. Ici encore, tout marche par trois. Nous avons trois nefs, trois entrées munies, chacune, de trois portes. Comptez les piliers de la nef, vous en avez deux fois trois, de chaque côté. Les ailes du transept ont également, chacune, trois travées et trois piliers ; les fenêtres sont triples aussi sous le trio des roses. Vous le voyez, elle est imprégnée du souvenir de la Trinité, Notre-Dame !

— Elle est aussi le grand répertoire peint et sculpté du moyen âge.

— Et elle est encore, de même que les autres cathédrales gothiques, le recueil le plus complet, le plus certain qui soit du symbolisme, car, en somme, les allégories que nous croyons déchiffrer dans les églises romanes sont souvent apprêtées et douteuses — et cela se conçoit. Le roman est un converti, un païen fait moine. Il n’est pas né catholique, ainsi que le style ogival ; il ne l’est devenu que par le baptême que lui conféra l’Église. Le christianisme l’a découvert dans la basilique romaine et il l’a utilisé, en l’arrangeant ; son origine est donc païenne et dès lors ce n’est qu’en grandissant qu’il a pu apprendre la langue et exprimer la forme de nos emblèmes.

— Mais pourtant, en son ensemble, il représente selon moi un symbole, car il est la figure lapidifiée de l’Ancien Testament, l’image de la contrition et de la crainte.

— Et plus encore, celle de la paix de l’âme, répliqua l’abbé. Croyez-moi, pour bien comprendre ce style, il faut remonter à sa source, aux premiers temps du monachisme dont il est la parfaite expression, nous reporter, par conséquent, aux Pères de l’Église, aux moines du désert.

Or, quel est le caractère très spécial de la mystique de l’Orient ? C’est le calme dans la foi, l’amour brûlant sur lui-même, la dilection sans éclat, ardente, mais enfermée, mais interne.

Vous ne percevrez pas, en effet, dans les livres des solitaires de l’Égypte, les véhémences d’une Madeleine de Pazzi et d’une Catherine de Sienne, les cris passionnés d’une sainte Angèle. — Rien de cela ; pas d’exclamations amoureuses, pas de trépidations, pas de plaintes. Ils envisageaient le Rédempteur moins comme la victime sur laquelle on pleure que comme le médiateur, l’ami, le grand frère. Il était pour eux surtout, selon le mot d’Origène, « le pont jeté entre nous et le Père ».

Transportées d’Afrique en Europe, ces tendances se conservèrent ; les premiers moines de l’Occident suivirent l’exemple de leurs devanciers et ils assortirent ou édifièrent des églises à leur ressemblance.

Qu’il y ait de la pénitence, de la coulpe, de la peur sous ces voûtes obscures, sous ces lourds piliers, dans cette forteresse où l’élu s’enferme pour résister aux assauts du monde, cela est sûr — mais cette mystique romane nous suggère aussi l’idée d’une foi solide, d’une patience virile, d’une piété robuste, telle que ses murs.

S’il n’a pas les flamboyantes extases de la mystique gothique qui s’extériorise dans toutes les fusées de ses pierres, le roman vit au moins concentré sur lui-même, en une ferveur recueillie, couvant au plus profond de l’âme. Il se résume dans cette phrase de saint Isaac : In mansuetudine et in tranquillitate, simplifica animam tuam.

— Avouez, monsieur l’abbé, que vous avez un faible pour ce style.

— Peut-être, en ce sens qu’il est moins agité, plus humble, moins féminin et plus claustral que le gothique.

En somme, fit le prêtre qui, étant arrivé devant la porte de sa maison, serra la main de Durtal, en somme, il est le symbole de la vie intérieure, l’image de l’existence monastique ; il est, en un mot, la véritable architecture du cloître.

A la condition pourtant, se dit Durtal, qu’il ne soit pas semblable à celui de Notre-Dame à Poitiers, dont l’intérieur est bariolé de teintes puériles et de tons farouches, car alors, au lieu d’une impression de regret ou de calme, il suscite la pensée de l’allégresse enfantine d’un vieux sauvage tombé en enfance et qui rit parce qu’on a ravivé ses tatouages et qu’on lui a recrépi, avec des couleurs crues, le derme.