Le Musée des Deux Mondes, 15 novembre 1876.

CARNET D’UN VOYAGEUR
A BRUXELLES

QUÉVY, visite de la douane belge ! tout le monde descend ! — Cinq heures du matin sonnent au cadran de la gare ! — Les portes des wagons s’ouvrent. — Aux lueurs hâves du jour, des femmes aux yeux cernés de lilas et de bistre, les joues pâles de sommeil, le dos grelottant sous les plis du châle, descendent et s’engouffrent pêle-mêle, dans la salle des visites. Les cadenas et les serrures des malles grincent, les gabelous de Flandre effleurent à peine du bout des doigts le linge tassé sur les chaussettes et les bottes. — Au buffet, les femmes avalent un bouillon, les hommes se secouent et allument un cigare, les enfants geignent ; harassés, l’on s’empile dans un nouveau train, et à six heures moins dix minutes, l’on débarque à Bruxelles, gare du Midi.

La grande place de la ville s’éveille. — Les lucarnes à volutes s’entr'ouvrent. — L’or des colonnades se ravive, les festons et les rinceaux des fenêtres luisent au soleil qui se joue dans les rideaux cramoisis d’un vannier. — Toute la place s’enlève avec ses pignons dentelés, ses statues de pierre, ses faîtes à guillochages, sur l’outremer violi du ciel. — Les portes baillent décloses, les commissionnaires tiennent leurs assises au pied de la maison du Cygne, les chiens attelés aux charrettes tirent la langue et trottent ou se couchent, allongés, le museau entre les deux pattes.

Des fanfares éclatent, des bataillons d’orphéonistes, précédés d’une bannière sur la hampe de laquelle claquètent des colliers de médailles, soufflent à en mourir dans des pistons et dans des bugles ; les galopins courent et crient, les femmes jacassent, les hommes hurlent, au milieu des haquets qui roulent, clamant : eh ! hop ! et des diligentes qui cheminent cahin-caha, sacrant, jurant, sonnant du fouet, dans ce flux et reflux de foule.

J’ai suivi les musiciens. — Nous sommes arrivés dans les quartiers bas de la ville, un lacis de sentes et de rues qui s’enchevêtrent et ne se débrouillent que près des quais aux bois et à la chaux. — La Senne, large d’une enjambée, semble un ruban vert jeté au bas d’un ravin de briques roses. Cà et là des barques goudronnées pullulent d’enfants qui sautent sur les passerelles, gravissent de monstrueux bûchers de bois, jouent à cache-cache derrière d’énormes billes de campêche et de santal. — La population fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale ; une haie de maisons longe le canal, creusées de boutiques où se vendent à l’encan des quartiers de viandes, couleur de pourpre, relevée cà et là par l’or pâle des graisses ; plus loin, près d’un sentier où l’on calfate et radoube des barques, une séquelle de masures titube et va tomber dans l’eau : ce sont des débits de cordages et de gaffes, des estaminets, des fruiteries où l’on vend des endives et des choux rouges, des décrochez-moi-ça où flottent sur des tringles les vareuses écarlates des matelots.

Les braillards ont fait halte dans une brasserie. — Les fritures grésillent sur un feu de sarments, le faro pétille dans les verres, une insupportable odeur de schiste répandu, de goudron qui cuit, de bois qui se mouille, de victuailles qui graillonnent, de moules qui bouent et de tabac qui grille, s’élève des maisons. J’ai fui, et retraversant Bruxelles, d’un bout à l’autre, j’ai déambulé au travers du quartier Léopold et j’ai atteint le musée Wiertz.

Quelle oeuvre étrange que celle de ce peintre ! Du grandiose et du puéril, des trouvailles inouïes et des trucs désolants, du génie par endroits, de l’insanité par d’autres !

