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La Cathédrale (1898)

blue  Chapitres I et II.
blue  Chapitres III et IV.
blue  Chapitres V et VI.
blue  Chapitres VII et VIII.
blue  Chapitres IX et X.
blue  Chapitre XI et XII.
blue  Chapitre XIII et XIV.
blue  Chapitre XV et XVI.

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I

A CHARTRES, au sortir de cette petite place que balaye, par tous les temps, le vent hargneux des plaines, une bouffée de cave très douce, alanguie par une senteur molle et presque étouffée d’huile, vous souffle au visage lorsqu’on pénètre dans les solennelles ténèbres de la forêt tiède.

Durtal le connaissait ce moment délicieux où l’on reprend haleine, encore abasourdi par ce brusque passage d’une bise cinglante à une caresse veloutée d’air. Tous les matins, à cinq heures, il quittait son logis et pour atteindre les dessous de l’étrange bois, il devait traverser cette place ; et toujours les mêmes gens paraissaient au débouché des mêmes rues ; des religieuses courbant la tête, penchées toutes en avant, la coiffe retroussée, battant de l’aile, le vent s’engouffrant dans les jupes tenues à grand’peine ; puis repliées en deux, des femmes ratatinées dans leurs vêtements, les serrant contre elles, s’avançaient, le dos incliné, fouettées par les rafales.

Jamais, il n’avait encore vu, à cette heure, une personne qui se tînt d’aplomb et marchât, sans tendre le cou et baisser le front ; et toutes ces femmes disséminées finissaient par se réunir en deux files, l’une tournant à gauche et disparaissant sous un porche éclairé, ouvert en contre-bas sur la place ; l’autre, cheminant, droit en face d’elles, s’enfonçant dans la nuit d’un invisible mur.

Et fermant la marche, quelques ecclésiastiques en retard se hâtaient, saisissant d’une main leurs robes qui s’enflaient comme des ballons, comprimant de l’autre leurs chapeaux, s’interrompant pour rattraper le bréviaire qui glissait sous le bras, s’effaçant la figure, la rentrant dans la poitrine, s’élançant, la nuque la première, pour fendre la bise, les oreilles rouges, les yeux aveuglés par les larmes, s’accrochant désespérément, lorsqu’il pleuvait, à des parapluies qui houlaient au-dessus d’eux, menaçaient de les enlever, les secouaient dans tous les sens.

Ce matin-là, la traversée avait été plus que de coutume pénible ; les bourrasques, qui parcourent, sans que rien les puisse arrêter, la Beauce, hurlaient sans interruption, depuis des heures ; il avait plu et l’on clapotait dans des mares ; l’on voyait à peine devant soi et Durtal avait cru qu’il ne parviendrait jamais à franchir la masse brouillée du mur qui barrait la place, en poussant une porte derrière laquelle s’ouvrait cette bizarre forêt qui fleurait la veilleuse et la tombe, à l’abri du vent.

Il eut un soupir de satisfaction et suivit l’immense allée qui filait dans les ténèbres. Bien qu’il connût la route, il s’avançait avec précaution, dans cette avenue que bordaient d’énormes arbres dont les cimes se perdaient dans l’ombre. L’on pouvait se croire dans une serre coiffée d’un dôme de verre noir, car l’on marchait sur des dalles et nul ciel n’apparaissait et nulle brise ne passait au-dessus de vous. Les quelques étoiles même dont les lueurs clignaient au loin n’appartenaient à aucun firmament, car elles tremblotaient presque au ras des pavés, s’allumaient sur la terre, en somme.

L’on n’entendait, dans cette obscurité, que des bruits légers de pas ; l’on n’apercevait que des ombres silencieuses, modelées ainsi que sur un fond de crépuscule avec des lignes plus foncées de nuit.

Et Durtal finissait par aboutir à une autre grande avenue coupant l’allée qu’il avait quittée. Là, il trouvait un banc accoté contre le tronc d’un arbre et il s’y appuyait, attendant que la Mère s’éveillât, que les douces audiences interrompues depuis la veille, par la chute du jour, reprissent.

Il songeait à la Vierge, dont les vigilantes attentions l’avaient tant de fois préservé des risques imprévus, des faciles faux pas, des amples chutes. N’était-elle pas le Puits de la Bonté sans fond, la Collatrice des dons de la bonne Patience, la Tourière des coeurs secs et clos ; n’était-elle pas surtout l’active et la benoîte Mère ?

Toujours penchée sur le grabat des âmes, Elle lavait les plaies, pansait les blessures, réconfortait les défaillantes langueurs des conversions. Par delà les âges, Elle demeurait l’éternelle orante et l’éternelle suppliée ; miséricordieuse et reconnaissante, à la fois ; miséricordieuse pour ces infortunes qu’Elle allégeait et reconnaissante envers elles. Elle était en effet l’obligée de nos fautes, car sans le péché de l’homme, Jésus ne serait point né sous l’aspect peccamineux de notre ressemblance et Elle n’aurait pu dès lors être la génitrice immaculée d’un Dieu. Notre malheur avait donc été la cause initiale de ses joies et c’était, à coup sûr, le plus déconcertant des mystères que ce Bien suprême issu de l’intempérance même du Mal, que ce lien touchant et surérogatoire néanmoins qui nous nouait à Elle, car sa gratitude pouvait paraître superflue puisque son inépuisable miséricorde suffisait pour l’attacher à jamais à nous.

Dès lors, par une humilité prodigieuse, Elle s’était mise à la portée des foules ; à différentes époques, Elle avait surgi dans les lieux les plus divers, tantôt sortant ainsi que de sous terre, tantôt rasant les gouffres, descendant sur des pics désolés de monts, traînant après Elle des multitudes, opérant des cures ; puis, comme lasse de promener ces adorations, il semblait qu’Elle eût voulu les fixer à une seule place et Elle avait presque déserté ses anciens douaires, au profit de Lourdes.

Au dix-neuvième siècle, cette ville avait été la seconde étape de son passage en France. Sa première visite avait été pour la Salette.

Il y avait des années de cela... Le 19 septembre de l’an 1846, la Vierge s’était montrée à deux enfants sur une montagne, un samedi, le jour qui lui est consacré et qui était, cette année, un jour de pénitence, à cause des Quatre-Temps. Par une nouvelle coïncidence, ce samedi précédait la fête de Notre-Dame des Sept-Douleurs, dont on commençait les premières vêpres, lorsque Marie émergea d’une coque de lumière au-dessus du sol.

Et Elle apparut telle que la Madone des Pleurs dans ce paysage désert, sur ces rocs têtus, sur ces monts tristes, Elle avait, en sanglotant, proféré des reproches et des menaces, et une fontaine qui ne jaillissait, de mémoire d’homme, qu’à la fonte des neiges, avait coulé sans interruption depuis.

Le retentissement de cet acte fut immense ; des multitudes éperdues grimpèrent par d’effrayants sentiers jusqu’à ces régions si élevées que les arbres ne poussaient plus. On convoya, Dieu sait comme, au-dessus des gouffres, des caravanes d’infirmes et de moribonds qui burent de cette eau et les membres estropiés se redressèrent et les tumeurs fondirent au chant des psaumes.

Puis, peu à peu, lentement, après les obscurs débats d’un odieux procès, la vogue de la Salette décrut ; les pèlerinages s’espacèrent ; les miracles s’affirmèrent de plus en plus rares. Il sembla que la Vierge fût partie, qu’Elle se désintéressât de cette source de pitié, de ces monts.

A l’heure actuelle, ce ne sont plus guère que des gens du Dauphiné, que des touristes égarés dans les Alpes ; que des malades venus pour se soigner aux sources minérales voisines de la Mothe, qui font l’ascension de la Salette ; les conversions, les grâces spirituelles y abondent encore, mais les guérisons corporelles y sont à peu près nulles.

En somme, se dit Durtal, l’apparition de la Salette est devenue célèbre, sans que l’on ait jamais su comment, au juste. On peut se l’imaginer, du moins, ainsi : la rumeur, d’abord localisée dans le village de Corps, situé au bas de la montagne, pénètre dans tout le département, gagne les provinces des alentours, s’infiltre de là par toute la France, s’écoule par les frontières, s’épand dans l’Europe, finit par franchir les mers, par aborder le Nouveau Monde qui s’ébranle à son tour et se rend, lui aussi, dans ce désert pour acclamer la Vierge.

Et les conditions imposées à ces pèlerinages étaient telles, qu’elles eussent dû décourager les volontés les plus tenaces. Avant d’atteindre l’hôtellerie perchée près de l’église, il faut, pendant des heures, subir les roulements paresseux des trains, endurer des changements répétés de lignes, supporter des journées de diligences, dormir la nuit dans les haras de puces des auberges ; et, après que l’on s’est râpé le dos sur le peigne à carder d’invraisemblables lits, il faut encore, dès l’aube, commencer de folles ascensions, à pied ou à dos de mulets, dans des chemins en zigzag, au-dessus d’abîmes ; enfin, une fois arrivé, il n’y a plus ni sapins, ni hêtres, ni prairies, ni torrents ; il n’y a plus rien, sinon la solitude absolue, le silence que ne troublent même point les cris des oiseaux, car, à cette hauteur, les oiseaux ne viennent plus !

Quel paysage ! ruminait Durtal, évoquant le souvenir d’un voyage qu’il avait fait depuis son retour de la Trappe avec l’abbé Gévresin et sa gouvernante. Il se rappelait l’effroi du site qu’il avait traversé entre Saint-Georges-de-Commiers et la Mure, son effarement en waaon lorsque le train passait lentement au-dessus des gouffres.

En bas, c’était la nuit descendant en spirales dans d’immenses puits ; en haut, c’étaient, à perte de vue, des groupes de montagnes escaladant le ciel.

Le train montait, en soufflant, tournant sur lui-même tel qu’une toupie, descendait dans des tunnels, s’engouffrait sous la terre, paraissait refouler devant lui le jour, puis il sortait dans un hallali de lumière, revenait sur ses pas, se dérobait dans un nouveau trou, puis ressortait encore dans un bruit strident de sifflets et un fracas assourdissant de roues, et courait sur des lacets taillés en pleine roche, sur le flanc des monts.

Et subitement, les pies s’étaient écartés, une énorme éclaircie avait inondé le train de lueurs ; le paysage avait surgi, terrible, de toutes parts.

Le Drac ! s’était écrié l’abbé Gévresin, montrant, au fond du précipice, un serpent liquide qui rampait et se tordait, colossal, entre des rocs, ainsi qu’entre les crocs d’un gouffre.

Par instants en effet, ce reptile se redressait, se jetait sur des quartiers de rochers qui le mordaient au passage, et, comme empoisonnées par ce coup de dents, les eaux changeaient ; elles perdaient leur couleur d’acier, blanchissaient, en moussant, se muaient en un bain de son ; puis le Drac accélérait sa fuite, se ruait dans l’ombre des gorges, s’attardait, au soleil, sur des lits de graviers et s’y vautrait ; il rassemblait encore ses rigoles dispersées ; reprenait sa course, s’écaillait de pellicules semblables à la crème irisée du plomb qui bout ; et plus loin il déroulait ses anneaux et disparaissait, en pelant, laissant après lui sur le sol un épiderme blanc et grénelé de cailloux, une peau de sable sec.

