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Echo de Paris, 10 novembre 1897.


’Une Carmélite.’


Marguerite Van Valckenissen, en religion Marie-Marguerite des Anges, naît, le 26 mai 1605, à Anvers, pendant les guerres qui désolent la Flandre, au moment même où le prince Maurice de Nassau investit la ville. Dès qu’elle sait épeler, ses parents la mettent en pension dans un couvent de dominicaines, situé près de Bruxelles. Son père meurt; sa mère la retire de couvent, la confie aux ursulines blanches de Louvain et décède à son tour; elle reste orpheline à l’âge de quinze ans.

Son tuteur la déplace encore et la transfère chez les carmélites de Malines; mais la lutte entre les Espagnols et les Flamands se rapproche des territoires que traverse la Dyle, et l’on enlève, une fois de plus, Marie-Marguerite de son monastère pour l’envoyer chez les chanoinesses de Nivelles.

Toute son enfance est, en somme, un chassé-croisé de cloîtres.

Elle se plaisait dans ces maisons, au Carmel surtout où elle endossait la haire et s’astreignait à la plus rigoureuse des disciplines; et la voilà qui, au sortir de la stricte clôture, échoue en un plein milieu mondain. Ce chapitre de chanoinesses, qui devait la former à la vie mystique, était une de ces institutions quarteronnes, ni tout à fait blanches, ni tout à fait noires, une métisse issue d’une religion profane et d’un laïquat pieux. Ce chapitre, exclusivement recruté parmi des femmes riches et nobles et dont l’abbesse, nommée par le souverain, prenait le titre de princesse de Nivelles, menait une existence frivole et dévote, étrange. Outre que ces demi-nonnes pouvaient se promener quand bon leur semblait, elles avaient le droit de vivre pendant un certain temps dans leur famille et même de se marier, après avoir obtenu le consentement de l’abbesse.

Le matin, celles qui voulaient bien résider dans l’abbaye se couvraient d’un costume monastique pendant les offices, puis, ces exercices terminés, elles quittaient la livrée conventuelle, revêtaient les robes de gala, les ballons et les coques, les vertugadins et les fraises à la mode dans ce temps-là, et elles se rendaient au salon où affluaient les visites.

La pauvre Marie abomina la dissipation de cette vie qui ne lui permettait plus d’être seule avec son Dieu. Assourdie par ces caquetages, honteuse de s’accoutrer de toilettes qui l’offensent, réduite à s’échapper, avant le jour, déguisée en femme de chambre, pour aller prier dans une solitaire église, loin du bruit, elle finit par languir de chagrin, se meurt de tristesse à Nivelles.

Sur ces entrefaites, Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval, de l’ordre de Cîteaux, vient dans cette ville. Elle court à lui, le supplie de la sauver et, éclairé par une lumière toute divine, ce moine comprend qu’elle a été créée pour être une victime d’expiation, une réparatrice des injures infligées au Saint-Sacrement dans les églises; il la console et lui décèle sa vocation de carmélite.

Elle part pour Anvers, voit la mère Anne de SaintBarthélemy, une sainte, qui, prévenue de son arrivée par une vision de sainte Térèse, l’admet dans le Carmel dont elle est la vicaire-prieure.

Alors les obstacles diaboliques surgissent. Revenue chez son tuteur, en attendant son internement dans le cloître, elle tombe subitement paralysée, perd en même temps l’ouïe, la parole et la vue. Elle parvient néanmoins à se faire assez comprendre pour exiger qu’on l’emporte telle qu’elle est au couvent où on la dépose à moitié morte. Là, elle s’affaisse aux pieds de la mère Anne qui la bénit et la relève guérie. Le noviciat commence.

Malgré sa complexion délicate, elle pratique les jeûnes les plus farouches, les flagellations les plus tumultueuses, se ceint la poitrine de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatons recrachés sur les assiettes, boit, pour se désaltérer, l’eau des vaisselles, a si froid, un hiver, que ses jambes gèlent.

Son corps est une plaie, mais son âme rayonne; elle vit en Dieu qui la comble de grâces, qui s’entretient doucement avec elle; sa probation se termine et de même qu’au moment où elle fut postulante, elle gît gravement malade. On hésite à l’accepter à la profession et sainte Térèse intervient encore, ordonne à la prieuré de la recevoir.

Elle prend l’habit, et la tentation de désespoir qui fut le tourment de quelques saints l’assiège; puis vient une aridité désolante qui dure trois ans et elle tient bon, éprouve les douleurs de la substitution mystique, subit les plus pénibles, les plus répugnantes des maladies pour sauver les âmes. Dieu consent enfin à interrompre la tâche pénitente de ses maux; Il lui accorde de souffler et le Démon profite de cette accalmie pour entrer en scène.