Ici des trompe-l’oeil : un cadavre enterré vivant et soulevant de sa main crispée le couvercle de la bière ; une mère fricassant son petit garçon et le dévorant ; des nudités ivoirines, debout ou couchées ; un détestable tryptique, des tableautins sans valeur, et là, quatre merveilles qui resplendissent sur des toiles hautes de cent coudées!

« Les Grecs et les Troyens se disputant le cadavre d’Hector, le Phare du Golgotha, la Révolte des enfers contre le ciel, le triomphe du Christ, » sont de purs chefs-d’oeuvre, et cependant celui qui les a brossés va verser dans la démence, et il en arrivera à vouloir exprimer avec un pinceau les sensations d’une tête tombée sous la guillotine !

Folie ! folie ! que les théories humanitaires, introduites dans la peinture ! Folie que la psychologie expliquée par le vert et le rouge ! Folie que l’art n’ayant pour but que la réforme des sociétés vieillies ! L’art n’a rien à démêler avec tous ces systèmes. Baudelaire l’a dit excellemment : une oeuvre d’art se suffit à elle-même ; elle ne doit jamais avoir besoin d’un secours extérieur.

Je commence à me faire au faro, moins au lambic, pas du tout à la bière de Dielst. Ereinté, fourbu, las d’avoir regardé ces armées de monuments, ces bâtisses en pierre bleue, agrémentées d’espions aux fenêtres, je suis allé m’échouer à la maison des Brasseurs. C’est une salle immense, meublée de chaises et de tables ; les pompes à bière manoeuvrent sans relâche, un peuple de femmes engloutit des pintes et dévore, en les trempant de sel, des oeufs durs ou mollets dont les coques crient sous les pieds ; les hommes fument éperdûment des pipes en terre calcinée ; une petite servante galope au travers des tables, un vieillard claironne en se mouchant, un bébé piaille, le patron surveille le jet des gaz et, à la porte, accroupies sur des marches, des pauvresses vendent aux buveurs qui entrent des anguilles fumées et des crabes.

Les rues sont mal éclairées, le soir ; la place est noire, les avenues désertes, toute la vie de Bruxelles se réfugie sur la place de la Monnaie et dans les galeries Saint-Hubert. Au demeurant, ces longs couloirs coiffés de vitres avec leurs quelques girandoles de lumières, leurs cafés foisonnant d’étrangers et de filles, leurs marchands de tabacs de Roisin et de Richemond, leurs officines à journaux, leurs débits d’écume, leurs éventaires de parapluies et de cols, n’a rien qui me charme. — On dirait en plus grand de la galerie du Palais-Royal à Paris, — et cependant, si l’on ne veut s’enterrer tout vif dans un théâtre, aux écoutes d’une pièce mille fois ressassée dans toutes les banlieues de France, à l’aide de quels philtres, à l’aide de quels dictames opiacés, peut-on parvenir à tuer l’interminable soirée ? Et puis le coucher est attristant, car la chambre se compose d’un plancher, de quatre murs tendus de papier à losanges et à fleurs, d’une porte et d’une croisée à guillotine. Comme objets d’art, le portrait de Léopold 1er, le feu roi et celui de sa femme, « de sa dame » comme disent les Bruxellois. Sur la cheminée, une glace à cadre noir et à filets d’or et sur la tablette de marbre, une pelote du velour grenat ou des coquillages ; pour draps des serviettes, un traversin énorme qui occupe la moitié du lit ; vous entrez dans la couchette, tout fuit, et le matin vous vous retrouvez presque nu sur le matelas, le drap roulé sous vous, en corde.

Il a fait ce matin un temps abominable. — La pluie n’a cessé de tomber, un navrant crépuscule enveloppe toute la ville. — De la boue jusqu’à la cheville, des flaques d’eau sur les trottoirs mal cuirassés d’asphalte. Pas un rais de soleil, pas une trouée bleu dans cette étendue d’un gris morne.