Penché à la portière du wagon, Durtal plongeait directement dans l’abîme ; sur cette ligne étroite, à une seule voie, le train longeait, d’un côté, les quartiers accumulés de pierre et, de l’autre, le vide. Seigneur ! si l’on déraillait ! Quelle capilotade ! se disait-il.

Et ce qui était non moins atterrant que la monstrueuse profondeur de ces gouffres, c’était, lorsqu’on relevait la tête, la vue de l’assaut furieux, exaspéré, des pics. On était positivement, dans cette voiture, entre le ciel et la terre, et le sol sur lequel on roulait demeurait invisible, occupé qu’il était, dans toute sa largeur, par les parois du train.

On filait, suspendu en l’air, à des hauteurs vertigineuses, sur d’interminables balcons, sans balustrades ; et au-dessous, les falaises dévalaient en avalanche, tombaient abruptes, nues, sans une végétation, sans un arbre ; par endroits, elles paraissaient fendues à coups de hache dans d’immenses amas de bois pétrifié ; par d’autres, coupées dans des blocs exfoliés d’ardoises.

Et tout autour, un cirque s’ouvrait de montagnes sans fin, couvrant le ciel, se superposant, les unes sur les autres, barrant le passage des nuées, arrêtant la marche en avant du ciel.

Les unes figuraient assez bien, avec leurs crêtes rugueuses et grises, des tas géants de coquilles d’huitres ; d’autres, dont les cimes bouillonnaient comme des pyramides grillées de coke, verdoyaient jusqu’à mi-corps. Elles étaient hérissées de forêts de sapins qui débordaient sur l’abîme et elles étaient aussi écartelées de croix blanches par des routes, parsemées, çà et là, de joujoux de Nuremberg, de villages à toits rouges, de bergeries prêtes à piquer une tête, en bas, tenant on ne sait comment en équilibre, jetées à la débandade sur des morceaux de tapis verts collés aux flancs des rampes ; et d’autres se dressaient encore, pareilles à de gigantesques meules calcinées, à des cratères mal éteints, couvant encore des incendies, fumant les grands nuages qui semblaient, en fuyant, s’échapper de leurs pointes.

Le paysage était sinistre ; l’on éprouvait un extraordinaire malaise à le contempler, peut-être parce qu’il déroutait cette idée de l’infini qui est en nous. Le firmament n’était plus qu’un accessoire relégué, tel qu’un rebut, sur le sommet délaissé des monts et l’abîme devenait tout. Il diminuait, il rapetissait le ciel, substituant aux splendeurs des espaces éternels la magnificence de ses gouffres.

Et en effet, l’oeil se détournait, déçu, de ce ciel qui avait perdu l’illimité de ses profondeurs, l’immensurable de ses étendues, car les montagnes paraissaient l’atteindre, pénétrer en lui et le porter ; elles l’émiettaient, en le sciant avec les dents ébréchées de leurs faîtes, ne laissaient, en tout cas, passer que des pans lésinés d’azur, que des lambeaux de nues.

Involontairement le regard était attiré par les précipices et alors la tête vacillait à scruter ces trous démesurés de nuit. Ainsi déplacée, enlevée d’en haut et reportée en bas, cette immensité était horrible !

Le Drac, avait dit l’abbé, est un des plus redoutables torrents qui soient en France ; actuellement, il se montre placide, presque tari, mais vienne la saison des ouragans et des neiges, il se réveille, pétille ainsi qu’une coulée d’argent, siffle et s’agite, écume et bondit, engloutit d’un coup les hameaux et les digues.

Il est hideux, pensait Durtal ; cette rivière de bile doit charrier des fièvres ; elle est maléficiée, pourrie, avec ses plaques savonneuses, ses teintes métalliques, ses fragments d’arc-en-ciel, échoués dans des boues.

Durtal revivait maintenant tous ces détails, revoyait devant lui le Drac et la Salette, en fermant les yeux. Ah ! fit-il, on peut les vanter les pèlerins qui s’aventurent dans ces régions désolées et vont prier sur le lieu même de l’apparition, car, une fois arrivés, on les bloque sur un plateau pas plus grand que la place Saint-Sulpice et bordé, d’un côté, par une église de marbre brut, enduite avec les ciments couleur de moutarde du Valbonnais, de l’autre par un cimetière. En fait d’horizons, des cônes secs et cendrés, de même que des pierres ponces, ou couverts d’herbes rases ; plus haut encore, les blocs vitrifiés des glaces, les neiges éternelles ; devant soi, pour marcher, du gazon épilé avec des nappes de teigne en sable ; il suffisait, pour résumer le paysage, d’une phrase : c’était la pelade de la nature, la lèpre des sites !

Et au point de vue de l’art, sur cette minuscule promenade, près de la source captée par des tuyaux à robinets, s’érigent à trois places différentes des statues de bronze. Une Vierge accoutrée de vêtements ridicules, coiffée d’une sorte de moule de pâtisserie, d’un bonnet de Mohicane, pleure, à genoux la tête entre ses mains. Puis la même femme, debout, les mains ecelésiastiquement ramenées dans ses manches, regarde les deux enfants auxquels elle s’adresse, Maximin frisé tel qu’un caniche et toumant entre ses doigts un chapeau en forme de tourte, Mélanie engoncée dans un bonnet à ruches et accompagnée d’un toutou de presse-papier, en bronze ; enfin la même personne encore, seule, se dressant sur la pointe des pieds, lève, en une allure de mélodrame, les yeux au ciel.

Jamais cet effroyable appétit de laideur qui déshonore maintenant l’Église ne s’était plus résolument affirmé que dans cet endroit ; et si, devant l’obsédante avanie de ces indignes groupes inventés par un sieur Barrême d’Angers et fondus dans les usines à locomotives du Creusot, l’âme pouvait gémir, le corps souffrait, lui aussi, sur ce plateau, dans cet étouffement de masses qui lui barraient la vue.

Et c’était pourtant là que des milliers de malades s’étaient fait hisser et affrontaient ce terrible climat où, l’été, le soleil vous calcine, alors qu’à deux pas, à l’ombre de l’église, on gèle.

Le premier et le plus grand des miracles accomplis à la Salette avait consisté à faire envahir par des foules cette zone escarpée des Alpes ; car tout était réuni pour les en écarter !

Et elles y sont venues, pendant des années, tant que Lourdes ne les a pas accaparées, car c’est à partir de la nouvelle apparition de la Vierge que date la déchéance de ces lieux.

Douze ans, en effet, après l’événement de la Salette, la Vierge se montra, non plus dans le Dauphiné, cette fois, mais dans le fond de la Gascogne. Après la Mère des larmes, après Notre-Dame des Sept-Douleurs, c’est la Madone des sourires, Notre-Dame de l’Immaculée Conception, la Tenancière des glorieuses Joies, qui se présente ; et, là aussi, Elle révèle à une bergère l’existence d’une source qui guérit les maux.

Et c’est ici que l’effarement commence. L’on peut dire que Lourdes est tout l’opposé de la Salette ; le panorama y est magnifique, les parages s’éploient dans des verdures ; les monts apprivoisés aisément s’abordent ; partout, des allées d’ombre, de grands arbres, des eaux vives, des pentes douces, des chemins larges et sans danger, accessibles à tous ; au lieu d’un désert, une ville où toutes les ressources nécessaires aux malades sont ménagées. On atteint Lourdes sans s’aventurer dans des garennes d’insectes, sans subir des nuits d’auberge dans les campagnes, sans supporter des journées de cahots dans des pataches, sans grimper le long des précipices ; l’on est arrivé à destination, dès que l’on est descendu du train.

Cette ville est donc admirablement choisie pour amener les foules et il ne semblait pas dès lors nécessaire que la Providence intervînt si puissamment pour les y attirer.

Et Dieu qui imposa la Salette, sans recourir aux voies de la publicité mondaine, change de tactique ; et avec Lourdes, la réclame entre en scène.

C’est bien cela qui confond ; Jésus se résignant à employer les misérables artifices du commerce humain, acceptant les rebutants stratagèmes dont nous usons pour lancer un produit ou une affaire !

Et l’on se demande si ce n’est point la leçon d’humîlité la plus dure qui ait été donnée à l’homme et aussi le plus véhément reproche qui ait été jeté à l’immondice américaine de nos temps... Dieu réduit à s’abaisser, une fois de plus, jusqu’à nous, à parler notre langue, à se servir de nos propres inventions, pour se faire écouter, pour se faire obéir, Dieu n’essayant même plus de nous faire comprendre par Lui-même ses desseins, de nous exhausser jusqu’à Lui !

En effet, la façon dont le Sauveur s’y prend pour divulguer les grâces réservées à Lourdes est stupéfiante.

Afin de les épandre, il ne se borne plus à faire célébrer ses miracles par une propagande toute orale ; non, on croirait que, pour Lui, Lourdes est plus difficile à magnifier que la Salette — et Il en vient aussitôt aux grands moyens. Il suscite un homme dont le livre traduit dans toutes les langues porte dans les contrées les plus lointaines la nouvelle de l’apparition et certifie la véracité des cures opérées à Lourdes.

Pour que cette oeuvre soulevât les masses, il fallait que l’écrivain désigné pour cette besogne fût un arrangeur habile, et aussi un homme qui n’eût aucun style personnel, aucune idée neuve. Il fallait un homme qui fût sans talent, en un mot ; et cela se conçoit, puisque au point de vue de la compréhension de l’art, le publie catholique est encore à cent pieds au-dessous du public profane. Et Notre-Seigneur fit bien les choses ; il choisit Henri Lasserre.

En conséquence, le coup de mine voulu éclata, ouvrant les âmes, précipitant les multitudes sur le chemin de Lourdes.

Puis les années s’écoulent ; la renommée du sanctuaire est acquise ; d’incontestables guérisons effectuées par des voies surnaturelles et constatées par une clinique dont on ne peut suspecter ni la bonne foi, ni la science, s’y produisent. Lourdes bat son plein ; et, peu à peu, cependant, à la longue, bien que les pèlerinages ne cessent d’y affluer, le bruit déterminé autour de la grotte diminue. Il s’affaiblit, sinon dans le monde religieux, au moins dans le monde plus considérable des indifférents ou des incertaîns qu’il s’agit de convaincre. Et Notre-Seigneur pense qu’il est bon de ramener l’attention sur les bienfaits que répartit sa Mère.

Lasserre n’était plus l’instrument qui pouvait rajeunir la vogue mal épuisée de Lourdes. Le public était saturé de son livre ; il l’avait absorbé sous tous les excipients, sous toutes les formes ; le but était rempli ; l’indispensable outil que fut ce greffier de miracles devait être mis au rancart.

