cathedral cover

La Cathédrale (1898)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII et XIV.
blue  Chapitre XV et XVI.

back

III

Au fond, se disait Durtal qui rêvait sur la petite place, au fond, personne ne connaît au juste l’origine des formes gothiques d’une cathédrale. Les archéologues et les architectes ont vainement épuisé toutes les suppositions, tous les systèmes ; qu’ils soient d’accord pour assigner une filiation orientale au roman, cela peut, en effet, se prouver. Que le roman procède de l’art latin et byzantin, qu’il soit, suivant une définition de Quicherat, « le style qui a cessé d’être romain, quoiqu’il tienne beaucoup du romain, et qui n’est pas encore gothique, bien qu’il ait déjà quelque chose du gothique », j’y consens ; et encore, si l’on examine les chapiteaux, si l’on scrute leurs contours et leurs dessins, s’aperçoit-on qu’ils sont beaucoup plus assyriens et persans que romains et byzantins et gothiques ; mais quant à avérer la paternité même du style ogival, c’est autre chose. Les uns prétendent que l’arc tiers-point existait en Égypte, en Syrie, en Perse ; les autres le considèrent ainsi qu’un dérivé de l’art sarrasin et de l’art arabe ; et rien n’est moins démontré, à coup sûr.

Puis, il faut bien le dire tout de suite, l’ogive ou plutôt l’arc tiers-point que l’on s’imagine encore être le signe distinctif d’une ère en architecture, ne l’est pas en réalité, comme l’ont très nettement expliqué Quicherat et, après lui, Lecoy de la Marche. L’École des Chartes a, sur ce point, culbuté les rengaines des architectes et démoli les lieux communs des bonzes. Du reste, les preuves de l’ogive employée en même temps que le plein-cintre, d’une façon systématique, dans la construction d’un grand nombre d’églises romanes, abondent : à la cathédrale d’Avignon, de Fréjus, à Notre-Dame d’Arles, à Saint-Front de Périgueux, à Saint-Martin d’Ainay à Lyon, à Saint-Martin-des-Champs à Paris, à Saint-Étienne de Beauvais, à la cathédrale du Mans et en Bourgogne, à Vézelay, à Beaune, à Saint-Philibert de Dijon, à la Charité-sur-Loire, à Saint-Ladre d’Autun, dans la plupart des basiliques issues de l’école monastique de Cluny.

Mais tout cela ne renseigne point sur le lignage du gothique qui demeure obscur, peut-être parce qu’il est très clair. Sans se gausser de la théorie qui consiste à ne voir dans cette question qu’une question matérielle, technique, de stabilité et de résistance, qu’une invention de moines ayant découvert un beau jour que la solidité de leurs voûtes serait mieux assurée par la forme en mitre de l’ogive que par la forme en demilune du plein cintre, ne semble-t-il pas que la doctrine romantique, que la doctrine de Chateaubriand dont on s’est beaucoup moqué et qui est de toutes la moins compliquée, la plus naturelle, soit, en effet, la plus évidente et la plus juste ?

Il est à peu près certain pour moi, poursuivit Durtal, que l’homme a trouvé dans les bois l’aspect si discuté des nefs et de l’ogive. La plus étonnante cathédrale que la nature ait, elle-même, bâtie, en y prodiguant l’arc brisé de ses branches, est à Jumièges. Là, près des ruines magnifiques de l’abbaye qui a gardé intactes ses deux tours et dont le vaisseau décoiffé et pavé de fleurs rejoint un choeur de frondaisons cerclé par une abside d’arbres, trois immenses allées, plantées de troncs séculaires, s’étendent en ligne droite ; l’une, celle du milieu, très large, les deux autres, qui la longent, plus étroites ; elles dessinent la très exacte image d’une nef et de ses bas-côtés, soutenus par des piliers noirs et voûtés par des faisceaux de feuilles. L’ogive y est nettement feinte par les ramures qui se rejoignent, de même que les colonnes qui la supportent sont imitées par les grands troncs. Il faut voir cela, l’hiver, avec la voûte arquée et poudrée de neige, les piliers blancs tels que des fûts de bouleaux, pour comprendre l’idée première, la semence d’art qu’a pu faire lever le spectacle de semblables avenues, dans l’âme des architectes qui dégrossirent, peu à peu, le roman et finirent par substituer complètement l’arc pointu à l’arche ronde du plein-cintre.

Et il n’est point de parcs, qu’ils soient plus ou moins anciens que le bois de Jumièges, qui ne reproduisent avec autant d’exactitude les mêmes contours ; mais ce que la nature ne pouvait donner, c’était l’art prodigieux, la science symbolique profonde, la mystique éperdue et placide des croyants qui édifièrent les cathédrales. — Sans eux, l’église restée à l’état brut, telle que la nature la conçut, n’était qu’une ébauche sans âme, un rudiment ; elle était l’embryon d’une basilique, se métamorphosant, suivant les saisons et suivant les jours, inerte et vivante à la fois, ne s’animant qu’aux orgues mugissantes des vents, déformant le toit mouvant de ses branches, au moindre souffle ; elle était inconsistante et souvent taciturne, sujette absolue des brises, serve résignée des pluies ; elle n’était éclairée, en somme, que par un soleil qu’elle tamisait dans les losanges et les coeurs de ses feuilles, ainsi qu’entre des mailles de carreaux verts. L’homme, en son génie, recueillit ces lueurs éparses, les condensa dans des rosaces et dans des lames, les reversa dans les allées des futaies blanches ; et même par les temps les plus sombres, les verrières resplendirent, emprisonnèrent jusqu’aux dernières clartés des couchants, habillèrent des plus fabuleuses splendeurs le Christ et la Vierge, réalisèrent presque sur cette terre la seule parure qui pût convenir aux corps glorieux, des robes variées de flammes !

Elles sont surhumaines, vraiment divines, quand on y songe, les cathédrales !

Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la voûte tassée comme l’âme par l’humilité et par la peur, se courbant devant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter les louanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ont faussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en ovale d’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du choeur, lançant au ciel, ainsi que des prières, les jets fous de leurs piles ! Elles ont symbolisé l’amicale tendresse des oraisons ; elles sont devenues plus confiantes, plus légères, plus audacieuses envers Dieu.

Toutes se mettent à sourire dès qu’elles quittent leur ossature chagrine et s’effilent.

Le roman, je me figure qu’il est né vieux, poursuivit Durtal, après un silence. Il demeure, en tout cas, à jamais ténébreux et craintif.

Encore qu’il ait atteint, à Jumièges, par exemple, avec son énorme arc doubleau qui s’ouvre en un porche géant dans le ciel, une admirable ampleur, il reste quand même triste. Le plein-cintre est en effet incliné vers le sol, car il n’a pas cette pointe qui monte en l’air, de l’ogive.

Ah ! les larmes et les dolents murmures de ces épaisses cloisons, de ces fumeuses voûtes, de ces arches basses pesant sur de lourds piliers, de ces blocs de pierre presque tacites, de ces ornements sobres racontant en peu de mots leurs symboles ! le Roman, il est la Trappe de l’architecture ; on le voit abriter des ordres austères, des couvents sombres, agenouillés dans de la cendre, chantant, la tête baissée, d’une voix plaintive, des psaumes de pénitence. Il y a de la peur du péché dans ces caves massives et il y a aussi la crainte d’un Dieu dont les rigueurs ne s’apaisèrent qu’à la venue du Fils. De son origine asiatique, le roman a gardé quelque chose d’antérieur à la Nativité du Christ ; on y prie plus l’implacable Adonaï que le charitable Enfant, que la douce Mère. Le gothique, au contraire, est moins craintif, plus épris des deux autres Personnes et de la Vierge ; on le voit abritant des ordres moins rigoureux et plus artistes ; chez lui, les dos terrassés se redressent, les yeux baissés se relèvent, les voix sépulcrales se séraphisent.

Il est, en un mot, le déploiement de l’âme dont l’architecture romane énonce le repliement. C’est là, pour moi, du moins, la signification précise de ces styles, s’affirma Durtal.

Ce n’est pas tout, reprit-il ; l’on peut encore déduire de ces remarques une autre définition :

Le roman allégorise l’Ancien Testament, comme le gothique le Neuf.

Leur similitude est, en effet, exacte, quand on y réfléchit. La Bible, le livre inflexible de Jéhovah, le code terrible du Père, n’est-il pas traduit par le roman dur et contrit et les Évangiles si consolants et si doux, par le gothique plein d’effusions et de câlineries, plein d’humbles espoirs ?

Si tels sont ces symboles, il semble alors que ce soit bien souvent le temps qui se substitue à la pensée de l’homme pour réaliser l’idée complète, pour joindre les deux styles, ainsi que le sont, dans l’Écriture Sainte, les deux Livres ; et certaines cathédrales nous offrent encore un spectacle curieux. Quelques-unes, austères, dès leur naissance, s’égaient, se prennent à sourire dès qu’elles s’achèvent. Ce qui subsiste de la vieille église abbatiale de Cluny est, à ce point de vue, typique. Elle est à coup sûr, avec celle de Paray-le-Monial restée entière, l’un des plus magnifiques spécimens de ce style roman bourguignon qui décèle malheureusement, avec ses pilastres cannelés, l’affligeante survie d’un art grec, importé par les Romains en France. Mais, en admettant que ces basiliques, dont l’origine peut se placer entre 1000 et 1200, soient, en suivant les théories de Quicherat qui les cite, purement romanes, leurs contours se mélangent déjà et les liesses de l’ogive, en tout cas, y naissent.