Il lui apparaît sous des formes belliqueuses de monstres, casse tout, fuit, en s’effumant dans des buées puantes; pendant ce temps, un brave homme, Slyvestre Lindermans, veut fonder un Carmel dans une propriété qu’il possède à Oirschot, en Hollande. Comme toujours, lorsqu’il s’agit de planter un monastère, les tribulations abondent; le moment était mal choisi, d’ailleurs, pour expédier des religieuses dans une ville hostile aux catholiques, au travers d’un pays encombré par les bandes en armes des protestants. Aussi, lorsque sa supérieure la désigne pour aller établir ce nouveau prieuré, Marie-Marguerite la supplie-t-elle de la laisser prier dans son petit coin, en paix; mais Jésus s’en mêle et lui prescrit de partir. Elle obéit, se traîne, malade, à bout de forces, sur les routes, arrive enfin avec les soeurs qu’elle emmène à Oirschot où elle organise tant bien que mal la clôture dans une maison qui n’a jamais été agencée pour servir de cloître.

On la nomme vicaire-prieure et, aussitôt, elle se révèle manieuse extraordinaire dâmes. Dans la dure vie du Carmel qu’elle aggrave pour elle-même par d’atroces mortifications, elle reste tolérante pour les autres et bien qu’elle puisse déjà murmurer, tant son pauvre corps la supplicie: "Personne ne saura avant le jugement dernier ce que je souffre", elle demeure gaie, et prêche, en ces termes, l’allégresse à ses filles: "C’est bon pour les gens qui pèchent de s’attrister, mais nous, nous devons partager doublement la joie des anges puisque nous accomplissons comme eux la volonté de Notre-Seigneur et que de plus nous pâtissons pour sa gloire, ce qu’ils ne peuvent faire."

Elle est la directrice la plus indulgente et la plus délicate. De peur d’offenser, par une expression d’autorité, ses sujettes, jamais elle ne commande sous la forme impérative, ne dit jamais: "Faites telles choses", mais bien: "faisons telle chose", et, chaque fois qu’au réfectoire, elle se voit obligée de punir une nonne, elle va aussitôt baiser les pieds des autres et les supplie de la souffleter pour l’humilier.

Mais c’eût été trop beau si, avec la troupe angélique qu’elle préside, elle pouvait vivre en repos, de la vie intérieure et s’ensevelir, tranquille, en Dieu. Le curé d’Oirschot l’exècre et, sans qu’on songe pourquoi, il la diffame par toute la ville. De son côté, le Démon revient à la charge; dans un vacarme qui ébranle les murs et secoue les toits, il jaillit sous la figure d’un Ethiopien de haute taille, souffle les lumières, essaie d’étrangler les moniales. La plupart sont à moitié mortes de peur et cependant le ciel leur concède, en compensation de leurs peines, le réconfort d’incessants miracles.

Elles peuvent vérifier par elles-mêmes l’authenticité des incroyables histoires qu’elles lurent, pendant les repas, dans les vies des saints. Leur mère a le don de la bilocation, se montre en plusieurs endroits, en même temps, trace partout où elle passe un sillon délicieux d’odeurs, guérit les malades d’un signe de croix, sent, fait lever, comme un chien de chasse, le gibier dissimulé des fautes, lit dans les âmes.

Et ses filles l’adorent, pleurent de lui voir mener une vie qui n’est plus qu’un long tourment; elle est atteinte, à la suite des grands froids, de rhumatismes aigus, car si la règle de sainte Térèse, qui ne permet d’allumer du feu que dans les cuisines, est tolérable en Espagne, elle est vraiment meurtrière dans le climat glacé des Flandres.

En somme, récapitulait Durtal, cette existence n’est pas jusqu’ici bien différente de celle que d’autres cloistrières connurent; mais voici qu’aux approches de la mort, la singulière beauté de cette âme va s’affirmer, d’une façon si particulière, en des souhaits si spéciaux, qu’elle s’atteste unique dans les ménologes.

Son état de santé s’est aggravé; aux rhumatismes qui la paralysent, s’adjoignent des douleurs d’estomac et des tranchées que rien n’apaise. La sciatique se greffe à son tour sur ces ramifications de maux et la maladie si fréquente dans les reclusages de l’austère observance, l’hydropisie, s’annonce.