Il fallait maintenant un livre qui différât complètement du sien, un livre qui pût agir sur cet immense publie que sa prose de sacristain ne pouvait atteindre. Il fallait que Lourdes pénétrât dans des couches moins malléables et plus denses, dans un public moins plat et plus difficile à contenter. Il était donc nécessaire que le nouveau volume fût écrit par un homme de talent, mais dont le style ne fût pas encore assez aérien pour effarer les gens. Et il était avantageux aussi que cet écrivain fût très connu et que ses formidables tirages pussent contre-balancer ceux de Lasserre.

Or, il n’y en avait qu’un dans toute la littérature qui pût remplir ces impérieuses conditions : Émile Zola. L’on en chercherait vainement un autre. Lui seul était apte, avec sa large encolure, ses ventes énormes, sa puissante réclame, à relancer Lourdes.

Peu importait dès lors qu’il niât le surnaturel et s’efforçât d’expliquer, par les plus indigentes des suppositions, d’inexplicables cures ; peu importait qu’il pétrît l’engrais médical des Charcot pour en bétonner sa pauvre thèse ; le tout était que de retentissants débats s’engageassent autour de son oeuvre dont plus de cent cinquante mille exemplaires allaient proclamer dans tous les pays le nom de Lourdes.

Puis, le désarroi même de ses arguments, la détresse de son « souffle guérisseur des foules », inventé contrairement à toutes les données de cette science positive dont il se targuait, afin d’essayer de faire comprendre ces extraordinaires guérisons qu’il avait vues et dont il n’osait démentir ni la réalité, ni la fréquence, n’étaient-ils pas excellents pour persuader les gens sans parti pris, les gens de bonne foi, de l’authenticité des prodiges qui s’opèrent, chaque année, à Lourdes ?

L’aveu confessé de ces actes inouïs suffisait à transmettre une impulsion nouvelle aux masses. Il convient de noter aussi que le livre n’affichait aucune hostilité contre la Vierge dont il ne parlait qu’en termes respectueux, en somme ; n’est-il pas, dès lors, permis de croire que l’esclandre soulevée par cet ouvrage fut profitable ?

En résumé, l’on peut soutenir que Lasserre et Zola furent deux instruments utiles ; l’un, sans talent et ayant par cela même remué les couches les plus profondes des mômiers ; l’autre, au contraire, s’étant fait lire par un public plus intelligent et plus lettré, à cause de ses magnifiques pages où se déroulent les multitudes en flammes des processions, où exulte, dans un ouragan de douleurs, la foi triomphale des trains blancs !

Ah ! Elle y tient à son Lourdes, Elle le choie, la Vierge ! Elle semble y avoir concentré toutes ses forces, toutes ses grâces ; ses autres sanctuaires achèvent de mourir pour que celui-là vive.

Pourquoi ?

Pourquoi surtout avoir créé la Salette et l’avoir, en quelque sorte, sacrifiée après ?

— Qu’Elle y soit venue, cela se comprend, se répondait Durtal ; la Vierge est plus honorée encore dans le Dauphiné que dans les autres provinces ; les chapelles dédiées à sa Personne foisonnent dans ces régions qu’Elle a peut-être voulu récompenser de leur zèle par sa présence.

D’autre part, Elle y est spécialement apparue dans un but précis, nettement déterminé, celui de prêcher aux hommes et surtout aux prêtres la pénitence. Elle a entériné par des miracles la véracité de la mission confiée à Mélanie ; puis, une fois cette mission remplie, Elle a pu se désintéresser de ces lieux où Elle n’avait sans doute jamais eu l’intention de demeurer.

Au fond, reprit-il, après un silence de pensée, ne peut-on admettre un fait encore plus simple, celui-ci :

Marie a daigné se manifester sous des aspects différents, afin de satisfaire aux goûts, aux exigences d’âme de chacun de nous. A la Salette où Elle s’est révélée, dans un paysage navré, tout en larmes, Elle s’est attestée sans doute pour quelques-uns, plus particulièrement peut-être pour ces âmes éprises de la douleur, pour les âmes mystiques aimant à revivre les souffrances de la Passion, à suivre, dans son déchirant chemin de croix, la Mère. Là, Elle est moins attirante pour le vulgaire qui n’aime ni la tristesse, ni les pleurs ; ajoutons qu’il aime moins encore les reproches et les menaces. A cause même de son attitude et de son langage, la Vierge de la Salette ne pouvait devenir populaire, tandis que celle de Lourdes, qui vint en souriant et ne prophétisa point de catastrophes, était aisément accessible aux espoirs et aux joies des foules.

Elle était, en résumé, dans ce sanctuaire, la Vierge pour tout le monde, non plus la Vierge pour les mystiques et pour les artistes, la Vierge pour les quelques-uns, de la Salette.

Quel mystère que cette intervention directe de la Mère du Christ ici-bas ! songeait Durtal.

Et il reprit : En y réfléchissant, l’on s’aperçoit encore que l’on peut diviser en deux groupes bien distincts les églises qu’Elle a fondées.

L’un, où Elle se présente à certaines gens, où l’eau jaillit, où des cures corporelles se sont produites : la Salette, Lourdes.

L’autre, où Elle n’a pas été contemplée par des êtres humains, ou alors ses apparitions remontent à des temps immémoriaux, à des siècles oubliés, à des âges morts. Dans ces chapelles-là, la prière seule est en jeu et Marie les exauce, sans l’aide d’aucune source ; Elle y départit même plus de guérisons morales que de guérisons matérielles : Notre-Dame de Fourvières à Lyon, Notre-Dame de Sous-Terre à Chartres, Notre-Dame-des-Victoires à Paris, pour en citer trois.

Pourquoi ces différences ? Nul ne le comprend et nul, sans doute, ne le saura jamais. Tout au plus, pourrait-on penser que, prenant en pitié l’éternel émoi de nos pauvres âmes si lasses de prier sans jamais rien voir, Elle a voulu raffermir notre foi et aider au recrutement des ouailles, en se montrant.

Dans cet inconnu, poursuivit Durtal, est-il au moins possible de découvrir de vagues repères, de timides règles ?

En sondant ces ténèbres, on peut apercevoir deux points lumineux, se répondit-il.

Celui-ci d’abord. Elle ne s’exhibe qu’aux pauvres et aux humbles ; Elle s’adresse surtout aux simples qui continuent, en quelque sorte, le métier primitif, la fonction biblique des patriarches ; Elle se décèle surtout aux enfants de la campagne, aux bergers, aux filles qui gardent les troupeaux. A la Salette comme à Lourdes, ce sont de jeunes pâtres qu’Elle choisit pour ses confidents ; et cela s’explique, car en agissant ainsi, Elle confirme les volontés connues du Fils ; ce furent en effet des bergers qui regardèrent, les premiers, dans la crèche de Bethléem, l’enfant Jésus ; ce fut aussi parmi les gens de la plus basse extraction que le Christ prit ses apôtres.

Et cette eau qui sert de véhicule aux guérisons n’a-t-elle pas été préfigurée dans les Livres saints, dans l’Ancien Testament par le Jourdain qui délivre Naaman de la lèpre ; dans le Nouveau, par la piscine probatique que remue un Ange ?

Cette autre loi paraît aussi probable. La Vierge respecte, autant que possible, le tempérament, la complexion personnelle de l’être qu’Elle aborde. Elle se met à la portée de son intelligence, s’incarne sous la seule forme matérielle qu’il puisse comprendre. Elle se manifeste sous la pauvre image que ces humbles aiment ; elle accepte les robes blanches et bleues, les couronnes et les guirlandes de roses, les bijoux et les chapelets, les affutiaux de première communion, les plus laids atours.

Il n’y a pas d’exemples, en somme, que les bergères qui la virent l’aient autrement décrite que sous l’apparence d’une « Belle Dame », autrement que sous les traits d’une Vierge d’autel de village, d’une Madone du quartier Saint-Sulpice, d’une Reine de coin de rue.

Ces deux règles sont à peu près générales, se disait Durtal. Quant au Fils, il ne semble plus qu’Il veuille se divulguer maintenant sous l’aspect humain aux masses. Depuis son apparition à la Bienheureuse Marie-Marguerite dont Il usa comme d’un truchement, pour parler aux peuples, Il s’efface, cède la place à sa Mère.

Il est vrai que Lui se réserve d’habiter les celliers intimes, les domaines secrets, les châteaux de l’âme, ainsi que les nomme sainte Térèse ; mais sa présence est intérieure et ses propos sont internes, inaccessibles, la plupart du temps, à la voie des sens.

Durtal se tut, secouant la tête, s’avouant l’inanité de ces réflexions, l’impuissance de la raison humaine à explorer les inintelligibles desseins du Tout-Puissant ; et il pensait de nouveau à ce voyage dans le Dauphiné dont le souvenir le hantait.

Ah ! tout de même, se dit-il, ces chaînes des Hautes-Alpes, ces montagnes de la Salette, cette grande hôtellerie blanche, cette église badigeonnée de ciment merdoie et vaguement byzantine et vaguement romane, et cette petite cellule, avec son Christ de plâtre cloué sur une croix de bois noir, cette minuscule chambre, peinte au lait de chaux et si exiguë qu’on n’y pouvait faire deux pas, dans aucun sens, comme elles étaient imprégnées d’Elle !

Sûrement, Elle y revenait, malgré son apparent abandon, pour assister les hôtes. On la présumait si près de soi, si attentive et si dolente, le soir, quand on était seul en face d’une bougie, que l’âme éclatait de même qu’une cosse, projetant les semences de ses péchés, les graines de ses fautes ; et le repentir si lent à se décider, si douteux parfois devenait si despotique, si certain, qu’étouffé par les larmes, on tombait à genoux, devant le lit, et que l’on s’enfouissait, en sanglotant, la tête dans les draps.

Et c’étaient des soirées mortellement tristes et pourtant si douces ! l’on se ravageait, l’on se décortiquait les fibres de l’âme, mais ne sentait-on pas la Vierge, à ses côtés, si pitoyable, si maternelle, qu’après la crise, Elle prenait cette âme toute en sang dans ses bras et la berçait, ainsi qu’une enfant malade, pour l’endormir.

Puis, pendant le jour, l’église était un refuge contre cette folie du vertige qui s’abattait sur vous ; l’oeil égaré par tous ces précipices qu’il rencontrait, affolé par la vue de ces nuages qui se formaient soudain au-dessous de lui et fumaient en de blancs flocons sur le flanc des rocs, se rassérénait, à l’abri, entre ces murs.

Enfin, pour compenser l’horreur du paysage et des statues, pour atténuer même le comique des serviteurs de l’hôtel qui avaient des barbes de sapeurs et des vêtements d’enfants, les képis, les blouses grises à ceinturons, les culottes en tôle noire des élèves de l’institution Saint-Nicolas, à Paris, des âmes extraordinaires, des âmes divinement simples s’éployaient là.

Et Durtal se remémorait l’admirable spectacle auquel il avait, assisté, un matin.

Il était assis sur le plateau, à l’ombre glacée de l’église, regardant le cimetière devant lui et la houle immobile des monts. Tout au loin, dans le ciel, des grains coulaient, un à un, sur le liséré d’un chemin qui côtoyait des gouffres. Et, peu à peu, ces grains, d’abord sombres, s’éclairaient de tons voyants de robes, se précisaient en des clochettes de couleur surmontées d’une boule blanche, finissaient par se muer en une file de paysannes coiffées de bonnets blancs.