Là, ce n’est plus ainsi qu’à Notre-Dame la Grande de Poitiers la façade romane, minuscule et festonnée, flanquée, à chaque aile, d’une courte tour surmontée d’un cône pesant de pierre, taillé à facettes comme un ananas. A Paray, la puérile décoration et la lourde richesse de Poitiers ne sont plus. La robe barbare de ce petit joujou d’église qu’est Notre-Dame la Grande est remplacée par le suaire d’une muraille plane ; mais l’extérieur ne s’atteste pas moins singulièrement imposant, avec la simplesse solennelle de ses formes. Ne sont-elles pas admirables ces deux tours carrées, percées d’étroites fenêtres, dominées par une tour ronde qui pose si placidement, si fermement, sur une galerie ajourée de colonnes unies par la faucille d’un cintre, un clocher tout à la fois noble et agreste, allègre et fort ?

Et l’auguste simplicité de cet extérieur d’église se répercute dans l’intérieur de ses nefs.

Là pourtant, le roman a déjà perdu son allure souffrante de crypte, son obscure physionomie de cellier persan. La puissante armature est la même ; les chapiteaux gardent encore l’enroulement des flores musulmanes, le fabuleux alibi des contours assyriens, le rappel des arts asiatiques transférés sur notre sol, mais déjà le mariage des baies différentes s’opère, les colonnes s’efforcent, les piliers se haussent, les grands arcs s’assouplissent, décrivent une trajectoire plus rapide et moins brève ; et les murs droits, énormes et déjà légers, ouvrent, à des altitudes prodigieuses, des trous ménagés de jour.

A Paray, le plein-cintre s’harmonise déjà avec l’ogive qui s’affirme dans les cimes de l’édifice et annonce, en somme, une ère d’âme moins plaintive, une conception plus affectueuse, moins rêche du Christ, qui prépare, qui révèle déjà le sourire indulgent de la Mère.

Mais, se dit tout à coup Durtal, si mes théories sont justes, l’architecture qui symboliserait, seule, le catholicisme en son entier, qui représenterait la Bible complète, les deux Testaments, ce serait ou le roman ogival ou l’architecture de transition, mi-romane et mi-gothique.

Diantre, fit-il, amené à une conclusion qu’il n’avait pas prévue ; il est vrai qu’il n’est peut-être point indispensable que le parallélisme ait lieu dans l’église même, que les Saintes Écritures soient réunies en un seul tome ; ainsi, ici même, à Chartres, l’ouvrage est intégral, bien que contenu en deux volumes séparés, puisque la crypte sur laquelle la cathédrale gothique repose est romane.

C’est même, de la sorte, plus symbolique ; et cela confirme l’idée des vitraux dans lesquels les prophètes soutiennent sur leurs épaules les quatre écrivains des Évangiles ; l’Ancien Testament sert, une fois de plus, de socle, de base, au Neuf.

Ce Roman, quel tremplin de rêves ! reprenait Durtal ; n’est-il pas également la châsse enfumée, l’écrin sombre destiné aux Vierges noires ? cela paraît d’autant moins indécis que les Madones de couleur sont toutes grosses et trapues, qu’elles ne se joncent point telles que les Vierges blanches des gothiques. L’École de Byzance ne comprenait Marie que basanée, « couleur d’ébeine grise luysante », ainsi que l’écrivent ses vieux historiens ; seulement elle la sculptait ou la peignait, contrairement au texte du Cantique, noire mais peu belle. Ainsi conçue, Elle est bien une Vierge morose, éternellement triste, en accord avec les caves qu’Elle habite. Aussi sa présence est-elle toute naturelle dans la crypte de Chartres, mais dans la cathédrale même, sur le pilier où Elle se dresse encore, n’est-elle pas étrange, car Elle n’est point dans son véritable milieu, sous la blanche envolée des voûtes ?

— Eh bien, notre ami, vous rêvassez ?

Durtal eut la secousse d’un homme qu’on réveille.

— Tiens, c’est vous, madame Bavoil.

— Mais oui, je viens du marché et aussi de votre domicile.

— De mon domicile ?

— Oui, pour vous inviter à déjeuner. L’abbé Plomb est privé de sa gouvernante qui s’absente, cette après-midi, et il prend son repas, chez nous ; alors le Père a pensé que ce serait une occasion pour vous de le connaître.

— Je le remercie, mais voyons, il faut que j’aille prévenir la mère Mesurat pour qu’elle ne mette pas ma côtelette au feu.

— C’est inutile, j’ai prévenu Mme Mesurat. A propos, vous êtes toujours content d’elle ?

— Dans le temps, dit-il en riant, j’avais pour soigner mon ménage, à Paris, un sieur Rateau, pochard de haute lice, qui bousculait tout et menait militairement les meubles ; maintenant j’ai cette brave femme dont la façon de travailler différe ; mais les résultats sont identiques. Elle agit par la persuasion, par la douceur ; elle ne renverse pas le mobilier, ne rugit point en terrassant les matelas, ne se lance pas à la baïonnette avec un balai contre les murs ; non, elle recueille tranquillement la poussière, la mijote, finit par l’amasser en de petits tas qu’elle cache dans les angles des murs ; elle ne saccage point le lit, mais elle se borne à le caresser du bout des doigts, à déplisser les draps avec sa main, à peloter les oreillers, à les engager à combler leurs creux ; l’autre chambardait tout, celle-ci ne remue rien !

— Eh là mais ! c’est une digne femme !

— Oui, aussi malgré tout, suis-je heureux de l’avoir.

Ils étaient arrivés, en causant, devant la grille de l’évêché. Ils passèrent par une petite porte donnant sur la loge de la concierge et débouchèrent dans une grande cour, sablée de cailloux de rivière, au fond de laquelle s’étendait une vaste construction du dix-septième siècle. Il n’y avait ni flore de pierre, ni sculptures, aucun porche animé, rien, sinon une façade de briques et de moellons usés, un bêtiment nu et glacé, laissé à l’abandon avec ses hautes fenêtres derrière lesquelles on distinguait des volets repliés, peints en gris. L’entrée était à la hauteur d’un premier étage ; on y accédait par un perron avec un escalier de chaque côté ; en bas, dans la niche de ce perron, s’ouvrait une porte vitrée au travers de laquelle on apercevait, coupés par le cadre, des pieds d’arbres.

Dans cette cour s’alignaient de longs peupliers que l’ancien évêque, qui avait fréquenté les Tuileries avant la guerre, appelait, en souriant, sa haie de cent gardes.

Mme Bavoil et Durtal traversèrent cette cour, se dirigeant, à droite, vers une aile de la bâtisse, toiturée d’ardoises.

C’était là, au premier, sous un grenier qu’éclairaient des oeils-de-boeuf, que résidait l’abbé Gévresin.

Ils gravirent un escalier étroit, bordé d’une rampe rouillée de fer. Les murs ruisselaient d’humidité, sécrétaient des roupies, distillaient des gouttes de café noir ; les marches étaient creusées, s’amincissaient du bout ainsi que des cuillers ; elles conduisaient à une porte badigeonnée d’ocre dans laquelle était planté un bouton de fonte, couleur d’encre. Un cordon de sonnette balançait un anneau de cuivre qui se cognait remué par le vent, contre le plêtre éraillé du mur. Une indéfinissable odeur de vieille pomme et d’eau qui croupit s’échappait de la cage de l’escalier, précédé d’un court vestibule que pavaient des rangées de briques, couchées sur le flanc, rongées à la façon des madrépores, que plafonnait une sorte de carte de géographie, sillonnée de mers dessinées comme avec de l’urine par des infiltrations de pluie.

Et le petit appartement de l’abbé, tendu d’un méchant papier neuf et carrelé de rouge, fleurait la tombe ; on se rendait compte que, dans l’ombre de la cathédrale qui couvrait cette aile, aucun soleil ne venait sécher les cloisons s’effritant dans le bas des plinthes en une poudre de cassonade, s’émiettant lentement sur le vernis glacé du sol.

Quelle misère ! voir un vieillard ravagé par les rhumatismes habiter là ! pensait Durtal.

Il est vrai que lorsqu’il pénétra dans la chambre de l’abbé, il la trouva un peu dégourdie par un grand feu de coke ; le prêtre lisait son bréviaire, enveloppé d’une douillette, près de la fenêtre dont il avait retroussé le rideau, pour voir un peu clair.

Cette pièce était meublée d’un petit lit de fer, muni de rideaux en calicot blanc, avec embrasses de cretonne rouge ; en face de la couche, une table couverte d’un tapis et d’une écritoire, et un prie-Dieu au-dessus duquel était cloué un Christ ; le reste de la chambre était occupé par des rayons de livres étagés jusqu’au plafond et trois fauteuils, tels que l’on n’en découvre plus que dans les communautés religieuses et dans les séminaires, des fauteuils de noyer, tressés de paille de même que des chaises d’église, étaient placés l’un, devant la table, les deux autres, devant des ronds de sparterie, à gauche et à droite de la cheminée que surmontait une pendule Empire entre deux vases dans le ventre desquels se dressaient, maintenues par du sable, des tiges décolorées de roseaux secs.

— Approchez-vous donc, fit l’abbé, car, malgré ce brasier, on gèle.

Et, écoutant Durtal qui lui parlait de rhumatismes, il eut un geste de résignation.

— Tout l’évêché est ainsi, dit-il. Monseigneur qui, lui, est presque perclus, n’a pu rencontrer, dans tout le palais, une salle qui soit saine. Dieu me pardonne, mais je crois que son logis est encore plus humide que le mien ; la vérité, c’est qu’il faudrait installer partout des calorifères et que jamais on ne s’y résoudra, faute d’argent.