Je me suis réfugié à Sainte-Gudule. Hélas ! des Anglais m’y ont précédé. Ils jabotent tout haut, une lunette en sautoir, un Baedeker en main. Les vitraux qui, la veille, éclataient sous une poussée de lumière, avec leurs pâles princesses agenouillées dans la pourpre et l’or, me semblent assombris et aussi tristes que ce temps horrible. Je vais admirer la chaire sculptée par Verbrugen d’Anvers, mais le suisse, qui s’incline devant l’autel, contrit, et la pointe de sa hallebarde en bas, se relève et, rogue, m’invite à sortir, l’église ne pouvant être visitée pendant les offices.

Et la pluie tombe à torrents ! Que faire ? où aller sinon dans cet admirable musée Royal où se trouve le tableau de Breughel d’Enfer : « La Chute des anges rebelles. » — C’est un étonnant culbutis de monstres : grenouilles s’ouvrant, à deux pattes, un ventre gonflé d’oeufs, chauves-souris, coiffées de têtes de femmes, papillons poussiéreux et papillons blafards qui se terminent en queue d’artichaut, phoque couronné de perles et dont les pattes s’emmanchent dans des ventres de pastèques, poissons volants, calebasses à figures d’homme, viole d’amour armée de bras en tulipes et de jambes en pinces de homard, groins de porcs jetés sur des corps de cigognes : tout cela grouille, dégringole, tapage, cabriole et hurle sur un panneau de un mètre cinq !

Ah ! la journée s’écoule en dépit des rafales et des crevées de pluie ! Le soleil qui semblait éteint là, haut, resplendit fulgurant et radieux sur les toiles de Rubens et d’Hobbéma ! Je passe en revue les Brauwer, les Ostade, les Van Eyck, les Bouts, et je reviens, comme fasciné, devant le joujou de Bruxelles, le non-pareil Jordaens, la magique allégorie de la Fécondité.

O l’attirante merveille que cette nymphe accroupie, vue de profil, nue, souriante, se jouant dans la lumière qui caresse sa nuque chevelée d’or, se glisse sur les épaules, suit l’ondulement des reins et se perd dans les jambes qui se replient dans l’ombre !

La prestigieuse beauté que celle de sa compagne qui, debout et vue de dos, se découpe, rose et blanche, vis-à-vis d’une déesse vêtue de rouge et tenant en main une grappe de raisins aux bleuissements pourprés ! Que dire de ce groupe superbe, de ces yeux tisonnés, de ces bouches trempées de vermillon, de ces chairs qui frémissent de vie ? Comment dépeindre ce groupe de satyres folâtres et ce vieil aegypan velu, dressant sur ses jambes de bouc un corps ventru d’ivrogne et sa tête joyeuse que chevauche un petit faune dont les cornes pointent ? Une énorme gerbe de frondaisons et de fruits croule sur le dos d’un Sylvain accroupi, une avalanche de toutes les gloires de l’automne, depuis les pampres rougis et rouillés jusqu’aux ramures qui s’empourprent et se dorent, jusqu’aux fruits qui éclatent, mûris et crevant de jus !

Et les jours passent et les semaines s’écoulent avec leurs alternances de soleil et de grêle. J’ai épuisé toutes les joies de la ville, j’ai mangé des monceaux de beefsteaks aux pommes, je me suis régalé de menus hachis et de béatilles, j’ai goûté à toutes les bières, blondes, brunes ou noires, voire même à celles de Louvain, douceâtres et troubles, j’ai subi le tutoiement du premier venu ; j’ai, maintes fois, salué le mignon poupin de bronze, le manneken-pis, j’ai parcouru des sentes inexplorées comme celle du pays de Liège, qui se tortille, fumeuse et noire, avec son pavé de fumier coulant ; il ne me restait plus qu’à faire ma malle, passer sans encombre à la douane de France et débarquer à cinq heures et demie du soir à Paris, gare du Nord.

J.-K. HUYSMANS.



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