Et à la queue leu leu, elles débouchèrent sur la place.

Après s’être signées devant le cimetière, elles étaient allé boire un gobelet d’eau à la fontaine, puis avaient fait volte-face et Durtal, qui les dévisagea, vit ceci :

En tête, s’avançait une femme, centenaire au moins, très grande et encore droite, le chef couvert d’une sorte de capuce d’où s’échappaient, comme de la paille de fer, des frisures emmêlées de cheveux gris. Elle avait la face régredillée, telle qu’une pelure d’oignon, et elle était si maigre qu’au travers de sa peau, l’on apercevait, en la regardant de côté, le jour.

Elle s’agenouilla devant la première statue, et, derrière elle, ses compagnes, âgées de dix-huit ans pour la plupart, joignirent les mains, fermèrent les yeux et, lentement, elles changèrent.

Sous le souffle de la prière, l’âme, enfouie dans la cendre des préoccupations terrestres s’alluma, et le vent qui l’attisait la faisait éclairer, ainsi qu’une flamme intérieure, le derme opaque des joues, l’ensemble terne des traits.

Elle lissait le craquelé des rides, amortissait, chez les jeunes, la vulgarité du rose gercé des bouches, éclaircissait les pâtes bises des teints, débordait dans le sourire des lèvres qui s’entr’ouvraient en de silencieuses suppliques, en des baisers craintifs mais offerts, simplement, de si bon coeur, en des baisers rendus sans doute, dans une ineffable étreinte, par l’Enfant tant dorloté par elles depuis sa naissance et devenu, en grandissant depuis le martyre du Calvaire, le douloureux Époux !

Elles participaient peut-être un peu aux délices réservées à la Vierge, tout à la fois Mère et Épouse et aussi Servante extasiée d’un Dieu.

Et dans le silence, une voix, qui venait du lointain des âges, s’éleva et l’ancêtre dit : Pater noster... et toutes répétèrent l’oraison et montèrent, en se traînant sur les genoux, les gradins du chemin de croix dont les quatorze poteaux emmanchés de médaillons de fonte séparaient, en serpentant, les statues des groupes ; elles s’avançaient ainsi, restant sur la marche qu’elles avaient gravie, le temps de réciter leurs Ave, puis elles grimpaient, en s’appuyant sur les mains, l’autre marche. Et quand le rosaire fut débité, la vieille se redressa et, lentement, toutes la suivirent à l’église où elles prièrent longuement, prosternées devant l’autel ; et l’aïeule se releva, distribua l’eàu bénite à la porte, guida la troupe vers la fontaine où chacune but encore et elles partirent, sans échanger une parole, remontèrent, à la queue leu leu, l’étroit sentier, finirent comme les points noirs qu’elles étaient en venant, disparurent à l’horizon.

— Ces femmes sont depuis deux jours et deux nuits dans la montagne, dit un prêtre qui s’était approché de Durtal ; elles arrivent du fond de la Savoie et elles ont cheminé presque sans repos pour passer quelques minutes ici ; elles coucheront, ce soir, au hasard d’une étable ou d’une grotte et demain, elles reprendront, à la première heure, leur fatigant voyage.

Durtal était demeuré anéanti devant la splendeur radieuse de cette foi. C’était donc possible, hors de la solitude absolue et hors des cloîtres, dans le rancart de ces sommets et de ces gorges, parmi cette population de paysans âpres et durs, des âmes toujours jeunes, des âmes toujours fraîches, des âmes d’éternels enfants veillaient. Des femmes, sans même le savoir, vivaient de la vie contemplative, s’unissaient à Dieu, tout en bêchant, à des hauteurs prodigieuses, les pentes arides d’un petit champ. Elles étaient Lia et Rachel à la fois, Marthe et Marie ensemble ; et ces femmes croyaient naïvement, bonnement, ainsi que l’on crut au moyen âge. Ces êtres aux sentiments frustes, aux idées mal équarries, sachant à peine s’exprimer, à peine lire, pleuraient d’amour devant l’Inaccessible qu’elles forçaient, par leur humilité, par leur candeur, à se révéler, à se montrer à elles.

Ce qu’il était juste que la Vierge les choyât et les choisit entre toutes, celles-là, pour en faire ses préférées !

Ah ! c’est qu’elles sont dégrevées du poids affreux du doute, c’est qu’elles possèdent la nescience presque absolue du Mal ; mais est-ce qu’il n’y a point des âmes trop expertes, hélas ! dans la culture des fautes et qui trouvent néanmoins grâce devant Elle ? Marie n’a-t-elle pas aussi des sanctuaires, moins fréquentés, moins connus, mais qui ont quand même résisté à l’usure des siècles, à la vogue variée des âges, des églises très anciennes où Elle vous accueille quand, solitairement, sans bruit, on l’aime ? Et Durtal, revenu à Chartres, regardait, autour de lui, les gens qui attendaient, dans les tièdes ténèbres de la futaie sourde, le réveil de la Vierge pour l’aduler.

Avec l’aube qui commençait à poindre, elle devenait vraiment incohérente la forêt de cette église sous les arbres de laquelle il était assis. Les formes parvenues à s’ébaucher se faussaient dans cette obscurité qui fondait toutes les lignes, en s’éteignant. En bas, dans une nuée qui se dissipait, jaillissaient, plantés comme en des puits les étreignant dans les cols serrés de leurs margelles, les troncs séculaires de fabuleux arbres blancs ; puis la nuit, presque diaphane au ras du sol, s’épaississait, en montant, et les coupait à la naissance de leurs branches que l’on ne voyait point.

En levant la tête au ciel, Durtal plongeait dans une ombre profonde que n’éclairait aucune étoile, aucune lune.

En regardant, en l’air, encore, mais alors juste devant lui, il apercevait, au travers des fumées d’un crépuscule, des lames d’épées déjà claires, des lames, énormes, sans poignées et sans gardes, s’amenuisant à mesure qu’elles allaient vers la pointe ; et, ces lames debout à des hauteurs démesurées semblaient, dans la brume qu’elles tranchaient, gravées de nébuleuses entailles ou d’hésitants reliefs.

Et s’il scrutait, à sa gauche et à sa droite, l’espace, il contemplait, à des altitudes immenses, de chaque côté, une gigantesque panoplie accrochée sur des pans de nuit et composée d’un bouclier, colossal, criblé de creux, surmontant cinq larges épées sans coquilles et sans pommeaux, damasquinées sur leurs plats, de vagues dessins, de confuses nielles.

Peu à peu, le soleil tâtonnant d’un incertain hiver perça la brume qui s’évapora, en bleuissant ; et la panoplie pendue à la gauche de Durtal, au nord, s’anima, la première ; des braises roses, et des flammes de punch s’allumèrent dans les fossettes du bouclier, tandis qu’au-dessous, dans la lame du milieu, surgit, en l’ogive d’acier, la figure géante d’une négresse, vêtue d’une robe verte et d’un manteau brun. La tête, enveloppée d’un foulard bleu, était entourée d’une auréole d’or et elle regardait, hiératique, farouche, devant elle, avec des yeux écarquillés, tout blancs.

Et cette énigmatique moricaude tenait sur ses genoux une négrillonne dont les prunelles saillaient, ainsi que deux boules de neige, sur une face noire.

Autour d’elle, lentement, les autres épées encore troubles s’éclaircirent et du sang ruissela de leurs pointes rougies comme par de frais carnages ; et ces coulées de pourpre cernèrent les contours d’êtres sans doute issus des bords lointains d’un Gange : d’un côté, un roi jouant d’une harpe d’or ; de l’autre, un monarque érigeant un sceptre que terminaient les pétales en turquoises d’un improbable lis.

Puis, à gauche du royal musicien, se dressa un autre homme barbu, le visage peint au brou de noix, les orbites des yeux vides, couvertes par les verres de lunettes rondes, le chef ceint d’un diadème et d’une tiare, les mains chargées d’un calice et d’une patène, d’un encensoir et d’un pain ; et, à la droite de l’autre prince, arborant un sceptre, une figure, plus déconcertante encore, se détacha sur le corps bleuâtre du glaive, une espèce de malandrin, probablement évadé des ergastules d’une Persépolis ou d’une Suse, une sorte de bandit, coiffé d’un petit chapeau vermillon, en forme de pot à confiture renversé, bordé de jaune, habillé d’une robe couleur tannée, barrée dans le bas de blanc ; et cette figure gauche et féroce portait un rameau vert et un livre.

Durtal se détourna et sonda les ténèbres, devant lui ; et, à des hauteurs vertigineuses, à l’horizon, les épées luirent. Les esquisses que l’on pouvait prendre, dans l’obscurité, pour des gravures en saillie ou en creux sur le parcours de l’acier, se muèrent en des personnages drapés dans des robes à longs plis ; et, au point le plus élevé du firmament, plana, dans un pétillement de rubis et de saphirs, une femme couronnée, au teint pâle, vêtue de même que la Mauresque de l’allée Nord, de brun carmélite et de vert ; et, à son tour, elle présentait un enfant issu comme elle de la race blanche, serrant un globe dans une main et bénissant de l’autre.

Enfin, le côté encore sombre, le côté en retard du ciel, situé à la droite de Durtal, au bout de l’allée Sud, toujours brouillée par la bruine mal évaporée de l’aube, s’éclaira ; le bouclier, qui faisait face à celui du Septentrion, prit feu et, au-dessous, dans le champ buriné du glaive, dressé en vis-à-vis de l’épée contenant la royale Maugrabine, une femme aux joues un peu bistrées, une vague mulâtresse, parut, habillée de même que les autres, de vert myrte et de brun, tenant un sceptre et accompagnée, elle aussi, d’un enfant.

Et, autour d’elle, émergeaient des figures d’hommes, encore indécises, paraissant chevaucher, les unes sur les autres, semblant se bousculer dans l’espace restreint qu’elles occupaient.

Un quart d’heure se passa sans que rien se définît ; puis les formes vraies s’avérèrent. Au centre des épées qui étaient, en réalité, des lames de verre, des personnages se levèrent dans le grand jour ; partout, au mitan de chaque fenêtre allongée en ogive, des visages poilus flambèrent, immobiles, dans des brasiers et, ainsi que dans le buisson ardent de l’Horeb où Dieu resplendit devant Moïse, partout, dans les taillis de flammes, surgit, en une immuable attitude de douceur impérieuse et de grâce triste, la Vierge, muette et rigide, au chef couronné d’or.

Elle se multipliait, descendait des empyrées, à des étages inférieurs, pour se rapprocher de ses ouailles, finissait par s’installer à un endroit où l’on pouvait presque lui baiser les pieds, au tournant d’une galerie à jamais sombre ; et là, Elle revêtait un nouvel aspect.

Elle se découpait, au milieu d’une croisée, semblable à une grande plante bleue, et ses illusoires feuillages grenat étaient soutenus par des tuteurs de fer noirs.