— Monseigneur pourrait bien disposer au moins, çà et là, dans les pièces du palais, des poêles.

— Lui ! s’exclama en riant l’abbé, mais il ne possède aucune fortune ; il touche en tout et pour tout un traitement annuel de dix mille francs, car il n’y a pas de mense à Chartres et le produit de la taxe des actes de la chancellerie est nul ; dans cette ville sans piété riche, il ne peut attendre aucune aide, et il a à sa charge le jardinier et le concierge ; par économie il est obligé de distraire d’un couvent la cuisinière et la lingère. Ajoutez que, n’ayant pas le moyen d’entretenir des chevaux et de conserver une voiture, il doit louer une berline pour les tournées pastorales. Combien croyez-vous donc qu’il lui reste pour vivre, si vous défalquez encore ses aumônes ; allez, il est plus pauvre que vous et moi !

— Mais alors c’est la panne du sacerdoce, un radeau de la Méduse pieux que Chartres !

— Vous l’avez dit, évêque, chanoines, prêtres, tout le monde est dans l’indigence ici !

La sonnette tinta ; et Mme Bavoil introduisit l’abbé Plomb ; Durtal le reconnaissait ; il avait l’air encore plus effaré que de coutume ; il saluait à reculons, paraissait gêné par ses mains qu’il fourra dans ses manches.

Et, au bout d’une demi-heure de conversation, lorsqu’il se sentit plus à l’aise, il s’évada en des sourires et finit par causer ; et Durtal, surpris, constata que l’abbé Gévresin avait raison. Ce prêtre était très intelligent et très instruit et, ce qui plaisait peut-être plus encore, il n’était nullement asservi par ce manque d’éducation, par ces idées étroites, par ces futiles bondieuseries, qui rendent l’accès des ecclésiastiques dans le monde des lettrés si difficile.

Ils étaient assis dans la salle à manger, aussi maussade que les autres pièces, mais plus chaude, car un poêle de faïence y ronflait, soufflant, par ses bouches de chaleur, des trombes.

Après qu’ils eurent mangé leurs oeufs à la coque, la conversation, qui s’était jusqu’alors éparpillée au hasard des sujets, se concentra sur la cathédrale.

— Elle est la cinquième édifiée sur la grotte des Druides, dit l’abbé Plomb ; son histoire est étrange.

La première, érigée du temps des Apôtres, par l’évêque Aventin, fut rasée jusqu’au niveau du sol. Rebâtie par un autre prélat du nom de Castor, elle fut brûlée, en partie, par Hunald duc d’Aquitaine, restaurée par Godessald, incendiée à nouveau par Hastings, chef des Normands, réparée, une fois de plus, par Gislebert et enfin complètement détruite par Richard, due de Normandie, lors du siège de la ville qu’il mit à sac.

Nous ne détenons pas de bien véridiques documents sur ces deux basiliques ; tout au plus, savons-nous que le gouverneur romain du pays de Chartres démolit de fond en comble la première, égorgea un grand nombre de chrétiens, au nombre desquels sa fille Modeste, et fit jeter leurs cadavres dans un puits creusé près de la grotte et qui a reçu le nom de puits des Saints-Forts.

Un troisième sanctuaire, construit par l’évêque Vulphard, fut consumé en 1020, sous l’épiscopat de saint Fulbert qui fonda une quatrième cathédrale ; celle-ci fut calcinée, en 1194, par la foudre, qui ne laissa debout que les deux clochers et la crypte.

La cinquième enfin, élevée sous le règne de Philippe Auguste, alors que Régnault de Mouçon était évêque de Chartres, est celle que nous voyons aujourd’hui et qui fut consacrée le 17 octobre 1260, en présence de saint Louis ; elle n’a cessé de passer par la fournaise. En 1506, le tonnerre tombe sur la flèche du nord dont la carcasse était en bois revêtue de plomb ; une épouvantable tempête, qui dure de six heures du soir jusqu’à quatre heures du matin, attise le feu dont la violence devient telle qu’il fond comme des pains de cire les six cloches. L’on parvient à limiter les ravages des flammes et l’on ravitaille l’église. Dès lors, le fléau ne cesse plus. En 1539, en 1573, en 1589, la foudre croule sur le clocher neuf. Plus d’un siècle s’écoule, et tout recommence ; en 1701 et en 1740, la même flèche est encore atteinte.

Elle demeure indemne jusqu’en 1825, année pendant laquelle le tonnerre la bat et l’ébranle, le lundi de la Pentecôte, tandis que l’on chante le Magnificat, aux Vêpres.

Enfin, le 4 juin 1836, un formidable incendie, déterminé par l’imprudence de deux plombiers qui travaillent dans les faîtes, éclate. Il persiste pendant onze heures et ruine toute la charpente, la forêt entière de la toiture ; c’est miracle que l’église n’ait pas complètement disparu dans cette tourmente.

Avouez, monsieur, que cette continuité de catastrophes est surprenante.

— Oui, et ce qui est aussi bizarre, fit l’abbé Gévresin, c’est l’acharnement que met à la renverser le feu du ciel.

— Comment expliquer cela ? demanda Durtal.

— L’auteur de Parthénie, Sébastien Rouillard, pense que c’est en expiation de certains péchés, que ces désastres furent permis et il insinue que la combustion de la troisième cathédrale fut peut-être légitimée par l’inconduite de certains pèlerins, qui couchaient en ce temps, hommes et femmes, pêle-mêle, dans la nef. D’autres croient que le Démon, qui peut mésuser de la foudre, en certains cas, a voulu supprimer à tout prix ce sanctuaire.

— Mais alors, pourquoi la Vierge ne l’a-t-elle pas mieux défendu ?

— Remarquez bien qu’Elle l’a, nombre de fois, empêché d’être intégralement réduit en cendres, mais cela n’est pas, en effet, moins singulier. Songez que Chartres est le premier oratoire que Notre-Dame ait eu en France. Il se relie aux temps messianiques, car bien avant que la fille de Joachim ne fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel à la « Vierge qui devait enfanter, Virgini Pariturae ». Ils ont eu, par une sorte de grêce, l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache ; il semble donc qu’à Chartres, plus que dans tout autre lieu, il y ait de très vieux liens d’amitié avec Marie ; l’on comprend dès lors que Satan se soit entété à les rompre.

— Savez-vous, fit Durtal, que cette grotte a été préfigurée dans une annexe, humaine, quasi officieuse, de l’Ancien Testament. Dans sa Vie de Notre-Seigneur, l’admirable voyante que fut Catherine Emmerich nous signale, à proximité du mont Carmel, une grotte et un puits près desquels Élie aperçut une Vierge ; c’est à cet endroit, dit-elle, que les juifs, qui attendaient l’arrivée d’un Rédempteur, se rendaient, plusieurs fois par an, en pèlerinage.

N’est-ce pas l’image de la grotte de Chartres et du puits des Saints-Forts ?

Remarquez, d’autre part, cette tendance du tonnerre à choir non sur le clocher vieux, mais sur le clocher neuf ; je crois qu’aucune raison météorologique ne saurait justifier cette préférence ; et si je considère attentivement les deux flèches, je suis frappé de la délicatesse des végétations courant sous des dentelles, de tout le côté gracile et coquet du clocher neuf. L’autre, au contraire, n’a ni un ornement, ni une guipure ; il est simplement papelonné comme un homme d’armes d’écailles ; il est sobre et sévère, altier et robuste. L’on dirait vraiment que l’un est féminin et que l’autre appartient au sexe mêle. Ne peut-on, dès lors, leur faire symboliser au premier la Vierge et au second le Fils ? Dans ce cas, ma conclusion ne diffère point de celle que vient de nous exposer monsieur l’abbé ; les incendies seraient attribuables à Satan qui s’acharnerait sur l’image de Celle qui a le pouvoir de lui écraser le chef.

— Prenez donc un peu de filet, notre ami, fit Mme Bavoil qui entra, tenant entre ses bras une bouteille.

— Non, merci.

— Et vous, monsieur l’abbé ?

L’abbé Plomb s’inclina en refusant.

— Mais vous ne mangez pas !

— Comment, je ne mange pas ! je vous avouerai même que j’ai un peu honte d’avoir si bien déjeuné, alors que j’ai lu, ce matin, la vie de saint Laurent, archevêque de Dublin, qui, en guise de repas, se contentait de tremper son pain dans la lessive.

— Pourquoi ?

— Mais pour dire avec le Roi Prophète qu’il se nourrissait de cendre — puisqu’il y a de la poudre de charbon dans la lessive ; — c’est le festin de la pénitence qui ne ressemble guère à celui que nous venons de nous ingérer, ajouta, en riant, l’abbé.

— Eh bien, voilà qui vous confond, ma chère madame Bavoil, dit l’abbé Gévresin. Vous n’êtes pas encore hantée par la concupiscence de ces pauvres galas ; quelle fine bouche vous êtes ! il vous faut du lait ou de l’eau pour humecter vos mouillettes !

— Mon Dieu, fit à son tour sérieusement Durtal, en tant que bombances, il y a mieux. Je me rappelle avoir lu, dans un vieux livre, l’histoire de la bienheureuse Catherine de Cardone qui, sans s’aider de ses mains, broutait, à genoux, des herbes avec les ânes.

Mme Bavoil ne parut pas se douter que ses amis plaisantaient et, humblement, elle répondit :

— Le bon Dieu ne m’a jamais demandé de saupoudrer mes tartines de cendre ou de paître des herbes ... s’il veut m’en intimer l’ordre, bien sûr que je le ferai ... mais c’est égal...