Les jambes enflent, refusent de la porter, et elle se tuméfie, immobile, sur un grabat. Les infirmières qui la soignent découvrent alors un secret qu’eIIe a toujours, par esprit d’humilité, caché; elles s’aperçoivent que ses mains sont percées de trous roses, entourés d’un halo bleuâtre et que ses pieds, également forés, se placent d’eux-mêmes, si on ne les retient pas, l’un sur l’autre, dans la position qu’occupèrent ceux de Jésus sur la croix. Elle finit par avouer que, depuis bien des années, le Christ l’a marquée des stigmates de la Passion et elle confesse que ces plaies la brûlent, jours et nuits, ainsi que des fers rouges.

Et ses douleurs empirent encore. Se sentant cette fois mourir, elle s’inquiète des impitoyables mortifications qu’elle s’infligea et, avec une naïveté vraiment touchante, elle demande pardon à son pauvre corps d’avoir exténué ses forces, de l’avoir peut-être empêché de la sorte de vivre plus longtemps pour souffrir.

Et elle répète la plus étrangement adorante, la plus follement éperdue des prières que jamais une sainte ait adressée à Dieu.

Elle a tant aimé le saint Sacrement, elle a tant voulu réparer à ses pieds les outrages que lui font subir les péchés de l’homme, qu’elle défaille, en pensant qu’après sa mort, elle ne pourra plus, avec ce qui subsistera d’elle, le prier encore.

L’idée que son cadavre pourrira inutile, que les dernières pelletées de sa triste chair disparaîtront sans avoir servi à honorer le Sauveur, la désole et c’est alors qu’elle le supplie de lui permettre de se dissoudre, de se liquéfier en une huile qui pourra se consumer, devant le tabernacle, dans la lampe du sanctuaire.

Et Jésus lui accorde ce privilège exorbitant, tel qu’il n’en est point dans les annales des vies de saints; aussi, au moment d’expirer, exige-t-elle de ses filles que sa dépouille, qui doit être exposée, selon l’usage, dans la chapelle, ne sera pas enterrée avant plusieurs semaines.

Ici les pièces authentiques abondent; les enquêtes les plus minutieuses ont eu lieu; les rapports des médecins sont si précis que nous constatons, jour par jour, l’état du corps,jusqu’à ce qu’il tourne en huile et puisse remplir les flacons dont on versait, suivant son désir, une cuillerée, chaque matin, dans la veilleuse pendue près de l’autel.

Quand elle mourut — elle avait alors plus de cinquante-deux ans dont trente-trois passés dans la vie religieuse et quatorze dans le prieuré d’Oirschot — son visage se transfigura et malgré le froid d’un hiver si rude que l’on put ftanchir l’Escaut en voiture, le corps se conserva souple et flexible, mais il gonfla. Les chirurgiens l’examinèrent et l’ouvrirent devant témoins. Ils s’attendaient à trouver le ventre bondé d’eau, mais il s’en échappa à peine la valeur d’une demi-pinte et le cadavre ne désenfla point.

Cette autopsie révéla l’incompréhensible découverte, dans la vésicule du fiel, de trois clous, à têtes noires, anguleuses, polies, d’une matière inconnue; deux pesaient le poids d’un demi-écu d’or de France moins sept grains et le troisième, qui avait la grosseur d’une noix muscade, pesait cinq grains de plus.

Puis les praticiens bourrèrent d’étoupes trempées dans de l’absinthe les intestins et recousirent le tout avec une aiguille et du fil. Et avant et pendant et après ces opérations, non seulement la. morte ne dégagea aucune odeur de putréfaction, mais encore elle continua à embaumer, comme de son vivant, une senteur inanalysable, exquise.

Près de trois semaines s’écoulent; et des cloches se forment et crèvent, en rendant du sang et de l’eau; puis l’épiderme se tigre de taches jaunes, le suintement cesse et alors l’huile sort, blanche, limpide, parfumée, puis se fonce et devient peu à peu couleur d’ambre. On put la répartir en plus de cent fioles, d’une contenance de deux onces chaque, dont plusieurs sont encore gardées dans les Carmels de la Belgique, avant que d’inhumer ses restes qui ne se décomposèrent point, mais prirent la teinte mordorée d’une datte.

Telle est, résumée en quelques lignes, la biographie de cette bienheureuse. Pour mieux expliquer, pour mieux fairer comprendre les fruitions divines de cette âme, il faudrait — mais alors le sujet comporterait la matière d’un livre — montrer l’au jour le jour de cette existence dans le milieu tour à la fois sombre et ardent des cloîtres; il faudrait parler des admirables moniales qui l’entourèrent, car ces couvents de Malines, d’Anvers, d’Oirschot furent des ruches de célicoles.

Sous Charles-Quint, l’ordre des carmélites, dans les Flandres, renouvelle les prodiges mystiques que les dominicaines accomplirent quatre siècles auparavant, au moyen âge, dans le monastère d’Unterlinden, à Colmar.


J.-K. Huysmans