Sa physionomie un tantinet cuivrée, presque chinoise, avec son long nez, ses yeux légèrement bridés, sa tête couverte d’un bonnet noir, nimbé d’azur, regardait fixement devant elle ; et le bas du visage, au menton court, à la bouche tirée par deux graves rides, lui donnait une apparence de femme souffrante, un peu morose. Et là encore, sous l’immémorial nom de Notre-Dame de la belle Verrière, Elle assistait un bambin vêtu d’une robe couleur de raisin sec, un bambin à peine visible dans le fouillis des tons foncés qui l’entouraient.

Celle que tous invoquaient était là, enfin. Partout, sous la futaie de cette cathédrale, la Vierge était présente. Elle paraissait être arrivée de tous les points du monde, sous l’extérieur des diverses races connues du moyen âge : noire, telle qu’une femme d’Afrique, jaune ainsi qu’une Mongole, teintée de café au lait comme une métisse, blanche enfin de même qu’une Européenne, certifiant de la sorte que Médiatrice de l’humanité tout entière, Elle était toute à chacun et toute à tous, assurant par la présence de ce Fils, dont le visage empruntait à chaque famille son caractère, que le Messie était venu pour rédimer indifféremment tous les hommes.

Et il semblait que, dans son ascension, le jour suivit la croissance de la Vierge et voulût naître dans le vitrail où Elle était encore enfant, dans cette allée du transept septentrional où gîtait sainte Anne, sa mère, à la face noire, flanquée de David, le roi à la harpe d’or, et de Salomon, le monarque à la fleur de lis bleu se détachant tous les deux, sur des fonds de pourpre préfigurant, l’un et l’autre, la royauté du Fils ; de Melchissédec, l’homme tiaré, tenant l’encensoir et le pain, et d’Aaron coiffé de l’étrange chapeau rouge, ourlé de jaune citron, représentant, par avance, ensemble, le sacerdoce du Christ.

Et, au bout de l’abside, tout en haut, c’était encore Marie triomphale, dominant le bois sacré, longée de personnages du Vieux Testament et de saint Pierre. C’était Elle aussi à l’extrémité du transept Sud, faisant vis-à-vis à sainte Anne, Elle, grandie, devenue Mère à son tour, environnée de quatre figures énormes portant, ainsi qu’au jeu du cheval fondu, quatre petits personnages sur leurs épaules : les quatre grands prophètes qui avaient annoncé la venue du Messie, Isaîe, Jérémie, Daniel et Ezéchiel, soulevant les quatre Évangélistes, exprimant naïvement ainsi le parallélisme des deux Testaments, l’appui que prête à la Nouvelle Loi, l’Ancienne.

Puis, comme si sa présence n’était pas assez fréquente, assez certaine ; comme si Elle eût désiré qu’en se tournant dans n’importe quelle direction, ses fidèles la vissent, la Vierge se posait encore, diminuée, à de moins importantes places, trônait dans l’umbo des boucliers, dans le coeur des grandes rosaces, finissait par ne plus rester à l’état d’image, par prendre corps, par se matérialiser en une statue de bois noir, par s’exhiber, vêtue d’une robe évasée, telle qu’une cloche d’argent, sur un pilier.

La forêt tiède avait disparu avec la nuit ; les troncs d’arbres subsistaient mais jaillissaient, vertigineux, du sol, s’élançaient d’un seul trait dans le ciel, se rejoignant à des hauteurs démesurées, sous la voûte des nefs ; la forêt était devenue une immense basilique, fleurie de roses en feu, trouée de verrières en ignition, foisonnant de Vierges et d’Apôtres, de Patriarches et de Saints.

Le génie du moyen âge avait combiné l’adroit et le pieux éclairage de cette église, réglé, en quelque sorte, la marche ascendante de l’aube, dans ses vitres. Très sombre, au parvis et dans les avenues de la nef, la lumière fluait mystérieuse et sans cesse atténuée le long de ce parcours. Elle s’éteignait dans les vitraux, arrêtée par d’obscurs évêques, par d’illucides saints qui remplissaient en entier les fenêtres aux bordures enfumées, aux teintes sourdes des tapis persans ; tous ces carreaux absorbaient les lueurs du soleil, sans les réfracter, détenaient l’or en poudre des rayons dans leur violet noir d’aubergine, dans leur brun d’amadou et de tan, dans leur vert trop chargé de bleu, dans leur rouge de vin, mêlé de suie, pareil au jus épais des mûres.

Puis, arrivé au choeur, le jour filtrait dans les couleurs moins pesantes et plus vives, dans l’azur des clairs saphirs, dans des rubis pâles, dans des jaunes légers, dans des blancs de sel. L’obscurité se dissipait, après le transept, devant l’autel ; au centre de la croix même, le soleil entrait dans des verres plus minces, moins encombrés de personnes, lisérés d’une marge presque incolore, traversée sans peine.

Enfin, dans l’abside figurant le haut de la croix, ruisselait de toutes parts, symbolisant la lumière qui inonde le monde, du sommet de l’arbre ; et alors ces tableaux demeuraient diaphanes, tout juste couverts de teintes souples, de nuances aériennes, encadrant d’une simple gerbe d’étincelles l’image d’une Madone moins hiératique, moins barbare que les autres, et d’un Enfant blanc qui bénissait, de ses doigts levés, la terre.

C’était partout maintenant, dans la cathédrale de Chartres, des bruits de sabots, des va-et-vient de jupes, des sonneries de messes.

Durtal quitta le coin du transept où il était assis, le dos appuyé à une colonne, et se dirigea sur la droite, vers un renfoncement où flambait une herse allumée de cires, devant la statue de la Vierge.

Et des pensions de petites filles, conduites par des religieuses, des troupes de paysannes, des hommes de la campagne débouchaient de toutes les avenues, se prosternaient devant la statue, puis s’approchaient du pilier pour le baiser.

La vue de ces gens suggérait à Durtal cette réflexion que leurs suppliques différaient de ces prières qui sanglotent dans l’ombre des soirs, de ces exorations des femmes éprouvées, consternées par les heures vécues du jour. Ces paysannes priaient moins pour se plaindre que pour aimer ; ces gens, agenouillés sur les dalles, venaient moins pour eux que pour Elle. Il y avait à ce moment une sorte de relais dans les gémissements, une espèce de grève des pleurs, et cette attitude concordait avec l’aspect spécial adopté par Marie, dans cette cathédrale ; Elle s’y présentait, en effet, surtout sous les traits d’une enfant et d’une jeune mère ; elle y était beaucoup plus la Vierge de la Nativité que la Notre-Dame des Sept-Douleurs. Les vieux artistes du moyen âge paraissaient avoir craint de la contrister en lui rappelant de trop pénibles souvenirs et avoir voulu témoigner, par cette discrétion, leur gratitude à Celle qui s’était constamment révélée, dans ce sanctuaire, la Dispensatrice des bienfaits, la Châtelaine des graces.

Durtal sentait vibrer en lui l’écho des oraisons tintées autour de lui par ces âmes éprises et il se l’ondait en la douceur caressante d’hymnes, ne réclamant plus rien, taisant ses désirs inexaucés, célant ses secrètes doléances, ne songeant qu’à souhaiter un affectueux bonjour à sa Mère auprès de laquelle il était revenu, après de si lointaines pérégrinations dans les pays du péché, après de si longs voyages.

Puis maintenant qu’il L’avait vue, qu’il Lui avait parlé, il se retirait, laissant la place à d’autres ; il retournait chez lui, afin de prendre un peu de nourriture et, embrassant, d’un dernier coup d’oeil, l’admirable église, récapitulant les simulacres guerriers des apparences : les formes de boucliers des rosaces, de lames d’épée des vitres, les contours de casques et de heaumes des ogives, la ressemblance de certaines verrières en grisaille résillées de plomb avec les chemises treillissées de fer des combattants, et, au dehors, contemplant l’un des deux clochers découpé en lamelles comme une pomme de pin, comme une cotte de mailles, il se disait qu’il semblait vraiment que les « Logeurs du bon Dieu » eussent emprunté leurs modèles aux belliqueux atours des chevaliers ; qu’ils eussent voulu perpétuer ainsi le souvenir de leurs exploits, en figurant partout l’image agrandie des armes dont les Croisés se ceignirent, lorsqu’ils s’embarquèrent pour aller reconquérir le Saint-Sépulcre.

Et l’intérieur même de la basilique paraissait exprimer, dans son ensemble, la même idée et compléter les symboliques effigies des détails, en arquant sa nef dont la voûte en fond de barque imitait la quille retournée d’un bateau, rappelait le galbe de ces navires qui firent voile vers la Palestine.

Seulement, à l’heure actuelle, ces souvenances d’un temps héroïque étaient vaines. Dans cette ville de Chartres où saint Bernard prêcha la seconde Croisade, le vaisseau demeurait pour jamais immobile, la carène renversée, à l’ancre.

Et au-dessus de la ville indifférente, la cathédrale seule veillait, demandait grâce, pour l’indésir de souffrances, pour l’inertie de la foi que révélaient maintenant ses fils, en tendant au ciel ses deux tours ainsi que deux bras, simulant avec la forme de ses clochers les deux mains jointes, les dix doigts appliqués, debout, les uns contre les autres, en ce geste que les imagiers d’antan donnèrent aux saints et aux guerriers morts, sculptés sur des tombeaux.




II

DEPUIS trois mois déjà, Durtal habitait Chartres. Revenu de la Trappe à Paris, il vécut dans un état d’anémie spirituelle affreux. L’âme gardait la chambre, se levait à peine, trainait sur une chaise longue, somnolait dans la tépidité d’une langueur que berçait encore le ronronnement de prières toutes labiales, d’oraisons se dévidant comme une machine détraquée dont le déclic part seul et qui tourne d’elle-même dans le vide, sans qu’on y touche.

Quelquefois cependant, pris de révolte, il parvenait à se tenir, à arrêter l’horlogerie déréglée de ses suppliques et il essayait alors de s’examiner, de se voir d’un peu haut, d’embrasser, d’un coup d’oeil, les perspectives confuses de son être.

Et devant ses demeures d’âme perdues dans les brumes, il songeait à une étrange association des révélations de sainte Térèse et des contes d’Edgar Poe.

Les salles de son château interne étaient vides et froides, cernées, de même que les chambres de la maison Usher, par un étang dont les brouillards finissaient par pénétrer, par fêler la coque usée des murs. Et il rôdait, solitaire et inquiet, dans ces réduits délabrés dont les portes closes n’ouvraient plus ; ses promenades en lui-même étaient donc circonscrites et le panorama qu’il pouvait contempler s’étendait, singulièrement rétréci, se rapprochait, presque nul. Il savait bien, d’ailleurs, que les pièces qui entouraient la cellule située au centre, celle réservée au Maître, étaient verrouillées, scellées par d’indévissables écrous, maintenues par de triples barres, inaccessibles. Il se bornait donc à errer dans les vestibules et dans les alentours.

A Notre-Dame de l’Atre, il était allé plus loin, s’était hasardé jusqu’aux enclos qui environnent la résidence du Christ ; il avait aperçu, à l’horizon, les frontières de la mystique et, sans force pour continuer sa route, il était tombé ; maintenant c’était lamentable car, ainsi que le remarque sainte Térèse, « dans la vie spirituelle, ne pas avancer, c’est reculer ». Et il était, en effet, revenu sur ses pas, gisait à moitié paralysé, non plus même dans les antichambres de ses domaines, mais dans leurs cours.