Elle se montrait si peu enthousiaste que tous rirent.

— En somme, reprit l’abbé Gévresin, après un silence, la cathédrale actuelle est du douzième et du treizième siècle, sauf, bien entendu, le clocher neuf et de nombreux détails.

— Oui.

— Et l’on ignore le nom des architectes qui l’édifièrent ?

— Comme celui de presque tous les constructeurs de basiliques, répliqua l’abbé Plomb. L’on peut admettre cependant qu’au douzième et au treizième siècle, ce furent les bénédictins de l’abbaye de Tiron qui dirigèrent les travaux de notre église ; ce monastère avait, en effet, établi, en 1117, un couvent à Chartres ; nous savons également que ce cloître contenait plus de cinq cents religieux de tous arts et que les sculpteurs et les imagiers, les maçons-carriers ou maîtres de pierre vive y abondaient. Il serait donc assez naturel de croire que ce furent ces moines, détachés à Chartres, qui tracèrent les plans de Notre-Dame et employèrent ces troupes d’artistes dont nous voyons l’image dans l’un des anciens vitraux de l’abside, des hommes au bonnet pelucheux, en forme de chausse à filtrer, qui taillent et rabotent des statues de rois.

Leur oeuvre a été complétée, au commencement du seizième siècle, par Jehan Le Texier, dit Jehan de Beauce, qui est l’auteur du clocher Nord, dit clocher neuf, et de la partie décorative, abritant dans l’intérieur de l’église les groupes du pourtour cernant le choeur.

— Et jamais, en somme, l’on n’a découvert le nom de l’un des premiers architectes, de l’un des sculpteurs, de l’un des verriers de cette cathédrale ?

— L’on a entrepris bien des recherches et, personnellement, je puis avouer que je n’y ai épargné ni mon temps, ni mes peines, mais cela en pure perte.

Voici ce que nous connaissons : en haut du clocher du Midi, dit clocher vieux, près de la baie qui s’ouvre en face de la flèche neuve, on a démêlé cette inscription : « Harman, 1164. » Est-ce le nom d’un architecte, d’un ouvrier ou d’un guetteur de nuit posté, à cette époque, dans la tour ? on erre. De son côté, Didron a déchiffré sur le pilastre du portail Occidental, au-dessus de la tête brisée d’un boucher assommant un boeuf, ce mot : « Rogerus », gravé en caractères du douzième siècle. Est-ce l’architecte, le statuaire, le bienfaiteur de cette façade ou le boucher ? Une autre signature : « Robir », est également incrustée sur le support d’une statue du porche Septentrional. Qu’est ce que Robir ? personne ne peut répondre.

D’autre part, Langlois cite un verrier du treizième siècle, Clément de Chartres, dont il a relevé l’inscription, Clemens vitrearius Carnutensis, sur une verrière de la cathédrale de Rouen ; bien, mais, de là, à admettre, ainsi que d’aucuns l’insinuent, que ce Clément, par ce seul fait qu’il est originaire de Chartres, ait peint un ou plusieurs des tableaux vitrés de Notre-Dame, il y a loin. En tout cas, nous ne possédons aucun indice ni sur sa vie, ni sur ses travaux, dans cette ville. Nous pouvons noter encore que, sur l’un des carreaux de notre église, on lit : Petrus Bal... Est-ce la désignation abrégée ou complète d’un donateur ou d’un peintre ? une fois de plus, nous devons attester notre ignorance.

Si nous ajoutons enfin que l’on a retrouvé deux des compagnons de Jehan de Beauce, Thomas Le Vasseur qui lui fut adjoint pour la construction de la flèche neuve et un sieur Bernier dont le nom est écrit sur d’anciens comptes ; si, par de vieux marchés que déterra M. Lecoq, nous savons que Jehan Soulas, imagier de Paris, a sculpté les plus beaux des groupes qui magnifient la clôture du choeur ; si nous remarquons encore, après cet admirable sculpteur, d’autres statuaires déjà moins intéressants, car avec eux l’art païen reparaît et la médiocrité commence : François Marchant, imagier d’Orléans, Nicolas Guybert de Chartres, nous avons à peu près tous les renseignements qui méritent d’être conservés sur les véritables artistes qui travaillèrent du douzième jusqu’à la fin de la première moitié du seizième siècle, à Chartres.

— Oui, et à partir de cette époque, les noms des artisans qui nous sont parvenus ne sont plus qu’à honnir. C’est Thomas Boudin, Legros, Jean de Dieu, Berruer, Tuby, Simon Mazières, qui osent continuer l’oeuvre de Soulas ! c’est Louis, l’architecte du duc d’Orléans, qui avilit et saccage le choeur ; c’est cet infême Bridan qui installe, à la misérable joie de quelques chanoines, son emphatique et indigent bloc de l'Assomption !

— Hélas ! fit l’abbé Gévresin, ce sont aussi des chanoines qui ont jugé utile de briser deux anciennes verrières du choeur et de les remplacer par des carreaux blancs pour mieux éclairer le groupe de ce Bridan !

— Vous ne mangez plus ? demanda Mme Bavoil qui, sur le signe négatif des convives, ôta le fromage et les confitures et apporta le café.

— Puisque cette cathédrale vous plaît tant, je serais heureux de vous aider à la parcourir dans ses détails, proposa l’abbé Plomb à Durtal.

— J’accepte bien volontiers, monsieur l’abbé, car elle m’obsède, en effet, et elle m’affole, cette Notre-Dame ! — vous, connaissez, n’est-ce pas, les théories de Quicherat sur, le gothique ?

— Oui et je les crois exactes. Je suis, comme lui, convaincu que si la particularité, que si l’essence du roman est surtout la voûte substituée aux lambris des toits, l’origine et le caractère distinct du gothique est l’arc-boutant et non l’ogive.

Je fais bien quelques réserves sur la justesse de cette boutade de Quicherat « que l’histoire de l’architecture au moyen âge n’est que l’histoire de la lutte des architectes contre la poussée et la pesanteur des voûtes », car il y a autre chose, en cet art, qu’une industrie matérielle et qu’une question pratique, mais n’empêche qu’il a certainement raison sur presque tous les points.

Maintenant, nous pouvons poser en principe qu’en nous servant des termes d’ogive et de gothique, nous employons des vocables que l’on a détournés de leur vrai sens, car les Goths n’ont rien à voir avec l’architecture qui s’empara de leur nom et le mot ogive, qui signifie justement la forme du plein-cintre, est absolument inapte à désigner cet arc brisé que l’on a pris pendant tant d’années pour la base, pour la personnalité même d’un style.

En somme, poursuivit l’abbé, après un silence, comment juger les oeuvres d’antan, en dehors même de cette aide d’arcs plantés dans des contreforts ou de voûtes en anses de panier ou en cul de four, car toutes sont adultérées par les siècles ou inachevées. Notre-Dame, à Chartres, devait avoir neuf clochers et elle n’en a que deux ; les basiliques de Reims, de Paris, de Laon, d’autres, étaient destinées à porter des flèches sur leurs tours, où sont-elles ? nous ne pouvons donc nous rendre un compte exact de l’effet que voulurent produire leurs architectes. D’autre part, les cathédrales étaient faites pour être vues dans un cadre que l’on a détruit, dans un milieu qui n’est plus ; elles étaient entourées de maisons dont l’allure s’accordait avec la leur ; aujourd’hui, elles sont ceinturées de casernes à cinq étages, de pénitenciers mornes, ignobles ; — et partout, on les dégage, alors qu’elles n’ont jamais été bâties pour se dresser, isolées sur des places ; c’est, de tous les côtés, l’insens le plus parfait de l’ambiance dans laquelle elles furent élevées, de l’atmosphère dans laquelle elles vécurent ; certains détails, qui nous semblent inexplicables dans quelques-uns de ces édifices, étaient sans doute nécessités par la forme, par les besoins des alentours ; au fond, nous trébuchons, nous avançons au hasard, nous ne savons rien... rien.

— En tout cas, dit Durtal, l’archéologie et l’archîtecture n’ont exécuté que des besognes secondaires ; elles nous ont révélé simplement l’organisme, le corps des cathédrales ; qui nous en dira l’âme ?

— Qu’entendez-vous par ce mot ? demanda l’abbé Gévresin.

— Je ne parle pas de l’âme du monument, au moment où, avec l’assistance divine, l’homme la créa ; cette âme, nous l’ignorons et encore pas pour Chartres, puisque de précieux documents nous la racontent ; mais de l’âme qu’ont gardée les autres églises, de l’âme qu’elles ont maintenant et que nous contribuons à entretenir par notre présence plus ou moins assidue, par nos communions plus ou moins fréquentes, par nos prières plus ou moins vives ?

Prenons Notre-Dame de Paris ; elle a été rafistolée et retapée de fond en comble ; ses sculptures sont rapiécées quand elles ne sont pas toutes modernes ; en dépit des dithyrambes d’Hugo, elle demeure de second ordre ; mais elle a sa nef, son merveilleux transept ; elle est même nantie d’une ancienne statue de la Vierge devant laquelle s’est beaucoup agenouillé M. Olier ; eh bien, l’on a tenté de ranimer, dans son vaisseau, le culte de Notre-Dame, de déterminer un mouvement de pèlerinage et tout y est mort ! cette cathédrale n’a plus d’âme ; elle est un cadavre inerte de pierre ; essayez d’y entendre une messe, de vous approcher de la Table, et vous sentirez une chape de glace tomber sur vous. Cela tient-il à son abandon, à ses offices assoupis, à la rémolade de fredons qu’on y bat, à sa fermeture, hâtée le soir, à son réveil tardif, bien après l’aube ? cela tient-il aussi à ces visites tolérées d’indécents touristes, de goujats de Londres que j’ai vus, parlant tout haut, restant, au mépris des plus simples convenances, assis devant l’autel, alors que l’on donnait la bénédiction du Saint-Sacrement, en face d’eux ! Je ne sais, mais ce que je certifie, c’est que la Vierge n’y réside pas jours et nuits, toujours, comme à Chartres.

Prenez encore Amiens, avec ses vitres blanches et ses clartés crues, ses chapelles fermées par de hautes grilles, son silence de rares oraisons, sa solitude. Celle-là est vide aussi ; et je ne sais pourquoi elle fleure, pour moi, une ancienne odeur de jansénisme ; où n’y est pas à l’aise, on y prie mal ; et pourtant sa nef est magnifique et les sculptures de son pourtour, qui sont même supérieures à celles de Chartres, s’affirment, on peut le dire, uniques !

Celle-là, non plus, n’a pas d’âme.

Et il en est de même de celle de Laon, nue et glacée, à jamais morte ; d’autres sont dans un état intermédiaire, agonisent encore tièdes : Reims, Rouen, Dijon, Tours, le Mans, par exemple ; déjà l’on s’y détend mieux ; Bourges avec ses cinq embouchures jetées en allées à perte de vue, devant nous, et l’énormité de son vaisseau désert ; Beauvais, si mélancolique, n’ayant pour tout corps qu’une tête et des bras lancés désespérément, ainsi qu’un appel toujours inentendu, vers le ciel, ont néanmoins conservé encore quelques-uns des effluves d’antan. On peut s’y recueillir, mais nulle part, l’on n’est aussi bien qu’ici, nulle part on ne prie mieux qu’à Chartres !

— Voilà qui est envoyé, s’écria Mme Bavoil ; pour la peine, vous allez avoir un petit verre de bon cassis.

Mais oui... mais oui... il a raison, notre ami, reprit-elle s’adressant aux prêtres qui riaient. Autre part — sauf à Notre-Dame-des-Victoires, à Paris, sauf surtout à Notre-Dame de Fourvière, à Lyon, — on attend, on fait antichambre, quand on va la voir ; et souvent, Elle ne vient pas, tandis que, dans notre cathédrale, Elle vous reçoit tout de suite, telle qu’Elle est ; je le lui ai dit, d’ailleurs, à notre ami, qu’il aille donc assister à la première messe dans la crypte, et il verra comment notre Mère les accueille, ses visiteurs !

— Chartres, dit l’abbé Gévresin, est étonnant avec ses deux Madones noires, Notre-Dame du Pilier, en haut dans la cathédrale même, et Notre-Dame de Sous-Terre, en bas, dans le cellier sur lequel jaillit la basilique. Nul sanctuaire, je crois, ne recèle ainsi deux images miraculeuses de Marie, sans compter la vieille relique connue sous le nom de chemise, de tunique de la Vierge !

— Et avec quoi est-elle constituée, selon vous, l’âme de Chartres ? demanda l’abbé Plomb.

— Toujours pas avec celle des bourgeoises de la ville et des quelques marguilliers qui s’y décantent, répondit Durtal ; non, elle est vivifiée par les soeurs, par les paysannes, par les pensionnats religieux, par les élèves du séminaire, peut-être surtout par les enfants de la maîtrise, qui viennent baiser le pilier et s’agenouiller devant la Vierge noire !

La bourgeoisie dévote, mais elle ferait prendre la fuite aux Anges !

— A de rares exceptions près, c’est en effet dans cette caste que se recrute la fleur des pharisiennes, dit l’abbé Plomb et il ajouta, d’un ton moitié plaisant et moitié contrit :

— C’est moi qui suis, à Chartres, le triste jardinier de ces âmes !

— Revenons, reprit l’abbé Gévresin, à notre point de départ ; où est né le gothique ?

— En France, Lecoy de la Marche l’atteste exprèssément : « L’arc-boutant apparut comme fondement intégral d’un style, dès les premières années du règne de Louis le Gros, dans le pays compris entre la Seine et l’Aisne. » D’après lui, le premier essai de cet art serait la cathédrale de Laon ; selon d’autres, au contraire, elle ne serait qu’une succédanée de basiliques antérieures et tour à tour, l’on cite les églises de Saint-Front à Périgueux, de Vézelay, de Saint-Denis, de Noyon, l’ancienne collégiale de Poissy, et personne ne s’entend. Une seule chose est certaine, c’est que le gothique est un art du Nord, qu’il pénétra dans la Normandie et de là en Angleterre ; puis il gagna les bords du Rhin au douzième siècle et l’Espagne au commencement du treizième.

Les églises gothiques dans le Midi ne sont que des importations très mal assorties avec les êtres qui les peuplent et avec le ciel d’un bleu véhément qui les gâte.

— Remarquez, dit Durtal, que cette partie de la mystique est en désaccord, dans notre pays, avec les autres.

— Comment cela ?

— Dame, la France n’a eu, dans la répartition de l’art religieux, que l’architecture. Considérez, en peinture, les Primitifs. Les peintres et aussi les sculpteurs sont tous italiens, espagnols, flamands, allemands. Ceux que l’on tente de nous imposer ainsi que des compatriotes, sont des Flamands transférés en Bourgogne ou de dociles Français dont les oeuvres dérivées portent une empreinte toute flamande. Voyez au Louvre ceux que l’on appelle nos Primitifs ; voyez surtout à Dijon ce qui subsiste de ces temps où l’art septentrional fut implanté par Philippe le Hardi, dans sa province. Le doute n’est pas possible. — Tout vient des Flandres ; Jean Perréal, Bourdichon, Beauneveu, Fouquet même, sont tout ce que vous voudrez, sauf les inventeurs d’un art original dans les Gaules. Et il en est de même des écrivains mystiques. A quoi bon énumérer les nationalités diverses auxquelles ils appartiennent ? Eux aussi sont espagnols, italiens, allemands, flamands ; pas un n’est français.

— Pardon, s’écria Mme Bavoil, pardon, notre ami ; il y a la vénérable Jeanne de Matel qui est originaire de Roanne.

— Oui, mais elle est fille d’un père italien, né à Florence, fit l’abbé Gévresin qui, écoutant sonner l’heure de none, plia sa serviette.

Tous récitèrent debout les grêces et Durtal prit rendez-vous avec l’abbé Plomb pour visiter la cathédrale ; et il retourna chez lui, ruminant en route sur cette distribution singulière de l’art au moyen âge, sur cette suprématie donnée à la France, en architecture, quand elle était alors si inférieure dans les autres arts.

Il faut avouer, conclut-il, qu’elle a même perdu cette supériorité, car il y a beau temps qu’elle ne produit plus un architecte ; les gens qui s’affublent de ce nom sont des cambrousiers, des maçons dénués de toute personnalité, de toute science. Ils ne sont seulement plus capables de plagier adroitement leurs devanciers ! Ils sont quoi, maintenant ? des rapetasseurs de chapelles, des ressemeleurs d’églises, des fabricants de ribouis, des gnaffs !




IV

ELLE avait raison, Mme Bavoil ; pour apprécier l’accueil que la Vierge pouvait réserver à ses visiteurs, il fallait assister à la première messe dans la crypte ; il fallait surtout y communier.

Durtal l’expérimenta ; un jour que l’abbé Gévresin lui prescrivit d’aborder le Sacrement, il suivit le conseil de la gouvernante et s’engagea dans ce souterrain, dès l’aube.

On y descendait par un escalier de cave qu’éclairait une petite lampe dont la mèche grésillait, emplissant de fumée son verre ; une fois parvenu au bas des marches, on avançait, en inclinant sur la gauche, dans les ténèbres, puis, à certains tournants, quelques quinquets rougeoyaient indiquant le circuit que l’on décrivait dans ces atermoiements de lumière et d’ombre, et l’on finissait par se rendre à peu près compte de la forme de cette crypte.

Elle figurait assez bien la moitié d’un moyeu de roue d’où s’emboîtaient des rais filant dans tous les sens, pour rejoindre la circonférence même de la roue. Dans l’allée circulaire où l’on cheminait, rayonnaient, en lames dépliées d’éventail, des corridors au bout desquels l’on discernait des vitres en brouillard qui paraissaient presque claires dans la nuit opaque des murs.

Et Durtal aboutit, en longeant la courbe du couloir, à un tambour vert qu’il poussa. Il entrait dans le flanc d’une avenue se terminant en une sorte d’hémicycle que meublait un maître-autel. A sa gauche et à sa droite, deux minuscules galeries dessinaient les bras de croix d’un petit transept. La grande avenue, qui était une nef, était bordée, de chaque côté, de chaises laissant entre elles un étroit passage pour gagner l’autel.

L’on y voyait à peine, le sanctuaire n’étant éclairé que par des veilleuses pendues au plafond, des veilleuses couleur d’orange sanguine et d’or trouble. Une tiédeur extraordinaire soufflait dans ce caveau qui répandait aussi un singulier parfum où revenait, dans un souvenir de terre humide, un relent de cire chaude ; mais c’était là, si l’on peut dire, le fond, le canevas même de la senteur, car elle disparaissait sous les broderies odorantes qui la couvraient, sous la dorure éteinte d’une huile en laquelle on aurait fait macérer d’anciens aromates, dissoudre de très vieux encens. C’était une exhalaison mystérieuse et confuse, comme la crypte même qui, avec ses lueurs furtives et ses pans d’ombre, était à la fois pénitentielle et douillette, étrange.