Jusque-là les phénomènes décrits par l’inégalable abbesse restaient exacts. Chez Durtal, les châteaux de l’âme étaient inhabités comme après un long deuil ; mais dans les pièces encore ouvertes, circulait, ainsi que la soeur de l’inquiétant Usher, le fantôme des péchés avoués, des fautes mortes.

Semblable au déplorable malade d’Edgar Poe, Durtal entendait avec terreur des frôlements de pas dans les escaliers, des cris plaintifs derrière les portes.

Et pourtant les revenants des vieux forfaits ne se formulaient qu’en des figures indécises, ne parvenaient pas à se coaguler, à prendre corps. Le méfait le plus obsédant de tous, celui qui l’avait tant torturé, le méfait des sens, se taisait enfin, le laissait calme. La Trappe avait déraciné les souches des anciennes luxures ; leur souvenir le hantait bien parfois, dans ce qu’il avait de plus affligeant, de plus ignoble, mais il les regardait passer, le coeur sur les lèvres, s’étonnant d’avoir été si longtemps la dupe de ces malpropres manigances, ne comprenant même plus la puissance de ces mirages, l’illusion de ces oasis charnelles, rencontrées dans le désert d’une existence, confinée à l’écart, dans la solitude et dans les livres.

Son imagination pouvait le supplicier, mais, sans mérite, sans lutte, par une grâce toute divine, il avait pu ne pas mésavenir depuis son retour du cloître,

Par contre, s’il était en quelque sorte éviré, s’il était absous du plus gros de ses peines, il voyait s’épanouir en lui une nouvelle ivraie dont la croissance s’était jusqu’alors dissimulée derrière les végétations plus touffues des autres vices. Au premier abord, il s’était jugé moins sous la dépendance des péchés, et moins vil ; et il était cependant aussi étroitement attaché au mal ; seulement la nature et la qualité des liens différaient, n’étaient plus les mêmes.

Outre cet état de siccité qui faisait que, dès qu’il entrait dans une église ou s’agenouillait chez lui, il sentait le froid lui geler ses prières et lui glacer l’âme, il discernait les attaques sourdes, les assauts muets d’un ridicule orgueil.

Il avait beau se tenir sur ses gardes, chaque fois il était surpris sans même avoir le temps de se reconnaître.

Cela commençait sous le couvert des réflexions les plus modérées, les plus bénignes.

A supposer, par exemple, qu’il eùt, en se privant, rendu à son prochain service, ou qu’il n’eût pas nui à une personne contre laquelle il se croyait des griefs, une personne qu’il n’aimait point, aussitôt se glissait, s’insinuait en lui une certaine satisfaction, une certaine gloriole, aboutissant à cette inepte conclusion qu’il était supérieur à bien d’autres ; et, sur ces sentiments de basse vanité, se greffait encore l’orgueil d’une vertu qu’il n’avait même pas conquise au prix d’efforts, la superbe de la chasteté, si insidieuse, celle-là, que la plupart des gens qui la pratiquent ne s’en doutent même pas.

Et il ne se rendait compte du but de ces agressions que trop tard, lorsqu’elles s’étaient précisées, lorsqu’il s’était oublié à les subir ; et il se désespérait de trébucher toujours dans le même piège, se disant que le peu de bien qu’il pouvait acquérir était rayé du bilan de sa vie par les insolentes dépenses de son vice.

Il s’exaspérait, se ratiocinait les vieilles démences, se criait, à bout de forces :

La Trappe m’a brisé ; elle m’a sauvé de la concupiscence, mais pour m’encombrer de maladies que j’ignorais avant d’avoir été opéré chez elle ! Elle qui est si humble, elle m’a augmenté la vanité et décuplé l’orgueil ; puis elle m’a laissé partir, si faible et si las, que jamais, depuis, je n’ai pu surmonter cette exinanition, jamais je n’ai pu prendre goût à la Réfection mystique qui m’est nécessaire, si je ne veux pas mourir à Dieu, pourtant !

Et pour la centième fois, il se questionnait : suis-je plus heureux qu’avant ma conversion ? et il devait cependant bien, pour ne pas se mentir, répondre oui ; il menait une vie chrétienne en somme, priait mal, mais priait sans relâche au moins ; seulement... seulement... Ah ! ses pauvres demeures d’âme étaient-elles assez vermoulues et assez arides ! Et il se demandait avec angoisse si elles ne finiraient pas, comme le manoir d’Edgar Poe, par s’effondrer subitement, en un jour de crise, dans les eaux noires de cet étang de péchés qui minait les murs !

Arrivé à ce point de ses rabâchages, forcément il déviait sur l’abbé Gévresin qui l’obligeait, malgré ses indésirs, à communier. Depuis son retour de Notre-Dame de l’Atre, ses relations avec ce prêtre s’étaient resserrées, étaient devenues tout intimes.

Il connaissait maintenant l’intérieur de cet ecclésiastique, émigré en plein moyen âge, loin de la vie moderne. Autrefois, quand il sonnait chez lui, il ne prêtait aucune attention à la servante, une femme âgée qui saluait, silencieuse, en ouvrant la porte.

Maintenant il fréquentait la singulière et l’affectueuse bonne.

La première entrevue eut lieu, un jour qu’il était allé voir l’abbé souffrant. Installée près du lit, elle avait des lunettes en vigie sur le bout de son nez et elle baisait, une a une, des images de piété ins’rées dans un livre vêtu de drap noir. Elle l’avait invité à s’asseoir, puis, fermant le volume et remontant ses lunettes, elle avait pris part à la conversation et il était sorti de cette chambre abasourdi par cette personne qui appelait l’abbé « père » et parlait, très simplement, ainsi que d’une chose naturelle, de son commerce avec jésus et avec les saints ; elle paraissait vivre en parfaite amitié avec eux, en causait ainsi que de compagnons avec lesquels on bavarde sans aucune gêne.

Puis la physionomie de cette femme, que le prêtre lui présenta sous le nom de Mme Céleste Bavoil, était pour le moins étrange. Elle était maigre, élancée et néanmoins petite. De profil, avec le nez busqué, la bouche dure, elle avait le masque désempâté d’un César mort, mais de face, la rigidité du profil s’émoussait dans une familiarité de paysanne, se fondait dans une mansuétude de placide nonne, en complet désaccord avec la solennelle énergie des traits.

Il semblait qu’avec le nez impérieux, le visage régulier, les dents blanches et menues, l’oeil noir, tout en lumières, trottinant, fureteur, tel que celui d’une souris, sous de magnifiques cils, cette femme dût, malgré son âge, rester belle ; il semblait au moins que l’union de pareils éléments dût marquer ce visage d’une étampe de distinction, d’une empreinte vraiment noble ; et pas du tout, la conclusion démentait les prémisses ; l’ensemble leurrait l’adhésion réunie des détails. Évidemment, ce déni provient, pensait-il, d’autres particularités qui contredisent l’entente des principales lignes ; d’abord, de la maigreur de ces joues couleur de vieux bois, semées, çà et là, de gouttes d’éphélides, de taches paisibles d’ancien son ; puis de ces bandeaux de cheveux blancs, couchés à plat sous un bonnet à ruches, enfin de cette modeste tenue, de cette robe noire mai fagotée, ondant sur la gorge et laissant voir l’armature du corset imprimée, au dos, en relief sur l’étoffe.

Il y a peut-être aussi, en elle, moins une mésalliance des traits qu’un contraste résolu entre la toilette et la mine, entre la figure et le corps, se disait-il.

En somme, en essayant de la condenser, elle sentait et la chapelle et les champs. Elle tenait donc de la soeur et de la paysanne. Oui, c’est presque exact, mais ce n’est cependant pas encore cela, reprenait-il ; car elle est moins digne et moins vulgaire, moins bien et mieux. Vue de derrière, elle est plus loueuse de chaises dans une église que nonne ; vue de devant, elle est beaucoup au-dessus de la terrienne. Il faut bien noter aussi que lorsqu’elle célèbre les saints, elle s’élève et diffère ; alors elle s’exhausse dans une flambée d’âme ; mais, toutes ces suppositions sont vaines, conclut-il, car je ne puis la définir sur une brève impression, sur un rapide aspect. Ce qui s’atteste certain, c’est que, tout en ne ressemblant pas à l’abbé, elle se dimidie, elle aussi, et se dédouble. Lui, a l’oeil ingénu, des prunelles de première communiante et la bouche parfois amère d’un vieil homme ; elle, est hautaine d’apparence et humble d’âme ; et par des signes opposés, par des traits autres, ils obtiennent le même résultat, un identique ensemble d’indulgence paternelle et de bonté mûre.

Et Durtal était retourné bien souvent les voir. L’accueil ne variait point, Mme Bavoil le saluait par l’invariable formule : « Voilà notre ami », tandis que le prêtre riait des yeux et lui pressait la main. Toujours, lorsqu’il voyait Mme Bavoil, elle priait ; devant ses fourneaux, lorsqu’elle ravaudait, lorsqu’elle époussetait le ménage, lorsqu’elle ouvrait la porte, partout, elle égrenait son rosaire, sans trêve.

La joie de cette servante, plutôt taciturne, consistait à glorifier la Vierge pour laquelle elle professait un culte ; et, d’autre part, elle citait, de mémoire, des morceaux d’une mystique un peu bizarre de la fin du seizième siècle, Jeanne Chézard de Matel, la fondatrice de l’ordre du Verbe Incarné, de cet institut où les moniales arborent un voyant costume, une robe blanche serrée par une ceinture de cuir écarlate à la taille, un manteau rouge et un scapulaire couleur de sang portant, brodé en soie bleue, dans une couronne d’épines, le nom de Jésus qu’accompagnent, avec un coeur en flammes percé de trois clous, ces mots : amor meus.

Durtal jugeait tout d’abord Mme Bavoil un peu toquée, regardait, tandis qu’elle débitait un passage de Jeanne de Matel sur saint Joseph, le prêtre qui ne bronchait point.

— Mais alors, Mme Bavoil est une sainte ? lui dit-il, un matin qu’ils étaient seuls.

— La chère Mme Bavoil est une colonne de prières, répondit gravement l’abbé.

Et, une après-midi, alors que Gévresin était à son tour absent, Durtal interrogea cette femme.

Elle raconta ses longs pèlerinages à travers l’Europe, des pèlerinages où elle s’était rendue pendant des années, à pied, en demandant l’aumône, le long des routes.

Partout où la Vierge possédait un sanctuaire, elle s’y transféra, un paquet de linge dans une main, un parapluie dans l’autre, une croix de fer-blanc sur la poitrine, un chapelet pendu à la ceinture. D’après un carnet qu’elle avait tenu à jour, elle avait fait ainsi dix mille cinq cents lieues à pied.