Durtal se dirigea par la grande allée vers le croisillon de droite et s’assit ; ce bras exigu du transept était muni d’un autel estampé d’une croix grecque en relief sur une sphère de pourpre. Partout, en l’air, la voùte énorme et cambrée plombait, si basse que le bras levé d’un homme pouvait l’atteindre ; et elle était noire, telle qu’un fond de cheminée, calcinée ainsi que par les incendies qui consumèrent les cathédrales bêties au-dessus d’elle.

Peu à peu, des claquements de sabots s’entendirent, puis des pas étouffés de religieuses ; il y eut un silence, auquel succédèrent des salves de nez comprimés par des mouchoirs et tout se tut.

Un sacristain s’introduisit par une petite porte ouverte dans l’autre aile du transept, alluma les cierges du maître-autel et des chapelets de coeurs en vermeil étincelèrent dans la demi-lune, tout le long des murs, auréolant, avec le feu des cierges qu’ils réverbéraient, une statue de Vierge, rigide et obscure, assise avec un enfant sur ses genoux. C’était la fameuse Notre-Dame de Sous-Terre ou plutôt sa copie, car l’original avait été brûlé en 1793, devant le grand portail de l’église, au milieu d’une ronde en délire de sans-culottes.

Un enfant de choeur parut, précédant un vieux prêtre et, pour la première fois, Durtal vit servir réellement une messe, comprit l’incroyable beauté que peut dégager l’observance méditée du sacrifice.

Cet enfant agenouillé, l’âme tendue et les mains jointes, parlait, à haute voix, lentement, débitait avec tant d’attention, avec tant de respect, les répons du psaume, que le sens de cette admirable liturgie, qui ne nous étonne plus, parce que nous ne la percevons depuis longtemps, que bredouillée et expédiée, tout bas, en hâte, se révéla subitement à Durtal.

Et le prêtre, même inconsciemment, qu’il le voulût ou non, suivait le ton de l’enfant, se modelait sur lui, récitait avec lenteur, ne proférant plus simplement les versets du bout des lèvres, mais il se pénétrait des paroles qu’il devait dire, haletait, saisi, comme à sa première messe, par la grandeur de l’acte qu’il allait accomplir.

Durtal sentait, en effet, frémir la voix de l’officiant, debout devant l’autel, ainsi que le Fils même qu’il représentait devant le Père, demandant grêce pour tous les péchés du monde qu’il apportait, secouru, dans son affliction et dans son espoir, par l’innocence de l’enfant dont l’amoureuse crainte était moins réfléchie que la sienne et moins vive.

Et lorsqu’il prononçait cette phrase désolée : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi mon âme est-elle triste et pourquoi me troublez-vous ? » le prêtre était bien la figure de Jésus souffrant sur le Calvaire, mais l’homme restait aussi dans le célébrant, l’homme faisant retour sur lui-même et s’appliquant naturellement, en raison de ses délits personnels, de ses propres fautes, les impressions de détresse notées par le texte inspiré du psaume.

Et le petit servant le réconfortait, l’incitait à espérer et, après avoir murmuré le Confiteor devant le peuple qui se purifiait à son tour, par une identique ablution d’aveux, l’officiant, plus rassuré, gravissait les marches de l’autel et commençait la messe.

Vraiment, dans cette atmosphère de prières rabattues par le lourd plafond, dans ce milieu de soeurs et de femmes agenouillées, Durtal eut l’idée d’un premier christianisme enfoui dans les catacombes ; c’était la même tendresse éperdue, la même foi ; et l’on pouvait se suggérer un peu de l’appréhension d’être surpris et du désir d’affirmer devant un tel péril ses croyances. Ainsi qu’en une confuse empreinte, l’on retrouvait, dans ce divin cellier, un vague tableau des néophytes jadis assemblés dans les souterrains de Rome.

Et la messe continuait devant Durtal, émerveillé par l’enfant qui baisait, les yeux presque fermés, dans le petit recul d’un discret émoi, les burettes de vin et d’eau, avant que de les offrir au prêtre.

Durtal ne voulait plus rien voir, essayait de se recueillir, alors que le célébrant s’essuyait les mains, car les versets récités à voix basse étaient les seules prières qu’il pût adresser honnêtement à Dieu.

Il n’avait que cela pour lui, mais il l’avait au moins, l’amour passionné de la mystique et de la liturgie, du plain-chant et des cathédrales ! Sans mentir et sans se leurrer aussi, il pouvait, en toute sécurité, s’écrier : « Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire. » C’était la seule compensation qu’il pût proposer au Père, de ses contumélies et de ses mésaises, de ses écarts et de ses chutes. Ah ! pensait-il, comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiens débordent, dire à Dieu, en le qualifiant « d’aimable Jésus », qu’Il est le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution de n’aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de jamais lui déplaire. N’aimer jamais que Lui ! quand on est moine et solitaire, peut-être, mais dans la vie du monde ! puis, sauf les Saints, qui préfère la mort à la plus légère des offenses ? alors pourquoi vouloir le berner avec ces simagrées et ces frimes ? Non, fit Durtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiens intimes où l’on se risque à lui raconter tout ce qui passe par la tête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntées impunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration, c’est de s’adapter, à travers les temps, à tous les états d’âme, à tous les âges. Si nous exceptons encore les prières consacrées de quelques saints qui sont, en somme, des adjurations de pitié et d’aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autres suppliques issues des froides et fades sacristies du dix-septième siècle ou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par des marchands de piété qui transfèrent dans les paroissiens les bondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères et prétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défaut d’autres qualités, veulent se montrer au moins sincères !

Il n’y a que cet extraordinaire enfant qui pourrait peut-être entretenir, sans hypocrisie, le Seigneur de la sorte, reprit-il, regardant le petit servant, comprenant vraiment, pour la première fois, ce qu’était l’enfance innocente, la petite âme sans péchés, toute blanche. L’Église qui cherche, pour l’assister devant l’autel, des êtres absolument ingénus, absolument purs, était enfin arrivée, à Chartres, à façonner des âmes, à muer, dès l’entrée dans le sanctuaire, en d’exquis angelots, d’ordinaires mômes. Il fallait réellement qu’en sus même d’une culture spéciale, il y eût une grêce, une volonté de Notre-Dame, de modeler ces gamins voués à son service, en ne les rendant pas semblables aux autres, en les ramenant, en plein dix-neuvième siècle, à l’ardente chasteté, à la première ferveur du moyen âge.

L’office se poursuivait, lent, absorbé dans le silence terre à terre des assistants et l’enfant, plus attentif, plus déférent encore, sonna ; ce fut comme une gerbe d’étincelles crépitant sous la fumée des voûtes ; et le silence devint plus profond derrière le servant agenouillé, soutenant d’une main la chasuble du prêtre courbé sur l’autel ; et l’hostie se leva, dans les fusées argentines des sons ; puis, au-dessus des têtes abattues, jaillit, dans le pétillement clair des clochettes, la tulipe dorée d’un calice et, sur une dernière sonnerie précipitée, la fleur de vermeil tomba et les prosternés se redressèrent.

Durtal songeait :

Si encore Celui auquel nous refusêmes un abri, alors que la Mère qui le portait fut en gésine, trouvait en nos âmes, maintenant, un affectueux asile ! Mais, hélas ! à part ces religieuses, ces enfants, ces ecclésiastiques, à part ces paysannes qui l’aiment tant, ici, combien sont sans doute, ainsi que moi, gênés par sa venue, inaptes, en tout cas, à préparer le logis qu’Il attend, à Le recevoir dans une pièce propre, dans une chambre faite ?

Ah ! dire que rien ne diffère et que tout se recommence ! nos âmes sont toujours les rusées synagogues qui le trahirent et l’abominable Caïphe qui est en nous hurle au moment où nous voudrions être un peu humbles et, en priant, l’aimer ! Mon Dieu, mon Dieu, ne vaudrait-il pas mieux m’éloigner plutôt que de me traîner d’aussi mauvaise grâce au-devant de vous ? car enfin, il a beau me répéter que je dois communier, il n’est pas moi, l’abbé Gévresin, il n’est pas en moi ; il ne sait point ce qui se démène dans mes repaires, ce qui s’agite dans mes ruines ! Il s’imagine qu’il y a simplement atonie, paresse ; hélas ! il y a plus que cela ; il y a une aridité, une froideur qui ne vont même point sans un peu d’irritation, sans un peu de révolte, contre les exigences qu’il m’impose.

Le moment de la communion approchait ; l’enfant avait doucement rejeté la nappe de l’autre côté de la table, et des nonnes, de pauvres femmes, des paysans arrivaient, tout ce monde croisant les mains, baissant la tête ; et l’enfant prit un flambeau et il précéda le prêtre, les yeux clos, de peur de voir l’hostie.

Il y avait une telle surgie d’amour et de respect chez ce petit être que Durtal béa d’admiration et gémit de peur. Sans pouvoir rien expliquer, dans l’obscurité qui descendait en lui, en ces velléités, en ces ondes d’émotions qui vous parcourent sans qu’aucun mot les puissent exprimer, il eut un élan vers Notre-Seigneur et un recul.

Forcément la comparaison s’imposait entre l’âme de cet enfant et la sienne. Mais c’est à lui et pas à moi à communier, se cria-t-il ; et il gisait inerte, les mains jointes, ne sachant à quoi se résoudre, dans un état tout à la fois implorant et craintif, quand il se sentit doucement poussé vers cette table et il y communia. Et cela en tâchant de se reconnaître, de prier, à la même minute, en même temps, dans ces malaises de frissons qui boulent au dedans de vous, qui se traduisent corporellement par un manque d’air, dans cet état si particulier où il semble que la tête soit vide, que le cerveau ne fonctionne plus, que la vie soit réfugiée dans le coeur qui gonfle et vous étouffe, où il semble, spirituellement aussi, lorsqu’on reprend assez d’énergie pour se ressaisir, pour regarder au dedans de soi, que l’on se penche, dans un silence effrayant, sur un trou noir.

Péniblement, il se releva et regagna, en trébuchant, sa place. Ah ! certes, il n’avait jamais pu, même à Chartres, s’évader de cette torpeur qui l’accablait, au moment de communier. Il y avait engourdissement des puissances, arrêt des facultés. — A Paris, tout au fond de l’âme roulée sur elle-même, telle qu’une chrysalide dans son cocon, il subsistait une contrainte, une gêne d’attendre et d’aborder le Christ et aussi une langueur que rien ne pouvait secouer.

Et cette situation persistait dans une sorte de brume froide environnante ou plutôt de vide autour de soi, d’abandon de l’âme évanouie sur sa couche.

A Chartres, cette phase d’anéantissement existait encore, mais une indulgente tendresse finissait par vous envelopper et par vous réchauffer ; l’âme ne revenait plus à elle toute seule ; elle était aidée, évidemment assistée par la Vierge qui la ranimait ; et cette impression personnelle à cette crypte se communiquait au corps ; ce n’était plus l’étouffement causé par le manque d’air, mais au contraire une suffocation issue d’une plénitude, d’un trop-plein qui s’évaporait peu à peu, permettait à la longue de respirer à l’aise.

Et Durtal, allégé, partait. A cette heure le souterrain était devenu, avec l’aube, plus clair ; ses corridors au bout desquels apparaissaient des autels adossés à des vitrages demeuraient, par leur disposition même, encore sombres, mais à la fin de chacun d’eux, l’on distinguait presque nettement une croix mouvante d’or, montant et s’abaissant avec le dos d’un prêtre, entre deux pâles étoiles scintillant, de chaque côté, au-dessus du tabernacle, tandis qu’une troisième, plus basse et à la flamme plus rose, éclairait le missel et le lin des nappes.

Durtal allait donc rêver dans le jardin de l’évêché où il avait l’autorisation de se promener quand il lui plaisait.

Ce jardin était silencieux, avec ses allées tombales, ses peupliers étêtés, ses gazons piétinés, à moitié morts. Il n’y avait aucune fleur, car la cathédrale tuait tout autour d’elle. Son abside énorme et déserte, sans une statue, s’exhaussait dans des volées d’arc-boutants sortis, tels que des côtes gigantesques, de la poussée de prières qui écartait ses flancs ; elle répandait partout dans ses alentours l’humidité et l’ombre ; dans ce clos funèbre, avec ses arbres qui ne verdissaient qu’en s’éloignant de l’église, deux bassins minuscules s’ouvraient comme des bouches de puits ; l’un glacé jusqu’à sa margelle de vert pistache par des lentilles d’eau ; l’autre, rempli d’une saumure couleur d’encre, dans laquelle marinaient trois poissons rouges.

Durtal aimait cet endroit isolé, fleurant le sépulcre et le marais et exhalant aussi ce relent de marcassin, cette odeur fauve qui fuit des terres pourries, saturées de feuilles.

Il déambulait de long en large dans ces allées où jamais l’évêque ne descendait, où les enfants de la maîtrise ravageaient, en courant dans leurs récréations, les restes, épargnés par la cathédrale, des pelouses.

Partout craquaient sous les pieds des ardoises jetées sur le sol, enlevées par le grand vent des toits, et des croassements de choucas traversaient, en se répondant, l’air silencieux du parc.

Durtal aboutissait à une terrasse dominant la ville et il s’accoudait à une balustrade de pierre grise, sèche, trouée, pareille à une pierre ponce et fleurie de lichens couleur d’orange et de soufre.

Au-dessous de lui, s’étendait une vallée comblée par des cheminées et des toits fumants qui couvraient d’une résille bleuêtre ce sommet de ville. Plus bas, tout était immobile et sans vie ; les maisons dormaient, ne s’éveillaient même pas dans ces éclairs de jour que dardent les vitres d’une croisée qu’on ouvre ; aucune tache écarlate, comme il y en a dans tant de rues de province lorsqu’un édredon de percale pend, coupé au milieu par la barre d’appui d’une fenêtre ; tout était clos et terne et tout se taisait ; l’on n’entendait même pas ce ronflement de ruche qui bourdonne au-dessus des lieux habités. A part le roulement lointain d’une voiture, le claquement d’un fouet, l’aboi d’un chien, tout était muet ; c’était la cité en léthargie, la campagne morte.

Et, au-dessus du vallon, sur l’autre rive, ce site devenait encore plus taciturne et plus morne ; les plaines de la Beauce filaient à perte de vue, sans un sourire, sous un ciel indifférent qu’entravait une ignoble caserne dressée en face de la cathédrale.

La mélancolie de ces plaines s’allongeant sans un soulèvement de terrain, sans un arbre ! — Et l’on sentait que, derrière l’horizon, elles continuaient à s’enfuir aussi plates ; seulement, à la monotonie du paysage s’ajoutait l’âpre furie des vents soufflant en tempête, balayant les coteaux, rasant les cimes, se concentrant autour de cette basilique, qui, perchée tout en haut, brisait leurs efforts depuis des siècles. Il avait fallu, pour la déraciner, l’aide de la foudre allumant ses tours et encore la rage combinée des ouragans et des incendies n’avait-elle pu détruire la vieille souche qui, replantée après chaque désastre, avait toujours reverdi en de plus vigoureuses pousses !

Ce matin-là, dans le petit jour d’un hiver pluvieux, cinglé d’une bise aigre, à Chartres, Durtal, frissonnant, mal à l’aise, quitta la terrasse, se réfugia dans des allées mieux abritées, finit par descendre dans d’autres jardins en contre-bas où l’on était vaguement préservé du vent par des halliers ; ces jardins dévalaient à la débandade et d’inextricables buissons de mûres accrochaient avec les griffes de chat de leurs tiges les arbustes qui dégringolaient, en s’espaçant, la pente.

L’on constatait que, depuis un temps immémorial, les évêques se désintéressaient, faute d’argent, de ces cultures. Parmi d’anciens potagers envahis par les ronces, un seul était à peu près émondé et des plants d’épinards et de carottes y alternaient avec les vasques givrées des choux.

Durtal s’assit sur le tronçon conservé d’un banc et il essaya de regarder un peu en lui-même ; mais il ne découvrait qu’une Beauce d’âme ; il lui semblait refléter cet uniforme et froid paysage comme en un miroir ; seulement, le grand vent ne soufflait plus sur son être, mais une petite bise rêche et sèche. Il se harcelait, désagréable, n’arrivait pas à s’adresser des observations, d’un ton calme ; sa conscience le tarabustait, entamait avec lui de hargneux débats.

L’orgueil ! comment l’atténuer, en attendant que l’on puisse complètement le réduire ? il s’insinue si cauteleusement, si perfidement, qu’il vous enlace et vous lie, avant même que l’on ait pu soupçonner sa présence ; puis mon cas est un peu spécial et difficilement curable par les traitements religieux usités en pareil cas. Je n’ai pas en effet, se disait-il, un orgueil naïf, extravasé, une élation, une superbe, s’affichant inconsciente, débordant devant tous ; non, j’ai, à l’état latent, ce qu’au moyen êge l’on appelait ingénument la « vaine gloire », une essence d’orgueil diluée dans de la vanité et s’évaporant au dedans de moi, dans des pensées fugitives, dans des réflexions toutes tacites. Aussi n’ai-je point la ressource, qu’aurait un orgueilleux expansif, de me surveiller, de me contraindre à me taire. C’est vrai cela, on va parler pour commencer de spécieuses forfanteries, pour entamer de sournois éloges ; l’on peut, en somme, s’en apercevoir et dès lors, avec de la patience et de la volonté, on est maître de s’arrêter et de se museler, mais mon vice à moi, il est muet et souterrain ; il ne sort pas, et je ne le vois, ni ne l’entends. Il coule, il rampe à la sourdine et il me saute dessus sans que je l’aie entendu venir !

Il est bon l’abbé qui me réplique : soignez-vous par la prière, je ne le demanderais pas mieux, mais son remède est infidèle, car les aridités et les distractions lui enlèvent son efficace !

Les distractions ! je ne les ai même que là ; il suffit que je m’agenouille, que je veuille me recueillir pour qu’aussitôt je me disperse. L’idée que je vais prier est un coup de pierre dans une mare ; tout grouille et remonte.

Ah ! les gens qui ne pratiquent pas s’imaginent que rien n’est plus facile que de prier. Je voudrais bien les y voir ! Ils pourraient s’attester alors que les imaginations profanes, qui les laissent à d’autres moments tranquilles, surgissent toujours pendant l’oraison, à l’improviste !

Et puis, à quoi bon disserter ? on réveille les vices assoupis en les regardant. Et il repensa à cette crypte tiède de Chartres. Oui, sans doute, ainsi que tous les édifices de l’ère romane, elle symbolise bien l’esprit de l’Ancien Testament, mais elle n’est pas simplement sombre et triste, car elle est aussi enveloppante et discrète, et si tépide et si douce ! puis en admettant qu’elle soit la lapidaire image du Vieux Livre, ne le représente-t-elle pas alors moins en son ensemble, qu’en un tri bien spécial des grandes Orantes qui préfigurèrent la Vierge dans les Écritures ? n’est-elle pas la traduction en pierre des pages réservées surtout aux femmes illustres de la Bible qui furent, en quelque sorte, des incarnations prophétiques de la nouvelle Ève ?