Puis l’âge était venu et elle avait, suivant son expression, « perdu de ses anciennes valeurs ». Le Ciel, qui lui fixait jadis, par des voix internes, l’époque de ces excursions, n’ordonnait plus maintenant ces déplacements. Il l’avait envoyée près de l’abbé Gévresin pour se reposer ; mais sa manière de vivre lui avait été indiquée une fois pour toutes ; en tant que coucher, une paillasse étendue sur des ais de bois ; en guise de nourriture, un régime champêtre et monacal comme elle, du lait, du miel et du pain — et encore, par les temps de pénitence, devait-elle substituer de l’eau au lait.

— Et vous ne consommez jamais d’autres aliments ?

— Jamais.

Et elle reprenait

— Ah ! notre ami, c’est que l’on me met en pénitence, Là-Haut, et gaiement elle se moquait d’elle-même et de son allure.

— Si vous m’aviez vue, lorsque je revenais d’Espagne où j’étais allé visiter Notre-Dame del Pilar, à Saragosse, j’étais une négresse ; avec mon grand crucifix sur la poitrine, ma robe qui ressemblait à celle d’une religieuse, on se disait de tous les côtés : « Qu’est-ce que cette bigote-là ? » J’avais l’air d’une charbonnière endimanchée ; on n’apercevait que du blanc de bonnet, de manchettes et de col ; le reste, la figure, les mains, les jupes, tout était noir.

— Mais vous deviez vous ennuyer à voyager ainsi seule ?

— Que non, notre ami, les saints ne me quittaient pas le long de la route ; ils me désignaient la maison où je recevais, pour la nuit, un gîte ; et j’étais sûre d’être bien accueillie.

— Jamais on ne vous a refusé l’hospitalité ?

— Jamais ; il est vrai que j’étais peu exigeante ; en voyage, je sollicitais simplement un morceau de pain et un verre d’eau — et, pour reposer, une botte de paille, dans l’étable.

— Et le père, comment l’avez-vous connu ?

— C’est toute une histoire ; imaginez que le Ciel me priva, par pénitence, de la communion, pendant un an et trois mois, jours pour jours. Lorsque je me confessais à un abbé, je lui avouais mes relations avec Notre Seigneur, avec la Vierge, avec les Anges ; aussitôt il me traitait de folle quand il ne m’accusait pas d’être possédée par le démon ; en fin de compte, il refusait de m’absoudre ; bien heureuse encore lorsqu’il ne me fermait pas brutalement, dès les premiers mots, le guichet du confessionnal, au nez.

Je crois bien que je serais morte de chagrin, si le Sauveur n’avait fini par avoir pitié de moi. Un samedi que j’étais à Paris, Il m’envoya à Notre-Dame-des-Victoires où le père était prêtre habitué. Lui, m’écouta, me soumit à de rudes et à de longues épreuves, puis il me permit de communier. Je retournai souvent le voir, en qualité de pénitente, puis la nièce qui tenait son ménage étant entrée en religion, je l’ai remplacée et voilà déjà près de dix ans que je suis sa gouvernante...

A plusieurs reprises, elle avait complété ces renseignements. Depuis qu’elle ne vagabondait plus à l’étranger et en province, elle fréquentait à Paris les pèlerinages qui avaient lieu en l’honneur de la Sainte Vierge et elle nommait les sanctuaires achalandés : Notre-Dame-des-Victoires, Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Bonne-Espérance à Saint-Séverin ; de Toute Aide à l’Abbaye aux Bois ; de Paix, chez les religieuses de la rue Picpus ; des Malades à l’église Saint-Laurent ; de Bonne Délivrance, une Vierge noire provenant de l’église Saint-Étienne des Grès, chez les dames Saint-Thomas de Villeneuve, rue de Sèvres ; et hors Paris, les madones de banlieue : Notre-Dame des Miracles à Saint-Maur ; des Anges à Bondy ; des Vertus à Aubervilliers ; de Bonne Garde à Longpont ; Notre-Dame de Spire, de Pontoise, etc. Une autre fois encore, comme il doutait de la sévérité des règlements que lui imposait le Christ, elle répliqua :

— Rappelez-vous, notre ami, ce qui advint à une grande servante du Seigneur, à Marie d’Agréda ; étant bien malade, elle céda aux instances de ses filles spirituelles et suça une bouchée de volaille ; mais elle en fut aussitôt réprimandée par Jésus qui lui dit : « Je n’aime pas que mes épouses soient délicates. »

Eh bien, je risquerais de m’attirer de pareils reproches, si j’essayais de toucher à un morceau de viande ou de boire une goutte de café ou de vin !

Il est pourtant bien évident, pensait Durtal, que cette femme n’est pas folle. Elle n’a rien, ni d’une hystérique, ni d’une démente ; elle est bien frêle et sèche, mais à peine nerveuse et, en dépit du laconisme de ses repas, elle se porte très bien, n’est même jamais souffrante ; elle est, de plus, femme de bon sens et ménagère admirable. Levée dès l’aube, après s’être approchée du Sacrement, elle savonne et blanchit elle-même le linge, fabrique les draps et les chemises, raccommode les soutanes, vit avec une économie incroyable, tout en veillant à ce que son maître ne manque de rien. Cette sagace entente de la vie pratique n’a aucun rapport avec les vésanies et les délires. Il savait encore qu’elle n’avait jamais voulu accepter de gages. Il est vrai qu’aux yeux d’un monde qui ne rêve que de larcins permis, le désintéressement de cette femme pouvait suffire pour attester sa déraison ; mais, contrairement à toutes les idées reçues, Durtal ne pensait pas que le mépris de l’argent impliquât nécessairement la folie et plus il y réfléchissait, plus il demeurait convaincu qu’elle était une sainte, une sainte pas bégueule, indulgente et gaie !

Ce qu’il pouvait constater aussi, c’est qu’elle était très complaisante pour lui ; dès sa rentrée de la Trappe, elle l’avait, de toutes les manières, aidé, lui raccordant le moral quand elle le voyait triste, allant, malgré ses protestations, passer en revue ses vêtements lorsqu’elle soupçonnait qu’il y avait des sutures à opérer, des boutons à coudre.

Cette intimité était devenue encore plus complète, depuis l’existence mitoyenne qu’ils avaient, tous les trois, menée en voyage, alors que Durtal les avait, sur leurs instances, accompagnés à la Salette. Et subitement, cet affectueux train-train faillit cesser. L’abbé s’éloignait de Paris.

L’évêque de Chartres venait de mourir et son successeur était l’un des plus vieux amis de Gévresin. Le jour où l’abbé Le Tilloy des Mofflaines fut promu à l’épiscopat, il supplia Gévresin de le suivre. Ce fut, pour le vieux prêtre, un rude débat. Il se sentait malade, fatigué, propre à rien, désirait, au fond, ne plus bouger, et, d’un autre côté, il manquait de courage pour refuser à Mgr des Mofflaines son pauvre concours. Il tenta d’attendrir, sur sa vieillesse, le prélat qui ne voulut rien entendre, concéda seulement qu’il ne le nommerait pas vicaire général, mais simple chanoine. Gévresin secouait toujours doucement la tête. Enfin l’évêque eut le dessus, en faisant appel à la charité de son ami, en affirmant qu’il devait accepter, au besoin, ce poste, ainsi qu’une mortification, qu’une pénitence.

Et quand le départ fut résolu, ce fut au tour de l’abbé à investir Durtal, à le décider de quitter Paris pour aller s’installer auprès de lui, à Chartres.

Encore qu’il fut navré de ce départ qu’il avait d’ailleurs combattu de son mieux, Durtal regimbait, refusait de s’ensevelir dans cette ville.

— Mais voyons, notre ami, fit Mme Bavoil, je me demande pourquoi vous vous entêtez à vouloir vous terrer ici ; vous y vivez en pleine solitude, dans vos livres. Vous vivrez de même avec nous.

Et, comme à bout d’arguments, après une charge à fond de train contre la province, Durtal répliquait :

— Mais à Paris, il y a les quais, il y a Saint-Séverin, Notre-Dame, il y a de délicieux couvents...

L’abbé riposta :

— Vous trouverez aussi bien à Chartres ; vous y aurez la plus belle cathédrale qui soit au monde, des monastères tels que vous les aimez et, quant aux livres, votre bibliothèque est si bien fournie, qu’il me paraît difficile que vous puissiez, en flânant sur les quais, l’accroître. D’ailleurs, vous le savez mieux que moi, l’on ne déniche aucun livre de la catégorie de ceux que vous cherchez, dans les boîtes. Ces volumes-là ne figurent que sur des catalogues de librairie et, dès lors, rien n’empêche qu’on vous les envoie partout où vous serez.

— Je ne vous dis pas... mais il y a autre chose sur les quais que des bouquins ; il y a des bibelots à regarder, la Seine, il y a un paysage...

— Et bien ! si la nostalgie vous vient de cette promenade, vous prendrez le train et longerez, pendant toute une après-midi, les parapets du fleuve ; il est facile d’aller de Chartres à Paris ; vous avez, soir et matin, des express qui effectuent le trajet en moins de deux heures.

— Et puis, s’écria Mme Bavoil, il s’agit bien de cela ! Ce dont il s’agit, c’est d’abandonner une ville semblable à une autre pour habiter le territoire même de la Vierge. Songez que Notre-Dame de Sous Terre est la plus antique chapelle que Marie ait en France ; songez que l’on vit près d’Elle, chez Elle et qu’Elle vous comble de grâces !

— Enfin, reprit l’abbé, cet exil ne peut contrarier en rien vos projets d’art. Vous voulez écrire des vies de saints ; ne les travaillerez-vous pas mieux dans le silence de la province que dans le brouhaha de Paris ?

— La province... la province ! d’avance, elle m’accable, s’écria Durtal. Si vous vous doutiez de l’impression qu’elle me suggère et sous quelle apparence d’atmosphère et sous quel aspect d’odorat elle se présente ! Tenez, vous connaissez, dans les vieilles maisons, ces grands placards à deux battants dont l’intérieur est tendu de papier bleu toujours humide. Eh bien ! je m’imagine, au seul mot de province, en ouvrir un et recevoir en plein visage la bouffée de renfermé qui en sort ! — et si je veux parachever cette évocation, par la saveur, par le flair, je n’ai qu’à mâcher ces biscuits que l’on fabrique maintenant avec je ne sais quoi et qui sentent la colle de poisson et le plâtre sur lequel il a plu, dès qu’on y goûte ! que je mange de cette pâte fade et froide en reniflant un relent d’armoire et aussitôt la cinéraire image d’un district perdu me hante ! Évidemment votre Chartres pue ça !

— Oh ! oh ! s’exclama Mme Bavoil — mais vous n’en savez rien puisque vous n’avez jamais visité cette ville !

— Laissez-le dire, fit l’abbé qui riait. Il reviendra de ces préventions. Et il ajouta :

— Expliquez ces inconséquences ; voici un Parisien qui aime si peu sa cité qu’il choisit, pour y habiter, le coin le moins bruyant, le plus obscur, celui qui ressemble le plus à un quartier de province. Il a horreur des boulevards, des promenades fréquentées, des théâtres ; il se confine en un trou et se bouche les oreilles pour ne pas entendre les rumeurs qui l’entourent ; et alors qu’il convient de perfectionner ce système d’existence, de mûrir dans un silence authentique, loin des foules, alors qu’il importe de renverser les termes de sa vie, de devenir, au lieu d’un provincial de Paris, un Parisien de province, il s’ébaubit et s’indigne !