Cette crypte reproduirait donc les passages les plus consolants et les plus héroïques du Saint-Livre, car dans ce pieux cellier la Vierge domine ; il lui appartient plus qu’à l’irritable Adonaï, si l’on ose dire.

Et encore est-ce une Vierge très particulière restée forcément en accord avec le milieu qui l'environne, une Vierge noire, rugueuse, trapue, ainsi que la châsse de moellons qui l’enferme.

Alors elle dériverait, sans doute, de la même idée qui voulut le Christ noir et laid parce qu’il avait assumé tous les péchés du monde, le Christ des premiers siècles de l’Église qui endossa par humilité les formes les plus basses. Dans ce cas, Marie aurait enfanté son Fils à sa ressemblance, ayant désiré, Elle aussi, par humilité, par bonté, naître laide et obscure, pour mieux consoler les disgraciés, les déshérités dont Elle empruntait l’image.

Et Durtal reprenait :

— Quelle crypte que celle où, pendant tant de siècles, ont défilé les rois et les reines ! Philippe Auguste et Isabelle de Hainaut, Blanche de Castille et saint Louis, Philippe de Valois, Jean le Bon, Charles V, Charles VI, Charles VII et Anne de Bretagne, puis François Ier, Henri III et Louise de Vaudémont, Catherine de Médicis, Henri IV qui fut sacré dans cette cathédrale, Anne d’Autriche, Louis XIV, Marie Leczinska... et, tant d’autres... toute la noblesse de France, et Ferdinand d’Espagne et Léon de Luzignan, dernier roi d’Arménie, et Pierre de Courtenay, empereur de Constantinople... tous agenouillés ainsi que les pauvres gens d’aujourd’hui, implorant, eux aussi, Notre-Dame de Sous-Terre.

Et ce qui était plus intéresssant encore, la Vierge avait, dans ce lieu, accompli force miracles. Elle avait sauvé des enfants tombés dans le puits des Saints-Forts, préservé les gens qui gardaient la relique de son vêtement, alors que la basilique flambait au-dessus d’eux, guéri les foules affolées par le mal des Ardents au moyen êge, répandu à pleines mains ses grêces.

Les temps étaient bien changés, mais de ferventes ouailles s’étaient prosternées devant la statue, avaient renoué les liens rompus par les ans, capté, en quelque sorte, la Vierge dans un filet de prières et, au lieu de fuir comme ailleurs, Elle s’était fixée à Chartres.

Par une inconcevable mansuétude, Elle avait toléré l’affront des fêtes décadaires, l’outrage de la déesse Raison vautrée sur l’autel à sa place, subi une immonde liturgie de cantiques obscènes s’élevant dans l’encens détonnant des poudres. — Et Elle avait dû pardonner en faveur de l’amour que lui témoignèrent les générations d’antan et de l’affection si timide et si vraie des humbles fidèles qui étaient, après la tourmente, revenus la voir.

Cette cave foisonnait de souvenirs. Plus sans doute qu’avec la fumée des cierges, la patine de ses murs s’était façonnée avec des vapeurs d’âme, des émanations de désirs accrus et de regrets ; aussi, quelle bêtise que d’avoir peint cette crypte en de bas pastiches des catacombes, que d’avoir sali l’ombre glorieuse de ces pierres, de couleurs qui disparaissaient d’ailleurs, ne montraient que des traces de rêclures de palette dans la suie sainte des voûtes !

Durtal se ratiocinait ces réflexions, en partant du jardin, quand il rencontra l’abbé Gévresin qui se promenait en lisant son bréviaire ; il s’enquit de savoir si Durtal avait communié.

Et voyant que son pénitent en revenait toujours à la honte de son inertie et à cet état de comateuse doléance dans lequel le plongeait la transe du Sacrement, le vieux prêtre lui dit :

— Vous n’avez pas à vous soucier de cela ; vous n’avez qu’à prier de votre mieux ; le reste me regarde — que votre condition peu triomphale d’âme vous rende au moins humble, c’est tout ce que je vous demande.

— Humble ! je le suis autant qu’une gargoulette ; je sue ma vanité, de même qu’elle sue son eau par tous les pores !

— Je me console, en remarquant que vous vous discernez, répondit en souriant l’abbé. Ce qui serait pis, ce serait de vous ignorer, d’avoir l’orgueil de ne vous en croire point.

— Enfin, comment dois-je m’y prendre ? vous me recommandez de prier, mais alors, enseignez-moi le moyen de ne pas m’évaguer dans tous les sens, car aussitôt que je veux me grouper, je me désagrège ; je vis dans une perpétuelle dissolution ; c’est un fait exprès ; chaque fois que je prétends fermer ma cage, toutes les pensées s’envolent et, en piaillant, m’assourdissent.

L’abbé réfléchissait.

— Je le sais, fit-il ; rien n’est plus malaisé que de se désencombrer l’esprit des images qui l’obsèdent, mais enfin l’on peut quand même se condenser, si l’on observe ces trois points :

D’abord il convient de s’humilier, en méditant sur la fragilité de son entendement, inapte à ne pas se dissiper devant Dieu ; ensuite il faut ne pas se fâcher et s’inquiéter, car cela ne servirait qu’à remuer la lie et à faire remonter d’autres distractions à la surface ; enfin, il sied de ne pas discuter, avant la fin de la prière, la nature de la diversion qui la trouble. Ce serait la prolonger et, même, en une certaine mesure, l’accepter ; ce serait risquer aussi de créer, en vertu de la loi d’association des idées de nouvelles divagations et il n’y aurait plus de motifs d’en sortir !

L’examen s’effectuera utilement après ; suivez cet avis et vous vous en trouverez bien.

— Tout cela, c’est très joli, pensait Durtal, mais lorsqu’il s’agit de mettre ces conseils en pratique, c’est autre chose ! Ne sont-ce point des remèdes de bonne femme, des onguents miton-mitaine, des mirobolants, dont les pieuses vertus sont faibles ?

Ils marchaient en silence, regagnant, à travers la cour de l’évêché, le logis du prêtre. En arrivant, ils avisèrent, au bas de l’escalier, Mme Bavoil, les bras enfoncés dans un baquet de lessive.

Tout en brassant ses linges, elle dévisagea Durtal et, comme si elle lisait dans ses pensées, doucement elle demanda :

— Pourquoi, notre ami, cette figure d’enterrement, lorsqu’on a communié le matin ?

— Vous avez donc appris que j’ai communié ?

— Tiens, je suis entrée dans la crypte pendant la messe et je vous ai vu vous approcher de la Sainte Table. Eh bien, voulez-vous que je vous dise : vous ignorez la manière de causer à notre Mère !

— Ah !

— Oui, vous êtes contraint alors qu’Elle s’ingénie à vous mettre à l’aise ; vous rasez les murs au lieu d’aller par la grande allée, au-devant d’Elle. Ce n’est pas ainsi qu’on l’aborde !

— Mais quand on n’a rien à lui raconter ?

— Alors, on lui babille, ainsi qu’un enfant, un beau message et Elle est contente ! Ah ! ces hommes, ce qu’ils ne savent pas faire leur cour, ce qu’ils manquent de câlinerie et même de bonne ruse ! vous ne découvrez rien à tirer de votre propre cru, empruntez à un autre. Répétez avec la vénérable Jeanne de Matel :

« Vierge sainte, l’abîme d’iniquité et de bassesse invoque l’abîme de force et de splendeur, pour parler de votre suréminente gloire. » Hein, est-ce assez bien tourné ? notre ami. Essayez, récitez cela à Notre-Dame et Elle vous déliera ; ensuite les prières viendront toutes seules. Il y a des petits trucs permis avec Elle et il faut être assez humble pour ne pas avoir la présomption de s’en passer !

Durtal ne put s’empêcher de rire.

— Vous voulez que je devienne un finassier, un furet de la vie spirituelle, dit-il.

— Eh bien, où serait le mal ? Est-ce que le bon Dieu y entend malice ? est-ce qu’il ne tient pas compte de l’intention, est-ce que, vous-même, vous repousseriez quelqu’un qui vous trousserait même mal un compliment, si vous pensiez qu’en vous le débitant, il désire vous plaire, non, n’est-ce pas ?

— Autre chose, madame Bavoil, fit l’abbé qui riait. J’ai vu Monseigneur, ce matin ; il accueille votre requête et vous autorise à bêcher autant de parties du jardin qu’il vous conviendra.

— Ah ! — et égayée par la surprise de Durtal :

— Voici, dit-elle ; vous avez pu constater que, sauf un lopin de terre où le jardinier sème des plants de carottes et de choux pour la table de Sa Grandeur, tout le jardin est inculte ; c’est du bien perdu et sans profit pour personne. Au lieu d’acheter des légumes, j’en ferai pousser moi-même, puisque Monseigneur me permet de défricher ses champs et j’en munirai, par la même occasion, votre ménagère.

— Merci, mais vous connaissez donc la culture ?

— Moi ! voyons, ne suis-je pas une paysanne ? j’ai vécu toute ma jeunesse à la campagne et les potagers, c’est mon affaire ! puis si j’étais embarrassée, est-ce que mes amis de Là-Haut ne viendraient pas me conseiller ?

— Vous êtes étonnante, madame Bavoil, fit Durtal déconcerté quand même par les réponses de cette cuisinière qui déclarait si placidement qu’elle bavardait avec l’au delà.