— Le fait est, pensait Durtal une fois seul, le fait est que la capitale m’est sans profit. Je n’y vois plus personne et je serai réduit à une solitude encore plus absolue quand mes amis l’auront quittée. Au fond, je serais tout aussi bien à Chartres ; j’y étudierais à l’aise, dans un milieu paisible, dans les parages d’une cathédrale autrement intéressante que Notre-Dame de Paris et puis... et puis... une autre question dont l’abbé Gévresin ne parle pas mais qui m’inquiète, moi, se pose. Si je demeure seul, ici, il me faudra chercher un nouveau confesseur, errer dans les églises, de même que j’erre dans la vie matérielle, à la recherche des restaurants et des tables d’hôte. Ah ! non ! j’ai assez à la fin de ces au jour le jour de nourritures corporelles et morales ! j’ai mis mon âme dans une pension qui lui plaît, qu’elle y reste !

Enfin il y a encore un argument. Je vivrai à meilleur compte à Chartres et là, en ne dépensant pas plus qu’ici, je pourrai m’installer confortablement, manger les pieds sur mes chenêts, être servi !

Et il avait fini par se résoudre à suivre ses deux amis, avait arrêté un assez vaste logement en face de la cathédrale — et lui, qui avait toujours été si à l’étroit dans de minuscules pièces, il savourait enfin la joie provinciale des vastes chambres, des livres étalés sur les murs, à l’aise.

De son côté, Mme Bavoil lui avait découvert une servante familière et bavarde, mais brave femme au fond et pieuse. Et il avait commencé sa nouvelle existence dans l’étonnement continu de cette extraordinaire basilique, la seule qu’il ne connût point, sans doute parce qu’elle était située près de Paris et que semblable à tous les Parisiens, il ne se dérangeait guère que pour effectuer de plus longs voyages. Quant à la ville même, elle lui parut dénuée d’intérêt, ne possédant qu’une promenade intime, un petit quai où, dans le bas des faubourgs, près de la porte Guillaume, des lavandières chantent, en savonnant, devant un cours d’eau qu’elles fleurissent avec des touffes irisées de bulles.

Aussi, prit-il la décision de ne sortir que le matin dès l’aube ou le soir ; alors, il pouvait rêvasser, seul, dans une ville qui était, l’après-midi déjà, à peu près morte.

L’abbé et sa gouvernante étaient, eux, installés dans l’évêché même, à l’ombre de l’abside de la cathédrale. Ils occupaient, au-dessus d’écuries abandonnées, un premier et unique étage, composé d’une série de pièces froides et carrelées que l’évêque avait fait remettre à neuf.

Quelque temps après leur arrivée à Chartres, l’abbé avait répondu à Durtal qui le voyait soucieux :

— Oui, sans doute, je traverse un moment difficile ; j’ai à dissiper des préventions... je m’y attendais d’ailleurs ; et c’était encore là un des motifs pour lesquels je désirais ne point quitter Paris... mais la Sainte Vierge est si bonne... déjà tout s’arrange...

Et Durtal insistant :

— Vous pensez bien, dit-il, que la nomination d’un chanoine étranger au diocèse n’a pas été considérée d’un oeil indifférent par le clergé de Chartres. Cette méfiance envers le prêtre inconnu qu’un nouvel évêque amène est bien naturelle, en somme ; l’on craint forcément qu’il ne joue auprès du prélat le rôle plus ou moins occulte d’une Éminence grise ; aussi tous se tiennent sur leurs gardes et ils filtrent au tamis ses moindres paroles, épluchent ses moindres actes.

— Puis, fit Durtal, n’est-ce pas une bouche de plus à nourrir sur la maigre pitance que l’État concède ?

— Pour cela, non. je ne touche aucun bénéfice et par conséquent je ne lèse les intérêts de personne ; je ne l’eus pas accepté, d’ailleurs. Le seul avantage que je retire de ma présence auprès de Sa Grandeur c’est de ne point avoir de loyer à payer, puisque je suis logé gratuitement dans les dépendances de l’évêché.

Je n’aurais pu être salarié, du reste, car le traitement dévolu par le gouvernement aux chanoines n’existe plus depuis une loi de finance du 22 mars 1885 qui a décidé la suppression de ces émoluments par voie d’extinction. N’émargent donc sur les fonds destinés aux besoins du culte que ceux qui étaient titulaires de la place avant la promulgation de la loi ; ils vont, s’éteignant peu à peu, et l’on prévoit aisément le moment où aucun chanoine ne sera plus rétribué par l’État. Dans certains diocèses, l’on remplace ces subsides perdus par l’argent d’une fondation pieuse ou, si vous aimez mieux, d’une prébende. Il n’y en a point à Chartres. Tout au plus, le chapitre dispose-t-il d’un vague pécune qu’il partage entre ceux auxquels on ne confie aucun emploi, ce qui leur fournit, bon an, mal an, par tête, une somme d’environ trois cents francs et c’est tout.

— Il n’y a donc pas de casuel pour les chanoines ?

— Pas.

— Je me demande alors de quoi ils vivent ?

— S’ils n’ont aucune fortune, ils vivent plus pauvres que les derniers des ouvriers à Chartres. La plupart végètent ; les uns célèbrent la messe dans des communautés, sont aumôniers de couvents, mais cela ne rapporte presque rien, deux cents, deux cent cinquante francs peut-être. Un autre remplit les fonctions de secrétaire général de l’évêché, ce qui lui vaut un appartement et des gages qui peuvent s’élever à six cents francs. Un autre encore dirige la Semaine religieuse, la Voix de Notre-Dame de Chartres, et est supérieur de la maîtrise ; quelques-uns enfin sont commis dans les bureaux de l’ordinaire. Chacun s’ingénie, en résumé, à se procurer un gîte et à manger du pain.

— Au fond, qu’est-ce, au juste, qu’un chanoine, en quoi consistent ses attributions, quelles sont ses origines ?

— Ses origines ? elles s’égarent dans la nuit des âges. On croit savoir que des collèges de chanoines existaient sous Pépin le Bref ; on n’ignore pas, du moins, que, sous le règne de ce roi, saint Chrodegang, évêque de Metz, assembla tous les clercs de son église, les obligea de demeurer ensemble, dans une maison commune, ainsi que dans un cloître, et les assujettit à une règle que Charlemagne rappela dans ses Capitulaires. — Ses attributions ? elles consistent à célébrer solennellement les offices canoniaux et à diriger les processions. En conscience, tout chanoine est forcé d’abord de résider dans le lieu où est située l’église dont il est un des mandataires ; ensuite d’assister aux heures canoniales qui s’y célèbrent ; enfin de participer aux réunions que tient le chapitre, à certains jours.

Pour dire la vérité, leur rôle est maintenant à peu près nul. Le Concile de Trente les nommait « Senatus Ecclesioe », le Sénat de l’Église ; ils étaient alors le conseil nécessaire de l’évêque. Aujourd’hui, les prélats ne les consultent même plus. Ils ne retrouvent une parcelle de leurs anciennes prérogatives que lorsque le siège pastoral devient vacant.

Alors, le chapitre supplée l’évêque et encore ses droits sont-ils singulièrement restreints !

Comme il n’a point le caractère épiscopal, il ne peut exercer aucun des pouvoirs qui en dépendent. Il ne saurait par conséquent conférer les ordres ou donner la confirmation.

— Et si la vacance se prolonge ?

— Alors il prie l’évêque d’un diocèse voisin d’ordonner les séminaristes ou de confirmer les enfants qu’il lui présente. En somme, vous le voyez, ce n’est pas un seigneur de grande importance qu’un chanoine !

Je ne parle pas ici, bien entendu, des chanoines honoraires ou des chanoines d’honneur. Ceux-là n’ont aucune obligation à remplir ; ils sont pourvus d’un simple titre honorifique qui leur permet de porter la mosette, avec l’agrément de leur évêque, dans le cas très fréquent où ils font partie d’un autre diocèse.

Quant au chapitre même de Chartres, il aurait été fondé au sixième siècle par saint Lubin. Il était alors composé de soixante-douze chanoines et le nombre s’accrut encore, car lorsque la Révolution survint, il s’élevait au chiffre de soixante-seize et comptait dix-sept dignitaires : le doyen, le sous-doyen, le chantre, le sous-chantre, le grand archidiacre de Chartres, les archidiacres de Beauce-en-Dunois, de Dreux, du Pincerais, de Vendôme, de Blois, le chambrier, le chancelier, les prévôts de Normandie, de Mézangey, d’Ingré, d’Anvers et le chefcier. Nobles et riches, pour la plupart, ces prêtres formaient une pépinière d’évêques et, possesseurs de toutes les maisons qui entourent la cathédrale, ils vivaient indépendants dans leur cloître, étudiant l’histoire, la théologie, le droit canon... A l’heure actuelle, c’est une vraie déchéance... L’abbé se tut et secouant la tête, il reprit :

Pour en revenir à mes moutons, j’ai naturellement un peu souffert de la froideur que l’on me montra, dès mon arrivée dans cette ville. Je vous l’ai dit, j’avais bien des appréhensions à rassurer. J’y suis parvenu, je crois. Puis je loue Dieu de m’avoir prêté un auxiliaire précieux en la personne d’un vicaire de la cathédrale qui m’a vaillamment servi auprès de mes confrères, l’abbé Plomb, vous le connaissez ?

— Non.

— C’est un prêtre intelligent, très lettré, qui adore la mystique, qui est très au courant de la cathédrale dont il raffole et dont il a scruté tous les coins.

— Ah mais ! il m’intéresse ce vicaire-là ! voyons, il figure peut-être parmi ceux que j’ai déjà remarqués ; comment est-il ?

— Un petit, jeune, pâle, un peu grêlé, coiffé de cheveux coupés en brosse, ayant des lunettes, reconnaissables à cette particularité : la branche, posée sur le nez, a la forme d’une anse, ou, si vous aimez mieux, dessine l’arc des deux jambes d’un cavalier chevauchant sa monture.

— C’est celui-là ! — Et quand il fut seul, Durtal rumina, songeant à ce vicaire qu’il avait aperçu souvent dans l’église ou sur la place.

Certes, fit-il, on risque toujours de se tromper lorsqu’on apprécie les gens sur les apparences, mais combien la vérité de ce lieu commun apparaît extraordinaire, quand il s’agit du clergé !

Cet abbé Plomb, il a l’air d’un sacristain effaré ; il bâille à l’on ne sait quelles corneilles ; et il semble si mal à l’aise, si jean-jean, si gauche... et il serait un lettré, aimant la mystique et amoureux de la cathédrale.

Décidément, il est sage de ne pas peser un ecclésiastique sur sa mine. Maintenant que je suis destiné à vivre dans ce monde-là, il importe que je m’allège de tout préjugé, que j’attende de bien connaître les prêtres de ce diocèse, avant de me permettre de les juger.